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Nat. Sci. Soc.
Volume 31, Numéro 1, Janvier/Mars 2023
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Page(s) | 35 - 48 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2023021 | |
Publié en ligne | 26 juin 2023 |
Protéger l’environnement pour se gouverner ? Repolitiser les « subjectivités environnementales » dans les aires protégées (San Andrés, Colombie)
Protecting the environment to govern oneself? Repoliticizing ‘environmental subjectivities’ within protected areas (San Andrés Island, Colombia)
Sociologie, Université Paris 3, U MR CREDA, Aubervilliers, France
* Auteur correspondant : justine.berthod@gmail.com
Reçu :
29
Septembre
2020
Accepté :
7
Juillet
2022
L’article discute la notion de « subjectivités environnementales » d’Arun Agrawal. Elle permet d’analyser la construction d’identités environnementales dans l’évolution des relations entre l’État et ses marges. Nous proposons d’appliquer la notion à l’appropriation conflictuelle de la conservation par les pêcheurs de la réserve de biosphère Seaflower (Colombie). L’article propose d’illustrer la pluralité des « subjectivités environnementales » qui naissent de dispositifs de conservation peu participatifs, au cœur des contradictions de la conservation bioculturelle. Il remet en question la subjectivation environnementale comme adoption d’un environnementalisme consensuel. Il décrira plutôt un processus social contraint et conflictuel – finalement, politique – de redéfinition des bons usages de la nature.
Abstract
The paper discusses the notion of ‘environmental subjectivities’ developed by Arun Agrawal. Questioning how environmentally conscious subjects appear in regimes of conservation, the author advocates analyzing environmental policies from the perspective of the changing relations between marginalized localities and their institutions. This article confronts his approach with biocultural conservation which acknowledges environmental practices in these marginalized communities, without however delegating management to them. The case of the Seaflower Biosphere Reserve in Colombia, where artisanal fishermen have developed strong environmental identities while resisting conservation in everyday life, highlights the need to analyze plural and competing ‘environmental subjectivities’. Built on the observation of the daily practices of fishermen, this article advocates for a re-politicized analysis of how ‘environmental subjectivities’ vary. Instead of describing the adoption of a common concern about the environment, it describes ‘environmental subjectivities’ as plural, contradictory, embedded in mechanisms of social distinction and negotiations between administrators and citizens at the margins who seek to participate in the government of the environment.
Mots clés : mer / biodiversité / subjectivités environnementales / conservation bioculturelle / marges
Key words: sea / biodiversity / environmental subjectivities / biocultural conservation / margins
© J. Berthod, Hosted by EDP Sciences, 2023
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.
Justine Berthod étudie comment différents acteurs pensent et imaginent leur relation avec l’environnement – leur subjectivité environnementale – dans le contexte de la réserve de biosphère de Seaflower, dans les Caraïbes, administrée par la Colombie mais plus proche du Nicaragua. Sur la base d’un travail ethnographique multisitué avec des pêcheurs artisanaux, elle s’appuie sur la recherche foucaldienne d’Arun Agrawal qui décrit comment la participation à des interventions étatiques de conservation a changé les subjectivités des villageois en Inde. La réserve de biosphère de Seaflower vise à conserver non seulement la biodiversité mais aussi la diversité culturelle et les connaissances traditionnelles, dans une situation où les minorités afro-descendantes négocient les marges de l’État. Ainsi, dans des lieux où les autorités peinent à imposer leur ordre et où règne un état d’exception, là où les frontières déterminent ce qui demeure à l’intérieur ou à l’extérieur de la société, elle illustre les limites et les potentiels des concepts d’Agrawal. J. Berthod démontre qu’il existe des pluralités de subjectivités environnementales dans la communauté, qui reflètent la « repolitisation » de ce qui constitue une gestion environnementale appropriée.
La Rédaction
‘We, the native people, live off the sea. The product grows a lot, because we don’t harass it. […] Me, as a native islander, they come and find me, take my conchs or anything. […] If I got the authority to patrol or to inspect who goes to the cays, it would be a lot more productive1’
(Marcus, 52 ans, dans la langue d’origine)
La littérature concernant la « gouvernementalisation » de l’environnement se saisit des écrits de Michel Foucault pour questionner les mécanismes par lesquels les institutions (toutes échelles confondues) affectent l’action et les perceptions des habitants vis-à-vis des enjeux environnementaux (Luke, 1995 ; Goldman, 2001)2. Elle pointe que l’ère de la contrainte aurait laissé place à celle d’outils de régulation des subjectivités et des instruments de marché (Rutherford, 2017), mettant par exemple un prix sur l’atteinte à la biodiversité (Hrabanski, 2014). Arun Agrawal, qui s’inscrit dans cette génération de travaux, théorise ainsi la subjectivation environnementale – la constitution de sujets écologiques – en Inde. Il le fait en analysant les rapports savoir-pouvoir sur la nature et les instruments qui transforment les relations entre administrés et administrateurs dans les marges. Si, comme nous le verrons, sa clé de lecture est particulièrement utile à appliquer aux aires protégées, il a été reproché à son travail de faire abstraction de la pluralité de formes de pratiques et de perceptions de l’environnement, comme s’il n’en existait pas avant l’institutionnalisation de la conservation. Résister à la conservation en place revient-il à être inconscient d’un point de vue environnemental ? Comment parler de subjectivation environnementale quand se superposent différentes définitions de ce que protéger l’environnement implique ? Cela fait de la situation actuelle de la pêche à San Andrés, île de Caraïbe occidentale (Fig. 1), un terrain particulièrement fertile à la présentation et à la discussion des « subjectivités environnementales » déployées par A. Agrawal vis-à-vis des instruments contemporains qui encadrent les usages de la nature.
La réserve de biosphère Seaflower, un lieu exemplaire pour étudier la conservation bioculturelle
San Andrés : l’île aux braconniers « écolos » ?
San Andrés, Providencia et Santa Catalina forment un « département d’eau » : sa superficie terrestre est de 52 km2 au total, pour une superficie de réserve de biosphère Seaflower (RB Seaflower) maritime de 180 000 km2. Il est situé aux confins du territoire colombien, au large du Nicaragua. La conservation s’insère à des enjeux caractéristiques des marges3. Le territoire est à la fois décrit comme abandonné des services de l’État – comme cela s’illustre dans la gestion de la reconstruction de l’île d’Old Providence et Providencia, dévastée à 95 % par l’ouragan Iota en fin d’année 2020 – et au cœur de ses intérêts stratégiques, en tant que clé d’accès à la mer (à ses ressources halieutiques, hydrocarbures, etc.) (Pulido Gómez et Costa Ribeiro, 2017). L’archipel est d’ailleurs au cœur de conflits frontaliers régionaux4. Les revendications d’autonomie politique de la communauté raizal, la minorité afrodescendante reconnue ethnie ancestrale du territoire insulaire depuis 1991, rythment la vie politique de l’île. Les pêcheurs artisanaux – par ailleurs symbole de l’autonomie de la communauté, et cela depuis l’époque esclavagiste5 – expliquent notamment leurs nombreuses formes de résistances aux administrations chargées des réglementations environnementales par un rejet de l’autorité extérieure à la communauté. Contrairement à la situation décrite par A. Agrawal en Inde au début de son ouvrage, où la communauté s’oppose à la conservation forestière coloniale, ce rejet s’exprime dans le cas présent par des discours environnementaux.
La conservation bioculturelle
La situation à San Andrés s’inscrit dans une ère de la conservation différente de celle étudiée par A. Agrawal (2002), bien qu’il ait travaillé sur les savoirs environnementaux traditionnels : celle de la conservation bioculturelle. Depuis 1971, le Programme sur l’homme et la biosphère de l’UNESCO (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture) incarne en effet via ses Réserves de Biosphère l’idée de conserver les diversités culturelles et biologiques. Cherchant à se défaire des accusations de colonialisme vert (Blanc, 2020) et à tourner la page des parcs naturels privant les populations autochtones de leurs terres, de tels dispositifs encouragent souvent le dialogue entre sciences de la conservation et savoirs traditionnels, tout en incitant à un changement de certaines pratiques. Cela s’inscrit aussi dans le contexte de l’internationalisation des droits ethniques et environnementaux où les peuples indigènes institutionnalisent un rôle d’« ecological natives » pour soutenir leurs mobilisations devant les arènes nationales et internationales, comme le théorise Astrid Ulloa (2005)6 en Colombie. Il a pourtant été démontré que dans les pratiques des dispositifs de conservation bioculturelle se dissimulent de grandes divergences d’intérêts et de représentations entre les acteurs sur ce que protéger la biodiversité signifie (Foyer et Ellison, 2018). Aussi, à San Andrés, il est de notoriété publique que les pêcheurs artisanaux ont soutenu la création de la réserve de biosphère Seaflower. Ils se posent d’ailleurs aujourd’hui bien en gardiens traditionnels de la mer afin de revendiquer un usage spécial des zones de pêche. Pour autant, au sein de la réserve de biosphère, le rôle donné aux pêcheurs est avant tout patrimonial. Leurs savoirs environnementaux traditionnels sont répertoriés, soulignant notamment la place de l’autocontrôle (dans la quantité extraite, la taille des spécimens et le respect du cycle reproductif de certaines espèces, comme le mérou), de l’emploi des nasses, des leurres et l’influence du cycle lunaire sur les espèces marines7. Avec le passage d’une pêche de subsistance à une pêche commerciale concurrentielle, le tout dans un climat social délétère, ces savoirs sont décrits comme déclinants, de sorte que nous avons montré que les pêcheurs artisanaux ne sont pas identifiés comme des protecteurs de l’environnement par les administrateurs (Berthod, 2021). Les discours de patrimonialisation de leurs traditions se superposent donc à des contrôles en mer par des garde-côtes armés auxquels ils opposent de la résistance et d’importants désaccords sur les politiques de conservation de la biodiversité.
Méthodologie et plan
Comment, donc, penser le cadre d’analyse de la subjectivation environnementale dans un dispositif de conservation bioculturelle ? Cette discussion est issue d’un travail ethnographique « multisitué » (Marcus, 1995) de six mois au sein de quatre coopératives de pêche ainsi que dans une fondation environnementale indépendante qui évaluait la dépendance des pêcheurs vis-à-vis du poisson-perroquet (Scaridae). L’observation participante de la vie des coopératives – en particulier de celle de Cove Sea Side, sur la côte Caraïbe – a constitué le cœur de l’enquête. Elle a été accompagnée de la réalisation de 27 entretiens semi-directifs auprès de 30 pêcheurs âgés de 32 à 68 ans, axés sur leur carrière de pêche et leurs différentes pratiques du métier.
Si les conflits de représentations au sein des AMP ont déjà été finement analysés (Beretti, 2012 ; Dahou, 2013), ce n’est pas le cas de la notion de subjectivité environnementale (Benjaminsen et Svarstad, 2009). L’article introduira les notions en question et démontrera ensuite qu’une resubjectivation basée sur une écologisation des positionnements au sein de la réserve s’observe bien comme essentielle afin d’exister politiquement dans le cadre contraint des aires protégées. Pour autant, celle-ci s’intègre à des rapports sociaux hiérarchisés qu’il faut prendre en compte. Parler de subjectivation environnementale ne doit pas masquer la lutte quotidienne qui s’opère dans les AMP pour redéfinir le « bon usage de la nature » (Larrère et Larrère, 1997). C’est ce qu’adopter une définition plurielle des « subjectivités environnementales » permet alors d’exposer.
La subjectivation environnementale : devenir acteur de la conservation dans les aires protégées
Gouvernementalité environnementale et subjectivation : l’apport d’Agrawal
Politologue, A. Agrawal participe d’abord au courant critique de la conservation communautaire, principalement en Inde. C’est dans le champ des études du développement qu’il entame sa réflexion sur la subjectivation, qu’il poursuit dans la conservation par sa théorie de l’« environnementalité » (Agrawal, 2005a, 2005b). Dans le sillon de l’anthropologie critique du développement d’inspiration foucaldienne (Escobar, 1989 ; Ferguson, 1990), il participe à l’élan de travaux qui pensent la régulation des conduites environnementales par les politiques, les discours et les savoirs. Ces analyses dénoncent souvent le poids de l’imaginaire occidental et du néolibéralisme dans la conservation. Agrawal se distancie de l’« environmentality » de Timothy Luke (1995) pensée comme le gouvernement de l’économie par les normes environnementales. Il ne cite pas l’« eco-governmentality » de Michael Goldman (2001), qui voit dans les normes internationales une dépolitisation néolibérale de l’environnement. S’il évoque la « green governmentality » d’Éric Darier (1996) et sa disciplinarisation « verte » de la population, il ne se positionne pas par rapport à son analyse de l’émergence d’un « green self ». Pour É. Darier, la constitution d’un « green self » dans le contexte des centres urbanisés canadiens peut constituer une forme de résistance à la subjectivation libérale basée sur le marché. Si la notion de « green self » semble proche des « sujets environnementaux » de A. Agrawal, les deux naissent de processus institutionnels très différents. Nous nous situerons bien ici depuis l’« environnementalité » d’Agrawal, dans le cadre spécifique et très contraint de la conservation. Agrawal se demande comment, à la frontière nord de l’Inde, des communautés vivement opposées aux réglementations forestières au début du XXe siècle deviennent en 1990 activement investies dans leur mise en place. Il fait dialoguer la political ecology et les travaux sur les communs tout en refusant d’adopter une clé de lecture des résistances et de la domination. Il propose d’étudier l’adoption progressive de la défense de la conservation au sein d’aires protégées en analysant les outils destinés à gouverner les marges. Dans la tradition foucaldienne, il fait émerger le « souci de l’environnement » de la pratique prolongée de la conservation communautaire plutôt que de la seule contrainte. Il introduit ainsi une réflexion sur la façon dont les politiques environnementales décentralisées produisent des sujets actifs dans la conservation.
Après avoir pointé la naissance des statistiques forestières coloniales au début du XXe siècle comme le moment de « création » des forêts (comme des ressources, inventoriées, fragiles, à contrôler), il montre dans son ouvrage que la réglementation de leur usage provoque d’abord de très fortes résistances de la part de la population. Il déconstruit alors les stratégies des fonctionnaires pour y remédier : après une phase de consultations, les villageois obtiennent dans les années 1930 que la propriété des forêts étatisées redevienne collective. Ils peuvent s’organiser en « conseils forestiers », voter les règles et sanctions selon les directives du département. Pour l’auteur, l’action des villageois est à ce moment-là autant régulée par l’« action à distance » (notion empruntée à Bruno Latour, Nikolas Rose et Peter Miller) de l’État que par le « gouvernement intime ». Le gouvernement intime est le résultat de la participation aux conseils : selon son analyse, les villageois intègrent la conservation forestière à leurs intérêts et perceptions, en particulier dans les localités où ils participent directement à la surveillance forestière. A. Agrawal en conclut que confier la gestion forestière à la « communauté » – à la lecture de ce singulier, on perçoit déjà ici une limite à son analyse – convertit ses membres en « sujets environnementaux ». Il pointe l’origine des sensibilités écologiques dans des politiques institutionnelles décentralisées plutôt que dans une conscience individuelle ou collective. Il rejoint les travaux pour la gestion communautaire des communs (Ostrom, 1999) dans une vision moins libérale. L’auteur lance finalement un appel à analyser à l’avenir les politiques environnementales au prisme des changements institutionnels, des rapports pouvoir-savoir et des formations des subjectivités.
Les « subjectivités environnementales » désignent ainsi la façon dont les acteurs pensent ou imaginent – même si Agrawal se tient à distance des travaux de Benedict Anderson sur la « colonisation de l’imagination » – leur relation avec l’environnement. Elles sont un positionnement du sujet dont l’auteur analyse la transformation dans le temps et dans l’espace. Les « sujets environnementaux » intègrent l’environnement tel que défini par les autorités dans leur façon de penser le monde, leurs actions, leur identité. A. Agrawal fait ici une relecture assez linéaire de la notion de subjectivité (en général) dans l’œuvre de M. Foucault. Il énumère trois modes de constitution du sujet chez le philosophe, selon lui mêlées en pratique : le sujet comme objet de savoir scientifique, de pouvoir disciplinaire, et de pratiques de soi individuelles à l’origine d’un gouvernement de soi (Agrawal, 2005b, p. 316). Cette lecture rétrospective correspond à celle que Foucault (1994, p. 2013) opère lui-même dans ses dernières interventions. Les premières réflexions du philosophe sur l’archéologie des modes de constitution de la vérité scientifique ainsi que sur la « gouvernementalité » suggèrent toutefois un sujet passif, assujetti, quand ses derniers écrits sur les « pratiques de soi » explorent la position subjectivante de l’individu. C’est cette dualité qui intéresse A. Agrawal. Il donne à voir des villageois autrefois ignorants des impératifs de conservation, subordonnés à une nouvelle vision spécifique de la forêt (comme « ressource épuisable ») définie par les fonctionnaires, qui les rendrait en même temps acteurs de la conservation au sein des conseils forestiers.
Des « sujets environnementaux » aux subjectivités environnementales divergentes ?
La dimension du travail d’Agrawal consacrée à l’effet de la participation à la conservation sur son appropriation est aujourd’hui largement employée dans les études de la conservation communautaire et participative (il est cité dans Dahou, 2010 ; Compagnon et Rodary, 2017) et intégré dans les synthèses de la political ecology (Benjaminsen et Svarstad, 2009 ; Robbins, 2011). Son projet visant à déceler différentes formes d’« environnementalité » a été poursuivi8. Pour autant, la notion de subjectivités environnementales en elle-même reste peu discutée. Il lui est ainsi reproché d’essentialiser la communauté dans son travail, voire d’effacer la capacité créatrice des usagers (Cortes-Vazquez et Ruiz-Ballesteros, 2018). Il admet lui-même avoir prêté peu d’attention à l’expérience des villageois (Robbins, 2011, p. 218). Nous soulignons ici que son analyse de la transformation des « subjectivités environnementales » en termes d’adoption de la vision officielle de la forêt néglige ce que dissimule l’appropriation de la conservation : une grande pluralité d’actions, d’intérêts et de représentations – entre les groupes d’acteurs (Ward, 2013 ; Foyer et Ellison, 2018), mais aussi selon la situation dans laquelle l’acteur s’inscrit (Thévenot, 2006). A. Agrawal ne s’intéresse ni à l’ambiguïté des pratiques (ceux qui respectent la norme environnementale de temps en temps, par exemple) ni aux récalcitrants (ceux qui continuent malgré tout la coupe du bois). Il leur attribue a priori une inconscience environnementale, ce que nous proposons de questionner. L’auteur militerait finalement avant tout pour une décentralisation forte, formulant ainsi une réponse aux désillusions ayant suivi la mise en place d’approches supposées participatives de la conservation dans les années 2000 (Campbell et Vainio-Mattila, 2003). Les conseils forestiers rappellent la « cité verte », ce nouvel ordre de justification où chacun met ses actes à l’épreuve d’une prudence écologique (Lafaye et Thévenot, 1993, p. 512). Quand pour ces théoriciens celle-ci manque d’instruments qui la rendent accessible à tous, A. Agrawal met largement de côté cette question sociale. En filigrane de son ouvrage se trouverait un « projet modernisateur » (Blitstein et Lemieux, 2018) d’« écologisation » des communautés. Nous nous en détachons dans cet article.
Mais alors que garder de l’approche d’Agrawal ? Bien qu’on pourrait lui reprocher de participer à l’abondante et parfois confuse instrumentalisation de Foucault (Lamy, 2014), il a le mérite de lier une étude fine des institutions à celle de la subjectivité – une dimension sous-représentée au sein des cadres d’analyse de la nature en France (Charles et Kalaora, 2008). Il fournit également une réflexion sur la marginalité particulièrement pertinente à mener dans les aires protégées, où l’appropriation des normes environnementales s’inscrit dans des relations très souvent houleuses entre les usagers et les gestionnaires (Lelong, 2010 ; Cánovas-Molina et García-Frapolli, 2020). Au cœur des travaux qui s’intéressent aux marges se trouve l’idée que la négociation de la frontière de l’État est au fondement de l’activité politique (Das et Poole, 2004). A. Agrawal (2005b, p. 280) décrit une situation spécifique : la disparition de la bureaucratie9 environnementale au profit d’un « gouvernement intime ». Ce dernier tire précisément son succès de l’« autonomie imaginée » qu’il confère aux villageois. Par la mise en place des conseils forestiers, l’État finit par établir « son » ordre. Nous proposons d’appliquer une réflexion sur les « subjectivités environnementales » dans un dispositif de conservation bioculturelle. Cette forme de conservation arrive en réponse aux dérives de l’ère où les parcs naturels pratiquaient l’exclusion systématique de leurs habitants. Elle met sur le même plan la conservation des diversités culturelles et biologiques, ce qui favorise en pratique la revendication d’identités environnementales locales. Il a pourtant déjà été montré que l’« auréole verte » (Dumoulin, 2005b) associée aux populations indigènes risque de les enfermer dans un rôle traditionnel (Trouillot, 2003) et masquer de réelles divergences de représentations entre acteurs, qu’il s’agisse des ONG de défense de l’environnement, des habitants du parc, ou des scientifiques en charge des études environnementales dans le dispositif. La conservation bioculturelle se traduit donc rarement en « gouvernement intime » et combine discours de conservation du patrimoine culturel et politiques de conservation en pratique guidées par les scientifiques de la conservation. Il a été établi que les aires protégées latino-américaines peinaient à servir l’« intégration politique » de leurs habitants (Dumoulin, 2005a, p. 83), même s’ils tentent dans cet interstice de défendre leurs intérêts à différentes échelles, voire de participer à la conservation. La situation à San Andrés en est l’illustration. Nous envisagerons donc la pluralité des « subjectivités environnementales » comme autant de pratiques et de perceptions de l’environnement contraintes par les institutions de la conservation mais concurrentes dans la redéfinition des « bons usages » de la nature.
L’environnementalité aux temps de Seaflower
La mise en réserve
Depuis les années 1950, San Andrés est un territoire au modèle économique et aux infrastructures construits autour du tourisme de masse. Dans les discours des mobilisations raizales des années 2000, la question de l’environnement s’imbrique donc à celle du droit revendiqué par cette communauté afrodescendante à décider de son propre modèle de développement et de gestion de la nature. Si les premières mesures institutionnelles de conservation marine datent des années 1970, elles sont peu appliquées et suivent une approche classique de la conservation. Cette approche favorise la protection du paysage à des fins de valorisation touristique, sans intégrer les usages des habitants de la mer. C’est en 1990 que s’opère un tournant, quand des biologistes et militants poussent le département à se saisir d’outils internationaux de gestion intégrée. Le biologiste colombien German Márquez, formé par l’UNESCO, rédige une proposition de formation d’une réserve de biosphère. Lorsque CORALINA10 est créée l’année suivante, la loi institue le département en tant que réserve de biosphère Seaflower et charge CORALINA d’assurer sa reconnaissance par l’UNESCO. Elle doit aussi promouvoir la participation des natifs de l’île et intégrer leurs « méthodes ancestrales d’utilisation de la nature » au processus de conservation (loi 99 de 1993, article 37). À partir de 1997, afin de réunir les critères, CORALINA organise des consultations populaires ainsi que des ateliers d’éducation environnementale qui promeuvent la « récupération et la préservation de la culture traditionnelle » liée à la nature (Mow, 2005, p. 23). En 2000, l’UNESCO reconnaît la RB Seaflower, en considérant conjointement la biodiversité de l’île et les « valeurs environnementales de la communauté raizal » (CCO, 2015). L’objectif de la réserve de biosphère, dans le texte, est de changer le modèle économique basé sur le tourisme de masse au profit d’activités traditionnelles (pêche artisanale, agriculture de subsistance) et d’un « éco-ethnotourisme11 ». CORALINA est en charge de l’administration de la RB Seaflower. Son conseil de gestion est composé de 12 membres : des représentants de l’État, de la société civile économique et native, dont un pour les pêcheurs artisanaux. Cette première phase marque l’appropriation par les scientifiques et les administrateurs d’un dispositif international. Elle fait l’objet d’un soutien communautaire et procède à l’intégration de membres de la communauté raizal dans le corps de fonctionnaires de CORALINA.
Lors du processus de reconnaissance de la réserve de biosphère Seaflower, CORALINA lance également un projet d’aire marine protégée (AMP) nationale afin de se doter d’outils de planification et de zonage, en collaboration avec le Fonds pour l’environnement mondial12. En effet, une RB n’implique pas de réglementation particulière : l’objectif de l’AMP Seaflower est donc de dessiner des zones dédiées à différents usages en collaboration avec les communautés, selon les législations colombiennes en la matière. Les scientifiques à l’origine de la création de l’AMP soutiennent qu’elle permettra aux pêcheurs artisanaux traditionnels de regagner leurs « sites de pêche ancestrale » (Howard, 2006). Des outils participatifs sont mis en place entre 2000 et 2005 par CORALINA, à la disposition des parties prenantes identifiées (pêcheurs artisanaux, opérateurs touristiques, usagers traditionnels et récréatifs, les institutions éducatives, conservationnistes, agences gouvernementales). Lors de réunions, les pêcheurs conditionnent l’existence de zones fermées à la pêche à celle de zones réservées à la pêche artisanale ainsi qu’à un contrôle des pêcheurs industriels par les locaux. Il en ressort que les natifs souhaitent que l’AMP permette de faire pleinement reconnaître leurs droits ethniques sur le territoire (Mow et al., 2007). L’AMP aboutit en 2006. Ce processus témoigne de l’alliance entre les conservationnistes du monde de la biologie marine et de la communauté raizal à travers des personnalités engagées sur les deux plans telles qu’Alberto Abello, ou June Marie Mow, directrice de CORALINA. Ces scientifiques, formés à la gestion marine intégrée, prônent à travers leurs écrits sur différents supports (articles scientifiques, presse) des mesures de conservation qui permettent à la communauté raizal de décider de son propre modèle de développement (Abello et Mow, 2008). Les articles de l’époque sont optimistes vis-à-vis de ce travail préparatoire et encouragent CORALINA à approfondir la participation de l’ensemble de la communauté (Friedlander et al., 2003 ; Howard et al., 2003). Sous l’effet du paradigme participatif, les pêcheurs artisanaux deviennent, selon le terme en vigueur, des parties prenantes. Les scientifiques engagés pour la conservation bioculturelle en font même dans leurs écrits les leaders potentiels d’une gestion marine favorable aux intérêts de la communauté raizal (Mow et al., 2007, p. 219).
Seaflower à l’heure de l’impopularité
Une vingtaine d’années après la création de la RB et l’AMP Seaflower, les relations entre les pêcheurs de l’archipel et les autorités environnementales (CORALINA, en tant qu’autorité administrant la réserve et l’aire marine protégée, le Secrétariat de l’agriculture et de la pêche en tant qu’autorité en matière de pêche, et les garde-côtes chargés de contrôler le respect des normes) sont devenues très tendues. Si les pêcheurs incarnent le savoir environnemental traditionnel des membres de la communauté raizal lié à la mer, celui-ci est surtout décrit au passé dans les outils d’éducation environnementale produits par les autorités (Berthod, 2021). En 2018, des pêcheurs se saisissent pourtant du tribunal administratif pour s’opposer au directeur de CORALINA, qui sera accusé puis condamné à payer une amende pour ne pas avoir fait respecter, par les pêcheurs industriels, les règles en vigueur concernant la protection des strombes (Strombus gigas, aussi appelés lambis). Dans le même temps, les règlementations environnementales à l’œuvre suscitent des controverses. Nous l’envisagerons ici dans le contexte de la sensibilisation contre la pêche du poisson-perroquet.
Sur le port d’une coopérative de la côte ouest de l’île, Cove Sea Side, en mars 2018, une salariée du Secrétariat de la pêche accompagnée d’un caméraman interrompt une réunion de routine entre pêcheurs. Elle explique, en espagnol, face à des pêcheurs essentiellement anglocréolophones assis en rond sur le ponton, qu’elle souhaite leur présenter un projet développé avec CORALINA. Elle leur propose de donner leur voix à une campagne de sensibilisation sur le poisson-perroquet. Visiblement agacé, le président de la coopérative commence par expliquer que les pêcheurs utilisent depuis longtemps les nasses, avec lesquelles sont souvent capturés les individus de cette espèce. Il ajoute qu’ils ne pêchent de poisson-perroquet que lorsqu’il n’y a rien d’autre, quand il fait mauvais temps, alors que les pêcheurs industriels les capturent par centaines de kilos. Son voisin, David, ajoute que les garde-côtes colombiens devraient effectuer des contrôles sur les îlets de pêche [Bolivar, Albuquerque, Roncador] (Fig. 1) plutôt qu’à San Andrés même. Le plus jeune des pêcheurs présents, Kendrick, estime que la campagne devrait viser les consommateurs. Byron, pêcheur à la retraite, déplore que les jeunes sans perspective d’avenir se mettent à plonger au harpon – second instrument de capture du poisson-perroquet – : il les voit à moto sur la route avec des harpons sur le dos. L’administratrice n’écoute guère le débat en cours, mais son cameraman tente en anglais de convaincre les pêcheurs de la nécessité de protéger le poisson-perroquet pour continuer à avoir des plages de sable. Certains acquiescent, mais ils demandent une aide gouvernementale et le contrôle des pêcheurs industriels. La fonctionnaire s’impatiente. Visiblement irritée, elle conclut que le vidéoclip ne se fera pas, puis ils prennent tous deux congé.
Cette scène illustre le fonctionnement des institutions de la conservation sur l’île, comme au sein d’AMP qui peinent à être participatives en pratique. Elle traduit un manque d’espaces de délibération dans lesquels pêcheurs et gestionnaires seraient amenés à interagir au quotidien. Les visites des gestionnaires sont sporadiques et les projets menés établis selon un modèle top-down. Les pêcheurs n’ont pas participé aux réunions préparatoires aboutissant à l’idée du vidéoclip. Ils n’ont pas eu voix au chapitre et manifestent clairement leur opposition à une mesure qui, à leurs yeux, ne prend pas en compte les facteurs économiques et culturels les poussant à pêcher le poisson-perroquet. La protection du poisson-perroquet est en effet très impopulaire et rejetée dans le milieu de la pêche. Cette espèce incarne les enjeux de la santé des récifs et de la lutte contre le blanchiment des coraux à travers le monde. La conservation du poisson-perroquet répond ainsi à des enjeux environnementaux et économiques : l’espèce est essentielle à la survie des récifs car elle se nourrit des algues qui recouvrent les coraux et rejette du sable fin, ce qui protège les littoraux. Or, les récifs coralliens et les plages sont les principaux attraits touristiques de l’île. Les pêcheurs capturent le poisson-perroquet à la ligne, au harpon ou à l’aide de nasses, bien qu’il soit classé « en danger d’extinction » en Colombie et se trouve à proximité des récifs coralliens où la pêche est interdite (Chasqui Velasco et al., 2017). La protection de cette espèce fait donc l’objet d’une alliance entre des ONG locales, internationales et l’État. Dans une logique de conservation participative, la fondation Providence, financée par l’ONG étasunienne Seacology, lance dans les écoles un programme d’éducation environnementale et récolte des données auprès des pêcheurs afin d’évaluer le poids économique de cette espèce. CORALINA lance des campagnes de sensibilisation sur les réseaux sociaux et tente avec le Secrétariat de la pêche d’en mener une auprès des pêcheurs, comme décrit plus haut. Il faut souligner que la lutte contre la pêche du poisson-perroquet n’est pas construite sur le même cadre que celle d’autres espèces comme les strombes : il ne s’agit pas d’encadrer la collecte par saisons de pêche afin de garantir une réserve future aux pêcheurs ou de fermer temporairement des îlets de pêche pour laisser les ressources se régénérer, mais d’en interdire totalement l’exploitation. Cela rappelle le cas des tortues marines, qui ont fait l’objet d’une protection totale dans les Caraïbes et sont à l’origine de discours de conservation ayant longtemps opposé pêcheurs et conservationnistes (Campbell, 2002). Nous tirerons de cette conflictualité la pluralité des subjectivités environnementales qui s’affrontent dans la construction des problèmes environnementaux insulaires.
La subjectivation environnementale à San Andrés : devenir « bon pêcheur » pour gouverner la mer
Les disciplines
« Los pescadores que bucean entran en los arrecifes y matan a los loros. Nosotros, no. Nosotros siempre salemos a la deriva, capturar lo que hace uno... Pescado bueno13. »
(David, 60 ans, dans la langue d’origine)
Alors que la pêche est une activité où se fondent gestion du risque et réputations concurrentes (Dubost, 2001), la conservation restructure les constructions identitaires et les logiques de différenciation des pêcheurs en fonction de leurs « savoir-faire » et de leur « savoir-être » (Chlous-Ducharme, 2005). Nous explorons ici la dévalorisation des plongeurs de la réserve de biosphère Seaflower dans le contexte des campagnes contre la pêche du poisson-perroquet. Elle témoigne de la dimension interactionnelle des identités environnementales absente de l’analyse de A. Agrawal et des enjeux de légitimations qui la sous-tendent.
Les pêcheurs artisanaux de San Andrés sont majoritairement des hommes à la moyenne d’âge qui augmente (générant des conflits intergénérationnels importants), qui pêchent depuis l’enfance à la ligne à main, au casier, en apnée, au harpon et au filet autour de l’île et des îlets. Avec d’autres acteurs concurrents (pêcheurs et plongeurs industriels ou non, légaux ou illégaux), ils y pêchent et récoltent poissons, strombes et langoustes, à l’aide de pratiques qui varient selon leurs connaissances, les saisons et les choix de circuits de pêche – à la journée ou à la semaine sur les îlets. Ces pratiques sont limitées par des normes sociales comme institutionnelles, et par leurs dotations en matériel, quand la pêche doit sans cesse davantage se motoriser pour s’éloigner des côtes (Marquez Pérez, 2014). Cité ci-dessus, David parle de la pêche à la ligne à main, son outil principal de travail, comme d’une technique permettant de capturer le « bon poisson », au sens moral et environnemental du terme. Le poisson-perroquet, capturé aux casiers et en apnée avec les harpons dans les récifs n’en ferait donc plus partie. L’espèce incarne la ligne de fracture entre le pêcheur côtier et le plongeur au harpon dont l’usage est strictement interdit dans les récifs. Comme nous l’avons démontré ailleurs (Berthod, 2021), les « bons pêcheurs » se défendent de capturer le poisson-perroquet dans les nasses, ou admettent le faire à de rares occasions. Ils parlent du harpon comme d’une « arme » aux antipodes de la pêche à la ligne, qui, elle, requiert de la patience, voire la foi (essentiellement baptiste, religion majoritaire au sein de la communauté raizal) dans l’arrivée du poisson qui leur « revient ». Prise légitime, il est souvent qualifié de « don de dieu ». Parce qu’elle ne veut pas être associée à des harponneurs, une coopérative à qui des visiteurs institutionnels demande si elle en compte parmi elle répond la plupart du temps par la négative.
Hors coopérative, la pratique illégale de la plongée au harpon est particulièrement répandue chez deux groupes aux réseaux de socialisation distincts : les jeunes de la communauté raizal, qui l’emploient comme source de revenu complémentaire, et parmi un groupe de plongeurs illégaux originaires du continent (les « rinconeros », surnommés ainsi d’après leur localité d’origine supposée, Rincon del Mar, Colombie). L’inconscience environnementale de ces jeunes de la communauté en quête de revenus est pointée du doigt par les autorités comme par leurs aînés professionnels. Ces derniers leur reprochent l’irrespect de la discipline de la « bonne pêche ». La maîtrise de la pêche quotidienne en bateau plutôt que le harponnage depuis les côtes permet de revendiquer une pêche professionnelle respectée, de s’inscrire dans ses réseaux de solidarité et de pêcher légalement hors des récifs. Ces jeunes, symboles pour les pêcheurs de la perte des traditions et de l’effet de la « mauvaise administration » de l’île, n’apposent donc pas leur identité sociale à cette pêche traditionnelle consciencieuse revalorisée. La mer est avant tout leur gagne-pain. Quant aux « rinconeros », outsiders aux yeux de la communauté raizal, ils plongent depuis les années 2000 autour des îlets du nord de l’archipel, puis ceux du Sud. Ils sont décrits au sein des coopératives comme des destructeurs harcelant sans retenue ni interruption les milieux marins. Ils sont pour cela bannis de l’îlet Albuquerque (Fig. 1) par les pêcheurs artisanaux, qui se posent en gardiens de leur territoire ancestral. Cette lutte se prolonge sur le terrain judiciaire : des pêcheurs artisanaux demandent un contrôle strict de l’extraction de strombes sur les îlets de pêche.
Des pêcheurs artisanaux, qui dominent symboliquement leur profession, arborent donc explicitement les nouveaux attributs à la fois « verts » et traditionnels vis-à-vis de leurs concurrents plongeurs, qu’ils dissocient d’une identité environnementale. La resubjectivation environnementale et les disciplines qu’elle induit s’opèrent ainsi selon des lignes de fracture et doivent se lire dans un jeu de concurrence dans l’accès à la ressource. Pourtant, nous verrons que ces modes de différenciation internes se superposent à des résistances constantes vis-à-vis de la conservation et des gestionnaires. Elles traduisent des « subjectivités environnementales » plurielles, support de définitions concurrentes, voire politisées de la conservation.
Les résistances
Les pêcheurs et plongeurs artisanaux se disent largement conscients du caractère épuisable de l’écosystème : ils en sont les témoins directs dans le cas du poisson-perroquet. Ils décrivent devoir pêcher plus longtemps sur les îlets et parcourir des distances plus longues. Très peu s’opposent ouvertement à l’existence de la réserve de biosphère ou de l’AMP : comme dans le cas indien étudié par A. Agrawal, la facilité avec laquelle les règles sont bafouées est largement déplorée. Pour autant, même ceux qui se posent en « bons pêcheurs » se montrent très ambigus vis-à-vis de la conservation en place, ce que A. Agrawal n’analyse pas – et qui constitue pourtant un phénomène largement observé dans les AMP. Les notions de « texte caché » et « texte public » (Scott, 1990), bien que relevant d’une grille de lecture rejetée par A. Agrawal, relèvent que des relations de pouvoir interviennent dans les discours et génèrent des contradictions. Prenons le cas assez typique de Lester, pêcheur-plongeur en coopérative de 53 ans. Il explique lors d’un premier entretien ne plus capturer de poissons-perroquets (dont il décrit assez précisément l’action dans les récifs) et déplore la destruction par les « rinconeros » de l’écosystème insulaire. Il admet pourtant au hasard d’une discussion informelle des mois plus tard ne pas suivre les saisons de pêche et sélectionner d’ordinaire ses prises de poissons-perroquets et de strombes selon leur taille, ou la présence d’œufs (pour les homards). Chose fréquente au sein des AMP, il explique alors qu’il ne respectera les mesures de conservation actuelles qu’à l’obtention d’une subvention et du contrôle des pêcheurs industriels. Ces pratiques dissimulées (ces pêcheurs ne revendiquent pas ouvertement leur irrespect des règles en place) s’accompagnent de résistances ouvertes : en mer, les mêmes pêcheurs qui voient le harpon d’un mauvais œil usent de multiples stratagèmes afin de contourner l’autorité des garde-côtes chargés d’en contrôler le respect. Les pêcheurs de la coopérative de Cove Sea Side se montrent ainsi très solidaires de leurs collègues harponneurs quand ils accusent les garde-côtes de les avoir malmenés lors d’un contrôle en mer. Ils se réunissent et mobilisent pour cela des arguments indépendantistes. Parce que les administrateurs de la réserve de biosphère sont biologistes, mais aussi parce qu’ils sont originaires de Colombie continentale, les pêcheurs les placent en dehors du monde de la pêche (à leur sujet, un pêcheur de 66 ans s’exclame « no saben nada » ou « ils ne savent rien »). Cette tension, assez classique dans les AMP, apparaît dans les propos de Leon :
« ¡Quiero hablar de CORALINA! […] No nos dejan pescar, hacer nada. Estamos peleando con esta gente. […] Dicen que tenemos que pescar a la manera de CORALINA. Pero cuando está picando, no podemos ir acá afuera. Así que tenemos que pescar aquí adentro. Y ellos quieren que nosotros hagamos a perder nuestra vida. Así no es.14 » (Leon, 34 ans, dans la langue d’origine)
Ce plongeur pointé du doigt pour braconnage de poissons-perroquets s’offusque des mesures prises vis-à-vis de l’espèce, qu’il prétend pêcher en faible quantité lorsque les vents rendent le large dangereux. Il parle d’une bataille entre la conservation de la vie du pêcheur et celle de l’espèce. Le braconnage témoigne ici d’une lutte politique pour l’appropriation de la nature (Raison du Cleuziou, 2012) plutôt que de l’absence de « souci de l’environnement » des pêcheurs.
Face à la subjectivation consensuelle d’Agrawal : l’hypothèse pluraliste
L’écologisation dans les marges : une question de redéfinition des frontières de l’État
Parmi les pêcheurs qui résistent aux institutions, les plus précaires et indépendants se contentent donc d’ignorer les règles en place, voire de se fixer leurs propres limites environnementales. Les pêcheurs ayant la parole par le biais de leur coopérative tentent de négocier les mesures de conservation auprès des gestionnaires lorsque ces derniers leur rendent visite, voire de porter leurs doléances au sein d’associations. Ils défendent le fait de déroger à la règle concernant le poisson-perroquet en justifiant l’utilisation patrimoniale des nasses, ainsi que leur faible tonnage. Ils revendiquent une politique de pêche qui conditionne la protection de cette espèce au financement d’une embarcation pour la coopérative, voire un subventionnement permanent ; et par-dessus tout garantisse un contrôle strict vis-à-vis des industriels. Les contre-discours qui accompagnent le braconnage intègrent presque toujours des préoccupations conservationnistes. Ils sont employés afin de modifier la « hiérarchie des préoccupations » (Chateauraynaud, 2011, p. 133) et de promouvoir (différemment selon l’échelle) tel droit d’accès à la ressource ou telle forme de conservation (Campbell, 2007). Les transformations de « subjectivités environnementales » ne traduisent pas ici l’adoption d’un « souci de l’environnement » commun et conforme à celui des institutions. Elles portent des visions concurrentes.
Répondre à l’invitation de A. Agrawal de les analyser dans les rapports conflictuels et mouvants des marges avec leurs institutions pointe ces subjectivités comme le support de luttes visant à transformer l’action des institutions en matière de conservation. Dans le contexte de la RB Seaflower, cette action est aujourd’hui très ambiguë. Les pêcheurs tentent ainsi de participer au gouvernement de l’environnement. Dans un système peu décentralisé en pratique, ils emploient leur statut de « natifs », d’un côté pour participer à la redéfinition des usages de la mer, de l’autre afin de demander aux institutions d’accompagner la conservation stricte d’une subvention mensuelle. Cette alternance apparemment contradictoire entre ce que Pierre Lascoumes (1994, p. 55) appelle des conceptions « protectionnistes communautaires » (refuser l’ingérence d’un acteur extérieur à la communauté) et « interventionnistes » (pousser à l’intervention forte de l’État) en matière d’environnement est en fait caractéristique des marges. Dans les marges, la présence de l’État est tour à tour rejetée ou demandée par des acteurs qui cherchent à garantir leur survie (Das et Poole, 2004, p. 20). L’« anti-étatisme », très présent chez les pêcheurs, sert donc bien aussi à protester contre la « sous-administration » (Favret-Saada dans Balandier, 2013, p. 212) : en l’occurrence l’absence de contrôle effectif au large, mais aussi l’absence de service public. L’écologisation se joue bien dans la redéfinition des frontières de l’État.
L’environnementalité bioculturelle : une participation et une conservation virtuelles, supports d’une politisation tangible
La configuration souvent contradictoire des régimes de conservation bioculturelle permet de porter un regard nouveau sur la notion de subjectivation environnementale. La subjectivation environnementale ne désignerait pas dans ce cas l’adoption de la vision officielle de l’environnement par des acteurs auparavant aveugles à sa fragilité. Se définir à travers le prisme de l’environnement est bien nécessaire, mais il n’y pas consensus sur ce que cela doit entraîner en termes de régulations. Il y a une pluralité de positionnements vis-à-vis de l’environnement et de sa préservation. Parler de « subjectivités environnementales » en ces termes permet alors de prendre en compte les formes de repolitisation de la question environnementale à l’œuvre. Dans les aires protégées, prendre part à la discussion de la conservation relève d’enjeux de participation politique.
Rappelons que pour A. Agrawal, le succès du dispositif étudié en Inde repose sur l’autonomie dont les villageois s’imaginent disposer dans l’élaboration des normes. La réserve de biosphère Seaflower naît de l’appropriation d’un outil issu d’organisations internationales qui, quant à elles, « créent en effet un monde que chacun peut nourrir de son propre imaginaire, mais dans lequel, pour l’heure, il est toujours impossible d’affronter les problèmes, […] et de réduire les inégalités » (Müller, 2012, p. 18). La gestion y est dépolitisée. Seaflower ne relève pas d’un « gouvernement intime » : régulation et contrainte se mêlent. Faute de moyens suffisants de la part de CORALINA, la surveillance du territoire marin est effectuée par des garde-côtes chargés en premier lieu de lutter contre le narcotrafic, et la pêche industrielle est peu surveillée. CORALINA est ainsi l’objet d’une impopularité croissante chez les pêcheurs. Il faut spécifier que si la mer et la forêt ont en commun de générer des outils de gestion des grands espaces, les modes d’appropriation maritimes sont toujours concurrents et les AMP peinent à encadrer les usages et trafics qui s’y superposent (Dahou, 2010). Coûteuse, la surveillance de cet espace est fortement liée à la souveraineté de l’État. Les AMP comme leur mécanisme participatif souffrent très souvent d’une existence virtuelle (West et al., 2006). À San Andrés, les autorités ont peu d’emprise sur les pêcheurs industriels de différentes nationalités qui pêchent légalement et illégalement dans l’espace, tandis qu’elles exercent plus facilement des contrôles auprès des pêcheurs côtiers. Aussi, les mesures de protection des strombes, des langoustes et des espèces coralliennes n’empêchent pas l’effondrement de la pêche au milieu des années 2000 (CCO, 2015). Cela s’est accentué depuis 2012 suite au redécoupage des frontières maritimes avec le Nicaragua. Cette situation renforce les conflits entre pêcheurs artisanaux et pêcheurs industriels, ainsi qu’entre les pêcheurs et CORALINA. Enfin, la réserve de biosphère Seaflower pose la différence culturelle des traditions raizales en source principale de pouvoir politique, quand dans la pratique :
« claims for the respect of cultural differences can only go so far before the reality sanctioned by universal science is brought up as the limit beyond which cultural demands become unreasonable and therefore deserving of the disciplinary force of coercion to keep them in check15 » (Blaser, 2013, p. 555).
Contrairement au scientifique, sujet qualifié d’objectif, le sujet d’abord défini par son « identité » est jugé incapable de produire de la science (Haraway, 1988). La participation des pêcheurs s’est ainsi concentrée dans la phase de conception de la réserve de biosphère. Face à la question du poisson-perroquet, elle s’effectue ex post, lors de réunions ou d’échanges peu préparés avec les gestionnaires. C’est en interrompant une réunion de la coopérative de Cove Sea Side qu’une gestionnaire propose aux pêcheurs de participer à des spots de sensibilisation, ce qu’ils refuseront collectivement de faire. Lors de ces échanges, la symétrie entre savoirs scientifiques et savoirs traditionnels est illusoire. Les arguments des pêcheurs sont peu écoutés en dehors des associations. Cela fait de San Andrés un cas d’école. Or, les luttes entourant les savoirs environnementaux façonnent les conceptions de l’environnement et les intérêts servis par ces dernières (Goldman et al., 2011). C’est dans un tel cadre contraint et conflictuel que les « subjectivités environnementales » doivent s’analyser à San Andrés.
Conclusion
L’idée de convertir à l’écologie des habitants a priori aveugles au besoin de conservation a mobilisé de nombreux travaux de diverses disciplines et institutions. Pour autant, ces travaux négligent souvent la complexité environnementale et la dimension éminemment politique de ce que redéfinir les « bons usages de la nature » implique. A. Agrawal permet avant tout d’analyser l’évolution des pratiques et usages de l’environnement des habitants d’aires protégées en associant l’étude des institutions et celle des subjectivités. Pour étudier les subjectivités environnementales, dit-il, il ne faut pas les déconnecter des instruments de pouvoir qui participent à les former. En plus de cela, nous suggérons d’abord d’analyser la transformation des pratiques et perceptions de l’environnement dans le jeu des relations sociales. Au sein d’une même profession – comme ici, la pêche artisanale – la redéfinition d’une identité en termes environnementaux s’opère aussi selon des mécanismes de différenciation. La subjectivation environnementale n’est pas homogène, elle doit se lire dans les interactions entre groupes et prendre en compte les rapports de force (intergénérationnels, économiques, symboliques).
Ensuite, en présence de dispositifs de conservation bioculturelle, où les instruments d’environnementalité poussent à la revendication d’identités écologiques traditionnelles, la question se pose un peu différemment. Il ne s’agit plus d’étudier l’écologisation de communautés « aveugles » à la conservation puisque les dispositifs reconnaissent certaines identités écologiques traditionnelles qui préexisteraient à l’aire protégée. L’aire protégée institutionnalise et ainsi reformule ces pratiques et perceptions de l’environnement. À San Andrés, les pêcheurs traditionnels acquièrent un rôle patrimonial qu’ils tentent d’employer pour se faire entendre, sans succès. En effet, celui-ci ne s’accompagne pas d’un rôle environnemental en tant que tel. Les pratiques traditionnelles d’autocontrôle qu’ils promeuvent – et qu’ils emploient par ailleurs pour se distinguer d’autres acteurs de la pêche – sont qualifiées de déclinantes par les discours des gestionnaires de la réserve de biosphère. Leur défense de l’emploi des nasses en période d’alizés n’est pas prise en compte dans les politiques de l’AMP, et le contrôle des pêcheurs industriels n’est pas renforcé. Un tel gouvernement, qui n’a rien d’« intime », reflète bon nombre d’AMP : différentes subjectivités environnementales s’affrontent. Dans le cadre de la conservation bioculturelle, un pêcheur artisanal peut, tout en revendiquant certaines pratiques de pêche et certaines traditions, contester les règles environnementales en place au nom d’une autre définition des « bons usages » de la nature. Cette conflictualité n’était pas pensée dans le cadre de l’« environnementalité ».
Parler de subjectivation environnementale quand coexistent différentes définitions de ce que protéger l’environnement veut dire implique ainsi de la repolitiser. La notion de « subjectivités environnementales » permettrait par conséquent d’explorer cette pluralité des pratiques et perceptions de la nature dans les conditions sociales et politiques qui les contraignent. Elle permettrait aussi d’analyser les tentatives quotidiennes des acteurs de prendre part à la construction du problème environnemental qui est en jeu. Quand les classes populaires, à l’intérieur comme en dehors des aires protégées, demeurent largement « dépossédées » de l’écologie (Comby, 2015), cette pluralité reste à explorer.
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« Nous, les autochtones, vivons de la mer. Le produit croît parce que nous ne le harcelons pas. […] Moi, en tant que natif, ils viennent me chercher, prennent mes strombes, etc. […] Si j’avais le droit de patrouiller ou d’inspecter les gens qui vont sur les îlets, je serais beaucoup plus efficace. » (Cette citation et toutes celles qui suivent ont été traduites par l’auteure).
La notion de marges reflète les différents axes d’inclusion dans la communauté politique. Elles sont perçues comme des lieux où les autorités peinent à imposer leur ordre et où règne un état d’exception, tout en renvoyant aux frontières déterminant ce qui demeure à l’intérieur ou à l’extérieur de la société.
La solitude du pêcheur face à la mer, posée à l’époque coloniale en symbole de l’indépendance des esclaves vis-à-vis des propriétaires, est revendiquée par la communauté raizal vis-à-vis de l’État colombien comme une forme d’autonomie politique : qu’il s’agisse de ses tentatives d’exploration off-shore ou des contrôles que les garde-côtes effectuent en mer à l’égard des pêcheurs.
À l’aide également de la grille d’analyse de l’éco-gouvernementalité, elle décrit comment des organisations indigènes, s’emparant de l’image occidentale de l’« indien écologique », deviennent acteurs des politiques environnementales. Elle se positionne toutefois depuis un cadre d’analyse des mobilisations, quand A. Agrawal travaille sur les pratiques de la conservation.
Les connaissances de la « bonne pêche » ont été analysées plus en détail dans un précédant article (Berthod, 2021).
Voir la classification de Robert Fletcher (2010) des formes d’« environnementalité » (néolibérale ; disciplinaire ; souveraine et « de la vérité ») en compétition entre elles et hybrides en pratique.
Il dialogue ici avec les travaux de James Ferguson (1990) sur la dépolitisation induite par les politiques de développement et de James Scott (1990) sur la résistance des subalternes au contrôle de l’État.
La Corporation pour le développement durable de l’archipel de San Andrés, Providencia et Santa Catalina (CORALINA) est une entité publique dotée d’une autonomie administrative et financière qui fait partie du réseau décentralisé de gestion environnementale colombien, le système national d’environnement (SINA) créé par la loi 99 de 1993.
Ces formes de tourisme se développent systématiquement dans les réserves naturelles dont les administrateurs présupposent la compatibilité avec le développement durable (Bookbinder et al., 1998).
« Je veux te parler de CORALINA! […] Ils ne nous laissent pas pêcher, ils ne nous laissent rien faire. Nous nous battons contre ces gens. Ils disent que nous devons pêcher à la façon de CORALINA. Mais quand le vent est fort, nous ne pouvons pas aller au large. C’est pour ça que nous devons pêcher ici, à l’intérieur [du récif]. Et ils voudraient qu’on aille perdre nos vies. Mais ça ne fonctionne pas comme ça. »
« Les demandes de respect des différences culturelles ne peuvent aller plus loin avant que la réalité sanctionnée par la science universelle ne soit présentée comme la limite au-delà de laquelle les exigences culturelles deviennent déraisonnables et méritent donc la force disciplinaire de la coercition pour les contenir. »
Citation de l’article : Berthod J., 2023. Protéger l’environnement pour se gouverner ? Repolitiser les « subjectivités environnementales » dans les aires protégées (San Andrés, Colombie). Nat. Sci. Soc. 31, 1, 35-48.
Liste des figures
Fig. 1 Sections administratives de l’aire marine protégée Seaflower et zones internes de la réserve de biosphère Seaflower (source : CORALINA-INVEMAR, 2012, p. 27). |
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