Open Access
Numéro
Nat. Sci. Soc.
Volume 31, Numéro 1, Janvier/Mars 2023
Page(s) 31 - 34
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2023019
Publié en ligne 7 juin 2023

Les préoccupations pour la nature naviguent entre certitudes et indéterminations, entre désir d’intervention rapide et souci de réflexion et de prise de recul. En cherchant à réparer les effets des actions humaines, les réintroductions d’espèces n’échappent pas à ces hésitations. Le cas traité par Véronique Philippot et Jean-Yves Georges dans ce numéro1 en est un bel exemple d’autant plus que, parallèlement au suivi de la réintroduction de la cistude d’Europe Emys orbicularis en Alsace (tortue aquatique), ces auteurs ont aussi documenté la situation de deux parcs strasbourgeois abritant huit espèces et sous-espèces de tortues d’eau douce exotiques (Philippot et al., 2019). Ces deux études offrent une belle occasion d’élargir leurs interrogations à partir des débats qui animent les communautés scientifiques et les mondes de la conservation ou de la restauration.

En matière de réintroduction, les sources historiques, et aujourd’hui l’ADN, en témoignent : les humains ont toujours déplacé des espèces animales sauvages ou domestiquées, sachant qu’entre ces deux catégories, la frontière est ténue. Il y a un peu plus d’un siècle, la sauvegarde d’espèces menacées est venue s’ajouter à la très longue liste des motivations qui justifient ces transferts. En 1907, le bison américain des plaines, victime de la conquête de l’Ouest aux États-Unis d’Amérique, a fait l’objet du premier cas de réintroduction d’une espèce mammifère à partir d’une population captive au zoo du Bronx (Kleiman, 1989). Plus près de nous, en 1998, les actions de sauvetage d’espèces sauvages ont été stabilisées à travers des lignes directrices éditées par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Plutôt que d’être tentée par des essais et des erreurs, c’est une conduite fondée sur des éléments de recherche qui est recommandée (Taylor et al., 2017). Développer des enquêtes préalables, des modèles prédictifs, des analyses de risques, des protocoles de suivi, toutes ces démarches doivent être présentées, comparées, parfois combinées (Hunter-Ayad et al., 2020). La volonté de cadrage des déplacements présentant un « intérêt notable du point de vue de la protection de la nature » est évidente et elle s’adosse à la proposition d’arbres de définitions et de décisions susceptibles de s’appliquer à leur éventail complet (IUCN, 2013).

Mais jusqu’où cette ambition peut-elle être efficace ? En 2006, un inventaire des lâchers d’animaux sauvages déployés dans les Alpes soulignait leur très grande hétérogénéité et leur manque de vision d’ensemble. La diversité marquait aussi les espèces impliquées, les collectifs engagés et la porosité entre les actions d’introductions et de réintroductions (Mauz, 2006). Il y a pourtant des convergences essentielles entre toutes ces opérations que l’on peut résumer ainsi : aucune intervention sur l’animal, aussi limitée soit-elle, ne peut être que matérielle ou technique. Tous les gestes, les outils et les mots comptent. Et ils s’encastrent dans les relations entre humains et animaux, dans des interdépendances vitales composant des trajectoires prenant un tour singulier particulièrement riche à raconter. La force des arguments d’Isabelle Mauz est illustrée par un panorama de projets colorés qu’il est bien tentant de prolonger...

En Cévennes, les vautours fauves réintroduits dès le début des années 1980 ont pu compter sur la complicité d’un partenariat hybride composé de scientifiques, de naturalistes et d’éleveurs acceptant de mettre à disposition des charognards les animaux morts sur leur exploitation. Ces placettes d’« équarrissage naturel » ont été règlementées, mais l’on sait aussi que d’autres plus « officieuses » sont également utilisées (Bobbé, 2009). Et lors de l’épisode de la vache folle, c’est grâce à la détermination d’un chercheur opiniâtre, que ce programme a pu se maintenir après la mise en œuvre d’une règlementation sanitaire très stricte (Mougenot, 2011). En Indonésie, la réintroduction des orangs-outans suppose des savoirs éthologiques pointus, mais également engagés et pétris de ruse, afin de pousser ces animaux à acquérir des comportements dont « l’authenticité naturelle » doit être reconstruite (Louchart, 2014). À seulement trente minutes d’Amsterdam, un polder récupéré sur la mer dans les années 1960 a très rapidement été colonisé par des oies cendrées. Alors que la zone était promise à l’industrie, un jeune écologiste y a vu l’occasion d’y développer une expérience écologique exceptionnelle. Au cœur de 5 000 hectares clôturés, 34 aurochs de Heck (race bovine ressemblant à l’auroch original) ont été introduits en compagnie de chevaux Konik (proches des tarpans primitifs) et de grands cerfs. L’expérience a convaincu au-delà des espérances, puisque de très nombreuses espèces ont rapidement été au rendez-vous. Mais rapidement aussi, les grands herbivores se sont multipliés sans aucun contrôle. Sous le regard appuyé des médias, « le paradis de la biodiversité s’est changé en enfer » (Faure, 2020). Histoire de médias, encore. En Écosse, aux débuts des années 2000, un communiqué de presse a révélé que le lynx n’avait pas été anéanti, comme on le croyait, par le changement climatique, mais du fait des interventions humaines. Les mots ont le pouvoir de façonner la politique de conservation soutient Dolly Jørgensen (2011). L’opinion publique a-t-elle été retournée ? Convaincue de l’obligation de réintroduire l’espèce, là où les arguments des scientifiques (notamment sa capacité à contrôler les populations de cerfs) avaient échoué ? Dix ans plus tard, le projet a été inscrit dans un périmètre dédié au rewilding. Et c’est cette même problématique récente qui a conduit à réintroduire des bisons européens dans les Carpates en 2014. Sur le terrain, le suivi de l’opération soulève une série de tensions non résolues entre l’acceptation des dynamiques naturelles et les interventions de soin jugées indispensables. Les bisons réintroduits sont fragiles face à des loups qui seraient plutôt des chiens redevenus sauvages. Et la vulnérabilité pourrait bien être une caractéristique partagée par les communautés locales démunies devant un projet de développement d’une « nouvelle nature » (Vasile, 2018).

Les effets en cascade des réintroductions d’espèces sont bigarrés, souvent imprévisibles, parfois éphémères. Leur mise en œuvre peut suivre des choix pragmatiques, non scientifiques, affirmaient François Sarrazin et Robert Barbault en 1996, traversée par des valeurs philosophiques, esthétiques, économiques. Mais ne sont-ce pas là des catégories trop imperméables pour présenter et réfléchir ces projets ? Pour en montrer l’épaisseur, le répertoire d’Anna Tsing (2017) pourrait être plus efficace en les décrivant à travers des « histoires collantes » et en suivant leurs « connexions étranges ». Le cas de la réintroduction de la cistude d’Europe en Alsace mobilise ici des éléments de détails qui soulignent à quel point il s’agit d’un processus long, aventureux, dont la réussite est due à des bricolages singuliers autant qu’à la mise en application de recommandations générales.

Selon F. Sarrazin et R. Barbault encore, il peut exister des formes de défiance entre les chercheurs et les naturalistes militants. Entre eux, la volonté de comprendre les mécanismes des réintroductions n’est pas également partagée et les naturalistes peuvent se montrer pressés d’aller à une décision politique rapide. En Alsace, V. Philippot et J.-Y. Georges le soulignent : en situation de crise, une action même imparfaite a été préférée à la « procrastination du monde scientifique ». Le projet cistude est dû à un membre du Conseil départemental du Bas-Rhin, animateur influent et tenace. Dès 1970, il s’engage personnellement dans ce projet d’une manière qui déborde de très loin sa fonction administrative et il fédère autour de lui un « groupe cistude », décideurs, chercheurs et ingénieurs écologues (responsables de la délicate manœuvre de l’élevage et de la réintroduction des animaux). S’affranchissant des clivages entre sphère professionnelle et bénévole, sphère publique et privée, ces personnes se réunissent régulièrement en dehors des locaux administratifs et hors des temps de travail. Un processus long et pluriel s’engage. En témoigne la frise chronologique présentée dans l’article qui confirme que dans ces dossiers, le temps est un acteur à part entière comme adjuvant ou opposant. Au fil du projet, les différents partenaires peuvent se rapprocher à travers une histoire et une expérience commune. Mais les opportunités, les retournements imprévus sont autant de raisons d’avancer que de nouveaux obstacles à franchir. En près de 40 ans, se sont imposées les problématiques des invasions biologiques, du changement climatique, les progrès du décryptage de l’ADN... soit un contexte mouvant pour ce projet. La question de l’indigénat de la cistude d’Europe en Alsace s’y découvre aussi comme un sujet très sensible qui met le groupe en tension. La gêne, la perplexité, les silences sont relayés par l’enquête de V. Philippot et J.-Y. Georges, et cet imbroglio fait écho à l’article de D. Jørgensen (2011) qui pointe le nœud entourant la notion de nativeness. Il ne s’agit pourtant pas de pinailler sur les mots affirme l’historienne, mais de la question fondamentale du rôle de l’histoire humaine dans la justification de la réintroduction. Alors ces énigmes ont-elles pour caractéristique d’être cruciales et simultanément nébuleuses ? « La nature et le passé sont-ils indéfiniment malléables face à notre capacité à raconter des histoires les concernant ? » demande William Cronon (2016, p. 86). Sur quels faits, quelles sources, devra-t-on s’adosser pour dérouler ces projets autant que pour construire les récits qui les accompagnent ? Des récits qui doivent interrompre l’épaisseur du temps et son caractère désordonné pour produire du sens.

Emys orbicularis est évidemment le sujet central du projet alsacien. Mais qui est-elle vraiment ? Une bête plutôt discrète, rare et en voie de disparition ? Espèce « parapluie » ? Déjà présente dans le bestiaire roman, l’animal n’apparaît pas inquiétant et ne porte préjudice ni au milieu ni aux activités humaines. À ce point de leur étude, V. Philippot et J.-Y. Georges introduisent une « connexion étrange » très riche de questionnement en évoquant la présence de tortues exotiques dans deux parcs urbains de Strasbourg. Ces animaux « de compagnie » issus du commerce en animalerie y ont été abandonnés par leurs propriétaires (Philippot et al., op. cit.). « L’espèce a toujours été un concept glissant » (Tsing, op. cit., p. 339). La distinction entre celles (indigènes) qui sont à protéger, à réintroduire ou à introduire et celles (venues d’ailleurs) qui sont à gérer ou à éradiquer devient ténue. En Alsace, le débat sur l’indigénat d’Emys orbicularis prend alors encore une autre couleur. Il évoque un continuum de situations qui ne sont ni complètement séparées ni séparables, qui mettent à l’épreuve nos classifications et compliquent nos jugements.

Un pas plus loin, le lien induit par la présence des différentes tortues aquatiques questionne l’habitat de ces espèces cousines. D’origine exotique, elles sont relâchées dans deux parcs urbains labellisés « éco-jardins », mêlant ainsi nature publique et domestique. Emys orbicularis est de son côté réintroduite dans une friche industrielle présentant des qualités naturelles indiscutables. D’un côté, des tortues dites « mignonnes » potentiellement menaçantes pour la biodiversité locale sont visibles dans des sites recherchés par les Strasbourgeois qui se réjouissent de redécouvrir la nature en ville. De l’autre, des individus d’une espèce protégée, mais peu connue sont réintroduits dans un lieu isolé d’apparence hostile. Dans les deux cas, il s’agit de sites profondément saturés de présence humaine. À Strasbourg, les deux parcs abritent des fortifications militaires, des douves dues à Vauban, ainsi qu’un lac artificiel creusé en 1895 par les Allemands. Et la réserve naturelle accueillant la cistude d’Europe est une zone humide en continuité écologique avec le Rhin qui jouxte une activité industrielle sous haute surveillance (entreprise classée Seveso) et une monoculture de maïs, soit un lieu qui tranche avec le caractère sublime que revendiquent la plupart des projets de conservation.

Les tortues d’eau douce présentes en Alsace semblent ainsi prises dans des pelotes de liens, embarquées à travers des attachements et des mises à distance qui se succèdent. Elles obligent à décliner les différents termes de sauvage, de nature, d’élevage... dans leurs acceptations multiples. Et elles offrent un bel exemple « d’ambigüité interprétative » chère à W. Cronon, une situation qui ne devrait pas « nous pousser au désespoir, mais plutôt au respect salutaire de l’imprévisibilité de l’histoire » (op. cit., p. 269). Celle-ci est pétrie de changements, de sauts d’échelle, de dynamiques multiformes qui caractérisent autant les actions et perceptions humaines que les espèces et leurs environnements. Aujourd’hui, les humains sont en passe de maîtriser le clonage des animaux, capables de se lancer dans des programmes de « dés-extinctions » (Jørgensen, 2013), mais entre-temps, le changement climatique est susceptible de modifier tous les paramètres de vie sur Terre. Une question s’invite alors comme un travail réflexif à part entière : dans des mondes traversés de tensions et de contradictions, quelles relations vivantes voulons-nous construire avec ceux qu’André Micoud (2010) dénomme joliment les « autres vivants » ?

Références


Citation de l’article : Mougenot C., 2023. D’une tortue à l’autre... Entre attachements et mises à distance. Nat. Sci. Soc. 31, 1, 31-34.


© C. Mougenot, Hosted by EDP Sciences, 2023

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