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Nat. Sci. Soc.
Volume 31, Number 1, Janvier/Mars 2023
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Page(s) | 3 - 17 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2023023 | |
Published online | 26 June 2023 |
Fondements pour une géographie plus qu’humaine du rewilding : revue de littérature et proposition de définition
Towards a more-than-human geography of rewilding – literature review and proposal for a definition
Géographie, Université Grenoble-Alpes, UMR Pacte, Grenoble, France
* Auteur correspondant : salome.dehaut@umrpacte.fr
Reçu :
2
Février
2021
Accepté :
7
Avril
2022
Le rewilding est un terme récent mais déjà polysémique, ce qui donne lieu à des critiques relatives à la cohérence des projets s’en réclamant ainsi qu’à leur capacité à proposer une nouvelle direction pour l’action écologique. Sa définition la plus directe, comme principe d’action écologique visant à rendre un élément (espace, espèce, écosystème) à nouveau sauvage, pose elle-même question. Le recours à la notion d’autonomie plus qu’humaine permet de surmonter ces critiques : les initiatives de rewilding impliquent un décentrement des êtres humains de l’action écologique et sont à envisager comme des agencements humains/autres qu’humains sans but prédéfini. L’approche de géographie plus qu’humaine apporte une nouvelle perspective à l’étude de cet objet et plus largement à la réflexion sur les relations au sauvage et au vivant dans son ensemble.
Abstract
This article offers a critical review of literature concerning the emerging topic of rewilding. It deals with different meanings and uses of the term: trophic rewilding, Pleistocene rewilding, rewilding through the action of herbivores, individual rewilding, rewilding on islands, flora rewilding, spontaneous or passive rewilding, rewilding of abandoned landscapes and even rewilding of humans. Although a recent notion, with first references published in the 1990s, rewilding is already polysemic and faces criticism regarding its coherence and capacity to offer new directions to ecological action. Its most common understanding as a principle of ecological action aiming to bring an individual, a species, an ecosystem or place back to a wilder state, also raises some issues. It infers a will to go back to a former state and reactivates the idea that some spaces are free from human influence and should thus be considered wild and therefore protected. We could overcome these issues by characterizing rewilding as centred on the notion of more-than-human autonomy. Indeed, rewilding projects aim at a decentring of anthropocentric ecological action and could be seen as human/other-than-human arrangements. This shift in the definition of rewilding enables us to see it as an open-ended and more-than-human process rather than as human-managed and goal-oriented. More-than-human geography offers a new approach to current reflexions on rewilding and on how to live in more-than-human worlds.
Mots clés : environnement / biodiversité / rewilding / réensauvagement / Europe
Key words: environment / biodiversity / rewilding / Europe / more-than-human autonomy
© S. Dehaut, Hosted by EDP Sciences, 2023
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.
Rewilding, voici un terme apparu dans la littérature francophone depuis une dizaine d’années. Pour certains, il s’agit même d’une piste alternative à l’élevage pour un retour à la nature et l’entretien des paysages… Salomé Dehaut nous propose d’en éclairer la polysémie à partir d’une solide analyse ancrée dans la littérature internationale, en distinguant les principales acceptions. Elle nous invite à nous en servir pour revisiter nos relations avec la nature dans une vision surmontant les postures naturalistes dominantes à l’aide d’une démarche empruntant à ce que serait une « géographie plus qu’humaine ».
La Rédaction
Le terme rewilding a été utilisé pour la première fois dans les années 1990 aux États-Unis dans les milieux militants environnementalistes. Il est d’abord associé à la personne de David Foreman, cofondateur d’Earth First!, un mouvement radical environnementaliste : Foreman a également cofondé le Wildlands Network, qui vise à protéger et à améliorer la connectivité entre espaces protégés aux États-Unis (Foreman, 1998), et le Rewilding Institute. À travers ces projets, le rewilding a émergé comme un nouveau mode d’action en faveur des espèces et des espaces de nature sauvage, en proposant de restaurer des processus naturels, notamment celui de la prédation. Le rewilding est ainsi issu de positionnements radicaux environnementalistes aux États-Unis, mais il a été rapidement formalisé en biologie de la conservation et mis en œuvre dans des projets à travers le monde (Fraser, 2009), tout en gardant des significations variées et parfois divergentes (Jørgensen, 2015).
Ce terme, largement repris, est maintenant utilisé en dehors des cercles militants et académiques. Le Oxford Dictionary of English, dans son édition de 2010, ne donne pas de définition du nom rewilding, mais du verbe rewild : « [transitive] Restore (an area of land) to its natural uncultivated state (used especially with reference to the reintroduction of species of wild animal that have been driven out or exterminated) »1) ». Cette définition fournit un point de départ pour appréhender le rewilding : il renvoie à l’ensemble des opérations ou des théories visant à restaurer des espaces dans leur état naturel non cultivé. Seulement la diversité de ses mises en application ainsi que les présupposés qui sous-tendent cette définition posent question.
Cet article propose un aperçu des différentes mobilisations du rewilding2, selon les entités auxquelles il s’applique, avant de considérer les points d’achoppement de cette première définition. Il s’inscrit dans le prolongement d’une controverse publiée dans le journal Geoforum entre Jørgensen (2015) d’une part, et Prior et Ward (2016) de l’autre, autour de la définition du rewilding : la première se propose de critiquer et de « repenser » cette idée de manière à la mettre de côté, les autres de la redéfinir. En suivant Prior et Brady (2017), je propose pour sortir de cette controverse de resserrer la définition du rewilding autour de la notion d’autonomie plus qu’humaine de manière à ouvrir de nouvelles perspectives. En particulier, je présente les perspectives offertes par la mise en application d’une approche plus qu’humaine en géographie pour étudier le rewilding. Mon propos, ancré en géographie environnementale et en political ecology (Chartier et Rodary, 2016), se nourrit également des pensées de philosophes et anthropologues du vivant comme Haraway (2016), Tsing (2017) et Plumwood (1993)3.
Les trajectoires du rewilding : proposition de typologie
Le rewilding est aujourd’hui mobilisé pour qualifier des processus et trajectoires divers, que ce soit dans la recherche en écologie (Morel et al., 2020), dans des essais rédigés par des journalistes (Monbiot, 2014), ou dans la mise en œuvre de projets de soutien au vivant autre qu’humain (Locquet et Héritier, 2020). Il s’agit de les explorer afin d’embrasser la totalité des acceptions rassemblées sous le terme rewilding. Je prolonge ici un travail de typologie établi par Jørgensen (2015)4 et propose un aperçu des différents sens donnés au terme rewilding, en tant que ce dernier se traduit par des trajectoires différenciées pour les espaces, les écosystèmes, les espèces ou les individus auxquels il s’applique. Cette typologie est synthétisée dans le Tableau 1.
Les différents types de rewilding, d’après Jørgensen (2015) et Strouts (2016).
Le rewilding par les grands prédateurs
Le rewilding a d’abord été rapidement formalisé en biologie de la conservation par Soulé et Noss (1998) dans leur article « Rewilding and biodiversity ». Ils y définissent le rewilding comme se fondant sur le rôle régulateur des grands prédateurs pour restaurer la « big wilderness5 ». Ils présentent trois caractéristiques nécessaires à la mise en œuvre du rewilding, surnommées les trois C :
les cores : des zones cœurs constituées de réserves vastes et protégées, auxquelles ils se réfèrent aussi simplement en utilisant l’expression « the wild » ;
les corridors, qui garantissent la connectivité entre ces zones cœurs ;
les carnivores, espèces clés de voûte d’autant plus importantes qu’elles se situent au sommet des chaînes trophiques et peuvent dès lors être à l’origine de transformations majeures du fonctionnement des écosystèmes.
Dans cette conception du rewilding apparaît déjà sa proximité avec le paradigme de la restauration biologique : avec les trois C, l’objectif du rewilding de Soulé et Noss est de restaurer les populations de grands carnivores et leurs habitats pour rétablir les chaînes trophiques qu’ils dominent. Selon eux, une fois les populations de grands carnivores restaurées, le reste des maillons des chaînes trophiques ainsi que les processus naturels des écosystèmes « se rétabliront par eux-mêmes » (Soulé et Noss, 1998, p. 24). Ces relations trophiques restent aujourd’hui centrales dans le rewilding trophique (Svenning et al., 2016).
Pour affirmer que la présence des grands carnivores permet la restauration d’écosystèmes autonomes, Soulé et Noss avancent des exemples d’écosystèmes ayant subi un appauvrissement biotique ou des pertes d’espèces suite à la disparition de leurs grands prédateurs, ce qu’Estes et al. (2011) appellent « trophic downgrading6 ». Le parc de Yellowstone, aux États-Unis, est souvent pris comme exemple par les promoteurs du rewilding, car il documente tout aussi bien les conséquences de la disparition du loup sur l’écosystème en 1926 que celles de son retour à partir de 1995 (Ripple et Beschta, 2012).
Le rewilding a des origines mixtes, entre militantisme radical et biologie de la conservation (Barraud et Périgord, 2013). Mais depuis sa formalisation dans les années 1990, il a entraîné ce que certains considèrent comme un changement de paradigme en écologie (Estes et al., 2011) : les exemples comme celui de Yellowstone mettant en évidence d’importantes cascades trophiques font du rewilding, entendu au sens de Soulé et Noss, un nouvel outil pour restaurer la fonctionnalité et la diversité des écosystèmes. Dès lors, un intérêt croissant est porté aux chaînes trophiques et à leurs rôles dans le fonctionnement des écosystèmes. On passe d’une préoccupation pour les espèces et la biodiversité à une préoccupation pour la fonctionnalité des écosystèmes, construits autour de « toiles d’interactions » au sein desquelles chaque espèce peut influencer de nombreuses autres et l’ensemble de l’écosystème (Estes et al., 2011). Mais les projets de rewilding ainsi que la recherche, tout en conservant leur attention à la connectivité et à la fonctionnalité des écosystèmes, ne se focalisent pas tous sur le rôle prédominant des grands prédateurs. D’autres courants se développent, mettant en exergue non plus le rôle des carnivores mais plus largement celui d’espèces aujourd’hui disparues, notamment herbivores.
Restaurer la mégafaune du Pléistocène
Plutôt que de restaurer les grands prédateurs, les partisans du Pleistocene rewilding invitent à rétablir les populations d’espèces de mégafaune présentes sur Terre avant l’extinction du Quaternaire (Koch et Barnosky, 2006). La référence temporelle de cette acception du rewilding est ici explicitée, contrairement à celle du rewilding des grands carnivores. Cette vision du rewilding a surtout été développée en Amérique du Nord autour de Martin (2005) et de Donlan (2005), mais a également vu des applications en Russie (Zimov, 2005) et des propositions en Europe (Svenning et al., 2016). Le choix des espèces à restaurer n’y est plus fondé uniquement sur leur rôle dans l’écosystème mais sur leur présence antérieure aux grandes transformations anthropiques survenues à partir de la fin du Pléistocène : entre 13 000 et 10 000 ans avant notre ère, les êtres humains auraient fortement contribué à l’extinction de masse de la mégafaune connue (Koch et Barnosky, 2006). Plus largement, cette approche adopte également une dimension ontologique : le Néolithique, avec l’avènement de l’agriculture, aurait vu la transformation de nos relations au reste du vivant (Shepard, 2013). Dès lors, la restauration de la mégafaune du Pléistocène pourrait constituer une occasion pour les êtres humains de renouer avec ce schème de relations pré-domestication7.
La disparition de cette mégafaune aurait engendré des effets en cascade et des déséquilibres écosystémiques (Estes et al., 2011) qu’il s’agirait de corriger aujourd’hui. Pour cela, les promoteurs de cette forme de rewilding proposent de réintroduire, d’abord dans des réserves privées (Donlan, 2007), des proches parents, analogues (proxies en anglais) jouant le rôle des espèces éteintes ou extirpées à la fin du Pléistocène (Donlan, 2007).
Ces projets de Pleistocene rewilding embrassent une dimension expérimentale : des réserves privées comme celle du « Parc du Pléistocène » en Russie (Zimov, 2005) y jouent le rôle de laboratoires propices à la conduite d’« expériences à petite échelle » permettant d’évaluer la faisabilité de telles réintroductions (Donlan, 2007). Les implications, en particulier éthiques, de ces expériences alimentent une controverse. Parmi les nombreuses critiques adressées au Pleistocene rewilding, plusieurs s’attachent à la dangerosité de ces méthodes (Caro, 2007) conduisant à des « écosystèmes-Frankenstein » (Oliveira-Santos et Fernandez, 2010). Ces critiques distinguent trois ensembles de faiblesses attribuées au Pleistocene rewilding :
des faiblesses scientifiques : il est impossible de garantir que les individus réintroduits survivraient dans leurs nouveaux milieux et rempliraient les mêmes fonctions au sein de l’écosystème que les espèces qu’ils sont censés remplacer (Rubenstein et al., 2006), d’autant plus qu’il est difficile d’affirmer que les processus écologiques en place aujourd’hui sont les mêmes que ceux qui existaient il y a 13 000 ans (Caro, 2007). Ces réintroductions pourraient en outre avoir des effets destructeurs sur les écosystèmes aujourd’hui en place (Rubenstein et al., 2006) ;
des faiblesses pratiques : de telles réintroductions auraient un coût énorme, alors que ces fonds seraient les bienvenus pour œuvrer en faveur de la biodiversité menacée aujourd’hui (Caro et al., 2012) ;
des faiblesses sociétales : ces projets ne répondent a priori pas à une demande sociale et ne sont pas construits de manière démocratique (Caro, 2007).
Le Pleistocene rewilding a été critiqué et marginalisé dans le champ de la restauration écologique. Néanmoins, on en trouve des traces dans des initiatives portant, par exemple, sur la restauration des chaînes trophiques (Svenning et al., 2016). Cela conduit Rubenstein et Rubenstein (2016) à qualifier le rewilding trophique de « loup déguisé en agneau » : sous ses abords de proposition scientifiquement établie, il cacherait des postulats discutables, voire dangereux empruntés au Pleistocene rewilding. Par ailleurs, l’héritage du Pleistocene rewilding se lit également dans la mise en œuvre d’expériences de réintroduction à petite échelle d’espèces se substituant à d’autres disparues (Donlan, 2007) : cela a par exemple été mis en place à Oostvaardersplassen aux Pays-Bas (Lorimer et Driessen, 2014) dans le cadre d’une vision du rewilding s’appuyant plus spécifiquement sur le rôle de l’herbivorie dans les écosystèmes.
Un rewilding par les herbivores
Alors que la nécessité et la faisabilité de la réintroduction des grands prédateurs sont souvent mises en doute, d’autres scientifiques avancent qu’il serait en revanche possible de restaurer des écosystèmes fonctionnels via la reconstitution de populations de grands herbivores (Olofsson et Post, 2018) : ces derniers, laissés libres de pâturer, contribueraient à maintenir des écosystèmes à forte diversité biologique et où les interactions et processus sont en état de fonctionnement (Eychenne et al., 2020). Ce courant, parfois qualifié de manière réductrice de courant du pâturage naturel, s’inspire des travaux de Vera en Europe (Baerselman et Vera, 1995 ; Barraud, 2020b). Ce dernier a formulé une hypothèse selon laquelle les paysages européens pré-anthropisation n’étaient pas des paysages de forêt dense mais plutôt, sous l’action des grands herbivores, une mosaïque de paysages variés, allant de la prairie boisée à la forêt ouverte (Vera, 2000)8.
Là aussi, cette hypothèse s’appuie sur un exemple expérimental : celui de la réserve d’Oostvaardersplassen aux Pays-Bas. Située sur un polder gagné sur la mer en 1968, elle est née suite au constat surprenant que l’écosystème de zone humide, au lieu de se combler et de se boiser progressivement, a été maintenu sans intervention humaine, notamment grâce au pâturage des oies cendrées combiné à la variation du niveau de l’eau (Vera, 2009). Ce constat a conduit à la mise en place de la réserve, vue comme une expérience à ciel ouvert (Lorimer et Driessen, 2014) visant à montrer que le maintien à long terme d’un écosystème de zone humide littorale ne requiert pas d’intervention humaine. Pour Vera (2009) et son équipe, cet écosystème peut en effet parfaitement fonctionner de manière autonome à condition d’être le plus complet possible : il doit inclure la présence de grands herbivores9. Pour cela, plutôt que de recourir à du pâturage domestique, ce qui aurait impliqué une gestion anthropique de la réserve sur le long terme, ils ont réalisé des opérations de dédomestication sur des espèces de bovins et de chevaux : des poneys de Konik et des aurochs de Heck ont été apportés puis laissés en pâturage libre dans la réserve, sans apport de fourrage.
Seulement, il s’agit d’une opération de rewilding mise en œuvre dans un espace clos de 56 km2 au-delà duquel les grands herbivores ne peuvent pas circuler. Cela limite la portée de cette opération et son rattachement à des pratiques d’écologie dite dynamique : bien que la réserve évolue sans intervention humaine, elle reste contenue et les animaux et les processus naturels ne sont pas laissés en libre évolution. La réserve a d’ailleurs fait l’objet de lourdes critiques et a adapté ses pratiques après que plusieurs milliers de bêtes sont mortes de froid ou de faim dans la réserve durant l’hiver 2017-2018 (Theunissen, 2019).
Ce rewilding par les herbivores, ou rewilding herbivoriste (Barraud, 2021), s’effectue sans action sur les grands prédateurs10, mais cherche comme les autres types évoqués précédemment à restaurer un écosystème connecté et fonctionnel. À la différence du Pleistocene rewilding, celui mis en œuvre à Oostvaardersplassen n’a pas de référence temporelle ou écosystémique fixe et cherche plutôt à créer empiriquement un nouvel écosystème (Marris, 2011).
Le rewilding à l’échelle des individus
Par ailleurs, en prenant le terme « rewilding » littéralement, on peut le paraphraser, comme le fait Jørgensen (2015), en « to make wild again » et l’appliquer à des êtres vivants singuliers : en français, « rendre à nouveau sauvage » peut ainsi renvoyer à des opérations de dédomestication ou de réintroduction. L’objectif n’est ici plus porté sur l’écosystème dans son ensemble, mais sur des individus, essentiellement animaux, qu’il s’agirait de relâcher, donc de rendre sauvages. Cette acception du rewilding est à rapprocher du terme « féral », qui désigne un individu autrefois domestiqué mais qui a connu une trajectoire de fuite11 vers le sauvage12.
Ce rewilding est donc centré sur le passage d’un état domestique ou de captivité vers un état sauvage. Cette proposition s’appuie sur le présupposé selon lequel cette trajectoire de rewilding serait symétrique à celle de la domestication ; elles seraient mutuellement annulables et un être domestiqué pourrait être, par une action de libération, rendu sauvage à nouveau. Cette vision du rewilding s’illustre dans les dédomestications comme celles d’Oostvaardersplassen où les animaux dédomestiqués sont considérés comme des analogues d’animaux sauvages. Une cour néerlandaise a d’ailleurs légiféré dans ce sens en considérant les animaux relâchés dans la réserve comme étant désormais sans propriétaire et donc étant de jure sauvages [au sens de res nullius] (Vera, 2009).
Remplacement de taxa en contexte insulaire
Un autre courant du rewilding défend son application en contexte insulaire (Donlan, 2008) : les îles du Pacifique sont considérées comme des écosystèmes offrant des conditions idéales pour mettre en œuvre le rewilding, de par leur étendue réduite, la petite taille des espèces animales concernées et enfin le caractère récent des extinctions liées à la présence humaine sur ces territoires (Hansen, 2010). Elles sont présentées comme des laboratoires propices à des projets de remplacement de taxa de manière à mieux comprendre leurs mécanismes13.
Ces projets sont majoritairement tournés vers le remplacement d’espèces de tortues géantes, considérées comme des espèces dont la réintroduction représente un faible risque mais aura un impact fort sur les écosystèmes (Hansen et al., 2010).
Sous cette version du rewilding, la référence temporelle est plus récente que dans celle du Pleistocene rewilding, mais elle renvoie toujours à une époque antérieure à la colonisation. Elle fait donc l’objet de critiques similaires à celles adressées au Pleistocene rewilding.
Le rewilding par la flore
Jusqu’ici, tous les courants du rewilding présentés visaient à la restauration des écosystèmes par la reconstitution de populations faunistiques. Or, on peut mettre en doute la capacité de la flore à se régénérer seule une fois les espèces animales clé de voûte restaurées, qu’elles soient prédatrices ou herbivores. En particulier, la notion de cascade trophique, considérée comme une construction intellectuelle opérant seulement dans des systèmes aux chaînes trophiques simples et dominées par des dynamiques d’équilibre (Peterson et al., 2014) est de plus en plus critiquée ; ce type de modélisation du vivant ne fait plus l’unanimité aujourd’hui en écologie où l’on pense désormais les écosystèmes comme étant gouvernés par des dynamiques multicausales et de non-équilibre (Botkin, 1990). Certaines initiatives portent dès lors non pas sur la reconstitution de populations faunistiques, mais de populations floristiques autochtones, de manière à obtenir un écosystème là aussi plus autonome (Featherstone, 2004). Concrètement, les défenseurs de ces projets appellent à mettre fin aux plantations monospécifiques et à les remplacer par des espèces diversifiées et considérées comme autochtones, reproduisant les essences des forêts dites primaires (Ashmole et Ashmole, 2009 ; Galetti et al., 2017).
Ces projets se qualifient eux-mêmes de « restauration active », au sens où les êtres humains transforment activement l’écosystème sans attendre qu’il se restaure éventuellement lui-même. Ils rencontrent en général moins d’opposition que ceux impliquant des restaurations de populations faunistiques, qui leur sont en réalité complémentaires. En Écosse, par exemple, l’ONG Trees for Life met en œuvre la restauration de forêts natives des Highlands depuis 1993. Seulement, comme le souligne Featherstone (2004), fondateur de Trees for Life, pour atteindre leur objectif de forêt calédonienne fonctionnant en libre évolution, il leur faudra également mettre en œuvre des réintroductions de grands mammifères comme le castor, le sanglier (Sandom et al., 2013), le lynx ou même le loup (Manning et al., 2009). En cela, ils s’inscrivent tout de même dans une filiation avec le rewilding trophique. Les différentes approches de rewilding sont donc en réalité à penser comme différentes facettes d’une même stratégie pour l’action écologique, dès lors que son objectif est de recréer des écosystèmes évoluant plus librement.
Cette approche du rewilding par la flore fait l’objet de moins de conflits, mais est également beaucoup moins mentionnée et mobilisée que les approches faunistiques. Le rewilding reste en effet très associé au concept de cascade trophique, selon lequel la flore serait le dernier maillon de la chaîne et donc celui qui se rétablirait « de lui-même » une fois les espèces dites clés de voûte réintroduites.
Un rewilding abiotique ?
Le terme rewilding est aussi utilisé pour qualifier des projets de restauration de processus abiotiques, par exemple en cas de destruction d’ouvrages sur les cours d’eau14. Cette utilisation émerge moins de la recherche scientifique que d’une demande sociale s’exprimant à travers des mobilisations d’ONG comme Rewilding Europe, qui travaille en partenariat avec l’ONG Dam Removal Europe15. La littérature scientifique, elle, propose peu d’applications du rewilding aux processus abiotiques et reprend plutôt les notions de restauration (Barraud, 2011), réhabilitation ou renaturation pour qualifier l’effacement d’obstacles ou le démantèlement d’aménagements sur les cours d’eau16.
L’utilisation différenciée des termes rewilding, restauration, réhabilitation et renaturation des cours d’eau invite à les interroger. Restauration, réhabilitation et renaturation ne s’appuient pas sur des définitions totalement stabilisées (Barraud, 2007) et sont souvent employées de manière interchangeable (Morandi, 2014), mais restauration et renaturation font toutes deux référence à un état naturel pré-perturbation de l’écosystème concerné alors que la réhabilitation, quand elle en est distinguée, adopte un objectif moins ambitieux, à mi-chemin entre état naturel et état perturbé (Morandi, 2014). Comme le rewilding, ces concepts invitent donc à considérer un état passé de l’écosystème préféré à l’état actuel, jugé dégradé. Leur utilisation différenciée ne trouve en réalité de justification pas tant dans leurs significations que dans les trajectoires dans lesquelles ces termes s’inscrivent : la restauration écologique a sa propre histoire, bien distincte de celle du rewilding et associée au développement de l’ingénierie écologique (Barraud, 2011). Cette dernière a connu un fort intérêt scientifique et sociétal à partir du début des années 1990, ce qui peut expliquer le peu d’attrait que présente le nouveau terme de rewilding pour penser des trajectoires déjà bien tracées, ce d’autant plus que, tandis que l’ingénierie écologique pose les êtres humains en pilotes de leurs opérations, le rewilding a tendance à penser leur effacement. Pour autant, les promoteurs associatifs du rewilding tels que Rewilding Europe présentent aujourd’hui la restauration comme un outil nécessaire à la reconstitution d’écosystèmes complets et autonomes : en ce sens elle s’intègre au projet d’ensemble du rewilding.
Le rewilding spontané
Certains critiques voient néanmoins toutes les opérations sus-citées non pas comme du rewilding, mais comme un compromis fait par les êtres humains avec les autres qu’humains : les sociétés humaines choisiraient à quels individus et à quels processus elles veulent rendre leur autonomie. Or selon ces critiques, si l’être humain reste au centre des opérations, on ne peut parler de rewilding. Pour Drenthen (2015), par exemple, le seul véritable rewilding est en effet celui qui se fait sans aucun contrôle humain. Ce rewilding est alors dit « spontané ». Cela peut passer pour un pléonasme, puisque le rewilding devrait justement permettre le retour à l’autonomie des autres qu’humains, et donc à la spontanéité17. Cette vision du rewilding est à rapprocher du rewilding dit passif (Carver, 2019 ; Navarro et Pereira, 2012), c’est-à-dire qui se déroule sans action humaine, ce que Barraud (2020a) traduit par « ensauvagement ».
Parmi les processus spontanés ainsi qualifiés de rewilding, le retour de grands carnivores dans des territoires dont ils avaient été préalablement extirpés est un exemple tout à fait parlant (Linnell et Jackson, 2019 ; Chapron et al., 2014). Ce rewilding est peu étudié et encore moins mis en œuvre : par définition, les êtres humains n’ont pas de prise sur lui et ne peuvent au plus qu’accompagner ces dynamiques. Pour Morel et al. (2020), il s’agit là pour les sociétés humaines d’une opportunité peu coûteuse de soutenir des dynamiques de restauration des écosystèmes18.
Le rewilding par abandon des terres agricoles
L’expression « rewilding spontané » peut aussi qualifier les dynamiques d’enfrichement par abandon des terres agricoles. À travers l’Europe, par exemple, des territoires ruraux isolés et jugés comme peu compétitifs subissent une déprise et sont peu à peu laissés à l’abandon (Navarro et Pereira, 2012). En soi, ce processus d’abandon des terres peut être qualifié de rewilding au sens où des territoires préalablement contrôlés par les êtres humains sont désormais laissés en libre évolution et connaissent une dynamique d’enfrichement. Ce rewilding s’applique aux paysages, en tant qu’ils passeraient d’un état culturel à un état naturel du fait de l’arrêt de leur exploitation (Gammon, 2018). Par conséquent, il fait face à des critiques qui déplorent l’effacement de l’histoire et des influences humaines sur les paysages auxquels il contribuerait (Jørgensen, 2015), critiques incarnées dans l’expression « fermeture des paysages » (Le Floch et al., 2005).
Des initiatives, qui défendent notamment les opportunités écologiques, sociales et culturelles que ces friches représentent (Schnitzler et Génot, 2012), se font néanmoins jour pour tenter d’en donner une meilleure image. En anglais, ces territoires en déprise sont désignés par les termes « wilderness » ou « wild land », en particulier au Royaume-Uni (Locquet et Héritier, 2020), ce qui leur donne une charge plus ambivalente, stimulant à la fois un goût pour les espaces naturels et un déplaisir associé aux espaces incultivés, laissés à l’abandon. En ce sens, l’emploi en français du terme « rewilding » paraît beaucoup moins connoté négativement que celui d’« enfrichement », ce qui explique que peu d’acteurs utilisent ce dernier pour qualifier des dynamiques qu’ils souhaitent favoriser.
Au-delà de l’enfrichement, des chercheurs profitent de cet abandon des terres agricoles pour mener des opérations de rewilding d’un autre sens (Ceaușu et al., 2015), fondées sur la réintroduction d’espèces ou sur le libre pâturage. L’abandon des terres agricoles engendre donc un double processus de rewilding, l’un inhérent et spontané à travers l’enfrichement, l’autre mis en œuvre par les êtres humains.
Le rewilding des êtres humains
Enfin, un dernier sens du rewilding émerge dans un mouvement réflexif : après le rewilding des écosystèmes, de la faune, de la flore, que ce soit en tant que groupes d’individus ou d’individus isolés, ou des paysages, pourquoi ne pas envisager les effets retours du rewilding sur les êtres humains ? Cette réflexion est portée par le militant et journaliste environnementaliste anglais Monbiot (2014) dont l’essai Feral a pour sous-titre Rewilding the land, the sea and human life. Pour lui, nous, êtres humains, gagnerions à opérer un rewilding de nos existences, de manière à enrichir nos vies et à les remplir d’enchantement et d’émerveillement : il nous invite à nouer un nouveau contact avec le « monde naturel » et à accueillir les transformations psychologiques et spirituelles que ce contact pourrait entraîner sur nous en retour. En France, Cochet et Durand (2018) nous proposent également, par le ré-ensauvagement, de retrouver un « équilibre physique et psychique » et des « émotions sauvages ». Ces dernières ne sont pas vues négativement mais, au contraire, comme un moyen de nous rapprocher du reste du vivant et de penser de nouvelles relations avec les composantes de nos écosystèmes.
Ces propositions apportent une vision complémentaire du rewilding : il n’est alors plus seulement une notion d’écologie de la conservation, mais offre des possibilités pour transformer nos modes de vie. Cette extension de sa sphère d’application jusqu’aux êtres humains tend néanmoins à détourner l’attention des enjeux politiques qui lui sont attachés en produisant un discours enchanteur et éloigné des mises en œuvre concrètes de ces idées (Zitouni, 2020). Il convient de se prémunir de cette dérive en adoptant des approches telles que la political ecology, tenant compte des dimensions politiques de ces propositions.
En outre, le tournant probiotique contemporain (Lorimer, 2020) s’illustre également par un rewilding des êtres humains en un sens plus littéral, à travers des initiatives visant à réintroduire des espèces clé de voûte jusqu’à l’échelle de nos organismes humains : Lorimer (2017) établit ainsi un parallèle entre les opérations de rewilding dans des réserves naturelles et les opérations de « reworming » (réintroduction de vers) thérapeutiques dans des corps humains. Cette application témoigne encore une fois de l’étendue des domaines auxquels l’idée du rewilding s’applique et que cette idée nourrit. Ainsi largement répandu dans des champs parfois très divers, le rewilding en perd toutefois en lisibilité et en cohérence.
Limites inhérentes à ces types de rewilding
Ce terme a en effet un premier sens très direct, « rendre sauvage à nouveau », et je l’ai provisoirement défini au début de cet article comme renvoyant à l’ensemble des opérations ou des théories visant à restaurer des espaces dans leur état naturel non cultivé. Pourtant, la polysémie du terme mais aussi cette définition même posent question.
Le rewilding est loin d’apparaître comme une idée unifiée. C’est un terme dont les différentes définitions servent à qualifier des projets qui n’ont parfois que peu de points communs. Sur la Figure 1, les différents types de rewilding présentés dans l’article ont été placés les uns par rapport aux autres et non selon des propriétés absolues, suivant un gradient d’intervention humaine d’une part, et un gradient d’agentivité conférée aux autres qu’humains, de l’autre19. Cette figure illustre le fait que les initiatives de rewilding ne s’ordonnent pas selon le seul facteur de l’intervention humaine, sur le mode de la distinction entre ensauvagement et ré-ensauvagement : des initiatives conférant le même degré d’agentivité aux êtres humains peuvent largement différer du fait de l’agentivité des autres qu’humains impliquée dans leur déploiement. Apparaissent sur la figure des types de rewilding proches de l’ingénierie écologique, dans lesquels les êtres humains sont dotés d’une forte agentivité alors que l’agentivité des autres qu’humains entre peu en considération (c’est le cas du rewilding à l’échelle des individus). À l’opposé, d’autres types de rewilding confèrent une forte agentivité aux autres qu’humains tout en n’incluant pas l’agentivité des êtres humains dans leur mise en œuvre. En cela, ils se rapprochent des courants de la libre évolution ; c’est le cas du rewilding spontané. Dès lors, la polysémie du rewilding peut entraîner un flottement de son sens, voire des récupérations politiques divergentes. Jørgensen (2015) décrit ainsi le rewilding comme un « mot plastique », utilisé par de nombreux acteurs pour appuyer leurs discours, sans s’accorder sur un projet commun.
Fig. 1 Un éventail de configurations et d’agentivités conférées aux êtres humains et autres qu’humains dans les différents types de rewilding. |
Remonter le temps ?
La définition du rewilding se proposant de « rendre sauvage à nouveau » ou de restaurer des espaces dans leur état naturel non cultivé pose question : quelle référence spatiale et temporelle (Jørgensen 2015 ; Barraud 2020b ; Dehaut 2020) les défenseurs du rewilding prennent-ils quand ils renvoient à un état sauvage ou non cultivé ? Et par ailleurs, dans quelle mesure remonter le temps des écosystèmes est-il envisageable ?
Les états de référence pris pour modèles varient : fin du Pléistocène, pré-colonisation du continent américain ou pré-extermination des espèces cibles. Il n’y a pas de consensus quant aux objectifs opérationnels du rewilding et pour les critiques, cela rend sa définition inopérante (Nogués-Bravo et al., 2016). En outre, quand la référence temporelle est explicite, elle renvoie toujours à un état défini comme stable et antérieur à une perturbation apportée par les activités anthropiques. Le rewilding est ainsi souvent présenté comme visant à rétablir des écosystèmes intrinsèquement stables et harmonieux ayant été dérangés par les êtres humains. Or, cet objectif d’un état stable et harmonieux auquel il faudrait revenir est largement remis en question (Botkin, 1990 ; Lorimer, 2020) : les écosystèmes, les espaces et les espèces étant des complexes dynamiques, les rétablir dans un état précis et fixe est un objectif difficilement atteignable mais également peu pertinent (Perino et al., 2019). Pour ces raisons, Nogués-Bravo et al. (2016) qualifient le rewilding de « nouvelle boîte de Pandore » de la conservation : selon eux, il est impossible de prévoir l’issue des opérations de réintroduction prévues par certains projets. Le rewilding, vu ainsi, manque donc d’adaptabilité et baigne dans l’illusion selon laquelle il serait possible et souhaitable de reconstituer un espace, un écosystème ou une espèce à l’identique. Face à ces critiques, plusieurs voix s’élèvent pour proposer de penser un rewilding qui tienne compte de ces dynamiques et ne vise plus un état unique et fixé, en mettant plutôt l’accent sur les processus écologiques (Perino et al., 2019).
Le rewilding réactive-t-il la séparation nature/culture ?
Par ailleurs, cette vision du rewilding repose sur l’idée qu’il faudrait rétablir un état naturel et sauvage qui existait dans le passé. Il semble ainsi réactiver le mythe de la wilderness, dans son sens d’espace de nature intacte, vierge de toute trace humaine (Cronon, 1995). Or, cette wilderness n’a elle-même rien de naturel (Cronon, 1995) : elle est socialement construite et incarne une vision statique, ethnocentrique (Callicott et Nelson, 1998 ; Larrère et Larrère, 2015) et dualiste (Ouderkirk, 2008) de l’environnement. Le rewilding, s’il cherche effectivement à restaurer une wilderness passée, est alors lui aussi pris dans le dualisme de l’ontologie naturaliste opposant la nature à la culture (Descola, 2005).
Des critiques similaires peuvent s’adresser aux partisans d’un rewilding qui viserait à améliorer le degré de wildness ou de naturalité d’un territoire. La wildness se distingue de la wilderness en ce qu’elle ne désigne pas un espace mais une qualité de ce qui est sauvage (Larrère et Larrère, 2015) ; elle se rapproche en ce sens de la naturalité (Guetté, 2018), concept développé pour « synthétiser l’expression en un lieu des propriétés écologiques intrinsèques de la Nature, sa biodiversité, son organisation, sa complexité et sa dynamique spontanée et autonome » (Vallauri et al., 2010). Bien que distinctes, ces notions reposent également sur une dichotomie entre, d’une part, une sphère dite naturelle et, de l’autre, une sphère humaine et culturelle, même si cette dichotomie n’est plus ouvertement spatialisée. Qu’il invite à rétablir des espaces de wilderness ou à favoriser un regain de wildness ou de naturalité, il reste paradoxal que le rewilding, s’inscrivant dans une telle dichotomie en proposant de dynamiser son pôle naturel, soit mis en œuvre par des êtres humains. Si l’on continue à penser à partir du dualisme nature/culture, le rewilding recrée une autre « fausse nature » (Elliot, 1982 ; Cronon, 1995) puisque ce sont des êtres humains qui le façonnent. Au contraire, parce que ses promoteurs portent leur attention sur l’autonomie des écosystèmes et prennent pour référence des états pré-perturbation par les êtres humains, le rewilding est également accusé de chercher à effacer la culture (Drenthen, 2009 ; Jørgensen, 2015).
Deux postures sont envisageables face à ces critiques : le rejet du concept de rewilding ou sa redéfinition. Je propose d’envisager ce concept non plus comme une invitation à rétablir un état sauvage passé, mais en tant qu’ensemble de pratiques hybrides troublant les séparations inhérentes à l’ontologie naturaliste. Je suis en cela l’invitation de Whatmore (2002) à proposer des géographies hybrides20 qui tiennent compte de la coconstruction d’assemblages plus qu’humains dans une perspective relationnelle davantage que de l’imaginaire spatial individualiste et excluant accompagnant l’idée de « sauvage ».
Vers une approche plus qu’humaine du rewilding
Redéfinir le rewilding à partir de l’autonomie plus qu’humaine
Devant ces critiques du rewilding comme excluant et réactivant le dualisme naturaliste, Prior et Ward (2016) cherchent à le redéfinir. Pour eux, contrairement à ce qu’avance Jørgensen (2015), ces critiques ne sont pas suffisantes pour évacuer les propositions du rewilding. Prior et Brady (2017) définissent ainsi le rewilding comme « a process of (re)introducing or restoring wild organisms and/or ecological processes to ecosystems where such organisms and processes are either missing or are “dysfunctional”21 ». Cette définition pose le rewilding comme un processus ne dépendant pas de l’action humaine et ne visant pas un état prédéfini. Prior et Brady (2017) proposent de recentrer le rewilding autour de la notion d’« autonomie plus qu’humaine22 » : le but recherché est celui d’une autonomie des espèces et des processus humains et autres qu’humains, pris en tant qu’assemblage multispécifique. Les êtres humains participent donc à la mise en œuvre de cette autonomie, mais en tant qu’actants parmi d’autres, dans une perspective relationnelle (Whatmore, 1997). L’autonomie plus qu’humaine répond à la prétendue autonomie des êtres humains en proposant d’accepter de penser les puissances créatrices autres qu’humaines et leurs contributions à la fabrique de nos mondes sociaux (Whatmore, 1997). En ce sens, l’adjectif « plus qu’humain » apporte ici une réparation à l’oubli dans la perspective humaniste de ce qui dépasse l’agentivité humaine. L’approche plus qu’humaine permet ainsi de tenir compte des agentivités sociales aussi bien humaines qu’autres qu’humaines : l’autonomie plus qu’humaine est le produit d’un agencement multispécifique qui déborde le contrôle humain.
Recentrer le rewilding autour de cette notion d’autonomie plus qu’humaine permet de mieux saisir sa dimension relationnelle : le rewilding n’est plus présenté comme mis en œuvre par les êtres humains, mais consiste en une coconstruction plus qu’humaine par des entités autonomes et enchevêtrées (Bubandt et Tsing, 2018). Les initiatives de rewilding entendu comme tel confèrent une plus grande agentivité aux autres qu’humains et ne sont plus pilotées par les êtres humains. Elles prennent au sérieux la place – écologique et politique – occupée par chacun des actants au sein d’un ensemble de relations interespèces. Dès lors, le rewilding peut être vu non pas comme tourné vers le passé et fabriquant des « fausses natures », mais comme ouvert et expérimental (Braun, 2015 ; Lorimer et Driessen, 2014). Il est à comprendre comme un processus dynamique : il ne vise pas un état prédéfini ni stable et s’appuie sur des agencements précaires (Tsing, 2017) dont l’unité tient justement à l’autonomie plus qu’humaine mise en œuvre dans leurs relations.
Cette proposition permet de centrer l’attention non plus sur les états visés mais sur les processus de transformation des écosystèmes ; cela insiste sur les temporalités de ces derniers (DeSilvey et Bartolini, 2019). Les actions en faveur d’une autonomie plus qu’humaine se doivent en effet de se décentrer des temporalités politiques et sociétales dont sont souvent tributaires les actions humaines en soutien au vivant pour adopter des rythmes de transformation eux-mêmes plus qu’humains : des rythmes moins linéaires et orientés, mais aux trajectoires indéfinies, dans ce que Lorimer et Driessen (2014) appellent une « écologie de surprises ». Ces propositions mettent en évidence la richesse des réflexions portées et suscitées par l’idée de rewilding, réflexions qui ne sont pas épuisées par les critiques exposées en première partie. L’approche plus qu’humaine nous offre un nouveau regard sur cette idée ; comment dès lors la mettre en œuvre concrètement ?
Vers une géographie plus qu’humaine du rewilding
La mise en œuvre d’une telle approche impose des réflexions sur les dimensions théoriques et pratiques de la recherche, de manière à prendre au sérieux les agentivités des autres qu’humains dès la conception des questionnements de recherche. Pour cela, cette approche se nourrit de réflexions en philosophie, en sociologie et en anthropologie (Despret, 2004 ; Haraway, 2008 ; Plumwood, 1993) visant à intégrer à nos réflexions et nos questionnements les autres qu’humains en tant que tels, et pas seulement en tant que médiés par les discours et les représentations humaines (Baratay, 2012). Pour ce faire, la géographie, en particulier, peut s’inspirer des méthodes et des approches des écologues, éthologues et naturalistes, par exemple pour tenir compte des spatialités autres qu’humaines (Chanteloup et al., 2016). Cette approche ne peut se passer du terrain pour faire l’inventaire des acteurs effectivement pris dans ces enchevêtrements (Haraway, 2008) et demande de mêler des méthodologies de géographie dite humaine et de biogéographie ou de sciences du vivant pour porter l’attention la plus équitable possible aux spatialités humaines et plus qu’humaines (Vicart, 2010).
Le rewilding invite à prendre en compte des entités autres qu’humaines autonomes et enchevêtrées et donc à mettre en œuvre une approche plus qu’humaine. Je choisis, en outre, de prendre au sérieux cette approche dans mes pratiques de terrain : l’approche plus qu’humaine ouvre des réflexions sur la possibilité d’une recherche elle-même plus qu’humaine, intégrant dans la pratique du terrain des savoir-faire autres qu’humains. En m’inspirant des travaux de Lane (2015) en anthropologie, j’expérimente depuis 2021 des pratiques de terrain hybrides en binôme avec une chienne23 ; je réalise des sessions d’observation dans un massif abritant un projet de rewilding, d’abord seule en notant ce que je perçois, ce que je relève comme étant digne d’attention, puis je reproduis le même parcours d’observation avec une chienne à qui je demande d’explorer son environnement, en notant cette fois ce qu’elle semble percevoir, ce qui attire son attention. J’en tire une observation doublement plus riche et qui, je l’espère, permettra de nourrir ma réflexion sur les éventuelles transformations des modes de relations plus qu’humaines accompagnant le développement de processus de rewilding24.
Conclusion
Le rewilding, dans son premier sens d’opération de restauration d’un espace ou un écosystème dans un état naturel passé, ne permet pas de renouveler la pensée sur le soutien au vivant et souffre de critiques limitant sa mise en œuvre. En revanche, une redéfinition du rewilding en tant que visant une autonomie plus qu’humaine des espaces et des écosystèmes ouvre la voie à des réflexions plus riches. À partir de cette redéfinition, la géographie, et en particulier l’approche de géographie plus qu’humaine, offre des perspectives de recherche originales prenant au sérieux les agentivités autres qu’humaines dans la fabrique de nos mondes socioécologiques. Dans un contexte actuel d’intenses réflexions et de nombreuses publications autour de la question des relations au vivant (Descola, 2019 ; Morizot, 2020) ainsi que de propositions visant à faire davantage de place au sauvage25 dans nos territoires (Helmer et al., 2015 ; Locquet, 2021), les apports de la géographie en général et de cette approche en particulier gagneraient à être davantage entendus.
Remerciements
Merci aux relecteurs et relectrices anonymes ainsi qu’à Régis Barraud, Julie Beauté, Laine Chanteloup, Stéphane Héritier et Marion Sbriglio pour leurs remarques et suggestions dans l’élaboration de cet article.
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En français, « rewilding » est traduit par « ré-ensauvagement » ou « ensauvagement » selon qu’il est mis en œuvre ou non par des êtres humains de manière intentionnelle. Je préfère néanmoins dans cet article, qui cherche à proposer une définition resserrée du rewilding, éviter les écueils et décalages liés à la traduction et me contenter du terme anglais.
Cet article est issu d’un travail de recherche de Master 2 dirigé par Stéphane Héritier (géographe, Université Grenoble-Alpes, laboratoire Pacte) et Denis Chartier [géographe, Université de Paris, LADYSS] (Dehaut, 2020) et se prolongeant par un doctorat en géographie sous la direction de Stéphane Héritier et de Laine Chanteloup (géographe, Université de Lausanne).
Il me semble important de prolonger ce travail de typologie, qui se fondait sur les différences de références spatiales et temporelles entre six usages du terme rewilding. Je m’attache davantage à distinguer les éléments, objets et acteurs sur lesquels portent les actions de rewilding pour construire ma typologie. Cette dernière complète en outre la typologie de Jørgensen en rassemblant un éventail plus large et actualisé de définitions.
Cette idée est séduisante parce qu’elle nous offre la possibilité de corriger un tournant écologique qui se serait opéré au Néolithique et qui ferait office de faute originelle. Mais Stépanoff (2018) note dans son article « Les Hommes préhistoriques n’ont jamais été modernes » que cela relève de la projection d’un schéma de pensée moderne sur des sociétés dont l’archéologie ne dit aucunement qu’elles avaient adopté de telles visions du monde.
Cette hypothèse a depuis été contredite par les travaux de Mitchell (2005), selon qui les grands herbivores n’ont jamais maintenu à eux seuls des paysages ouverts, bien qu’ils aient pu contribuer à modifier la composition spécifique des forêts.
L’absence de grands carnivores dans la réserve n’est pas soulevée comme étant un problème par les gestionnaires, les effectifs des herbivores étant régulés par la quantité de nourriture disponible (Vera, 2009).
L’absence de prise en compte des grands prédateurs par ce type de rewilding a pu conduire à le qualifier d’incomplet et à ne recommander sa mise en œuvre que dans des territoires où des grands prédateurs sont déjà présents (Michelot et Vignon, 2016).
Le dictionnaire Oxford, dans son édition de 2010, donne la définition suivante de « feral » : « adjective (especially of an animal) in a wild state, especially after escape from captivity or domestication » (2010), que je traduis par « adjectif (surtout pour un animal) : dans un état sauvage, en particulier après s’être échappé de captivité ou de domestication ».
Cet emploi du terme « féral » appliqué à des individus doit être différencié de l’emploi qu’en font Schnitzler et Génot (2012), pour qui la féralité s’applique aux paysages (Beauté et Dehaut, 2023).
La conception des îles comme laboratoires est à relier à une démarche coloniale qui a nourri la constitution de l’écologie (Grove, 2013) et qui irrigue encore – consciemment ou non – certaines trajectoires environnementalistes (Ferdinand, 2019).
Voir ce billet de blog sur le site de Rewilding Europe : https://rewildingeurope.com/news/rewilding-europe-joins-dam-removal-europe/.
Brown et al. (2018) fournissent un contre-exemple en utilisant l’expression « river-rewilding » dans un article récent.
La faiblesse des coûts de mise en œuvre de ces actions de rewilding doit cependant être mise en regard avec les coûts sociétaux de leurs conséquences, qui ne sont pas entièrement anticipables : coûts du retour du loup ou, dans le domaine sanitaire, coûts éventuels de la propagation de la maladie de Lyme.
Ces gradients ont été évalués à partir d’une revue de la littérature scientifique et des projets de mise en œuvre de chacun de ces types de rewilding : pour chacun des types identifiés, j’ai évalué dans la littérature le degré d’agentivité conféré aux êtres humains, d’une part, et aux autres qu’humains, d’autre part.
En géographie francophone, voir également Lespez et Dufour (2021).
L’adjectif « plus qu’humain » est emprunté à Whatmore (2002), qui ne l’applique pas elle-même au rewilding.
Cette chienne est une berger créole née et ayant passé la première partie de sa vie en Guadeloupe, sans être rattachée à un foyer humain identifié ; elle présente une physionomie témoignant d’une ascendance husky et un comportement caractéristique des chiens errants. En particulier, son odorat développé lui permet de repérer des sources de nourriture. Elle n’a cependant pas le comportement de prédation d’un chien de chasse, mais plutôt celui d’un charognard (Boitani et al., 2007).
J’espère en cela répondre à l’appel de Tsing (2017) à pratiquer des « arts de l’attention » (arts of noticing).
Citation de l’article : Dehaut S., 2023. Fondements pour une géographie plus qu’humaine du rewilding : revue de littérature et proposition de définition. Nat. Sci. Soc. 31, 1, 3-17.
Liste des tableaux
Liste des figures
Fig. 1 Un éventail de configurations et d’agentivités conférées aux êtres humains et autres qu’humains dans les différents types de rewilding. |
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Dans le texte |
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