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Nat. Sci. Soc.
Volume 31, Number 1, Janvier/Mars 2023
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Page(s) | 1 - 2 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2023026 | |
Published online | 30 June 2023 |
Eau : qui perd, qui gagne ?
Les affrontements violents qui ont eu lieu autour de la « bassine » de Sainte-Soline dans le département des Deux-Sèvres sont-ils le signe d’une conflictualité accrue autour des questions d’eau ?
Les conflits liés à l’eau ne sont pas nouveaux. Souvenons-nous que les mots rivalité et riveraineté ont la même étymologie. Le partage de l’eau n’est jamais réglé une fois pour toutes, particulièrement quand sa disponibilité dans le temps et l’espace est incertaine et que les consommations augmentent. Tout au long du XIXe siècle, le déploiement de nouveaux réseaux d’irrigation agricole et d’adduction d’eau en ville s’est fait au détriment d’usages plus anciens dont les détenteurs se sont tournés vers les tribunaux pour faire valoir leurs droits1.
Les débats aujourd’hui se focalisent souvent sur les promesses techniques qui permettraient d’économiser de l’eau ou d’en stocker les « excès » : ne peut-on pas réduire les fuites des réseaux urbains ? Pourquoi la France réutilise-t-elle apparemment moins les eaux usées que ses voisins ? Faut-il être pour ou contre les mégabassines ? Ces questions doivent être recontextualisées pour débattre des effets de ces différents dispositifs en référence à leurs interdépendances avec les usages amont et aval, à l’évolution des consommations, à la vulnérabilité des écosystèmes et aux enjeux de justice.
Les travaux qui ont documenté la trajectoire des bassins versants durant les dernières décennies montrent que les ouvrages de stockage d’eau, dans des contextes très variés, sont toujours justifiés par un discours étatique sur une pénurie structurelle qu’il serait possible de corriger en puisant dans une ressource abondante – transfert interbassin ou substitution de prélèvements d’été par des prélèvements d’hiver 2,3,4. Une fois cette ressource utilisée, le discours se renouvelle en évoquant de nouveaux besoins qui ne peuvent être satisfaits sans aller puiser ailleurs une eau supposée inutilisée et donc ouverte à sa mise en valeur. Or, il n’y a pas d’eau inutilisée au sens où les flux d’eau jouent tous un rôle dans la dynamique des systèmes sociaux et écologiques. Ainsi, la construction de l’abondance repose sur un processus d’invisibilisation des perdants, ceux dont les utilisations de l’eau sont rendues plus difficiles, coûteuses voire impossibles par cette nouvelle mise en valeur.
Plusieurs mécanismes de ce type sont à l’œuvre. Comme la surveillance réglementaire des écosystèmes s’est développée tardivement (après 1992), les besoins agricoles, urbains et industriels ont longtemps été mieux connus que ceux des écosystèmes. Ces derniers ont donc été souvent sous-estimés. Les conditions de mise en œuvre de la concertation territoriale autour d’infrastructures hydrauliques ne donnent pas à tous les acteurs les moyens d’être entendus5. Par ailleurs, la connaissance et la surveillance des usages étant peu développées, les usages pénalisés ont du mal à démontrer leur préjudice et disposent peu de possibilités de recours6. Enfin, la catégorisation des consommations par type d’usage masque des disparités au sein de chacun. Dans le domaine agricole, la modernisation suppose des investissements croissants qui ne sont rentabilisables que sur des exploitations plus grandes. Dans ce contexte, les perdants participent de la diminution du nombre d’agriculteurs, ce qui est une des conditions d’accès au foncier pour ceux qui restent.
Toutes les solutions qui identifient une « nouvelle » ressource plus abondante, voire qui en « créent » une, reviennent en fait à modifier les flux de l’eau au long de son parcours depuis une pluie jusqu’à son arrivée en mer. Les transferts interbassins constituent une réallocation visible des usages d’un bassin vers un autre. Les stockages constituent un transfert dans le temps et dans l’espace. Par exemple, l’eau stockée en période hivernale quand les débits sont normalement plus élevés est actuellement « allouée » à des zones humides à l’aval, aux écosystèmes qui en bénéficient et à d’éventuelles recharges d’eau souterraine. Il n’y a pas « d’eau perdue », l’eau qui s’écoule en hiver jusqu’en mer contribue aussi à la morphologie des cours d’eau et aux écosystèmes littoraux, incluant les productions de coquillages, avec pour certains une finalité marchande. Le stockage constitue ainsi souvent un transfert de « ce qui va à l’aval, maintenant » vers « ce qui reste sur place, en été ». Cette réallocation profite aux usagers connectés à l’infrastructure de stockage. L’allocation « sur place », présentée comme un projet pour le territoire, privilégie en fait les usagers ayant accès au stockage, du fait de leur proximité et de leur capacité à investir pour contribuer partiellement à son financement et à celui des équipements d’irrigation. Que se passe-t-il pour les autres agriculteurs irrigants ou non ? Certains projets leur demandent également une contribution financière (moindre que celle demandée aux usagers connectés) au motif que les nappes et les cours d’eau, moins sollicités l’été du fait de la réserve, subiront moins la sécheresse et donc la restriction d’usages. Or, si les autorisations de prélèvement en été de ceux qui sont connectés à la réserve sont transférées aux irrigants non connectés, en addition à celles qu’ils avaient auparavant, le stockage ne vient plus « en substitution » des prélèvements d’été, mais permet une augmentation des surfaces irriguées et des volumes pompés sur l’année, sans bénéfice ou avec un bénéfice partiel pour le milieu et les usages à l’aval.
Le changement climatique est aussi à l’origine de transferts en modifiant la distribution des pluies au cours de l’année et dans l’espace. Certaines allocations se retrouvent ainsi de fait diminuées alors que des besoins augmentent, notamment en agriculture. La mise en place de stockages est ainsi une forme d’adaptation, via une réallocation artificielle qui corrigerait celle liée au climat. La question de la légitimité de ces réallocations est alors posée : ont-elles effectivement un effet négatif sur les usages à l’aval par rapport à une situation de « préchangement climatique » ? Si c’est le cas, comment comparer la valeur de ces usages « perdants » avec la valeur de ceux qui en bénéficient ? Quelle est l’efficacité de cette redistribution des prélèvements pour corriger les effets du changement climatique, en particulier à l’horizon temporel des investissements ?
Si la réallocation via le stockage peut être légitime, elle nécessite une évaluation effective des conséquences ainsi qu’une véritable saisie démocratique, car il s’agit du partage d’une ressource naturelle, « bien commun de la nation ». Ce débat ne peut pas porter uniquement sur la quantité de cette ressource, parce que la dégradation de la qualité de l’eau par certains usages peut la rendre indisponible à d’autres. Étant donné l’importance des pollutions de l’eau d’origine agricole, la persistance des substances utilisées ou de leurs métabolites7 et les doutes sur leurs effets sanitaires, l’allocation de la quantité d’eau questionne aussi les pratiques agricoles et leurs effets sur la qualité de l’eau.
Ainsi, derrière les affrontements autour des questions de stockage d’eau, c’est une révision d’un contrat social et écologique sur des territoires qui est en jeu. Cette révision, justifiée par des conséquences du changement climatique, ne peut se satisfaire d’une absence de débat comme d’un débat tronqué par l’invisibilisation soit d’une partie des bénéfices apportés par l’eau, soit des modalités d’un juste partage de ces bénéfices par des systèmes de redistribution communément acceptés. À travers de nombreux articles publiés dans la revue, NSS propose des éclairages sur les références permettant de cadrer les dialogues8,9, sur les modalités de construction d’arènes de concertation dédiées5,10, ou encore sur l’évaluation à long terme de la viabilité d’un mode de relation à la ressource11, etc. Il serait intéressant de les revisiter à l’aune des actualités récentes, pour que la mise en œuvre des nouveaux plans de gestion de l’eau contribue à des territoires durables et justes.
Ingold A., 2011. Gouverner les eaux courantes en France au XIXe siècle. Administration, droits et savoirs, Entreprises et histoire, 66, 1, 69-104, https://www.cairn.info/revue-annales-2011-1-page-69.htm.
Molle F., 2008. Why enough is never enough: The societal determinants of river basin closure, International Journal of Water Resources Development, 24, 2, 217-226, https://doi.org/10.1080/07900620701723646.
Alatout S., 2009. Bringing abundance into environmental politics: constructing a zionist network of water abundance, immigration, and colonization, Social Studies of Science, 39, 3, 363-394, https://doi.org/10.1177/0306312708101979.
Fernandez S., 2014. Much ado about minimum flows… Unpacking indicators to reveal water politics, Geoforum, 57, 258-271, https://doi.org/10.1016/j.geoforum.2013.04.017.
Carrausse R., 2022. Face à la pénurie d’eau dans le Marais poitevin : dispositifs de gestion et trajectoire conflictuelle de réserves de substitution pour l’irrigation agricole, NSS, 30, 3-4, https://doi.org/10.1051/nss/2023005.
Debril T., Barone S., Gaudin A., 2020. Les trajectoires négociées de l’infraction environnementale : le cas des usages agricoles de l’eau, in D. Leenarhdt, M. Voltz, O. Barreteau (Eds), L’eau en milieu agricole. Outils et méthodes pour une gestion intégrée et territoriale, Versailles, Quae, 89-101.
Barbier R., Riaux J., Barreteau O., 2010. Science réglementaire et démocratie technique. Réflexion à partir de la gestion des pénuries d’eau, NSS, 18, 1, 14-23, https://doi.org/10.1051/nss/2010004.
Bouleau G., Pont D., 2014. Les conditions de référence de la directive cadre européenne sur l’eau face à la dynamique des hydrosystèmes et des usages, NSS, 22, 1, 3-14, https://doi.org/10.1051/nss/2014016.
Allain S., 2012. Dossier « Le champ des commons en question : perspectives croisées » – Négocier l’eau comme un bien commun à travers la planification concertée de bassin, NSS, 20, 1, 52-65, https://doi.org/10.1051/nss/2011132.
Petit O., 2004. La surexploitation des eaux souterraines : enjeux et gouvernance, NSS, 12, 2, 146-156, https://doi.org/10.1051/nss:2004020.
© O. Barreteau et G. Bouleau, Hosted by EDP Sciences, 2023
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