Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 31, Number 4, Octobre/Décembre 2023
Dossier « La recherche au défi de la crise des temporalités »
Page(s) 429 - 442
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2024022
Published online 10 June 2024

© B. Sajaloli et al., Hosted by EDP Sciences, 2023

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« L’histoire, ce n’est donc pas une durée, c’est une multiplicité de durées qui s’enchevêtrent et s’enveloppent les unes les autres. Il faut donc substituer à la vieille notion de temps la notion de durée multiple. »

(Michel Foucault, 1994, vol. II, p. 279)

Loin d’être une aporie, la réflexion sur les temporalités des liens nature-société a continûment influencé les recherches en sciences humaines et sociales (SHS), et ce de façon significative dès les années 1970 (Barrué-Pastor et Bertrand, 2000 ; Beck et Delort, 1993 ; Bertrand et Bertrand, 1975 ; Delors et Walter, 2001 ; Pétrequin, 1984 ; Rasse, 2007). Durant ce demi-siècle, s’est ainsi forgé un corpus théorique des temps de la nature, au gré de postures dissemblables, dans un contexte de renouvellement des méthodes et des outils en fonction de l’évolution des interrogations, des progrès techniques et de l’émergence de l’interdisciplinarité. C’est de cette épistémologie des temps de l’environnement qu’entendent traiter ces lignes en dressant une historiographie de l’appréhension des temporalités de la nature dans les SHS et en insistant sur les résultats conceptuels qui en découlent. Ce regard se nourrit de l’expérience du Groupe d’histoire des zones humides (GHZH) qui rassemble géographes et historiens, archéologues, mais aussi sociologues, juristes, écologues et gestionnaires. Travaillée dans le pétrin de l’interdisciplinarité, notamment entre sciences biophysiques et humaines, entre écologie et sciences sociales, et dans les instances interdisciplinaires de la protection de la nature (parcs naturels régionaux [PNR], réserves naturelles nationales [RNN]…), cette expérience émane bien sûr de la géohistoire (Valette, 2019) mais intègre également une pratique des acteurs et des techniques de l’écologie scientifique1.

Les zones humides, caractérisées par leur extrême mobilité biophysique et paysagère, par le poids et la variabilité des perceptions et représentations sociales influençant leur gestion (Dagonneau et Sajaloli, 2021 ; Sajaloli, 2020 ; 2021b), constituent un cadre géographique idoine de réflexion. Milieux hybrides (Lespez, 2020), ayant leurs dynamiques écosociales propres, elles participent d’autant plus au débat sur les temporalités des liens nature-société qu’elles occupent un statut particulier dans la crise écologique globale. À la fois très sensibles au changement climatique du fait des perturbations des bilans hydrologiques, elles en atténuent fortement les effets en stockant du carbone (Pôle-relais zones humides, 2015) et en jouant un rôle tampon (atténuation des crues et stockage de l’eau lors des épisodes de sécheresse). Medwet (2021) évoque même un « miracle environnemental contre le changement climatique » ! Hotspot de biodiversité (FRB, 2018) puisque 50 % des oiseaux et 30 % des espèces végétales remarquables et menacées en dépendent directement, elles enregistrent cependant un déclin malgré les mesures de protection liées notamment à la convention de Ramsar (2021). Enfin, perçues à tort comme des « coins de vraie nature », elles sont au contraire, davantage que les autres écosystèmes, très inféodées à la succession historique des modes de valorisation en raison de l’ancienneté de leur occupation humaine (Beck et Marinval, 2019).

Notre argumentation repose sur l’obsolescence de l’opposition nature-société, partagée par la plupart des chercheurs en sciences humaines aujourd’hui. Dissocier les temps de la nature, de la société et de la science a été une construction de la modernité qui, valorisant le sujet humain, l’a détaché de son environnement. Cette vision, devenue difficile à tenir, sans aucun doute impossible à penser ailleurs qu’en Occident, a été déconstruite selon des schèmes différents suivant les disciplines des sciences humaines, puis recomposée dans le cadre d’échanges entre sciences humaines et sciences du vivant (première partie). Plusieurs éléments peuvent être mobilisés en ce sens autour de l’approche matérialité-représentations-gestion. Le passage du triptyque ressources-risques-contraintes de la géographie et de l’histoire classique (George, 1971) à la notion de coconstruction et de coévolution des territoires (Muxart et al., 2003) montre l’évolution conceptuelle : le milieu naturel construit la réalité biophysique en même temps que l’anthropisation le façonne, il agit sur le sociosystème qui, en retour, intervient sur lui. Cela met l’accent aussi sur la complexité des phénomènes socio-environnementaux et sur la difficulté de compréhension des crises socio-environnementales (Beck et al., 2006). La distinction des dynamiques d’origine naturelle ou biophysique et des dynamiques d’origine sociale ne possède plus vraiment de sens puisque tous les phénomènes sont indissociablement imbriqués et réclament une écologie de la réconciliation (Mathevet, 2012 ; Barnaud et al., 2018). Pourtant, si, peu à peu, s’est élaborée cette conception scientifique interdisciplinaire du temps (deuxième partie), l’accélération des crises écologiques suscite, si ce n’est une nouvelle crise des temporalités, du moins une nouvelle fabrique des temps de l’environnement, liée au décalage des rythmes entre processus décisionnels et dynamiques des milieux, mais aussi à l’irruption d’autres concepts (le hasard, l’hybride, la physique quantique…) bousculant les approches classiques (troisième partie). Ce qui s’observe, ce sont des rythmes temporels difficilement agençables : « Vous ne voyez pas deux spectacles différents dans un espace semblable, mais une succession de mille fontaines à rythmes divers» (Serres, 2003). Ce qui change, c’est le présentisme actuel. « L’expérience de la temporalité, de la diachronie, est aujourd’hui atrophiée par le jeu de l’instantanéité, par l’accélération du temps, par l’empire du synchronique » (Soja, 1989). Ou, dit autrement, « on est donc passé, dans notre rapport au temps, du futurisme au présentisme : à un présent qui est à lui-même son propre horizon » (Hartog, 1995).

Ce qui retient, c’est l’urgence à dépasser ces disharmonies des temps. Cette argumentation en trois temps est ainsi un plaidoyer en faveur de la présence des sciences historiques dans la gouvernance de l’environnement : dans l’expertise, il s’agit de montrer en quoi il est essentiel d’intégrer une approche géohistorique dans le diagnostic préalable à la gestion qui fonde ensuite la prise de décision.

L’environnement, creuset d’une conception commune et interdisciplinaire du temps

Aujourd’hui, l’environnement occupe une grande place dans la société autour de réflexions touchant à la qualité du cadre de vie. Pourtant, le mot « environnement » n’est pas si récent (Massard-Guilbaud, 2002 ; Robic, 1992) : après être tombé en désuétude pendant de nombreuses années, il réapparaît dans la langue française dans les années 1960 et n’entre dans le dictionnaire Larousse qu’en 1972 sous la définition « ensemble des éléments naturels ou artificiels qui conditionnent la vie de l’homme ». Un an plus tôt, en 1971, le ministère de l’Environnement est créé pour mettre en œuvre les politiques du gouvernement dans ce domaine. La décennie 1970 et les suivantes sont alors devenues favorables à de nombreuses recherches autour de cette notion (Charvolin, 2001 ; 2003). Le nouveau ministère lance « un appel à une recherche scientifique capable non seulement d’éclairer la décision, mais aussi d’aider à concevoir des formes de développement plus soucieuses de préserver la “nature” » (Jollivet, 1992). Le monde de la recherche s’empare alors de la question environnementale et y intègre la question des temporalités, soldant les « vieilles batailles » sur les conceptions différentes du temps qui prévalaient auparavant grâce notamment à des « passeurs de frontières » (Jollivet, 1992) dont le rôle est souligné.

L’environnement redistribue les cartes du temps

Cette intégration du temps ou des temporalités dans la notion d’environnement redistribue les cartes car cette idée d’un environnement en perpétuelle transformation s’oppose à une vision souvent simpliste et longtemps admise selon laquelle la nature, quasi figée, évoluerait dans une grande lenteur. Et pourtant, encore selon Michel Serres (2003), « […] l’eau coule, mais la falaise coule aussi bien, puisqu’elle s’écroule en blocs et sablons, comme l’eau et comme l’histoire des hommes, en autant et plus encore de stades ou d’échelons ». Si le temps redistribue les cartes environnementales, il crée aussi de la confusion car, selon les disciplines, la temporalité n’est pas abordée de la même manière.

Au XIXe siècle, dans les sciences de la nature, le concept darwinien d’évolution, associé au développement de la paléontologie, a progressivement imposé l’idée d’une histoire très longue et assez accidentée de la vie. Cette vision est toutefois à l’origine d’un hiatus entre ce temps très long et le temps plus ramassé des écosystèmes dont on cherche à appréhender le fonctionnement immédiat. Dans ce cadre, les écologues ont eu longtemps du mal à comprendre et construire l’entre-deux, entre l’instantané et le temps très long de l’évolution des espèces, car il s’agit d’introduire la notion de l’échelle géographique et temporelle de l’objet considéré (Baudry, 2002). L’histoire géologique diffère de l’histoire des espèces, qui diffère de l’histoire des écosystèmes, de celle des populations et de celle des individus. Globalement, les temporalités vont du plus lent au plus rapide… En outre, les changements de comportement individuels ou dans les relations au sein de la communauté biotique sont à l’origine, en se cumulant, de transformations plus durables et de plus grande ampleur. Les relations entre ces divers ensembles emboîtés sont donc totalement réciproques, et on ne peut se focaliser sur l’une ou l’autre en négligeant les autres. Un article de C. Beck et d’É. Rémy (2015) sur la loutre atteste ces difficultés et montre comment les écologues recherchent des données historiques souvent dans le but de conforter leur point de vue actuel. Or, comme le souligne Robert Delort (1984), considérer que les animaux d’il y a quelques décennies sont les mêmes qu’aujourd’hui ne prend pas en compte les variations du milieu : « Il faut au contraire, en rapprochant une série d’évidences retrouvées, tenter de voir non point en quoi le modèle actuel ressemble à l’ancien mais en quoi il en diffère significativement (sur quels points, suivant quelle évolution et pour quelles raisons ?) ».

Dans la première moitié du XXe siècle, ce sont les ingénieurs forestiers, les phytogéographes et les biogéographes qui intègrent la temporalité dans leurs travaux notamment sur l’histoire des forêts (Campagne, 1912 ; Gaussen, 1926 ; Mougin, 1919). Le temps historique est alors convoqué pour montrer les changements majeurs et l’attention se focalise essentiellement sur les crises dans le développement des formations végétales (défrichements, conflits forestiers, exploitation des ressources…). Dans les années 1950, ce sont les disciplines paléoécologiques qui se développent à travers la palynologie, l’anthracologie, la sédimentologie… dont le domaine d’application principal correspond aux 10 000 dernières années de l’Holocène. Un autre hiatus temporel apparaît ici car dans un premier temps, ces scientifiques se montrent rétifs à envisager les derniers millénaires considérés comme perturbés par le signal anthropique.

Les années 1970 et le développement des recherches sur l’environnement annoncent de nombreuses collaborations entre disciplines à travers l’interdisciplinarité (Le Roy Ladurie, 1974). Néanmoins, à l’exception notoire d’Emmanuel Le Roy Ladurie (2004, 2006, 20092), les historiens qui s’intéressent à l’articulation entre le temps très long et le temps très court s’emparent assez peu de cette question en lien avec l’environnement. « […] il n’y eut pas véritablement d’alliance scientifique avec les historiens, en dépit des travaux dans le domaine de l’histoire rurale des fondateurs de l’École des Annales, Marc Bloch et Lucien Febvre » (Métailié, 2005). En 1975, Georges et Claude Bertrand publient « Pour une histoire écologique de la France rurale ». Le sous-titre de leur chapitre, « L’impossible tableau géographique » dénonce l’attitude classique des historiens qui consiste à demander aux géographes d’écrire une introduction géographique à un ouvrage d’histoire. Dans ce texte, le constat de G. Bertrand montre l’absence de liaisons entre les disciplines. « Une étude écologique à finalité historique paraît, encore de nos jours, tenir de la gageure aussi bien pour les écologistes que pour les historiens» (Bertrand et Bertrand, 1975). Ce texte est réellement un manifeste qui préconise le développement d’une « histoire socioécologique3 » sans utiliser le mot environnement. Hélas, toutes les idées novatrices de G. Bertrand énoncées en 1975 ne sont jamais mobilisées dans les quatre tomes de cet ouvrage mais annoncent néanmoins une meilleure intégration des temporalités dans les démarches scientifiques ultérieures.

Pionniers et trajectoires disciplinaires des temps de l’environnement

Malgré ce manque de porosités entre les disciplines, certains chercheurs transcendent les limites temporelles. Parmi eux, Fernand Braudel fut un pionnier en forgeant le terme de géohistoire, utilisé pour la première fois dans ses Cahiers de captivité entre 1941 et 1944 (Braudel, 1997). La géohistoire naît du constat de l’existence de limites physiques et biologiques (la part du milieu) qui s’impose aux sociétés humaines dans la longue durée. Ici, la pensée braudélienne se caractérise par l’intégration de la spatialité, la longue durée et « la primauté de la société dans la compréhension historique » (Ribeiro, 2012). La proposition de F. Braudel insiste sur le croisement des approches entre géographie et histoire. « Spatialiser l’histoire signifie donc une entreprise où l’espace géographique n’est pas simplement un cadre de référence, une toile de fond immobile sur laquelle les événements se disposent ; avec F. Braudel, l’espace devient un personnage historique de premier rang » (Ribeiro, 2012). Jusque dans les années 1960, plusieurs travaux d’historiens portent sur cette notion qui est néanmoins progressivement abandonnée dans les années 1970. L’École des Annales elle-même est peu réceptive. « Faut-il en conclure que le succès de Braudel dans sa propre communauté fut davantage un succès d’estime voire un succès institutionnel qu’une réelle reconnaissance scientifique ? Ou que le moment braudélien fut éphémère et au final sans lendemain ? » (Valette et Carozza, 2019). La géohistoire de F. Braudel est mise en sommeil par la plupart des historiens français qui, contrairement aux Anglo-Saxons, se débarrassent de la question de la nature, se considérant mal armés conceptuellement, et l’abandonnent aux géographes. Ces derniers se sont emparés du terme de sorte que de nombreux travaux scientifiques se sont développés depuis les années 2000, dans la continuité du Groupe d’histoire des forêts françaises, créé en 1982, et du Groupe d’histoire des zones humides, créé en 20024.

Parmi les géographes, Roger Dion fut également une figure pionnière avec ses travaux en géographie historique. Ces derniers insistent sur les dynamiques d’évolutions et les changements paysagers, travaux que l’on retrouve dans son ouvrage Essai sur la formation du paysage rural français, datant de 1934, plusieurs fois réédité et devenu un classique (Dion, 1991 [1934]). Son travail s’attache principalement aux structures agraires et aux paysages ruraux à travers les époques. Dans cette veine, son ouvrage de 1953 intitulé Histoire de la vigne et du vin en France réédité en 2010 par CNRS Éditions, est encore aujourd’hui un ouvrage de référence sur la question des vignobles et de la vigne depuis l’Antiquité (Dion, 2010 [1953]). Pour R. Dion, dans les pays de vieille civilisation comme la France, «la masse des créations héritées du passé s’interpose entre l’Homme et le fait physique pur » (Broc, 1982). Dion met en place une géographie humaine rétrospective qui ne s’intéresse à « l’activité des hommes d’autrefois que dans la mesure où les effets en sont sinon matériellement perceptibles dans la géographie humaine actuelle de notre pays, du moins indispensables à l’intelligence de celle-ci […]. Son objet est d’expliquer les choses en retraçant leur genèse » (Dion, 1974). Comme pour F. Braudel, les travaux de R. Dion ont été repris par d’autres. Mais, « comme il [Roger Dion] s’intéressait plus aux problèmes du passé qu’à ceux de son temps, il s’est vite retrouvé isolé au sein de la discipline, si bien qu’on en fit plus un historien qu’un géographe » (Barrué-Pastor et Bertrand, 2000).

Finalement, on retrouve dans les contributions majeures de F. Braudel et de R. Dion le terreau sur lequel se fondent les réflexions de G. Bertrand en 1975, même si, à l’origine, les mouvements du temps dans les deux disciplines sont parallèles mais pas superposables. Pourtant les occasions pour favoriser les porosités entre les disciplines ne manquent pas. Par exemple, en 1997, le colloque « Les temps de l’environnement » promouvait un dialogue interdisciplinaire entre toutes les sciences s’intéressant aux relations homme/nature dans le passé. Majeur, cet événement scientifique de grande ampleur a fait l’objet d’un ouvrage (une quarantaine de communications retenues sur un total de 112) publié aux Presses universitaires du Mirail (Barrué-Pastor et Bertrand, 2000). « Son examen montre qu’il s’agit des actes d’un colloque dont les historiens étaient, sauf exception, absents, ce qui ne manque pas d’interroger. Est-ce dire que les historiens français ne montrent aucun intérêt pour le sujet ? » (Massard-Guilbaud, 2002). Et pourtant, plusieurs d’entre eux travaillaient depuis quelques années sur des questions environnementales comme C. Beck, R. Delort, François Walter (1994 ; 1997 ; 2004) et Andrée Corvol (2003) dans le cadre des travaux du Groupe d’histoire des forêts françaises. De même, l’histoire des paysages intégrait également ces questions (Antoine, 2002). Quelques décennies auparavant, certains travaux d’historiens, plus isolés, se sont aussi saisis de manière indirecte de la question environnementale par le biais d’approches régionales, à l’instar de Robert Fossier (1974) et de Pierre Charbonnier (1980), ou d’approches thématiques, à l’instar d’E. Le Roy Ladurie (2004, 2006, 2009) et de ses recherches sur l’histoire humaine et comparée du climat. Retenons enfin les recherches menées par André Guillerme (1983), historien des sciences et techniques, sur les rapports socioéconomiques des sociétés urbaines aux milieux fluviaux et humides dans les cités médiévales du Bassin parisien. Tous ces travaux sont parfois considérés par certains comme des « miettes historiographiques » (Krautberger, 2012) alors qu’ils sont, à chaque fois, fondateurs. Conjointement, le développement des sociétés savantes a engendré de véritables bouillonnements scientifiques locaux sur des objets à caractère environnemental5.

Malgré cette dynamique positive, la construction progressive des trajectoires disciplinaires des temps de l’environnement se traduit par une forme de confusion. En 2013, Gérard Chouquer et Magali Watteaux réalisent une synthèse de plus de 400 pages au sujet de ce qu’ils dénomment « l’archéologie des disciplines géohistoriques » (Chouquer et Watteaux, 2013). Ils dénombrent plus de 152 intitulés ou démarches relatifs à la temporalité. G. Chouquer parle alors de profusion ou parfois de confusion des appellations qui, selon lui, est propice à l’émergence d’un champ collectif de recherche. Cependant, dès la fin des années 1990, réfléchir aux temps de l’environnement, c’était d’une certaine manière remettre en question la doxa de sa propre discipline, cela entérinait la volonté de construire quelque chose en commun et ouvrait la porte à l’interdisciplinarité.

Une construction commune du temps

Long a été le cheminement pour penser les interfaces entre les différentes conceptions disciplinaires du temps. La construction commune du temps s’est établie par étapes, mue cependant par une solide volonté de mettre en commun un objet de recherche. Au-delà des aspects techniques, en particulier du développement d’un chronomètre commun avec l’essor des datations radiométriques, il faut insister sur l’émergence de cette volonté et cette convergence d’intérêt autour de la question environnementale. Mises en tension intellectuelle, les disciplines souhaitant s’impliquer dans cet objet ont revisité une série de concepts, notamment la temporalité. Ce qui n’est pas allé sans débats contradictoires marqués par la volonté répétée des sciences humaines et sociales de participer à la réflexion environnementale.

Les scènes scientifiques de l’avènement d’un temps partagé de l’environnement

Dans les années 1960 et 1970, la montée en puissance des préoccupations environnementales en France favorise l’émergence de multiples « petites » scènes scientifiques. Elles sont à l’origine des premières initiatives fédérant des chercheurs de différentes disciplines en écologie et sciences sociales, en particulier la mise sur pied, par le CNRS en 1979, du Programme interdisciplinaire de recherche sur l’environnement (Piren, dénommé ensuite Programme environnement, vie et sociétés [PEVS]). Son objectif scientifique est « l’analyse des conditions d’évolution à long terme des milieux terrestres et des milieux aquatiques, continentaux et insulaires, soumis à diverses pressions humaines directes et indirectes » (Jollivet, 2001). Durant 25 ans jusqu’en 2002, les différents programmes sur l’environnement qui se sont succédé au CNRS ont joué un rôle moteur dans l’éclosion et la structuration d’une communauté scientifique s’inscrivant dans l’interdisciplinarité sciences humaines et sociales/sciences de la vie-sciences de l’Univers (Beck et al., 2006 ; 2008). Plus particulièrement, le comité Sociétés, environnement et développement durable (SEDD) privilégia les actions de recherche et de réflexion portant sur l’étude du fonctionnement et de la coévolution des systèmes naturels et sociaux dans le temps long. La question des temporalités, des emboîtements des échelles temporelles et spatiales, devint alors de plus en plus présente dans les travaux (Muxart et al., 2003). Il faut noter l’insistance, sans cesse formulée, sur la nécessité que l’on ne peut comprendre le fonctionnement de ces milieux hors d’une inscription dans le long terme.

Dans le domaine de l’archéologie, les interrogations relatives aux sociétés du passé et à leur environnement émergent de façon plus prégnante en parallèle des travaux en ethnosciences dans les années 1970. Les questions de changement climatique au fil des millénaires, d’adaptation ou non des sociétés pré- et protohistoriques à ces bouleversements profonds se font jour. Apparaissent ainsi des champs disciplinaires inédits adaptés à l’archéologie environnementale. De nouveaux outils sont élaborés : collecte d’écofacts dans les sédiments en contexte chronoarchéologique et mise au point de nouvelles techniques d’étude. L’évolution s’accentue avec le développement spectaculaire de l’archéologie préventive en France à partir du début des années 1980, multipliant les zones étudiées en nombre et en surface tout comme les données brutes et les informations « hors sites » de nouvelle portée : structures en creux naturelles ou anthropiques, sédiments et restes organiques, zones périphériques des habitats, posent alors de redoutables problèmes de datation. Ces nouveaux objets, qui n’étaient pas support de questionnement pour l’archéologie « classique », deviennent alors des vecteurs de reconstitutions paysagères et paléoécologiques de reconnaissance des écosystèmes. Les cadres d’analyse traditionnels éclatent, l’ouverture spatiale se doublant d’une ouverture chronologique. En fouillant des hectares et non plus des mètres carrés, ce changement d’échelle impose de renouveler le référentiel espace-temps, tout en affinant la précision des datations. Ce changement d’échelle impose également de repenser les collaborations entre disciplines, puisque, avec l’essor de l’archéologie préventive, les géomorphologues sont de plus en plus impliqués dans les réflexions environnementales (Allée et Lespez, 2006 ; Bravard et Magny, 2002 ; Lespez, 2012).

L’archéologie française, mais aussi internationale, se dote alors véritablement de deux nouvelles approches : l’archéobotanique et l’archéozoologie, tandis qu’une troisième émerge, la géoarchéologie en 1982 (date de la création par le CNRS de la première équipe de recherche en archéozoologie). C’est durant cette décennie aussi que de nouvelles associations et publications de recherche ont vu le jour, comme Anthropozoologica en 1984.

Le premier programme interdisciplinaire abordant ces questions d’archéologie environnementale a débuté en 1985 : « Archéologie et environnement fluviatiles du Mésolithique aux époques protohistoriques, d’après les investigations en milieu humide à Noyen-sur-Seine, Seine-et-Marne » dans le cadre de l’Action thématique programmée (ATP) « Développement d’approches nouvelles en archéologie par les méthodes de la physique, de la chimie, des mathématiques et des sciences de la Terre » du CNRS sous la direction de Marie-Christine Marinval (Marinval et al., 1989). En 1990, un tournant est pris, avec la création d’une formation doctorale à l’échelle nationale en France baptisée « Environnement et archéologie » (juxtaposition de deux termes : l’un recouvrant un concept, l’autre une discipline) et réunissant des universités de sciences sociales et de sciences de la vie et de la Terre. Entre 1990 et 2005, la formation se métamorphose en un master d’« archéologie environnementale », nouveau champ de recherche. L’archéologie environnementale, étude de l’ensemble des relations entre les sociétés humaines et leurs milieux, dans le temps et dans l’espace, tente de suivre et de comprendre la coévolution des sociétés et des milieux qu’elles fréquentent, et ce sur le temps long (siècles et millénaires [Marinval et Giraud, 2009]) mais également jusqu’à aujourd’hui, car tout système écologique et sociétal hérite du passé et car les sociétés passées ont traversé des crises et des changements écosociétaux. Analyser et décrypter, dans le temps et dans l’espace, à des échelles d’observation différentes et emboîtées, les états socio-environnementaux du passé explicite les temps de réponse des milieux et des sociétés et examine comment les sociétés les ont traversés (Beck et Marinval, 2019).

Le tournant des XXe et XXIe siècles marque un moment important : à côté des recherches portant sur les périodes anciennes axées sur une démarche archéologique et paléo-environnementale, intéressées par le fonctionnement dans la longue durée d’espaces écologiques complexes (zones humides, vallées fluviales, espaces forestiers, etc.6), apparaissent des travaux d’histoire consacrés à l’environnement des périodes moderne et surtout contemporaine, consacrés plus particulièrement aux questions de pollution, de déchets et d’assainissement, de politiques environnementales et énergétiques. Souvent inspirés à leurs débuts par l’environmental history américaine (Ingold, 2011 ; McNeill, 2000), ces historiens se sont fédérés en réseau, le Réseau universitaire des chercheurs en histoire environnementale (Ruche7) créé en 2008, organisant des séminaires et colloques dont « Écrire l’histoire environnementale au XXIe siècle », tenu à Lyon en 2018 (Frioux, 2020 ; Frioux et Bécot, 2022).

Plus récemment, les écologues ont proposé de considérer également que l’emboîtement des temporalités était majeur, comme celui des héritages. Cela est notamment vrai pour la question de la continuité écologique le long des cours d’eau, où les héritages sont maintenant perçus comme des empilements, voire un cocktail d’actions humaines ayant modifié les cours d’eau. S’ouvrant à l’histoire de l’environnement, les écologues adoptent une conception anthroposystémique (Lévêque et al., 2003) ou socioécosystémique (Berkes et al., 2003) qui les conduit à intégrer les sciences humaines dans les comités scientifiques des espaces protégés et à penser en termes de trajectoires socioécosystémiques, et non plus d’état de référence. Ils s’éloignent ainsi d’une vision catastrophique des relations êtres humains/nature.

De nouveaux outils conceptuels partagés ?

Au cours des dernières décennies, les débats conceptuels et sémantiques ont été féconds. Dans le prolongement des réflexions menées dans Les passeurs de frontières, le comité SEDD a participé aux débats théoriques avec les sciences de la vie sur la place de l’homme et des sociétés dans les écosystèmes, et contribué à définir le concept d’anthroposystème (Lévêque et al., 2003). Mettre l’accent sur les interactions et coévolutions entre les sociétés et les milieux, c’est donc intégrer ainsi la notion du temps et donc de l’histoire.

Ces outils conceptuels (coévolution, anthroposystème puis aujourd’hui socioécosystème) (Arnauld de Sartre et al., 2015) ont émergé parce que les chercheurs se sont inscrits dans l’interdisciplinarité. L’enjeu interdisciplinaire a une double dimension : cognitive (confrontation avec la complexité) et empirique (une méthodologie qui dépasse la juxtaposition des disciplines). L’inscription dans l’interdisciplinarité, non seulement en « interne », mais également en se confrontant aux disciplines des sciences de la vie, conduit, d’une part, à comparer les résultats et, d’autre part, à modifier la façon d’analyser les données en construisant des objets communs. L’autre grande conséquence est de sortir du cadre chronologique académique en intégrant les différentes échelles de temps (temps court des sociétés, temps plus long des systèmes biologiques tels que les écosystèmes forestiers). Renouer et dénouer « la tresse des temps » comme le recommandait il y a peu G. Bertrand, « le temps qui passe et le temps qu’il fait, le temps long et le temps court, le temps social et le temps de la nature, le temps biologique et le temps des horloges. Pour retrouver les rythmes entiers du temps de la nature-artefact […]. Remettre nos pas dans le pas de temps d’une nature historicisée » (Bertrand, 2019). Ces réflexions ont renouvelé l’appréhension des notions de trajectoire, d’équilibre, de seuil, de rupture, de changement lent ou rapide, de crise ou encore de réversibilité ou d’irréversibilité des phénomènes observés, mais ont aussi varié les niveaux d’analyse : macro- et microhistoire (Beck et al., 2006) ; géographie culturelle (Sajaloli, 2019).

L’écologie opère également son aggiornamento temporel. Certes, le classement du vivant s’effectue toujours par rapport à aujourd’hui sans que les espèces soient reliées à l’espace-temps, formant ainsi un tunnel disciplinaire et une impossible opérationnalité. Certes, l’écologie semble (ou du moins les gestionnaires des milieux naturels) encore hésiter entre une logique de restauration passéiste8 ou fixiste et l’adoption de nouvelles modalités reposant sur des trajectoires d’avenir intégrant le changement climatique. Mais, de plus en plus souvent, est mobilisée l’idée que les écosystèmes ne peuvent revenir en arrière (notamment en raison des espèces envahissantes et/ou allogènes) : ainsi, le concept opérationnel de libre évolution qui associe le sociosystème s’impose progressivement. Néanmoins, le débat reste ouvert, comme le montrent les réflexions qui animent le réseau Ramsar à propos des zones humides. Celles-ci incorporent pleinement l’approche culturelle (et donc temporelle), mais souvent avec une nostalgie du passé (réintroduction de races emblématiques comme la Highland Cattle) ou la tentation d’une intervention puissante pour conserver les milieux (génie écologique).

De même, l’Inee (Institut national de l’écologie et de l’environnement) du CNRS, créé en 2009, promeut « l’écologie globale9 » et vante « les recherches et les études sur le fonctionnement et la dynamique des écosystèmes et des anthroposystèmes à différentes échelles de temps (du très ancien à l’actuel) et d’espace (la biosphère) ». Il accorde une importance accrue aux héritages10, même s’il semble que ceux-ci soient difficilement intégrables dans la pensée de l’écologie comme le marque la curieuse absence de l’histoire dans les disciplines partenaires ! Mais plus généralement, les entreprises de restauration écologique basées sur la recréation des milieux menacés par les activités humaines ou leurs conséquences selon les procédés du génie écologique qui ont été à l’œuvre dans certains États du nord-ouest de l’Europe à la fin du XXe siècle, sont aujourd’hui souvent abandonnées au profit de la sanctuarisation d’espaces laissés en libre évolution. Cela rend justice aux études sur la longue durée des zones humides, qui ont, par exemple, largement démontré la mobilité de ces milieux face à la remontée du niveau marin au cours de l’Holocène et leur sensibilité aux fluctuations hydrologiques continentales dans la longue durée (Lespez, 2012). Ainsi, deux étapes sont à distinguer : dans les années 1990, avec l’avènement de la notion de biodiversité, il y a eu une volonté de piloter la nature, de contrôler le vivant (voir le programme « Récréer la nature », Chapuis et al., 2002) ; dans les années 2000, après les critiques contre ce contrôle (Terrasson, 2007 [1988]), le concept opérationnel de libre évolution intègre la complexité historique des relations humains-nature.

Ainsi, les recherches effectuées sur la longue durée, notamment au sein des zones humides, montrent sans ambiguïté que les héritages sont en effet non pas des « données » mais des « actants », non pas des « traces » mais des « déterminants » du futur. Si on ne les prend pas en compte en tant que facteurs agissants, on ne pourra ni anticiper le futur, ni contrôler le présent. Ce message fort est aussi un argument de lutte contre la volonté de construire des écosystèmes ex nihilo. Le passé est ainsi dans le présent et dans le futur et on ne peut éliminer les héritages. Notons encore le paradoxe de vouloir « ensauvager » mais aussi de prévoir les effets de cet « ensauvagement » et de les contrôler ! Enfin, la durée est une question essentielle et peu envisagée : l’attention est aujourd’hui portée sur les ruptures, sur les seuils (tipping points), mais sans intégrer le temps long qui, en séparant deux ruptures, façonne et détermine des milieux.

Les nouvelles fabriques des temporalités de l’environnement

Le changement climatique, l’effondrement de la biodiversité induisent une crise du temps, une peur de la fin des temps, qui plongent toutes et tous dans un vif tressaillement. Inversement, l’impuissance nourrit la crise, comme, jadis, dans les sociétés agraires préindustrielles (Beck et al., 2006) quand la récurrence des aléas climatiques (pluie, neige, sécheresse…) occasionnait des disettes au sein d’un agrosystème fragile et engendrait une lecture catastrophiste. Ainsi, l’imminence annoncée, ou du moins possible, de la fin du monde bouleverse le rapport aux temps de toutes les sciences de l’environnement. Distinguons pourtant deux logiques : d’une part, une révolution conceptuelle, l’épistémologie du temps dans chaque discipline connaissant de profonds bouleversements liés à l’émergence de nouveaux concepts qui s’insèrent, globalement, dans une pensée postmoderne ainsi que dans les découvertes des sciences dures (physique, notamment quantique…) ; d’autre part, une crise opérationnelle liée à la disharmonie des rythmes temporels (le temps du scientifique, le temps du politique, le temps du gestionnaire…) et à l’approche par filière institutionnelle.

Repenser le temps de l’environnement à l’aune de la crise globale

Une nouvelle compréhension de la nature se dessine du fait de la remise en cause du dualisme des Modernes. À la suite des travaux de M. Serres (1990), Bruno Latour (1991) et Sarah Whatmore (2002), qui remettent en cause l’extériorité de la nature et de la société, y compris dans la culture occidentale, le concept d’hybride ou ses analogues se sont diffusés. Ils décrivent le mélange indissociable de nature et de culture dans la matérialité contemporaine. Cela concerne la géographie, en particulier les travaux sur l’eau (Swyngedouw, 1999 ; Linton, 2010 ; Lespez et Dufour, 2021), mais touche également les disciplines voisines de l’écologie (Hobbs et al., 2009) ou de l’histoire (White, 2004). Ces travaux démontrent que la matérialité présente est une construction qui mêle des objets qui obéissent à des temporalités différentes. Ils rejoignent ainsi les propos de M. Serres (2003) qui propose de lire l’espace comme « une mosaïque de temps, à rythmes et tempos divers ». Mais les hybrides mêlent plus que de la nature et de la culture : ils ont des dynamiques évolutives propres qui participent de plusieurs temporalités où s’entrecroisent en permanence le temps des hommes et celui des processus biophysiques anthropisés. Cela rejoint les approches écologiques souhaitant la fin de l’opposition homme-nature et préconisant un sentiment d’appartenance au vivant (Blandin, 2020 [2010]) : l’humanité n’imposant plus ses temporalités, l’être humain doit composer avec les rythmes enchevêtrés des interactions entre les êtres vivants. Les travaux de François Bouteau sur les réseaux de communication inter- et intraspécifiques entre les plantes d’un même écosystème supposent en effet que le temps de la communication écologique soit également considéré (Bouteau, 2021 ; Bouteau et al., 2021). Cette conception de la nature et de l’environnement recentre la discussion sur la relation entre les humains et les non-humains (Grésillon et al., 2024). Elle oblige ainsi à repenser notre relation avec les autres vivants (Sajaloli et Grésillon, 2019 ; Sajaloli, 2021c) dans le cadre d’un projet de cohabitation qui devient de ce fait un enjeu fondamental de notre relation à l’environnement (Barrière et al., 2021 ; McNeill, 2000 ; Morizot, 2020 ; Larrère et Larrère, 2018).

Cette proposition n’est pas non plus sans conséquence pour la conception du temps de l’environnement et la prise en compte du temps dans la gestion contemporaine des milieux naturels. Face à l’approche classique développée par la science occidentale et s’inspirant des travaux d’Henri Bergson (1959 [1907]) sur l’évolution créatrice et de Jakob von Uexküll (1921) sur l’Umwelt, la philosophe Bernadette Bensaude-Vincent (2021) propose ainsi de repenser les temporalités de l’environnement. Critiquant la vision d’une ligne du temps uniforme découpée en durées identiques pour tous par le chronomètre de la modernité, elle montre que cette vision normative est tout entière tendue vers le futur11. Elle défend au contraire de repenser le temps en rappelant qu’il est propre à chaque individu, humain ou non humain. Son programme fondé sur la polychronie contemporaine consiste alors à prendre en compte la diversité des temporalités. Cette vision s’oppose dès lors à la collapsologie, non en ce qu’elle remet en cause les constats de la dégradation de l’environnement contemporain et de ses conséquences funestes, mais parce que les théories de l’effondrement occultent cette diversité des temporalités et des liens qui nous unissent aux autres êtres vivants. Se présentant comme la version négative de la flèche du progrès, la collapsologie impose une vision du temps unique, linéaire et anthropocentrée.

Cette conception du monde a de nombreuses implications opérationnelles. Certaines sont aujourd’hui parfaitement assimilées par les gestionnaires de l’environnement : après avoir longtemps rêvé d’un idyllique retour en arrière, d’un édénique état de référence (Beck et al., 2024 ; Sajaloli, 2021a), les politiques de restauration écologique ont aujourd’hui abandonné une vision de la restauration qui serait le retour à un milieu non altéré par les sociétés humaines. La compréhension de l’hybridation de l’environnement conduit à ne plus situer les milieux naturels dans un gradient de naturalité qui irait de l’artificiel à l’entièrement naturel (Dufour et Lespez, 2020 ; Lespez et Dufour, 2021 ; Luglia, 2018), à délégitimer toute intervention visant à une restauration des équilibres et des écosystèmes appuyée sur les métriques du passé (Dufour et Piégay, 2009), et à proposer des projets d’amélioration de la qualité biologique des milieux en rétablissant des conditions qui favorisent l’auto-entretien de la diversité du vivant (restauration fonctionnelle). Cette conception reste cependant profondément inscrite dans une perspective du pilotage de la biodiversité qui a du mal à laisser de la place à la spontanéité, au sauvage, comme le prônent certains (Cochet et Durand, 2018), et au hasard que cela implique. Dans un monde où la prévision est devenue un enjeu fondamental, la libre évolution, l’imprévu apparaissent comme des impensés. Il faut dire que la notion de hasard pose de telles difficultés conceptuelles qu’elle est au mieux marginalisée12 par l’histoire académique et le plus souvent évacuée par les autres sciences telles l’écologie, la géographie, l’archéologie… Cette notion est même le plus souvent rejetée par les gestionnaires qui en enregistrent pourtant les manifestations les plus tangibles lors des échecs des opérations de pilotage de la biodiversité : associée à une forme d’impuissance incompatible avec les ambitions de la gestion de l’environnement, elle bouscule la toute-puissance de l’être humain sur la nature.

Une crise opérationnelle des temporalités ?

La crise contemporaine crée une injonction à une gestion rapide, proactive. Si les aspects fondamentaux peinent à être changés rapidement, le gestionnaire de terrain est sous l’emprise d’une logique qui exige de prompts et mesurables résultats. Le souci de l’opérationnalité implique que l’on ne cherche pas à comprendre mais à agir vite et au moindre coût. Comme dans le cadre de la continuité écologique, on a souvent privilégié le score du gain obtenu sur le taux d’étagement ou bien le nombre d’ouvrages en travers enlevés sur la cohérence des projets de démantèlement et le gain pour les communautés vivantes (Barraud et Germaine, 2017). Dans une logique libérale où la puissance publique se déleste petit à petit de son expertise et de ses savoir-faire, le recours à des bureaux d’étude afin d’aider à l’élaboration des diagnostics et des plans de gestion est devenu la norme. Ce type d’organisation a souffert de la rentabilité recherchée par ses acteurs économiques : travail effectué souvent trop rapidement ; expertise centrée sur l’application de méthodes « éprouvées » devenues génériques plutôt que fondées sur une connaissance réelle de la matérialité à gérer ; construction coûte que coûte d’indicateurs plus ou moins adaptés à la question posée ; beaucoup de répétitions de formules et de préconisations d’un site à l’autre sans examiner les particularités de chaque lieu… La démarche dominante chez les gestionnaires semble encore très réductionniste, techniciste. Mais s’il existe des métriques pour la biodiversité contemporaine ou la pollution, il est impossible de raisonner de la sorte pour la prise en compte des trajectoires des vivants comme du patrimoine culturel (Sajaloli, 2019).

Les pratiques majoritaires sont également dictées par le temps des budgets alloués. Qui n’a pas entendu que tel projet serait financé « cette année, puis l’année prochaine », quand la sagesse aurait préconisé de respecter un temps d’observation après les opérations de restauration pour mieux intervenir plus tard, une fois le système transformé stabilisé et mieux compris par les gestionnaires ? L’articulation des temps de la connaissance, de l’expertise et de la gestion n’est dès lors pas aisée. La question est donc de savoir comment faire partager l’expérience des chercheurs, en particulier en sciences humaines de l’environnement et, à l’inverse, inciter les gestionnaires – ce que font maintenant bien plus souvent les PNR – à solliciter des chercheurs, quitte à accepter que les résultats arrivent au bout de 2 ou 3 ans au lieu de 2 ou 3 mois ! La contradiction entre l’urgence des situations et la nécessité d’études longues pour les comprendre au mieux est bien souvent tranchée par la nécessité de l’action…

Il y a pourtant une évolution dans la conception du temps dans les organismes gestionnaires des milieux naturels. La polémique contemporaine liée à la gestion des forêts domaniales par l’Office national des forêts (Drouet, 2018) confronte une vision ancienne où la forêt était gérée par le temps long (200 ou 300 ans) de la biodiversité et du prix du bois de qualité, à une vision actuelle, à court terme, industrielle, ultramécanisée, effaçant les savoir-faire sylvicoles, qui recherche une rentabilité à l’horizon de 20 ou 30 ans, suivant aveuglément le modèle agricole intensif, quitte à stériliser les sols. Il en va de même pour la Camargue où s’opposent deux conceptions du temps (Dervieux, 2005 ; Picon, 198713) : celle de certains locaux qui voudraient figer l’espace, le temps et les usages en élevant les digues pour s’opposer frontalement à l’élévation du niveau de la mer et à la salinisation, et celle des protecteurs de la nature qui préconisent d’accompagner les socioécosystèmes en vue de s’adapter à la montée des eaux, inéluctable vu le changement climatique. Dans les deux cas, l’idée principale est celle que l’homme contrôle la nature en une « vision-prison » de la séparation homme-nature (Sajaloli et al., 2022). Cette volonté de maîtriser le temps connaît une dimension politique plus large : les RNN, les espaces protégés, sont souvent des espaces qui répondent à des logiques politiques et qui imposent des temporalités spécifiques. À cet égard, il s’agit de s’interroger de manière critique sur l’influence de l’école historique anglo-saxonne qui, en matière d’environnement, envisage l’homme surtout sous la forme de la dégradation et la science historique comme un engagement militant14.

Enfin, il s’agit également d’hybrider les ressources et les références aussi bien pour les scientifiques que pour les gestionnaires. Deux appréhensions sont à entrecroiser : une approche sensible, holistique, qui renvoie à l’intime, et une approche analytique, combinatoire, qui renvoie au savoir. Dès lors, la transdisciplinarité doit prendre le pas sur l’interdisciplinarité (Blanc, 2008 ; Blanc et Lolive, 2009 ; Lespez, 2020 ; Volvey, 2013). De même, si en Amérique du Nord et en Amérique latine, les savoirs vernaculaires fournissent des arguments majeurs pour la restauration des milieux naturels (Pinton et Grenand, 2007), il y a au contraire en Europe occidentale, et peut être plus particulièrement en France du fait d’un exercice centralisé de toutes les formes de pouvoir, un primat du savoir savant qui balaie les savoirs locaux. Cela pose la question de la science participative versus un savoir institutionnel surplombant.

Pas à pas, les trois temps de l’argumentaire développés précédemment fournissent un plaidoyer en faveur de la présence des sciences historiques dans la gouvernance des milieux naturels (Valette et Carozza, 2019). Dans la première partie, nous avons insisté sur le décloisonnement disciplinaire suscité par l’appréhension de l’environnement, dans la deuxième sur la construction épistémologique commune des temporalités, liée à l’utilisation d’échelles scalaires et temporelles emboîtées et à l’intégration des notions de seuils et d’héritages, et dans la troisième enfin, nous avons mis en exergue la construction d’outils et de méthodes partagés par les sciences du vivant et les sciences humaines. Cette impériosité de penser les temps de l’environnement procède des crises écologiques et des menaces contemporaines affectant non seulement les milieux naturels mais plus encore l’humanité dans ses rapports au vivant.

Puisque la nature, du moins en Europe occidentale, ne peut être pensée que comme un construit social, il y a urgence à incorporer une dimension temporelle et culturelle dans les facteurs régissant le vivant, fût-il animé par des processus peu anthropiques (Beck et al., 2024). Comment agir en effet sur des écosystèmes, notamment humides (Sajaloli et al., 2022), qui résultent de dizaines de siècles d’intervention anthropique et de réponses biologiques à ces stimuli humains ? Comment ne pas intégrer la géohistoire des sites à protéger quand les richesses naturelles sont en grande partie liées aux modes de valorisation révolus ? Comment enfin ne pas considérer que le fonctionnement des écosystèmes participe également des héritages historiques ? Ainsi la géohistoire est-elle une composante majeure des sciences de l’environnement. Dès lors, il est indispensable d’associer l’approche géohistorique au diagnostic préalable qui fonde ensuite la prise de décision gestionnelle, et nécessaire d’inviter les sciences humaines dans les comités scientifiques des organismes gestionnaires des milieux naturels. Dans la RNN de Chérine (Indre), mais cet exemple est loin d’être isolé, il n’y a aucun membre des sciences sociales dans le comité scientifique, alors que la Brenne est entièrement une construction anthropique ! De même, en scrutant la composition de tous les comités scientifiques des PNR, peu d’entre eux font la part belle aux sciences humaines ! L’idée n’est pas de dénoncer, mais d’affirmer ici le rôle des sciences sociales dans la construction d’une histoire écologique et dans la compréhension des dynamiques socio-environnementales à l’œuvre.

Dans une propédeutique du temps, et à rebours sans doute de l’ultraspécialisation qui gagne l’enseignement secondaire ou supérieur, il nous semble par ailleurs indispensable de décloisonner les savoirs en incluant les sciences humaines dans les cursus des écologues et en promouvant une éducation à la multitemporalité de la nature. Il s’agit de penser en termes de complexité et non de simplification, et ce en prenant en compte le local, le hasard, les interactions humains-nature (hybride…).

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1

Rémi Luglia est, par exemple, président de la Société nationale de la protection de la nature (SNPN) et connaît bien les arcanes de l’écologie de terrain ; Laurent Lespez, géoarchéologue et géomorphologue, utilise dans ses travaux des techniques très élaborées relevant de l’écologie scientifique, Corinne Beck et Bertrand Sajaloli sont membres de comités scientifiques de PNR et de RNN. En outre, les remarques critiques sur la mobilisation des temporalités de la nature par l’écologie scientifique s’appuient sur les travaux des écologues dont nous n’avons fait que reprendre les travaux.

2

E. Le Roy Ladurie s’efforce de concilier et d’articuler « chroniques météorologiques » (temps courts en années et lieux précis) et « évolutions climatiques » (temps long en plusieurs siècles et vastes régions). Il connaît d’ailleurs une évolution dans la façon de traiter cet objet d’histoire (voir Vasak, 2010).

3

G. Bertrand avait lancé cette vision dès 1967 : « Le paysage est le résultat de la combinaison dynamique, donc instable, d’éléments physiques, biologiques et anthropiques qui réagissant dialectiquement les uns sur les autres font du paysage un ensemble unique et indissociable en perpétuelle évolution » (Bertrand et Tricart, 1968).

4

Voir, par exemple, Grataloup (2015) ; Jacob-Rousseau (2009).

5

Retenons entre autres le Groupe de recherches historiques et archéologiques de la vallée de la Sumène, le Groupe de recherches archéologiques et historiques de Sologne, la Société des historiens du pays de Retz, fondés respectivement en 1972, 1979 et 1981.

6

Parmi la bibliographie très abondante, citons Burnouf et Leveau (2004) et quelques références extraites des travaux du Groupe d’histoire des zones humides (www.ghzh.fr) et du Groupe d’histoire des forêts françaises (https://ghff.hypotheses.org) : Beck et al., 2005 ; 2011 ; Beck et Marinval, 2019 ; Corvol, 1993 ; 1994 ; 1999 ; 2003 ; 2011 ; Derex et Grégoire, 2009 ; Sajaloli et Servain, 2013

8

Restauration de type passéiste : au Moyen Âge, ou avant la révolution industrielle, la nature, en équilibre avec les activités humaines, était plus riche.

10

« Les interactions entre l’homme et son environnement constituent le cœur de cette recherche. Par une approche socio-environnementale intégrée à une démarche d’écologie globale prenant en compte à la fois le passé, le présent et les scénarios futurs, il s’agit de comprendre comment l’Homme et les sociétés induites subissent ou gouvernent les dynamiques environnementales et paysagères sous influence climato-anthropique. Les recherches s’intéressant aux interactions sociétés humaines-environnements combinent approches actualistes et rétro-observations et s’appuient sur un ensemble de disciplines souvent sollicitées de concert comprenant la Préhistoire, l’archéologie, l’anthropologie culturelle et biologique, la géographie et l’étude des paléo-environnements ».

11

« Le présent est aspiré par le futur » (Bensaude-Vincent, 2021, p. 19).

12

L’histoire contrefactuelle interroge en effet la notion de hasard à partir du point de divergence, c’est-à-dire du moment où, à partir d’un fait déclencheur, en partie aléatoire, histoire réelle et uchronie se séparent. Voir Deluermoz et Singaravélou (2016).

13

Voir aussi, versant PNR de Camargue, l’article intitulé « des enjeux qui divisent » : http://www.parc-camargue.fr/index.php?pagendx=app_170#ref_741.

14

Signalons à rebours la faiblesse des recherches en matière d’environnement dans l’école française d’histoire contemporaine malgré des réussites stimulantes (Blanc, 2015).

Citation de l’article : Sajaloli B., Dournel S., Lespez L., Luglia R., Valette P., Beck C., Marinval M.-C., 2023. Les temps de l’environnement, d’une construction interdisciplinaire commune à la crise des temporalités. Nat. Sci. Soc. 31, 4, 429-442.

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