Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 31, Number 4, Octobre/Décembre 2023
Dossier « La recherche au défi de la crise des temporalités »
Page(s) 502 - 514
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2024019
Published online 18 July 2024

© C. de Godoy Leski et Y. Sahraoui, Hosted by EDP Sciences, 2023

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Les politiques environnementales des grandes métropoles, dont les modes de gouvernance sont traditionnellement orientés vers l’attractivité et le développement urbain et économique, s’inscrivent de plus en plus dans des enjeux écologiques et de géopolitique locale complexes. Dans un contexte de changements globaux, notamment marqué par l’érosion de la biodiversité face aux dynamiques d’urbanisation (Balfors et al., 2016), la conservation de la biodiversité a progressivement été érigée en problème public et concerne désormais l’ensemble des métropoles. La question de la biodiversité tend donc à s’imposer dans la gouvernance urbaine par des instruments d’action publique ayant pour objet son inscription juridique dans des documents de cadrage opérationnels (aires protégées, Trame verte et bleue, documents d’urbanisme, etc.), mais également comme un sujet politique intégré à d’autres dimensions de cette gouvernance (qualité de vie, risques, mobilités, etc.).

La gouvernance urbaine de la biodiversité se retrouve donc désormais au cœur de tensions et de négociations entre une multiplicité d’acteurs aux intérêts variés (De Godoy Leski, 2021). Elle se caractérise par la complexité des connaissances à mettre en cohérence puis à opérationnaliser tant sur des plans techniques que politiques pour s’adapter collectivement aux changements globaux. Elle impose le temps long de la construction locale de ces connaissances à l’heure où les intercommunalités (notamment les métropoles) font face à l’attribution de nouvelles compétences contribuant à étendre dans le temps leurs responsabilités écologiques.

Face à de tels enjeux, les chercheurs mobilisent le plus souvent les éléments (cadres théoriques, normatifs, méthodes, etc.) traditionnels de leur discipline pour proposer des travaux et aboutir à des résultats appropriables par (et transposables dans) les stratégies métropolitaines. Si les objets étudiés indépendamment par les chercheurs (biodiversité, aménagement urbain, gouvernance, etc.) peuvent apparaître les uns ou les autres comme prioritaires pour traiter des enjeux de biodiversité urbaine, la mise en visibilité de leurs temporalités multiples, de leurs asynchronismes et de leurs imbrications, impose comme défi celui d’une convergence entre disciplines scientifiques, mais également entre les sciences et les sociétés.

La valorisation d’approches et d’expertises intégratives à l’interface entre sciences et sociétés tend à devenir un impératif des politiques de recherche. En témoignent les appels à projets interdisciplinaires issus de la stratégie de Lisbonne (2000) puis du programme européen H2020, fondés sur la réponse scientifique à des défis sociétaux (challenge-based approach) ou sur la capacité « résolutive » des sciences face à l’adaptation au changement climatique (De Godoy Leski et al., 2018). Ces approches intégratives promeuvent la rencontre de cultures épistémiques différentes (interdisciplinarité) allant parfois jusqu’à une ouverture aux mondes non académiques (transdisciplinarité) [Li Vigni, 2021]. Les travaux académiques sur les interactions entre les systèmes écologiques et les systèmes sociaux nécessitent l’hybridation de connaissances et de méthodes de différentes disciplines, des praticiens et de la société dans son ensemble pour répondre à des problèmes publics partagés (Holzer et al., 2018). De telles approches sont-elles pour autant en mesure d’ouvrir les frontières cognitives d’individus ou d’institutions aux sensibilités et aux pratiques différentes et parfois contradictoires ? S’il est aujourd’hui admis que la recherche transdisciplinaire est nécessaire à la compréhension et à la gestion des systèmes socioécologiques (SSE), l’écart entre les perceptions qu’en ont les scientifiques, les acteurs publics et citoyens (Avriel-Avni et Dick, 2019) peut constituer un verrou important. Il en est de même de la difficulté à articuler des temps propres à la nature, à la société et à l’action publique (Cornu et Theys, 2023 ; voir cet article dans ce numéro).

Parmi les sémantiques du temps employées conjointement par les sciences et les politiques publiques, la notion d’adaptation est une de celles qui transforment le plus les modes de gouvernance (Folke, 2007). Les stratégies adaptatives (Rocle, 2017) s’ouvrent en effet à la confrontation de temporalités segmentées qui relient des espaces considérés comme discontinus au regard de l’aménagement, mais dont les continuités se révèlent par la production de connaissances sur la dimension temporelle des objets scientifiques. L’interdisciplinarité y propose une hybridation de connaissances multiples qui se confrontent à des modes d’adaptation réactive institutionnalisant des normes et des pratiques potentiellement inadéquates face à des aléas futurs (Simonet, 2009). En réaction à l’adaptation comme stratégie à court terme face à l’incertitude, la notion de gouvernance anticipative (Boyd et al., 2015) s’est progressivement imposée comme stratégie à long terme tenant compte d’une multitude de futurs possibles. Les différentes temporalités des sous-systèmes socioécologiques (processus sociaux, écologiques, politiques, etc.), leur imprévisibilité et les incertitudes quant à leurs futurs posent néanmoins la question du statut à donner dans les débats aux expertises, savoirs, techniques et dispositifs (Callon et al., 2001 ; Lascoumes, 2002), notamment lorsqu’il s’agit d’agir dans l’urgence (Pestre, 2014).

Face à l’ensemble de ces enjeux, l’objectif est ici d’interroger la dimension cognitive de la temporalité d’une gouvernance métropolitaine en tension entre les enjeux de conciliation du développement urbain et de préservation de la biodiversité. Il s’appuie sur le projet de recherche BiodiverCité (2016-2020) mené à l’échelle de Bordeaux Métropole, qui visait à améliorer les connaissances sur la biodiversité urbaine pour mieux l’intégrer dans les réflexions liées aux stratégies urbaines futures. Dans cet article, nous proposons d’abord un bref regard sur l’écologisation de la gouvernance métropolitaine en France et des politiques publiques successives de Bordeaux Métropole pour comprendre l’émergence du projet interdisciplinaire BiodiverCité. Nous décrivons ensuite la coconstruction, au sein de ce projet, d’une démarche transdisciplinaire de prospective collaborative (De Godoy Leski et al., 2018) et stratégique (Godet et Durance, 2006) menée entre chercheurs et acteurs du territoire dans le champ de l’aménagement du territoire et de la conservation de la nature. La construction sociale des trajectoires socioécologiques futures de Bordeaux Métropole mobilise les approches par scénarios comme outil de gouvernance (Cole et al., 2022). Afin de devenir de véritables opérateurs de l’agenda politique (Mousli, 2013), ces approches par scénarios ont eu vocation à mobiliser de manière intégrée des méthodes d’objectivation issues de la modélisation (cartographique) tout autant que des approches socioanthropologiques à même de saisir les dimensions subjectives des dynamiques socioécologiques. Comme cette démarche a mis en évidence de fortes tensions entre les temporalités inhérentes à un projet de recherche (temps des différentes disciplines scientifiques), à un mandat politique (temps de l’action publique) et à des processus écologiques (temps de la nature), nous proposons enfin un retour réflexif questionnant notamment l’importance des temps et des référents disciplinaires et sociaux dans la construction d’une connaissance tournée vers l’action.

La gouvernance urbaine de la biodiversité au carrefour d’enjeux multiples

Une écologisation de la gouvernance urbaine

Avec la diffusion internationale de la notion de « ville durable » dans les années 1990, les villes ont été considérées comme des actrices majeures du développement durable, chargées d’imprégner d’environnement les différentes échelles des systèmes urbains : quartiers, espaces publics, espaces résidentiels, etc. Sous l’impulsion des réformes successives d’une décentralisation qui encadre la responsabilité des collectivités locales par des règles précises de mutualisation, de transferts de compétences et de conditionnalité des transferts financiers, les effets locaux des lois nationales (SRU en 2000 et lois Grenelle entre 2008 et 2010) ont érigé les questions environnementales en problèmes publics. Les collectivités territoriales sont dès lors devenues le relais local de ces visions conçues à l’échelle globale. L’écologisation émergente des modes de gouvernance urbaine s’amorça avec des expérimentations fortement contraintes par un déficit de moyens humains et financiers (Theys, 2003). En France, ce pilotage à distance d’une territorialisation de l’écologie a débouché sur des mécanismes de contractualisation entre l’État et une pluralité de partenaires (communes, intercommunalités, pays, départements, régions) dans ce qu’il convenait de qualifier de « gouvernance territoriale de l’environnement » (Le Bourhis, 2012).

Ainsi, au tournant des années 2000, les métropoles françaises ont commencé à intégrer des éléments de « nature » dans leur stratégie territoriale et leurs projets urbains, notamment sous les injonctions conjointes réglementaires européennes ou nationales : Directive-cadre sur l’eau (2000 et 2011), lois Grenelle (2007 et 2010), loi pour la reconquête de la biodiversité et des paysages (2016), réforme GEMAPI de la loi MATPAM (2014) puis loi NOTRe (2015)1. Les injonctions législatives y sont déclinées localement, par exemple dans les codes de l’environnement, de l’urbanisme et de la construction et de l’habitation. La temporalité des actions à mettre en œuvre face aux évolutions du cadre législatif fait émerger localement une gouvernance de la biodiversité pluraliste, aux ressources dispersées, causée par un éclatement institutionnel de cet enjeu dans des politiques publiques sans frontières. L’écologisation de l’action publique métropolitaine est donc devenue l’objet d’équilibres négociés entre les différents services administratifs des collectivités (les questions environnementales étant la plupart du temps réparties entre ces services, directions et pôles territoriaux) et entre les acteurs privés de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire.

Face aux injonctions d’adaptation des métropoles aux changements globaux, l’émergence d’une science de l’anticipation (Salles et Le Treut, 2017), orientée par la mise en visibilité d’enjeux écologiques, redimensionne la fonction des scientifiques et de leurs savoirs dans la construction de connaissances sur les dynamiques du vivant (Granjou, 2013). Cette anticipation implique également un investissement politique des futurs comme catégorie d’action publique (Le Berre, 2017), ce que de nombreux chercheurs et décideurs appellent de leurs vœux dans un contexte de métropolisation qui intensifie les interactions entre les systèmes sociotechniques et les systèmes écologiques. Penser un tel changement de paradigme en faisant face aux défis posés par l’anticipation territoriale nécessite de disposer de référents de diverses natures. En effet, les récits et les projections censés accompagner cette anticipation exercent un cadrage d’ensemble pour s’orienter vers une temporalité longue (Boyd et al., 2015) fondée notamment sur les connaissances scientifiques. La compréhension locale de ces connaissances procède tant au niveau individuel de mécanismes d’appropriation cognitive qu’au niveau collectif d’une actualisation permanente des problèmes publics par les techniques classiques de gouvernement du changement (Lascoumes et Le Galès, 2004), à savoir des instruments, savoirs, énoncés de politique publique, etc. Elle nécessite une forme de rationalisation des modes de penser et d’agir.

Dès lors se pose la question de la posture des chercheurs, des décideurs et des responsables politiques quant à la mobilisation de ces connaissances plurielles dans la coconstruction de nouveaux instruments de l’action publique territoriale. Compte tenu de ces problématiques, le rôle du chercheur n’a jamais été aussi nécessaire dans les affaires des territoires, mais aussi dans la création et l’opérationnalisation d’un nouveau rapport à l’incertitude et aux inquiétudes sociales comme données structurantes dans la prise de décision politique. Un paradoxe historique émerge alors entre des experts remis en question par les « profanes » (Callon et al., 2001) et l’imposition réglementaire d’une démocratie participative afin que les territoires se pensent localement (Magnaghi, 2014). Ainsi se confrontent deux versants de la réflexivité contemporaine : la participation « d’en bas » et l’anticipation « d’en haut »2.

BiodiverCité : une approche à long terme de la biodiversité urbaine entre sciences et société

Bordeaux Métropole affiche depuis le tournant des années 2000 des ambitions fortes sur plusieurs fronts, par exemple celle d’atteindre 1 million d’habitants en 2030 (puis en 2050). Pour atteindre cet horizon démographique, la Métropole a lancé en 2009 une démarche prospective présentée dans un document d’orientation intitulé 5 Sens pour un Bordeaux métropolitain qui articule une vision de la ville à l’horizon 2030. Cette politique en faveur de l’attractivité territoriale a conduit à d’importantes dynamiques d’urbanisation au cours de la dernière décennie se traduisant à la fois par une densification du centre-ville et un étalement urbain en périphérie de la métropole. Ces politiques publiques ont relancé la construction d’infra-structures de transport, le développement de l’offre de mobilité et le projet 50 000 logements collectifs autour des infrastructures de transports en commun en 2013. Dans ce contexte, la préservation à long terme de la biodiversité est devenue un enjeu majeur. Le territoire de Bordeaux Métropole comprend plusieurs zones Natura 2000, la Réserve naturelle nationale de Bruges (265 ha), et 17,5 % des terres sont concernées par un classement en Zones naturelles d’intérêt écologique, faunique et floristique (ZNIEFF). Les enjeux de conservation de la biodiversité se sont donc progressivement inscrits à l’agenda politique, en conduisant, par exemple, les élus à s’engager dans des actions de connaissance et de conservation, à commencer par l’initiative 55 000 ha pour la nature3, lancée en 2013, pour la préservation et la valorisation de son patrimoine naturel, et plus récemment la création d’un Atlas de la biodiversité métropolitaine en 2016.

Jusque-là, l’émergence d’une action publique environnementale (Salles, 2006 ; Lascoumes, 2012) s’est appuyée sur une approche paysagère comme vectrice de la valorisation d’espaces agricoles et semi-naturels au service du rayonnement économique métropolitain (Touchard, 2019), la préservation de la biodiversité s’inscrivant « en creux » dans les espaces laissés vacants par les opérations urbaines programmées. La réponse technique apportée par la gouvernance urbaine s’est focalisée sur la doctrine « Éviter, réduire, compenser » (ERC). L’anticipation politique et technique orientée par les logiques aménagistes s’opère par ce référentiel cognitif dans un travail institutionnel (Lawrence et Suddaby, 2006) qui relie les chercheurs aux acteurs territoriaux. Cette modalité aménagiste intègre, par les mécanismes d’équivalence écologique, les différents écosystèmes fonctionnels de la métropole comme un nouveau domaine d’action de la gouvernance urbaine.

Parce que la recherche de compromis entre développement urbain et conservation de la biodiversité s’inscrit difficilement dans l’agenda politique, la direction de la nature de Bordeaux Métropole a lancé en 2017 un projet scientifique et stratégique sur cet enjeu transversal. Grâce au projet BiodiverCité, une communauté d’acteurs d’horizons variés a ainsi été réunie autour d’un objet commun : la biodiversité urbaine. Dans le cadre de ce projet, une expérience de prospective participative, proposée par l’équipe de recherche à l’initiative des auteurs de l’article, s’est mise en place entre des chercheurs (sociologie, géographie, écologie, économie) et des praticiens du territoire (collectivités, services de l’État, agence d’urbanisme, associations naturalistes, etc.) pour travailler ensemble à la mise en visibilité et à l’appropriation cognitive des interdépendances territoriales liées à la préservation de la biodiversité urbaine, dans le but d’élaborer des scénarios sur les futurs socioécologiques de la métropole bordelaise à l’horizon 2035. Le choix d’une approche prospective a été justifié par le besoin de s’affranchir d’une vision statique des enjeux de biodiversité et d’aménagement du territoire, pour comprendre et anticiper les conséquences futures des stratégies politiques sur ces enjeux.

Une démarche prospective pour l’appropriation cognitive des temporalités socioécologiques

La démarche participative adoptée s’est attachée à rendre visibles les effets de l’urbanisation sur l’état des milieux naturels en soulignant les rapports sociopolitiques qui les gouvernent (Leroy, 2001). Elle prend appui sur la coconstruction, par un panel d’acteurs et de chercheurs, d’une base de connaissances communes sur le fonctionnement socioécologique métropolitain et de scénarios prospectifs traduisant différentes trajectoires socioécologiques. Les acteurs impliqués ont été sélectionnés par les chercheurs animant la démarche de participation (auteurs de l’article). Ce choix a été retenu de manière à obtenir un panel représentatif des différents profils professionnels, selon leur appartenance à différentes structures parties prenantes de l’aménagement du territoire et de la conservation de la nature4 et dont le domaine de compétence s’applique au territoire métropolitain, à une échelle plus grande (département et région) ou à ses sous-entités administratives (communes) et physiques (estuaire de la Gironde, par exemple).

Le modèle cognitif du système socioécologique métropolitain

La méthode ARDI (acteurs, ressources, dynamiques, interactions) [Étienne et al., 2011] a été mobilisée pour coconstruire, lors d’un premier atelier participatif de 2 journées, un modèle cognitif du SSE métropolitain partagé par l’ensemble des acteurs en présence. Le SSE est ici entendu comme un système urbain imbriquant les processus sociopolitiques et écologiques au travers notamment des modes de gouvernance par les instruments de l’action publique (Schewenius et al., 2014). La dimension cognitive de notre modélisation est définie comme un « outil artificiel conçu pour conserver, exposer et traiter l’information dans le but de satisfaire une fonction représentationnelle » (Norman, 1993, p. 18). Notre démarche consiste à proposer une modélisation de la gouvernance urbaine qui cadre les échanges entre les participants, agissant comme un support perceptif dans les registres de sélection d’informations scientifiques au sein du panel d’acteurs (Pardo et Calvo, 2004). Cette méthode a été proposée par les chercheurs animant la démarche comme un appui pour que les participants listent l’ensemble des acteurs identifiés du système, les ressources qu’ils utilisent et leurs dynamiques, ainsi que les interactions entre les acteurs et ces ressources (Fig. 1).

Les ressources du territoire se déclinent en quatre catégories principales : (r1) ressources liées à l’occupation et l’usage des sols ; (r2) ressources primaires telles que l’air, l’eau, le sol, les nappes profondes, la faune et la flore ; (r3) instruments d’action publique tels que les documents de zonage, de planification et de développement urbains, de préservation ou d’inventaire de la biodiversité, de gestion de l’environnement et des risques, les systèmes et zones de compensation écologique, et les instruments financiers (taxes) ; et enfin (r4) ressources immatérielles telles que la qualité de vie, l’attractivité territoriale, l’intelligence collective, l’éducation et la formation. Les acteurs identifiés, quant à eux, sont classés en neuf catégories : (a1) acteurs du foncier ; (a2) acteurs du cadre réglementaire (services déconcentrés de l’État, Bordeaux Métropole) ; (a3) acteurs de l’expertise et de la connaissance (chercheurs, associations naturalistes, observatoires de la biodiversité, agence d’urbanisme) ; (a4) exploitants propriétaires fonciers (forestiers, vignerons, agriculteurs) ; (a5) société civile et usagers (habitants, touristes, associations et collectifs de citoyens, comités de quartier) ; (a6) entreprises ; (a7) aménageurs publics et privés ; (a8) élus ; et (a9) gestionnaires institutionnels (gestionnaires de forêts publiques).

Les relations entre les acteurs permettent d’appréhender la gouvernance des enjeux de préservation de la biodiversité dans un contexte local d’urbanisation intensive5. Entre les acteurs de l’expertise et de la connaissance (dont les chercheurs) et les acteurs institutionnels, on peut distinguer plusieurs relations : consultations par les acteurs du foncier et du cadre réglementaire (prenant le plus souvent la forme d’expertises scientifiques ou naturalistes) ; mobilisation de la société civile, notamment dans le cadre de dispositifs de sciences participatives et de médiation scientifique ; diffusion des connaissances auprès des gestionnaires, élus, citoyens, etc. La fonction sociale des chercheurs au sein de ce système d’acteurs est néanmoins bien plus large du fait de relations indirectes. Les interactions entre acteurs et ressources sont également multiples et traduisent les normes et les pratiques institutionnelles. Elles montrent également l’importance au sein de ce système des instruments d’action publique susceptibles d’influencer le mode de gouvernance. Le résultat final, mis en forme par les chercheurs animant la démarche à partir de la synthèse des ateliers, a été proposé à la validation des participants et a servi de support pour l’élaboration des scénarios prospectifs.

thumbnail Fig. 1

Synthèse du modèle cognitif du SSE métropolitain (réalisé par Y. Sahraoui en synthèse du premier atelier participatif).

Scénarios prospectifs des futurs socioécologiques urbains

À partir du modèle cognitif issu du premier atelier, plusieurs scénarios ont été coconstruits au cours d’un second atelier (une journée) pour donner un sens à des futurs possibles (Rasmussen, 2008) en tenant compte de la multiplicité des points de vue des acteurs investis dans ce travail collaboratif (Étienne et al., 2011). Une telle démarche ne vise pas à prédire l’avenir, mais plutôt à estimer les impacts possibles de diverses trajectoires de développement urbain. Pour ce faire, les chercheurs animant le dispositif ont proposé un cadre théorique original de construction des scénarios. Ce cadre s’est principalement fondé sur les discussions entre participants de l’atelier précédent, offrant les prémices de scénarios possibles issus des interactions entre les acteurs et les ressources. Il repose sur une représentation graphique de trajectoires métropolitaines accompagnées de mises en récits des futurs et s’inspire de travaux faisant référence en prospective environnementale et territoriale (Mermet, 2005 ; méthode Futuribles) et de méthodes de construction de scénarios prospectifs éprouvées dans le cadre de recherches collaboratives et intégratives (De Godoy Leski et al., 2018 ; Labbouz et al., 2017). De telles approches offrent aux participants un cadre cognitif et normatif distancié vis-à-vis des normes et des pratiques de leurs expériences professionnelles, et permettent d’analyser « la capacité à prendre en compte simultanément un grand nombre d’interdépendances complexes d’ordre comptable, institutionnel, structurel et logique » (Charpin, 1983, p. 103).

La coconstruction des scénarios, animée par les chercheurs mais réalisée par les acteurs impliqués, s’est appuyée sur une observation et une documentation des tendances actuelles, des signaux faibles et des grands projets métropolitains connus. Elle repose également sur l’ensemble des interactions entre les acteurs et les ressources du territoire. L’objectif fixé était d’imaginer collectivement divers modes de gouvernance conciliant la conservation de la biodiversité et le développement urbain de la métropole bordelaise. L’horizon temporel a été déterminé collectivement à 15-20 ans. Cette période, correspondant à un temps suffisamment long pour visualiser concrètement les changements environnementaux et urbains, a permis aux acteurs de saisir cognitivement la métropole en train de se faire tout en offrant la possibilité de choix tangibles d’aménagement et de planification.

Ce travail de coconstruction a reposé sur le cadre « scénaristique » proposé par les animateurs sous forme d’une matrice composée de deux axes de trajectoires métropolitaines selon des dimensions spatiales et des modes de gouvernance antagonistes (Fig. 2). Dans sa dynamique spatiale, le processus de métropolisation au sens d’une concentration de populations, de techniques et de valeurs s’oppose à la métapolisation définie comme la capacité des métropoles à maintenir leur fonction ordinaire par une action sur leurs marges (Ascher, 1995). Ce dépassement des frontières métropolitaines et du fonctionnement urbain ordinaire, éclairé par le concept de métapole, engage une réflexion élargie à la fois sur les projets de développement urbain et sur les écosystèmes proches et lointains du cœur métropolitain. Concernant les modes de gouvernance, la gouvernance adaptative (Folke, 2007 ; Folke et al., 2005) s’oppose à la gouvernance anticipative (Boyd et al., 2015). Par gouvernance adaptative, nous n’entendons pas une gouvernance sans horizon ni prise en compte des incertitudes, mais plutôt un ensemble de stratégies d’ajustement plus ou moins collectives et réactives pour être mises en œuvre à court terme face à de telles incertitudes liées aux crises environnementales. La gouvernance anticipative, quant à elle, mobilise la prospective stratégique ainsi qu’une évaluation scientifique des conséquences possibles des choix politiques tenant compte des incertitudes, et considère dans une vision politique à plus long terme plusieurs stratégies itératives (Fuerth, 2009) et des décisions flexibles face aux futurs possibles (Quay, 2010). La conception de cette matrice marque le souci de bien distinguer les contrastes entre ces deux modes de gouvernance afin de proposer aux acteurs des polarisations conceptuelles qui agissent sur l’action publique environnementale telle que décrite par la littérature6.

Au croisement des axes de la matrice proposée, les participants ont été invités à positionner trois composantes relatives à la fabrique urbaine (structures et dynamiques des espaces urbains), à la biodiversité (structures et dynamiques des espèces, populations et habitats naturels et semi-naturels) et à la gouvernance par les instruments d’action publique. Ces composantes ont été positionnées par les participants par niveau d’importance et selon un ordre qui peut être variable en fonction des scénarios. Parallèlement au support graphique, les scénarios ont été mis en récits dans l’objectif de mémoriser et de communiquer de manière convaincante les différents futurs (Schwartz et Ogilvy, 1998 ; Rasmussen, 2008 ; De Godoy Leski et al., 2018). Dans cette perspective, la fonction sociale des récits opère comme un instrument cognitif permettant une prise de décision fondée sur l’anticipation des impacts écologiques de l’urbanisation.

Au total, 5 scénarios ont été coconstruits (Tab. 1) [pour plus de détails, voir De Godoy Leski et Sahraoui, 2022] suivant une catégorisation (tendanciel, dystopique, utopique, transformatif/souhaitable) proposée par les chercheurs animant la démarche. Les participants ont choisi de proposer un scénario tendanciel (Iwaniec et al., 2020) destiné à explorer les dynamiques territoriales telles qu’elles pourraient advenir sans changement du mode de gouvernance, deux scénarios dystopiques et un scénario utopique (Hjerpe et Linnér, 2009) destinés à explorer des dynamiques négatives et positives, et enfin un scénario souhaitable idéal-réaliste de type transformatif (Iwaniec et al., 2020 ; Wiek et Iwaniec, 2014) en réaction aux scénarios précédents et destiné à exprimer les résultats d’une transformation résiliente du territoire. La construction de chacun des scénarios s’est donc faite en s’inscrivant dans chacune des catégories.

Les trajectoires montrent une projection utopique qui s’oppose aux dynamiques métropolitaines existantes. Le scénario souhaitable, intermédiaire entre les visions utopique et tendancielle, s’inscrit également en opposition aux scénarios dystopiques. Il a été considéré par les participants comme souhaitable du fait qu’il est à la fois favorable aux enjeux de conciliation du développement urbain et de la conservation de la biodiversité, et réaliste pour une mise en œuvre à l’horizon temporel défini. Bien que consensuel dans sa construction, ce dernier scénario a été le résultat de compromis, notamment des acteurs de l’aménagement du territoire prêts à imaginer un futur guidé par des impératifs de préservation de la biodiversité nécessitant de limiter radicalement les dynamiques d’urbanisation. En s’arrêtant plus précisément sur ce scénario transformatif, la trajectoire et le récit proposés envisagent de mettre la biodiversité au cœur des décisions métropolitaines en définissant une armature écologique et paysagère au-delà des frontières de la métropole. La gouvernance métropolitaine anticipative vient en appui à ces objectifs en repensant la temporalité des projets urbains de manière à limiter l’artificialisation de la métropole.

L’évaluation de ces scénarios par les chercheurs, à partir d’une démarche modélisatrice de la « composante biodiversité » (Sahraoui et al., 2021), a servi de support d’échanges et de réflexions critiques entre les participants sur les conséquences des différents choix de développement urbain et/ou de restauration écologique sur cette dimension. Au cours de ces échanges et réflexions lors d’un atelier final d’une demi-journée, un retour sur le système socioécologique a permis d’identifier les leviers possibles en termes de jeux d’acteurs et d’interactions entre ces acteurs, instruments d’action publique et ressources du territoire pour un portage politique du scénario transformatif.

thumbnail Fig. 2

Trajectoires des scénarios coconstruites par les participants.

Tab 1

Contenus des scénarios résumés à partir des narrations des participants (réalisé par Y. Sahraoui en synthèse du deuxième atelier participatif).

Questionner les temporalités socioécologiques par le concept normatif de « gouvernance anticipative »

Référents disciplinaires et sociaux face à la temporalité des systèmes socioécologiques

Dans le sillage d’une épistémologie constructiviste (Berger et Luckmann, 1966 ; Lemieux, 2012), nous considérons que les temporalités socioécologiques ne se présentent pas comme une variable objective, mais comme une variable socialement située (Elias, 1997). La démarche adoptée a de fait mis en évidence toute la difficulté d’articuler des temporalités différentes entre les acteurs du territoire : le temps de l’élu (le mandat et l’échéance électorale, 6 ans) ; le temps des scientifiques (le projet et sa valorisation scientifique, 2 à 5 ans) ; le temps de l’aménageur (la conduite du dossier, 2 mois pour obtenir l’autorisation environnementale) ; le temps de l’habitant (la subjectivité par la quotidienneté) ; le temps des acteurs économiques et des bureaux d’études (les lois du marché) ; et le temps des écosystèmes (un temps long caractérisé par l’adaptation, l’inertie et l’irréversibilité), etc.

À l’échelle du projet BiodiverCité (plus large que la démarche présentée ici, qui n’en constitue qu’un axe), des temporalités propres à chaque discipline scientifique se sont également confrontées. Pour le dire brièvement, le travail des chercheurs en SHS, guidé par l’analyse sociologique et géographique du territoire (réalisation d’entretiens, animation de la démarche participative, cartographie et analyse spatiale, etc.) a pu s’effectuer dans un temps beaucoup plus court que celui des chercheurs en écologie fonctionnelle, dépendant de l’acquisition de données de biodiversité de terrain (échantillonnage de différents taxons faunistiques et floristiques). La rationalité cognitive au sens de construction de modèles d’anticipation est indissociable de la rationalité instrumentale au sens d’une poursuite d’objectifs (Walliser, 1989) relatifs aux structures et disciplines d’appartenance des acteurs. Les visions situées qui en découlent configurent les dimensions temporelle et spatiale des trajectoires urbaines selon la mise en débat de ces visions d’acteurs au sein des ateliers, mais formalisées en 5 trajectoires par notre cadrage conceptuel. Ces différentes temporalités ont empêché, malgré les ambitions initiales du projet et les échanges réguliers, les possibilités d’interdisciplinarité entre écologie fonctionnelle et SHS. Toutes ces temporalités propres aux chercheurs et aux autres acteurs du territoire, hétérogènes, contradictoires et pour certaines très contraintes, possèdent une empreinte spatialisée sous forme de dynamiques sociales et de frontières territoriales. Les acteurs parties prenantes de la démarche peuvent en ce sens être vus comme des porteurs de temporalités.

Il apparaît aujourd’hui légitime de se demander comment les travaux de recherche scientifique contribuent aux arbitrages locaux. Ont-ils un rôle dans la légitimation des actions politiques ou économiques ? L’observation de l’appropriation locale de nos travaux conduit à des réponses contrastées, et une analyse des effets directs ou indirects de ce travail sur les politiques publiques semble complexe à mettre en œuvre. En effet, les instruments tels que le plan local d’urbanisme intercommunal (PLUi) de Bordeaux Métropole semblaient, au cours du projet de recherche, hermétiques aux contributions des sciences écologiques et sociales et à toute possibilité de remise en cause des projets urbains tels que ceux faisant partie du scénario tendanciel. Notons cependant qu’un changement de majorité à l’échelle de la ville de Bordeaux et de Bordeaux Métropole a eu lieu suite aux élections municipales de 20207, peu après la communication des résultats de ce travail de recherche. Si nous n’avons pas directement observé d’appropriation stratégique des scénarios ou de transferts des récits vers une politique publique allant dans le sens du scénario souhaitable, ce changement politique s’est néanmoins accompagné, en apparence, d’un changement de paradigme se traduisant par une modification des éléments du récit urbain : la substitution du slogan de la « Métropole millionnaire » par le projet « Plantons 1 million d’arbres », réactivant l’image de la « Métropole nature » et lançant une vaste opération de végétalisation urbaine, s’est également accompagnée d’un arrêt temporaire des grands projets urbains puis d’une volonté de « Construire, mais construire autrement8 ». En interne, cette recherche collaborative semble néanmoins avoir souligné un changement dans la « culture métier » d’une instance technico-politique considérée comme un organe d’ingénieurs et de gestion.

Quoi qu’il en soit, la reconnaissance et la prise en compte des savoirs locaux dans la construction des démarches scientifiques autant que dans la construction de l’action publique semblent indispensables pour appréhender la complexité de la temporalité des systèmes socioécologiques. Or, les outils d’adaptation et de réflexivité scientifiques s’élaborent dans le cadre de modes de gouvernance où se heurtent des intérêts complexes, dont les échelles d’intervention et la portée sociétale conflictuelle pour différentes dimensions de la société (économie, politique, éthique, philosophie, etc.) posent problème. Cela nécessite donc la stabilisation de dispositifs spécifiques et efficients pour que la participation puisse déboucher sur des partenariats équitables et durables entre acteurs locaux, chercheurs et décideurs politiques et privés impliqués dans les débats (Cash et al., 2006).

La gouvernance anticipative au croisement des temporalités individuelles et collectives

L’origine d’une théorie de l’action orientée par le souci du futur était déjà énoncée par les philosophes pragmatiques Charles Sanders Peirce et John Dewey (Commons, 1932 ; Mead, 1932 ; 1934). Lorsque cette tension cognitive intègre les modalités relationnelles (transaction, compromis, négociation) dans la conception des futurs, ce phénomène déborde des psychologies individuelles pour devenir un fait social (Ghislain, 2002). Les rapports sociaux se trouvent alors cadrés par des « perspectives » (Mead, 1932 ; 1934), des « futurités » (Commons, 1932) qui produisent des effets sociaux issus des représentations de ces futurs probables (les 5 scénarios définis dans notre démarche) sur le moyen et le long terme. La gouvernance de ces effets promeut notamment un changement dans les modes d’action sociopolitique qui nous intéressent particulièrement ici : la gouvernance anticipative (Fuerth, 2009 ; Quay, 2010 ; Ramos, 2014 ; Boyd et al., 2015). Dans cette perspective, l’analyse de l’émergence d’une gouvernance anticipative dans l’action publique interroge les formes de production de normes et de règles fondées sur des énoncés scientifiques. La légitimité des savoirs de l’action publique questionne l’institutionnalisation d’une gouvernance des territoires au sens d’une coordination renouvelée par la conception des futurs entre sciences et sociétés.

La production scientifique issue de cette pratique transdisciplinaire processuelle et itérative a été questionnée par l’articulation entre le concept normatif de gouvernance anticipative, un objectif à atteindre (les approches de la conservation de la biodiversité urbaine), et des instruments de prospective convergents issus de la prospective territoriale aussi bien que de la recherche scientifique. La gouvernance anticipative est apparue au fil de la démarche comme une réponse à visée opérationnelle capable d’intégrer les différentes expertises scientifiques dans le traitement de la complexité et de l’incertitude inhérentes à la gestion politique des ressources naturelles. Le traitement cognitif (sélection des informations) et l’approche instrumentale (poursuite d’une finalité) des futurs possibles incluent la nature comme une dimension du social (Charbonnier, 2015) par l’acculturation des individus aux savoirs produits qui ancrent les représentations sociales des notions de nature, de biodiversité et d’environnement dans l’action publique collective. Les instruments d’action publique deviennent alors de nouvelles ressources immatérielles – mais alimentées par une production scientifique qui cadre socialement et cognitivement les stratégies d’investissement des futurs écologiques.

Retours d’acteurs : l’anticipation d’une contrainte juridique dans la gouvernance métropolitaine

L’anticipation par les acteurs du panel des mesures de compensation écologique visait à garantir « l’absence de perte significative de biodiversité » dans une gouvernance par projets. Cette logique de reconquête en amont d’une perte potentielle a produit un réseau minimum de connectivité des espaces sur les sites métropolitains (retraduit en Trame Verte et Bleue dans le PLUi). La direction de la nature de Bordeaux Métropole, préoccupée d’abord par la maîtrise de la séquence ERC, reste le plus souvent sollicitée en aval des projets pour opérer les compensations impactant des zones humides. L’action publique environnementale de Bordeaux Métropole reste donc contenue par des pratiques aménagistes qui continuent de positionner la sécurisation du droit à construire au centre des politiques métropolitaines (Touchard, 2019). Ainsi, c’est surtout la contrainte réglementaire qui orchestre les rapports négociés dans la gouvernance par anticipation des contentieux environnementaux. Les narrations synthétisant les stratégies dégagées collectivement lors des ateliers avaient déjà révélé le potentiel de négociation dans les opérations de compensation liées aux projets urbains. Les effets de la doctrine ERC dans les stratégies foncières et l’arrivée de nouveaux acteurs dans ce marché de la compensation ont été soulignés comme des éléments particulièrement difficiles à prendre en compte, car changeant rapidement à court terme et « brouillant les dynamiques urbaines par des compensations sur le lointain » (agent territorial, Bordeaux Métropole).

L’anticipation des conséquences potentielles des choix de développement définit la notion de trajectoire métropolitaine ou territoriale. L’investissement des futurs écologiques par l’action publique se formalise comme une évolution normative de politiques publiques conçues à partir de la prise en compte des conséquences (Duran, 2010). Les trajectoires du territoire et les fonctionnalités écologiques de ses espaces imposent une recherche constante de nouvelles frontières spatiales et de nouveaux bornages temporels. Bien que notre démarche soit plutôt pertinente pour la production de connaissances, l’appropriation stratégique des scénarios et des récits par Bordeaux Métropole doit être considérée comme un échec. Les lignes politiques ont certes un peu évolué vers l’idée d’un aménagement écologique, mais essentiellement cadré par la séquence ERC. Les projets urbains y seraient légitimés par l’expertise scientifique. Mais ces changements se traduisent à la marge, plus sur le plan sémantique des discours politiques que dans la réorientation effective de la gouvernance métropolitaine. Comme le soulignent Ratcliffe et Krawczyk (2011), l’évolution des systèmes de valeurs sera le principal moteur cognitif d’une transformation des visions urbaines et des objectifs planifiés sur une temporalité longue.

Conclusion

La reconnaissance dans le cadre de notre recherche des interdépendances socioécologiques qui sous-tendent la dynamique d’évolution d’une métropole a permis l’émergence de nouveaux savoirs collectifs anticipatifs sur ses trajectoires potentielles, de tels savoirs étant notamment susceptibles d’appuyer l’action publique en faveur d’une gouvernance anticipative urbaine et environnementale cohérente. À partir d’une vision collective du temps marquée par les idées de transition urbaine, énergétique, écologique et d’accélération des temps sociaux (Rosa, 2010), la conception de nouvelles manières de produire des connaissances environnementales et d’y prendre appui pour faire territoire (Mermet, 2005) reste encore un horizon à atteindre pour une action publique volontariste. L’enjeu épistémologique consiste de ce fait à (re)valoriser les savoirs des acteurs (associations, population, décideurs), à les agréger aux savoirs scientifiques dans la construction d’instruments d’action publique en correspondance avec les capacités, besoins, vulnérabilités et potentiels locaux. La transdisciplinarité opère comme un « garant cognitif » de la prise en compte des complexités afin de conférer un sens pertinent globalement et adapté localement à l’investissement écologique des futurs urbains.

La postérité de la pensée de Descartes selon laquelle l’Homme deviendrait « maître et possesseur de la nature » s’est traduite par l’élaboration positiviste d’un savoir fondé uniquement sur les connaissances scientifiques. Avec l’inscription à l’agenda politique de l’anticipation des changements globaux, les conceptions des savoirs prospectifs tendent cependant à se transformer : elles s’ouvrent à d’autres échelles territoriales et planétaires et ouvrent sur une cognition plus holistique des temporalités. Les acteurs des territoires (chercheurs inclus) se trouvent désormais irrémédiablement confrontés à une construction de trajectoires exigeantes dans les moyens de relier les différentes composantes sociales et écologiques. Néanmoins, la configuration entre distance des temps anticipés et représentations des territoires doit composer avec l’existence sociale d’un temps long de l’histoire collective. Or, la récente réorganisation territoriale peine à intégrer l’ensemble de valeurs communes aux populations dans la construction des temporalités territoriales, d’une structure sociale à un écosystème. Si les découpages territoriaux (comme les métropoles et les grandes régions) sont des instruments parmi tant d’autres pour territorialiser des modes de gouvernance cohérents, « le temps de la construction est d’autant plus long que le découpage est perçu comme artificiel par les populations concernées » (Chauchefoin, 2020, p. 208). La mise en politique des temporalités doit pour cela se réformer de manière à passer d’une logique de zonage à une logique de flux en résonnance avec des processus socioécologiques interconnectés sur des échelles en constante redéfinition politique et scientifique. La conception politique d’une écologie urbaine du long terme pourrait en cela être porteuse d’une appropriation collective d’une nature entre et hors les murs de la ville.

Références


1

GEMAPI : gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations. MATPAM : loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles. NOTRe : nouvelle organisation territoriale de la République.

2

Pour rappel, en France, la prise en compte conjointe des écosystèmes et de l’avis du public remonte à la loi de 1976 sur la protection de la nature qui a soumis les grands aménagements à des études d’impact et une enquête publique. Les modalités de participation, très limitées dans le cadre de l’enquête publique, même après la loi Bouchardeau, ont été élargies en 1995 par la procédure de débat public (Mermet et Salles, 2015).

3

Cette initiative a donné lieu à un document dont la synthèse est consultable à cette adresse : https://www.aurba.org/productions/55-000-hectares-pour-la-nature-synth%C3%A8se-des-propositions/.

4

Au total, 22 acteurs provenant de services des collectivités territoriales et de syndicats mixtes, services de l’État, associations naturalistes et environnementales, bureaux d’étude, agence d’urbanisme, laboratoires de recherche, etc., ont été mobilisés pour cette démarche.

5

Voir à ce sujet Construction et PLU 3.1. Bilans communaux et enseignements métropolitains, publié en 2021 par l’Agence d’urbanisme Bordeaux Aquitaine, www.aurba.org/productions/construction-et-plu-3-1/.

6

Quay (2010) rappelle en effet que la gouvernance anticipative est un registre d’actions qui peut être au service des politiques climatiques adaptatives.

7

La ville de Bordeaux et Bordeaux Métropole, précédemment présidées par Alain Juppé (Les Républicains), le sont depuis octobre 2020 par Pierre Hurmic (Europe Écologie Les Verts) pour la ville et par Alain Anziani (Parti socialiste) pour la métropole.

Citation de l’article : de Godoy Leski C., Sahraoui Y., 2023. L’anticipation urbaine face aux enjeux de conservation de la biodiversité : les temporalités socioécologiques dans la gouvernance métropolitaine. Nat. Sci. Soc. 31, 4, 502-514.

Liste des tableaux

Tab 1

Contenus des scénarios résumés à partir des narrations des participants (réalisé par Y. Sahraoui en synthèse du deuxième atelier participatif).

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Synthèse du modèle cognitif du SSE métropolitain (réalisé par Y. Sahraoui en synthèse du premier atelier participatif).

Dans le texte
thumbnail Fig. 2

Trajectoires des scénarios coconstruites par les participants.

Dans le texte

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