Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 31, Number 4, Octobre/Décembre 2023
Dossier « La recherche au défi de la crise des temporalités »
Page(s) 443 - 452
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2024008
Published online 12 June 2024

© M. Fauché, Hosted by EDP Sciences, 2023

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Les pratiques de conservation de la nature, considérées comme un champ entre sciences de la conservation et gestion institutionnalisée d’espaces protégés, ont de longue date été prises dans une injonction potentiellement contradictoire : celle de préserver un héritage naturel dans son intégrité, tout en prenant en compte les dynamiques et évolutions naturelles. Cette tension a longtemps pu être assouplie par un découplage entre temps de la nature et temps de l’action humaine, lorsque ces temporalités étaient considérées comme incommensurables : les processus naturels évoluaient dans un temps vertigineusement long, tandis que les objectifs de conservation opéraient dans un registre de temps plus bref.

La prise en compte des changements climatiques, l’apparition de leurs conséquences dans les espaces naturels et sans doute également leur mise en visibilité médiatique questionnent toutefois ce découplage entre temps de la nature et temps de l’action conservationniste1. En ceci, les espaces protégés et les pratiques de conservation institutionnelles présentent le paradoxe d’être apparus dans les années où ce que l’on considère rétrospectivement comme le facteur physique majeur de ces bouleversements, le taux atmosphérique de gaz à effet de serre, a augmenté de manière accélérée, tout en reposant sur l’illusion d’un temps de la nature régulier et d’une stabilité climatique. Si de nombreuses espèces se sont adaptées aux bouleversements climatiques passés sur des pas de temps de plusieurs milliers d’années, les changements contemporains qui se font en quelques dizaines d’années n’ont pas le même ordre de grandeur temporel. Ils ont pour conséquences des réactions naturelles rapides, qui se font dans une temporalité historique similaire à celle des actions humaines possibles.

De quelles manières les praticiennes et praticiens de la conservation prennent-ils acte de cette accélération ? Nous nous intéressons ici principalement aux actions mises en place pour les espèces et espaces protégés, à partir d’une enquête dans la région méditerranéenne française. Si l’un des enjeux majeurs d’une adaptation de la conservation aux changements climatiques est, sans conteste, son intégration de manière transversale aux mesures politiques favorables à la biodiversité ordinaire (Larrère, 2021), il n’en reste pas moins que les aires protégées demeurent des outils importants pour la conservation, quand bien même elles ont été pensées dans un contexte de stabilité climatique (Maris, 2018). Étant entendu qu’il n’est plus possible de prendre comme objectif de les conserver en l’état, et que les changements climatiques ne font pas partie des perturbations anthropiques auxquelles il serait possible de les soustraire, les gestionnaires et scientifiques se posent des questions relatives à l’adaptation de leurs pratiques de conservation. Mais à quelles attitudes temporelles ces questions engagent-elles ? Commençons par qualifier brièvement les changements2 en question.

Tout d’abord, ces changements ouvrent la question de l’avenir des populations et milieux, en situation de plus ou moins grande précarité, en sursis face à leur possible modification ou disparition (pour des espaces littoraux qui se confrontent à l’élévation des eaux) à un horizon de quelques décennies, par contraste avec la perspective patrimoniale ou intemporelle qui présidait à l’institution des espaces protégés. Par ailleurs, le mode de phénoménalisation des modifications climatiques, sous forme d’intensification des événements extrêmes et de dérégulation des événements phénologiques (comme la feuillaison, la floraison, mais également les dates de migration pour les oiseaux), met en œuvre une temporalité marquée par l’irrégularité, par contraste avec la temporalité naturelle cyclique qui caractérise le concept classique de nature, par exemple dans l’idée de phusis aristotélicienne3. Enfin, ces modifications induisent des réactions distinctes selon les espèces, parfois même selon les individus, dont les capacités adaptatives et migratoires, ainsi que la plasticité phénotypique, ne sont pas identiques, et dont les réponses ne se font pas au même rythme, ce qui ouvre la question de temporalités naturelles hétérogènes, distinctes et désaccordées entre les éléments considérés.

L’objectif de ce texte est d’identifier et d’élaborer trois attitudes temporelles relatives aux changements climatiques, actives dans le champ conservationniste. Il est question d’attitude temporelle, plutôt que de culture temporelle, ce dernier terme semblant inapproprié parce qu’il prêterait à ces différentes postures une assise sociale et culturelle ancienne et distincte qu’elles n’ont pas : les scientifiques et gestionnaires dont il est question sont issus de la même société et de générations proches sinon identiques, ont étudié dans des institutions semblables, et évoluent plus généralement dans un paradigme scientifique commun4. C’est pourquoi il s’agit plutôt de proposer des attitudes, des types-idéaux d’action, comme cela a pu être fait à propos de l’action du restaurateur écologique (Larrère, 2017). Le concept d’attitude temporelle connaît un usage précédent, chez Pierre Bourdieu, dans ses premiers écrits algériens, où la « prévoyance coutumière » s’oppose à la « prévision rationaliste », comme autant « d’attitudes par rapport au futur, étudiées avec le regard de l’ethnologue, mais toujours rattachées à des modèles philosophiques du temps » (Rey, 2009). C’est dans un même esprit, et avec une communauté de méthodologie à mi-chemin entre philosophie et ethnologie, que l’on s’attache ici à l’élaboration d’idéal-types5, à partir d’un matériau combinant examen de la littérature scientifique contemporaine et entretiens conduits avec des écologues, botanistes et gestionnaires des espaces protégés méditerranéens français entre 2020 et 2021.

L’anticipation. Prévoir les changements pour une conservation adaptatrice

La première attitude que l’on peut identifier consiste en une posture d’anticipation. Elle se fonde sur l’idée d’une prévision6 des modifications climatiques, à partir de laquelle prendre aujourd’hui des décisions qui permettent aux entités naturelles – principalement populations et espèces, mais aussi parfois milieux naturels – d’être mieux adaptées aux conditions de demain. Les savoirs et pratiques écologiques sont en ceci articulés à ceux de la climatologie, parfois même calqués sur eux quant à leur forme. Le développement des modèles climato-écologiques et de différents scénarios prospectifs, à la manière de ceux proposés par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), ont en effet permis la simulation des évolutions des répartitions d’espèces, tout particulièrement forestières. Dès 2001, le projet Carbofor7 permit une modélisation et une cartographie des aires de répartition potentielle des principales essences forestières françaises, à partir du modèle Arpège-Climat8. Les projections de ces modèles révélaient en particulier l’augmentation forte des probabilités de présence du chêne vert dans toute la moitié sud de la France, en 2100, et à l’inverse, une régression importante de l’aire potentielle de distribution du hêtre dans le sud de son aire de répartition actuelle (Loustau, 2004). Tout un champ de savoir s’est développé depuis, sous la bannière de l’écologie des changements climatiques, au croisement entre écologie des perturbations et climatologie, dans lequel les connaissances se multiplient, relatives aux modifications d’aires de distribution, aux modifications de phénologies, aux capacités adaptatives des populations et des espèces, ainsi qu’aux modifications des écosystèmes. C’est sur ce type de prévisions que s’appuient les choix qui relèvent de l’attitude d’anticipation.

Une telle attitude est mise en œuvre, par exemple, par les programmes de flux de gènes assistés, qui consistent à transloquer9 des individus issus de localités plus chaudes vers des populations de climat historiquement plus froids pour accélérer l’adaptation au réchauffement futur. Cette option (défendue par exemple par Aitken et Whitlock, 2013) trouve une illustration française dans le projet Giono10, porté par l’Office national des Forêts (ONF)11. Le projet consiste en la culture de graines issues d’arbres de la hêtraie de la Sainte-Baume, dans le Sud de la France, afin de les planter en forêt de Verdun, dans la Meuse. Il s’agit, pour les porteurs et porteuses du projet, d’« adapter les forêts aux évolutions du climat », c’est-à-dire d’enrichir les ressources génétiques de la population de la Meuse par l’introduction d’individus plus méridionaux, dont on prévoit que les ressources génétiques seraient mieux adaptées aux conditions futures.

L’idée qui domine l’anticipation est bien celle d’une prévision qui fonde la légitimité de l’action : il s’agit de « prévoir pour pouvoir », selon la formule d’Auguste Comte. Épistémologiquement, cette attitude s’adosse implicitement à une conception du temps linéaire, dans laquelle des prévisions des conditions climatiques futures, avec certes des marges d’incertitude, sont possibles : il s’agit d’une attitude optimiste quant aux possibilités de savoir et d’action humaines, et plutôt pessimiste quant aux possibilités de résistance et de migration spontanées. Ce sont les termes de changement ou de réchauffement que privilégient les auteurs et autrices qui adoptent cette attitude, insistant sur la dimension linéaire des modifications et leurs tendances. Au geste scientifique de la prévision (des modifications climatiques, mais également des performances des différentes populations dans différents climats), ces pratiques associent la rhétorique de l’innovation (voir par exemple Legay, 2014). Les risques induits par ces pratiques (introduction de pathogènes ou perte de diversité génétique locale) et leurs succès incertains peuvent par ailleurs s’appuyer sur une légitimation scientifique au titre d’expérimentation.

L’action conservationniste se propose, dans cette perspective, comme une assistance à la nature, une action qui, avertie des conditions climatiques futures, accélère les processus naturels de migration, face à un climat qui change « trop vite », pour « aider les arbres à le suivre » (Le Bouler et al., 2014). Face à ces perspectives de disparition, la question temporelle prend avant tout la forme d’un problème de vitesses relatives : les images de course entre l’adaptation et le déclin émaillent les textes des généticiens (voir par exemple Aitken et Whitlock, 2013 ; Ronce, 2014). Cette question de vitesses relatives se pose particulièrement en foresterie, car le climat se modifie à une échelle de temps bien inférieure à celle de la longévité d’un arbre. Ce faisant, cette discipline traditionnellement soucieuse de l’anticipation, retrouve l’ancienne devise d’Alphonse Parade : « imiter la nature, hâter son œuvre » (cité dans Lionnet, 2009).

L’option des flux de gènes assistés propre à l’attitude d’anticipation peut se prévaloir d’ambitions éthiques à différents niveaux : d’abord, « sauver » les entités ainsi déplacées, quoiqu’elles soient peu nombreuses puisqu’il s’agit de quelques individus (c’est toutefois l’imaginaire dont est porteur le terme d’« exode climatique », employé par l’ONF à propos du projet Giono12), mais surtout, assister les populations receveuses, dont les flux de gènes renforcent la diversité génétique et donc la capacité adaptative. Sur le plan des écosystèmes, lorsqu’ils sont pratiqués sur des espèces dites clefs de voûte, les flux de gènes peuvent assurer le maintien d’une fonction écologique (par exemple, lorsqu’il s’agit d’introduire des arbres qui maintiennent une fonction de production de biomasse ou d’humus) mais à l’inverse, les introductions peuvent compromettre la continuité évolutive du système (lorsque les individus introduits n’ont pas coévolué avec le système de longue date). De manière plus profonde, une des intuitions éthiques qui soutiennent ces pratiques d’anticipation est celle d’une justice réparatrice envers les entités naturelles subissant les effets de changements climatiques d’origine anthropique. C’est par exemple la position exprimée par un chercheur en foresterie : « Éthiquement je trouve irresponsable, en tant que membre de l’espèce humaine, d’avoir provoqué le changement climatique qui manifestement impacte très négativement les forêts, et de dire ensuite : on s’en fout, la nature n’a qu’à se débrouiller toute seule, c’est pas notre problème. » (chercheur en foresterie, 2021). L’attitude d’anticipation peut également, dans l’esprit de certains praticiens, entrer en résonance avec l’idée d’une heuristique de la peur, conceptualisée par Hans Jonas (2013) comme une technique de décision éthique consistant à imaginer la menace pour mieux s’en prémunir. Cela reviendrait par exemple à prévoir des espaces dépourvus de hêtres dans un futur proche, et à tout faire pour éviter que cette prévision ne se réalise. Toutefois, la défiance de Jonas envers le trait utopique qui habite les techniques modernes, « que celui-ci déploie ses effets sur la nature humaine ou non humaine » (Jonas, 2013, p. 57), et ses considérations critiques vis-à-vis des techniques de modifications de génomes, rendent le recours à ses textes plus que délicat pour soutenir l’option des flux de gènes assistés13.

Si les flux de gènes assistés et la migration assistée, qui en est la version radicalisée, sont les parangons de cette attitude temporelle d’anticipation, on peut en retrouver des traits dans d’autres choix de conservation contemporains. C’est par exemple, au niveau, non plus d’espèces, mais d’habitats ou d’entités fonctionnelles (ripisylve, hêtraie, chênaie), la même posture qui prévaut dans les plans d’adaptation de gestion d’espaces naturels qui reposent sur des « diagnostics de vulnérabilité ». Cet outil proposé par exemple dans le cadre du programme Life Natur’Adapt14 est mis en œuvre par plusieurs réserves naturelles pilotes depuis 2019. Il s’agit, à partir d’analyses de la littérature scientifique, de prévoir, dans un premier temps, les évolutions possibles de différentes composantes choisies d’un espace naturel, pour ensuite décider à partir de ces prévisions d’un mode de gestion. Par exemple, on effectue un diagnostic de vulnérabilité en croisant la sensibilité (actuelle) d’une composante naturelle et son exposition (c’est-à-dire les caractéristiques climatiques auxquelles cette entité sera exposée en 2050). Cette démarche, appliquée à l’ensemble des entités composant une réserve naturelle, aboutit à la prévision d’une disparition probable de certaines d’entre elles, et à partir de ces prévisions, il est décidé d’un mode de gestion qui privilégie le maintien d’autres éléments. La logique, ici également, est bien celle d’une prévision d’états futurs, à partir de laquelle on élabore les choix à faire dans le présent.

L’anticipation n’est pour le reste que peu pratiquée dans le champ de la conservation. Une première difficulté de sa mise en pratique est juridique car, en France à tout le moins, les outils de la conservation contemporaine relèvent toujours d’une logique patrimoniale, plutôt que d’anticipation : ce sont les listes d’espèces protégées, ou déterminantes (c’est-à-dire indicatrices d’habitats d’intérêt communautaire, parmi ceux recensés par Natura 2000). Rien n’est encore prévu par la loi en ce qui concerne les déplacements d’entités naturelles similaires aux flux de gènes assistés, et dans le cas d’espèces protégées, de tels déplacements sont même strictement interdits. S’y ajoutent de nombreuses difficultés pratiques, comme la coopération entre les différents espaces concernés par la démarche. Mais en deçà, nous pouvons également trouver des raisons d’ordres épistémologique et éthique, de s’y opposer.

L’anticipation peut en particulier être questionnée dans le cadre d’un débat qui traverse le champ de la conservation depuis l’émergence du thème de l’Anthropocène : celui qui oppose les partisans de la dite « nouvelle conservation » (à l’instar de Kareiva et Marvier, 2012) à ceux d’une conservation classique (sur la ligne de Soulé, 2013). Le débat peut être ainsi résumé : dans la mesure où il n’est plus de « nature » soustraite aux influences humaines, la conservation devrait, pour les néoconservationnistes, s’orienter vers des pratiques plus anthropocentrées, intégrant comme objectif le bien-être humain en même temps que l’amélioration du statut de conservation des entités naturelles qui sont les objets classiques de la conservation. Le thème des changements climatiques alimente les arguments des néoconservationnistes qui défendent l’idée d’abandonner les références aux états naturels passés pour fixer des objectifs. Une objection souvent formulée par ces derniers envers les pratiques de restauration écologique qui visent à remettre une entité naturelle sur une trajectoire évolutive, consiste à pointer la pluralité des états de références possibles, qui peuvent tenir lieu d’objectif pour la restauration. Pourquoi viser tel état historique, plutôt que celui du Pléistocène – comme état de référence historique – qu’il est par ailleurs exclu de retrouver à l’identique, quel qu’il soit ? Pourquoi ne pas plutôt prendre acte des disparitions irréversibles, et abandonner cette « nostalgie15 » pour œuvrer à faire advenir des écosystèmes mieux adaptés aux conditions futures ?

À première vue en effet, fixer les objectifs à partir d’un scénario futur écarte ce problème de la pluralité des états de référence possibles, en y substituant une représentation unique des conditions climatiques futures, par rapport à laquelle il n’est plus question de faire un choix. Mais en réalité, ce que la pluralité des modèles et des scénarios prospectifs met en évidence, c’est qu’anticiper le futur ne résout pas ce problème de pluralité des objectifs possibles, au contraire. Les modèles climatologiques sont pluriels, et aboutissent à plusieurs scénarios, selon les paramètres qu’ils prennent en compte. À cette première pluralisation des prévisions s’ajoute celle induite par leur usage combiné à celui de modèles de distributions écologiques distincts, selon qu’ils intègrent ou non les interactions biotiques, des processus adaptifs, ou d’autres types de menaces d’ordre anthropique. À titre d’exemple, la zone favorable stable prévue pour le hêtre en 2055 diffère très largement selon le modèle dont il est fait usage16. À la multiplicité des états de référence passés se substitue alors une multiplication des scénarios futurs, parmi lesquels un choix doit être fait, qui n’est pas plus soumis au débat politique dans les pratiques d’anticipation que dans celles de restauration.

Or, le choix d’un scénario futur risque d’être performatif. Ce à quoi incitent par exemple les simulations d’aires de répartition futures pour les espèces végétales, c’est à planter par avance les espèces dont on prévoit qu’elles connaîtront des conditions de vie favorables et donc à rendre ces prédictions performatives. Les manières de modéliser de manière prospective ont alors toute leur importance : par exemple, les modèles de simulation niches-centrés (c’est-à-dire fondés sur le concept de niche écologique) diffèrent des modèles processus-centrés (à l’exemple de Phenofit). Les premiers cherchent à identifier les aires de distribution climatique potentielle des végétaux en corrélant facteurs environnementaux et aires de distribution observées, les seconds, à prévoir la réponse de populations sous contraintes (par exemple, en conditions de stress hydrique) en intégrant les processus biologiques de réactions. Or, les modèles niches-centrés tendent à prédire des taux plus élevés d’extinction que les modèles processus-centrés, qui prennent en compte les adaptations locales et la plasticité phénotypique (Morin et Thuiller, 2009). Au-delà des questions épistémologiques, il est probable que ces deux options théoriques tendent à des attitudes distinctes, entre anticipation des répartitions futures, et mise en évidence de la plasticité physiologique des végétaux présents. À ce titre, les changements climatiques et l’injonction d’agir qui accompagne leur montée en puissance constituent parfois « un argument d’autorité pour dire qu’il faut être un peu interventionniste : « il va faire + 4 °, il faut faire quelque chose – oui alors il faut planter du chêne vert, partout en France. » (chercheur en écologie végétale, 2021.) De la même manière, construire un plan de gestion de réserve sur la base de la prévision de la disparition de certaines entités peut accélérer les disparitions en question.

La prudence : surveiller les évolutions, pour une conservation adaptative

Une seconde attitude consiste avant tout à prendre acte de la contingence des conditions climatiques à venir, ainsi que des réponses de la biodiversité. Il s’agit alors, non pas de prendre une décision aujourd’hui pour un horizon temporel donné, mais de laisser l’avenir ouvert en prenant des décisions sur lesquelles il soit possible de revenir, ou qu’il soit possible d’ajuster. On vise ici un horizon temporel plus restreint que celui des prévisions. Cette seconde attitude trouve une exemplification dans un type de conservation inspirée par les théories de la résilience (Holling, 1978) et théorisée comme gestion adaptative (Maris et Béchet, 2010). Le principe de la gestion adaptative, par contraste avec la gestion adaptatrice de la première attitude, n’est pas celui d’une adaptation des entités naturelles aux conditions climatiques futures, mais plutôt celui d’une rectification constante des pratiques de gestion des espaces protégés. Il s’agit de maintenir ouverte la possibilité d’ajustements perpétuels. L’évaluation et la réévaluation constantes des effets des mesures mises en œuvre – qu’il s’agisse d’un choix de libre évolution (une abstention totale de gestion interventionniste), de la gestion hydrologique d’un milieu naturel (par le contrôle du calendrier et de la durée de la mise en eau ou de l’assèchement de parcelles, ainsi que des niveaux d’eau, pour favoriser l’expression de certaines flores) ou d’un quota de prélèvement pour une espèce donnée – laissent alors l’avenir ouvert et autorisent une rectification du type de gestion par la suite.

C’est avec ce souci de décider en gardant conscience qu’il y a dans l’avenir une part irréductible d’inconnu que cette seconde attitude peut être rapprochée de l’idée de prudence, ancienne vertu théorisée par Aristote, dont le champ d’application est celui d’un monde contingent – par contraste avec la sagesse, qui prévaut dans un monde déterministe. La prudence, c’est, pour Aristote – telle qu’il la théorise dans son Éthique à Nicomaque – cette capacité pratique à décider, face à un avenir incertain. Il s’agit d’une attitude qui prend acte du caractère essentiellement contingent des temps qui viennent – et renonce, dès lors, à l’idée de prévision qui soutenait la première attitude. Contrairement à la temporalité linéaire induite par l’attitude d’anticipation, la temporalité de la prudence est itérative, c’est celle d’un ajustement toujours renouvelé.

À cette attitude peuvent se rattacher d’autres types de choix de conservation, comme celui des mesures « sans regret » : le terme, souvent présent dans les plans d’adaptations des gestions d’espaces naturels au changement climatique, désigne des mesures présentant des bénéfices quand bien même l’impact des changements climatiques viendrait à être inférieur à celui envisagé17. C’est encore cette seconde attitude temporelle que l’on retrouve dans les propos de gestionnaires d’espaces naturels qui envisagent les milieux dont ils ont la charge comme des étapes transitoires, conscients de « ne pas bâtir des cathédrales » (gestionnaire PNR, 2020), sur ces milieux voués à disparaître à long terme, ou encore qu’« une espèce pour laquelle on se bat aujourd’hui sera peut-être loin de nos priorités dans 30 ans » (garde PNR). On retrouve dans ces pratiques et discours un trait propre à la prudence aristotélicienne dont la vertu propre est de décider en gardant conscience qu’il y a dans l’avenir une part irréductible d’inconnu.

La distinction entre cette attitude et la première recoupe, par certains aspects, celle communément formulée entre prévention et précaution : la première s’applique dans un contexte considéré comme faiblement incertain, la seconde lorsqu’un risque est considéré comme trop peu connu, qu’il est controversé. Dans cette perspective, ce que nous appelons une attitude d’anticipation met en œuvre une rationalité préventive, qui suppose des risques connus. À l’inverse, les scientifiques et gestionnaires rétifs à ces pratiques insistent sur l’incertitude associée, en particulier, aux événements extrêmes induits par les dérégulations climatiques. À l’intuition d’un changement ou d’un réchauffement, qui appelle une temporalité linéaire, et aux calculs des décalages d’aires de distribution, ils préfèrent l’idée d’un dérèglement, qui insiste sur l’irrégularité des changements et leur non-linéarité : une espèce d’origine plus méridionale pourrait, par exemple, ne pas résister aux événements de froid tardif, à l’exemple du gel d’avril 2021. La prudence pourrait alors être considérée comme relevant d’un « climatoscepticisme », entendu au sens positif où il consisterait non pas à douter de la réalité des dérégulations climatiques, ou de leur origine anthropique, mais à douter de nos capacités à en prévoir les conséquences. Plus généralement, c’est une insistance sur la contingence et l’imprévisibilité du temps qui vient, qui marque cette attitude, et l’oppose à la première. « Même si on sait qu’il y a des tendances, on ne sait pas exactement comment ça va évoluer, ni jusqu’où… C’est un peu jouer aux apprentis sorciers18 de s’amuser à déplacer des espèces… » (Chargée de mission, Conservatoire de Botanique national méditerranéen, 2021). Au temps changé, décalé, dont les représentations climatiques, qui mettent en parallèle conditions présentes et futures, portent l’intuition, s’oppose dans cette seconde attitude un temps irrégulier, déréglé, marqué par des événements imprévisibles, plutôt que par une évolution de tendances.

Sur le plan épistémologique, l’attitude de prudence va de pair avec un certain pessimisme quant aux possibilités de connaissance par prévision et calculs. Prenant acte des limites de l’écologie prédictive (Maris et al., 2018), cette seconde attitude privilégie l’expérience à la prévision. Si, dans la perspective aristotélicienne, cette expérience n’est conçue que comme celle d’un individu unique, le phronimos, c’est-à-dire l’homme prudent pour lequel Aristote donne Périclès comme seul exemple, il est possible d’imaginer sa traduction contemporaine dans le champ conservationniste à travers quelques traits principaux, mis en œuvre de manière collective et non individuelle. Il est ainsi possible de concevoir les choix d’observation et d’accumulation de données relatives aux modifications des milieux naturels comme une forme collective d’accumulation d’expérience, expérience abstraite d’une pratique individuelle, dont les dispositifs de suivis des espèces et des milieux seraient alors des parangons. Il s’agit de relever, de chroniquer les modifications visibles dans les espaces naturels – déplacements d’aires de distribution, changements d’effectifs, de phénologie – en suivant les événements naturels et leurs conséquences. À titre d’exemple, des programmes de recherche centrés sur l’élaboration de « sentinelles du climat », qui consistent en des suivis réguliers d’espèces et de milieux choisis pour leur sensibilité aux modifications climatiques (déjà en place, par exemple, pour des lacs de haute montagne, des alpages, et des espèces sensibles de milieux littoraux), et plus largement, la pléthore d’initiatives consistant à détecter et quantifier les modifications des aires de répartition ou des phénologies, ou encore à élaborer des indicateurs de modifications dans les milieux naturels, relèvent de cette seconde attitude temporelle qu’est la prudence. À l’« exode climatique » des hêtres de la Sainte-Baume s’oppose par exemple le suivi, quatre fois par an, des hêtres de la réserve naturelle nationale de la forêt de la Massane19, à l’extrême sud de l’aire de répartition de l’espèce, transformés en témoins des modifications en cours, ou celui des espèces et milieux sensibles choisis comme sentinelles du climat.

Contrairement à ce qui se joue dans l’attitude de prévision, ces pratiques ne consistent pas à prévoir les modifications pour prendre aujourd’hui une décision pour demain, mais plutôt à initier une accumulation d’expériences dans l’idée de rendre possible un savoir futur, conformément là aussi à l’appel à connaître porté par le principe de précaution (Ewald, 2008). Archivant les modifications contemporaines d’une nature envisagée comme témoin, dans des espaces naturels considérés comme autant de « laboratoires à ciel ouvert » (selon une formule employée par la réserve de la Massane) des changements, ces pratiques s’apparentent plutôt à une forme d’histoire naturelle, une observation des entités naturelles visant à en étudier les réponses ou à faire d’elles des bio-indicatrices des changements, en demandant aux composantes biologiques des systèmes de nous informer sur les modifications climatiques, par un geste opposé à la première attitude. Intensifier l’effort de connaissance se justifie, dans une période de temps troubles où des savoirs qui étaient pensés comme définitifs, relatifs aux entités naturelles (et tout particulièrement, à leurs calendriers phénologiques), se trouvent éventés par les conditions changeantes.

Éthiquement, la prudence valorise des postures d’observation et d’humilité (voir par exemple Boulanger et al., 2017), plutôt que d’expérimentation et d’innovation. Pour autant, il ne s’agit pas forcément d’une posture non interventionniste, parce qu’elle peut aller de pair avec des choix de gestion active, mais qui visent un horizon temporel restreint20.

Cette seconde attitude fait également l’objet de critiques. Il est par exemple possible, tout particulièrement du point de vue de celles et ceux qui adoptent la première attitude, d’envisager la prudence comme une forme d’attentisme, qui relègue d’éventuelles décisions à demain, dérogeant de fait à l’injonction d’agir qui parcourt le champ. Cette posture peut alors être taxée d’irresponsabilité, considérant que la sauvegarde active des espèces mises en péril par les dérégulations climatiques est un devoir auquel ces pratiques d’observation et de suivi ne répondent pas. Pire, ces pratiques de suivi et d’évaluation des gestions peuvent être perçues comme une agitation chronophage, masquant les contre-productivités inhérentes au traitement technoscientifique de phénomènes biologiques (Devictor et Bensaude-Vincent, 2016). En effet, il est possible de voir en cette seconde attitude une forme de surenchère arithmétique mais aussi présentiste, allouant une large part d’efforts de recherche aux suivis de modifications relatives à certaines entités naturelles seulement, qui se jouent dans des temps très restreints, au détriment de la recherche de principes généraux d’action dans des horizons temporels élargis. C’est à une telle critique que pourrait inviter, en particulier, la troisième attitude temporelle identifiée.

La remémoration : réactiver les crises passées, pour une conservation évolutive

La troisième attitude consiste à rechercher dans les crises climatiques passées, des ressources pour affronter les dérégulations contemporaines. À rebours de la prévision, et de l’intensification de l’observation du présent, c’est cette fois-ci la figure du précédent historique qui prime et détermine l’attitude temporelle. En particulier, une idée écologique ancienne, celle de la théorie des refuges, issue de la biogéographie, se trouve réactivée par la perspective des bouleversements climatiques contemporains. Il s’agit d’une théorie écologique formalisée en 1969, à la faveur du progrès des études palynologiques, par le biogéographe allemand Jürgen Haffer, à partir du cas de la forêt amazonienne. En s’appuyant sur la théorie de la spéciation géographique, il soutient que la plupart des espèces de la forêt amazonienne ont probablement pour origine les refuges forestiers de l’Amazonie qui permirent à des espèces relictuelles de persister durant les fluctuations climatiques du Quaternaire, alternant périodes humides et sèches (Haffer, 1969). Ces petites populations isolées des plus grandes connurent alors des spéciations, du fait des dérives génétiques.

L’idée a trouvé des applications hors de sa région d’origine, en milieu méditerranéen, en particulier, pour étudier les épisodes glaciaires et interglaciaires du Pléistocène, bouleversements climatiques qui induisirent des modifications majeures dans la flore, et contribuèrent à sa différentiation. Il y a près de 2 millions d’années, les végétaux de milieux tempérés qui dominaient les milieux méditerranéens connurent en effet de nombreuses extinctions, suite à des variations importantes de température. Cependant, une part importante de cette flore parvint à persister, malgré son caractère mésophile, dans des sites refuges, présentant des conditions climatiques échelonnées, sur le pourtour de la mer Méditerranée, où les populations relictuelles se maintinrent durant les cycles de glaciations, isolées les unes des autres. Certaines s’y maintinrent, simplement : c’est, par exemple, le cas du Genévrier thurifère, et de l’If. D’autres y connurent des spéciations, se différenciant des populations plus grandes, et recolonisèrent par la suite, à partir des refuges, les milieux méditerranéens, s’hybridant alors éventuellement avec d’autres populations pour occasionner d’autres spéciations.

Dans l’attitude de remémoration, ce sont ces épisodes de bouleversement passés qui servent de référence, et dont la connaissance peut inspirer les choix contemporains de conservation. « Dans une perspective de conservation évolutive de la biodiversité, il convient aussi de bien comprendre les processus de réponse des végétaux (extinction, migration ou persistance) face aux changements globaux du passé, afin de mieux estimer ceux du futur. » (Médail et al., 2012). Cette théorie a avant tout une fonction explicative : elle permet de rendre compte de la flore contemporaine à l’aune des fluctuations climatiques passées qui occasionnèrent sa différentiation (Thompson, 2020). Mais elle acquiert, dans le contexte des modifications climatiques contemporaines, une portée prescriptive, ou du moins soutient des choix de conservation, qui consistent à privilégier l’identification des refuges biogéographiques en question, ces sites présentant des microclimats dans lesquels de nombreuses espèces ont pu se maintenir lors des bouleversements passés (Médail et Quézel, 1999). En effet, la coïncidence entre ces refuges passés et le taux de biodiversité actuelle invite à prioriser ces espaces refuges, littoraux, vallées et montagnes offrant une variété de microclimats. Ce sont ces hotspots, identifiés à une échelle plus réduite que les hotspots de Norman Myers (Myers et al., 2000), qu’il s’agit alors de conserver prioritairement et de connecter entre eux pour permettre les circulations des populations naturelles, envisagées surtout comme des lignées évolutives.

Si l’anticipation se montrait avant tout attentive à l’idée d’un temps futur changé, comme décalé climatiquement, et la prudence à l’irrégularité des temps qui viennent, c’est surtout à l’aspect non homogène des bouleversements climatiques que cette troisième attitude prête attention. « L’ensemble du bassin méditerranéen ne devrait pas être affecté de manière homogène sur le plan climatique et l’étude du passé nous montre que bon nombre d’espèces ont pu trouver un habitat favorable lors des anciennes variations de climat. » (Médail et al., 2012). En outre, plutôt qu’une temporalité linéaire, tendue vers un futur prévu, ou qu’une temporalité itérative où le présent est attentivement scruté, l’attitude de remémoration privilégie l’imaginaire d’une temporalité discontinue, où les crises se font écho, et où les processus de ces temps de crises se ressemblent à travers les ères géologiques. C’est ce qui fait qu’elle n’accorde pas autant d’importance que les autres à la spécificité des bouleversements climatiques contemporains. L’insistance est moins mise sur la dimension inédite des temps qui s’amorcent : ces temps sont plutôt l’occasion de réactiver des passés similaires, pour y chercher des précédents.

À l’innovation et à l’accumulation d’expériences privilégiées par les deux premières attitudes, la remémoration préfère la réactivation d’un temps passé, porteur d’un imaginaire antérieur à toute action humaine. C’est ce qui nous mène à proposer, pour qualifier cette attitude, le terme de remémoration, par référence aux idées de Walter Benjamin. Dans ses Thèses sur le concept d’histoire, W. Benjamin trace les lignes d’une attitude historienne qui, entre autres traits, cherche à se rendre attentive à des fragments passés, à des figures de perdants passés, qu’il convient de réactiver à l’aune d’un présent en crise. S’opposant à la perspective progressiste qui ferait de la pratique historienne le grand récit d’un développement continu, il suggère une histoire à rebours, attentive à des passés vertigineux, et en mesure d’« attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance » (Benjamin, 2000, p. 431). C’est un même regard rétrospectif, attentif à rendre visibles des images passées de persistance, qui sous-tend l’attitude que nous qualifions ici de remémoration, en privilégiant des choix qui permettent aux processus ayant eu lieu lors de crises passées de se (re)produire, de n’être pas entravés, plutôt que des choix d’accélération.

D’un point de vue épistémologique, cette dernière attitude, quoique défiante vis-à-vis des capacités de prévision, suppose alors une grande confiance dans les capacités de connaître les crises passées. C’est en effet à partir de théories biogéographiques, d’études anthracologiques (des charbons) et palynologiques (des pollens fossiles), et plus généralement des interprétations historiques des passés biogéographiques, que sont élaborés des principes de décision pour aujourd’hui. Par ailleurs, dans cette attitude temporelle, le découplage entre temps de la nature et temps de l’action humaine est maintenu. Quoique la vitesse des changements contemporains soit admise, elle ne donne pas lieu à un objectif d’accélération du temps de la nature, ni de mise à jour perpétuelle des savoirs sur les modifications environnementales. Les temps de la nature gardent leur spécificité, au niveau des processus macroévolutionnaires, par contraste avec ceux des actions humaines. Ce maintien d’une distinction entre temps de la nature et temps de l’action humaine est un trait important propre à la perspective d’une conservation évolutive, et a en particulier fait l’objet de clarifications pour répondre aux accusations de fixisme parfois portées sur les pratiques de conservation. Par exemple, c’est sur une distinction entre l’ordre temporel des processus macrorévolutionnaires, et celui des processus phylogénétiques plus rapides, que s’appuie la réponse d’Alexandre Robert et ses collègues pour justifier qu’une approche de conservation évolutive prenne comme objectif le maintien d’une espèce, sans pour autant s’opposer à son évolution (Robert et al., 2017). De la même manière, la priorisation de refuges, si elle vise, à court terme, au maintien d’espèces contemporaines, a surtout comme objectif à long terme de maintenir les potentiels évolutifs de ces populations, et de permettre l’apparition de néoendémismes.

Conclusion

Faut-il alors déplacer les hêtres, suivre les thyms, ou se souvenir des genévriers ? Vaut-il mieux adapter les populations, suivre leurs modifications, ou se remémorer les lignées évolutives ? Les attitudes ici identifiées ne sont évidemment ni exhaustives, ni incompatibles, elles cherchent plutôt à ressaisir, sous la forme d’idéal-types, des postures possibles dans le contexte d’une crise des temporalités, chez les praticiennes et praticiens de la conservation, en fait souvent combinées dans leurs discours et pratiques. Il reste que la première attitude paraît être plus active dans le champ de la foresterie, ainsi que dans certaines approches génétiques, centrées sur un enjeu spécifique (relatif à une espèce ou à une population). La seconde attitude semble prévaloir dans la gestion des espaces naturels, où le manque de connaissances relatives aux milieux (notamment du fait des difficultés pour les modèles climatiques et écologiques à approcher l’échelle locale) est perçu comme un problème déterminant, et où l’approche taxonomique est souvent délaissée au profit d’approches fonctionnelles. La troisième est plutôt propre aux approches avant tout inspirées par la biogéographie et l’évolutionnisme, qui s’attachent à la diversité intraspécifique et aux lignées évolutives plutôt qu’aux populations ou aux milieux.

Prévision, observation et histoire constituent pour chacune de ces attitudes, une assise épistémologique distincte, qui va de pair avec la considération privilégiée d’une dimension temporelle : l’anticipation valorise au premier chef la prise en compte du temps futur, tandis que la prudence accentue l’attention portée au temps présent, et que la remémoration invite à un regard rétrospectif sur les crises passées. Ces attitudes s’accompagnent d’imaginaires associés aux objets des pratiques de conservation : la figure de l’entité naturelle « sauvée », déplacée, s’y oppose à une figure de résilience, et à une figure de persistance. Explorer cette diversité d’attitudes temporelles possibles, dans le champ de la conservation, permet de prendre de la distance vis-à-vis des critiques qui amalgament toutes les pratiques du champ comme si elles relevaient d’un projet monolithique, et pourrait inviter gestionnaires et écologues à interroger leurs pratiques et leurs conceptions des temporalités de la conservation en se positionnant par rapport à ces différents idéal-types.

Références


1

C’est l’objet du programme de recherche ANR Anthronat : conserver la nature dans l’Anthropocène, coordonné par Virginie Maris, dans le cadre duquel s’inscrit mon travail de thèse d’où est tiré cet article.

2

Changements, dérèglements, bouleversements : il n’est pas impossible que la variété des termes fasse signe vers des intuitions différentes à propos des modifications climatiques en cours, qui induisent en effet plusieurs caractéristiques temporelles nouvelles.

3

En plus du critère de mouvement « par soi-même », Aristote évoque en effet un critère temporel pour qualifier les phénomènes relevant de la phusis, dans sa Physique, I, 8 : « toutes les choses naturelles se produisent telles qu’elles sont, soit toujours, soit la plupart du temps ».

4

Ce sont les mêmes raisons qui nous poussent à ne pas reprendre le concept de régimes d’historicité proposé par François Hartog (2003), dont nous nous inspirons cependant, qui désigne différentes manières d’imbriquer passé, présent et futur. Ce dernier concept implique en effet une dimension historique, là où les attitudes temporelles que l’on cherche à distinguer sont contemporaines les unes des autres.

5

L’inspiration principale de cette élaboration d’attitudes temporelles distinctes doit toutefois, plus qu’à la formulation initiale du syntagme, au tout récent travail de Bernadette Bensaude-Vincent : Temps-Paysages (2021).

6

On distingue ici prévision et prédiction dans une perspective épistémologique, où une prédiction a pour finalité de tester une hypothèse théorique, ce qui n’est pas le cas d’une prévision. Il est par ailleurs possible de distinguer prévision et prédiction par le critère suivant : la prévision donne un possible parmi d’autres, tandis que la prédiction a pour prétention de dire le vrai. C’est bien de prévision qu’il est ici question.

7

Ce projet de recherche associant outils expérimentaux et modélisations visait à quantifier les impacts du changement climatique sur le stockage de carbone, la production forestière, l’hydrologie forestière, la vulnérabilité aux stress abiotiques et aux pathogènes fongiques des grands écosystèmes forestiers nationaux français (http://www.gip-ecofor.org/gicc/?p=592).

9

Il s’agit d’une traduction littérale du terme anglais de translocation, qui désigne, en conservation, des déplacements volontaires ou involontaires d’individus ou de populations d’un écosystème vers un autre.

11

Quoique présenté comme un projet de migration assistée, ce programme semble plutôt consister en un flux de gènes assistés, car les individus sont introduits dans une zone où la distribution de l’espèce est historiquement constatée, tandis que la migration assistée, également appelée « colonisation assistée », introduit des individus en dehors de leur aire de répartition historiquement connue.

12

Alors que le programme semble avoir pour objectif, non pas de « sauver » une espèce méridionale qui ne serait pas en mesure de disperser par elle-même, mais plutôt soit de conserver ex situ des populations spécifiques de deux espèces, soit de renforcer génétiquement un système forestier du Nord de la France.

13

Quoiqu’ils ne consistent pas en une manipulation génétique directe à l’exemple des techniques de transgénèse ou de Crispr-Cas 9, les flux de gènes assistés compriment, comme d’autres techniques de sélection génétique, les « nombreux pas infimes de l’évolution » en sacrifiant ce faisant l’avantage « du tâtonnement de la nature  » (Jonas, 2013, p. 74).

15

Les critiques des néoconservationnistes sont en effet souvent psychologisantes (voir par exemple Hobbs, 2013).

16

Parmi les différents modèles qui existent, on peut mentionner par exemple le modèle d’habitat Biomod (Thuiller, 2003), qui modélise les distributions en prenant en compte les facteurs climatiques de la répartition des espèces, et le modèle Phenofit, qui modélise plutôt les processus écologiques de la croissance des arbres en prenant notamment en compte leur phénologie (Chuine et Beaubien, 2008).

17

Il s’agit souvent, par exemple, de programmes de sensibilisation du public à l’intérêt des espaces naturels notamment pour l’atténuation des effets des modifications climatiques.

18

L’expression, qui revient très fréquemment en entretiens, marque une défiance par rapport à la première attitude, et souvent plus largement par rapport à toute forme d’interventionnisme et de prétention à la gestion d’un système naturel.

19

Une vieille forêt des Pyrénées-Orientales, à dominante de hêtraie, et par ailleurs en libre évolution depuis la fin du XIXe siècle.

20

Certains sites ont en effet un horizon précaire : « au milieu des anciens salins, pour que certaines des espèces d’oiseaux puissent nicher […] on a refait des ouvrages hydrauliques […] c’est des salins qui sont assez proches de la mer donc on sait qu’avec l’élévation de la mer ils vont être les premiers impactés. Là pour l’instant c’est là parce que c’est là qu’on a pu le faire, mais on est déjà en train de réfléchir à où est-ce qu’on peut en faire d’autres, plus en retrait » (gestionnaire, parc naturel régional, 2021).

Citation de l’article : Fauché M., 2023. Anticipation, prudence, remémoration. Trois attitudes temporelles dans le champ de la conservation en contexte de changements climatiques. Nat. Sci. Soc. 31, 4, 443-452.

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