Open Access
Numéro
Nat. Sci. Soc.
Volume 31, Numéro 2, Avril/Juin 2023
Dossier « Recherches sur la question animale : entre mobilisations sociétales et innovations technologiques »
Page(s) 237 - 243
Section Regards − Focus
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2023036
Publié en ligne 3 octobre 2023

© J. Porcher, Hosted by EDP Sciences, 2023

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

À Singapour, le 19 décembre 2020, un restaurant branché a servi des nuggets préparés avec de la viande de poulet « cultivée » par la société Eat Just1. Selon les clients, le produit était semblable en goût et en texture à la « viande conventionnelle ». Dans le magazine conservateur National Review, le journaliste Matthew Scully2, rendant compte de cet évènement, écrit : « Faisons crédit aux entrepreneurs de Eat Just et à leurs nombreux homologues dans ce domaine, de la noblesse de leur objectif. Nous nous inquiétons souvent des effets “déshumanisants” que la technologie peut avoir. Voici une technologie conçue pour nous réhumaniser, mettant l’intelligence et l’ingéniosité de l’humanité au service de notre côté le plus amical » (Scully, 2021). Mon intention ici est de montrer que cette innovation, décrite par le journaliste comme un « jalon civilisationnel », repose sur ce que Mauss appelait « une morale de marchand ». La viande cultivée renvoie à des enjeux économiques puissants et produit des alliances plus économicopolitiques qu’éthiques. Bien loin de nous « réhumaniser », elle conduit au contraire à remplacer le travail vivant des humains et des animaux par le travail mort des machines. Autrement dit, à nous déshumaniser et à nous asservir.

Real meat

Lorsque Peta3, en 2008, offre 1 million de dollars au laboratoire capable de produire du poulet in vitro indifférenciable du « vrai » poulet, l’organisation a comme projet, au-delà de sa promotion affichée du véganisme, de soutenir les alternatives biotech à la viande (et plus largement aux produits animaux) et de les imposer aux consommateurs : « […] puisque de nombreuses personnes refusent de renoncer à leur addiction à la viande, PETA souhaite les aider à passer à une chair qui ne cause ni souffrance ni mort4 ». En effet, comme l’explique Mark Post, pionnier des recherches sur la viande cultivée, il n’y a pas de différence sur le fond : « La viande de bovin in vitro est 100 % naturelle, elle grossit en dehors de la vache ».

Que signifie vraiment cette assertion au-delà de son sens littéral ? Elle signifie que, dans l’esprit de M. Post, de Peta et de tous les promoteurs de la « viande cultivée », au-delà des déclarations d’intention en faveur du respect des animaux, la vache est le contenant de la viande et, puisqu’elle peut être avantageusement remplacée par un incubateur, elle n’est que ce contenant. Elle n’est pas un individu, une subjectivité, une intelligence. Elle n’existe que dans sa fonction de production de la viande. Elle n’existe que dans les processus qui, à son insu, génèrent la viande in vivo et non ex vivo5, dans l’incubateur, petite différence sans conséquences du point de vue des adeptes de la viande cultivée.

Ni la vache, ni l’éleveur, ni le territoire ne comptent, c’est pourquoi les start-up revendiquent de produire de la vraie viande, comme le prétend Aleph Farms : « de délicieux steaks de haute qualité avec les mêmes qualités culinaires, sensorielles et nutritionnelles que celles des steaks que nous aimons6 » ou, comme l’annonce Mosa Meat7, « du vrai bœuf qui suinte et grésille avec de vraies graisses et de vrais jus8 ». Meatable l’affirme : « Ce n’est pas comme la viande. C’est de la viande9 » et le Good Food Institute le confirme « c’est de la viande véritable » (genuine animal meat). Notons que le terme « farms » est utilisé par les uns comme par les autres pour attester qu’il s’agit bien de produits agricoles et gommer ainsi l’inquiétude que susciterait le terme « viande de laboratoire » qui correspond bien pourtant au réel de la production.

Ces représentations de l’animal comme « contenant » de la viande ne sont pas nouvelles. Elles sont issues de la pensée instrumentale de la zootechnie du XIXe siècle, puis du XXe, discipline fondée sur la biologie et l’économie et qui a théorisé l’animal de ferme comme machine animale, producteur de la matière animale, viande ou lait. L’animal est un haut-fourneau d’où sortent le minerai et le profit. Le niveau d’extraction de la matière animale a changé, c’est désormais la cellule au lieu de l’animal entier, mais le système de pensée sous-jacent, instrumental, utilitariste et productiviste, est le même (Porcher, 2010). Contrairement à ce que pensent les dirigeants de start-up, ils ne créent pas « quelque chose d’entièrement nouveau10 ». Les concepteurs de l’agriculture cellulaire du XXIe  siècle ne sortent pas de nulle part, ils sont les héritiers des zootechniciens et des biologistes des productions animales du XIXe et du XXe siècles. Le triptyque science-finance-industrie qui a présidé à l’émergence et au développement des productions animales est également aux manettes de l’innovation aujourd’hui (Porcher, 2019). L’absence de différences entre la viande cultivée et la viande « conventionnelle », soulignée par les promoteurs de la première, s’explique donc aisément. Ces deux produits relèvent du même monde industriel. L’un est la suite logique de l’autre. La viande de poulet in vitro est une viande « conventionnelle » tout comme le poulet de 40 jours (Porcher, 2020).

Cause animale et agriculture sans élevage

Le fil logique qui conduit des productions animales du XIXe à celles du XXIe siècle se retrouve en écho chez les « défenseurs » des animaux. Protection animale, bien-être animal, cause animale ont été et restent les soutiens efficaces et, en première analyse, inattendus, du processus d’industrialisation de l’élevage.

Lorsqu’au XIXe siècle, les associations de protection animale émergent en même temps que se développe la pensée industrielle des relations de travail aux animaux de ferme, elles visent, sans contrepoint d’une pensée politique critique, à une époque où les rapports sociaux sont particulièrement violents, à l’atténuation de la violence contre les animaux (Agulhon, 1981 ; Traïni, 2011), en premier lieu contre les chevaux de traction en ville11. C’est ainsi que l’hippophagie, aujourd’hui bête noire des « défenseurs » des chevaux, a été pensée et promue par la protection animale au XIXe siècle pour éviter que les chevaux meurent entre les brancards des omnibus ou des calèches. Leur abattage avait aussi l’avantage de contribuer à l’alimentation des pauvres dont il a toutefois fallu vaincre les fortes résistances (Lizet, 2010).

Dans le même ordre d’idée, depuis plusieurs décennies, le « bien-être animal » est un outil de durabilité des systèmes industriels, en premier lieu parce qu’il laisse penser qu’un animal peut être « bien » dans des systèmes où il est, dès sa naissance, considéré comme un objet industriel et traité comme tel (Porcher, 2011). Le « bien-être animal » porté par les scientifiques et par la majorité des associations de protection animale ne remet pas en cause les productions animales en tant que vecteurs de l’exploitation des animaux dans le système capitaliste mais vise à rendre compatibles capitalisme et exploitation raisonnée des animaux. Ce qui conduit aujourd’hui à des alliances entre grands groupes de distribution et associations de protection animale12 pour construire des labels « bien-être animal » qui mettent de facto dans les mains de ces grands groupes les cahiers des charges de ces labels et l’organisation de la production.

Les arrangements entre industriels et protecteurs des animaux ont eu pour conséquence de pérenniser les productions animales au prix de quelques améliorations mineures. Mais la violence industrielle, en production ou à l’abattoir, est restée la même. Cette permanence a fait le terreau des « défenseurs » des animaux qui peuvent alors prétendre que le seul moyen de protéger les animaux est de les sortir de la production alimentaire.

Le système de justifications du soutien des « défenseurs » des animaux à la viande cultivée repose sur l’affirmation que l’agriculture cellulaire représente, d’une part, la seule alternative aux systèmes industriels et, d’autre part, la seule alternative à l’élevage (Shapiro, 201813). Il s’agit en effet non pas seulement de sortir les animaux de ferme des productions animales mais plus radicalement de les sortir du travail et de mettre en place une agriculture sans élevage. La première assertion occulte une possible « troisième voie », celle que représente l’élevage paysan, seule voie qui permettrait de changer vraiment la vie des animaux de ferme sans rompre nos liens avec eux. La seconde repose sur l’idée que tout rapport de travail avec les animaux relève de l’exploitation et qu’il n’y a pas d’élevage respectueux des animaux, ainsi que l’affirme Peta14.

La viande ou les vaches ?

Il y a quelque chose de très paradoxal, pour ne pas dire de très dissonant d’un point de vue cognitif15, chez les « défenseurs » des animaux à mettre en avant des vertus morales pour justifier leur engagement en faveur de la « viande cultivée ». Ainsi Peter Singer (2016), leader de la « libération animale » et membre de la Cellular Agriculture Society, ne voit pas d’objections morales à la viande cultivée. Pas plus que Nick Cooney (2015) ou Paul Shapiro (2018), tous trois porte-drapeaux de la « cause animale » et fortement impliqués dans l’agriculture cellulaire. L’argument central est que la viande cultivée évite le « meurtre animal ». Toutefois, en soutenant ce mode de production, les promoteurs de la viande cultivée montrent surtout qu’ils préfèrent la viande aux vaches, la poursuite de la production de la viande comme minerai plutôt que l’existence des animaux et la pérennité de nos relations avec eux. Ce qui est surprenant de la part de groupes d’acteurs qui prétendent « défendre » ces animaux, c’est-à-dire veiller sur leurs intérêts et en premier lieu sur leur intérêt à exister.

C’est donc au nom de la compassion, de l’altruisme, du bien (doing good), de la gentillesse (kindness) que les « défenseurs » des animaux, les communicants des start-up, les fondations, les fonds d’investissement et les multinationales16 qui les financent, promeuvent la viande cultivée. Le paradoxe est que cette « gentillesse » envers les animaux est convoquée alors même que la viande cultivée vise à les remplacer par des incubateurs. Ainsi M. Post explique-t-il que les incubateurs de son laboratoire ont des noms. La gentillesse est-elle supposée porter sur l’incubateur ou sur la vache disparue comme une sorte de fantôme des liens détruits ?

On retrouve cette compassion sélective dans Zoopolis (Donaldson et Kymlicka, 2016), ouvrage qui propose de pérenniser nos liens avec les animaux – certains animaux, de fait les chiens, les chats et les chevaux–, mais sans le travail et sans la mort. Ce qui est une aporie car nos relations aux animaux domestiques sont construites par le travail (Porcher et Nicod, 2018). Pour ce qui concerne les vaches, les auteurs indiquent que, faute de possibilités de relations non laborieuses, il faudra les exclure de la communauté : « cela ne signifie pas qu’il n’y aura plus de vaches, simplement il y en aura peu […] Ces animaux seront de moins en moins nombreux à faire partie de la communauté des humains et des animaux » (Donaldson et Kymlicka, 2016, p. 197).

La vache pourvoyeuse de cellules, heureuse pour toujours ?

« Nous pouvons faire 80 000 hamburgers à partir d’un seul prélèvement– et la vache peut vivre heureuse pour toujours17 » affirme Mosa Meat. Il est important en effet pour les start-up de justifier l’existence de cette vache de laboratoire alors même qu’une partie de l’argumentaire en faveur de la viande cultivée condamne l’« exploitation » des animaux en élevage. Mettre en avant le bonheur de la vache, c’est se dédouaner de l’exploitation. Le problème en effet est que, pour générer le processus de production des hamburgers, des cellules doivent être régulièrement prélevées sur une vache. « Une vache », explique Mosa Meat. De fait une vache de laboratoire, privée de la vie sociale d’un troupeau, de relations avec un éleveur, et donc de sens de son existence. Comment prétendre que cette vache peut être heureuse hors-sol, hors liens et alors que le travail se fait sur son dos et sans elle ? Car ce qui est évacué dans cette organisation, c’est la question du travail. L’existence de la vache de laboratoire est contextualisée par le travail des humains mais elle n’y a aucune part. Elle est là, c’est tout. Dans un box de laboratoire, nourrie et entretenue par un animalier, comme n’importe quel animal de laboratoire, jusqu’à ce qu’elle cesse d’être utile.

Cette fable de la vache « heureuse pour toujours » (à quelle espérance de vie renvoie ce toujours ?) rejoint celle des théoriciens animalistes qui prétendent sortir les animaux du travail sans les sortir de nos vies. Leur présence sans notre « exploitation ». Mais que feraient-ils ? Qui paierait et qui travaillerait pour leur entretien ? Où vivraient-ils ? Ces questions sans réponses conduisent ces théoriciens à admettre au bout du compte que progressivement les animaux de ferme disparaîtraient et que ne se maintiendraient dans la « communauté », de fait dépeuplée de ses animaux, que quelques espèces « de compagnie » (comme si tenir compagnie n’était pas un travail).

La vache pourvoyeuse de cellules a fort peu de chance d’être « heureuse » en étant réduite à un statut de ressource biologique. Car qu’est-ce qui peut rendre une vache heureuse, contente d’exister ? La présence de ses congénères et la création de liens avec eux, des relations avec son monde propre et notamment le pâturage, des relations dotées de sens avec des humains, de l’autonomie, la possibilité d’exercer son intelligence et de mobiliser des compétences, c’est tout cela qui peut contribuer à rendre les vaches heureuses. Toutes choses que les éleveurs18 s’efforcent de leur donner.

Cultured meat inside. Un nouveau label écolo ?

L’agriculture cellulaire est promue au nom des animaux mais également, et de plus en plus fortement, au nom de « la planète ». À Singapour, ce sont des jeunes « engagés pour la planète » qui ont eu le privilège de manger de la viande cultivée. Eat Just établit ainsi un lien de causalité entre consommation de la viande cultivée et défense de « la planète ». Depuis le rapport de la FAO Livestock long shadow (Steinfeld et al., 2006), accusant l’élevage d’être une source majeure de production de gaz à effet de serre, celui-ci est régulièrement décrit comme incompatible avec la sauvegarde de l’environnement, ce pour quoi il faudrait devenir végan, en première intention, et de facto, parce que le véganisme n’est pas généralisable, consentir à l’agriculture cellulaire.

Le positionnement d’Europe écologie les verts (EELV) est ainsi en faveur d’une alimentation végétale ou végétarienne. EELV appelle à réduire de 50 % la consommation de protéines animales sans précision sur leur source, autrement dit sans différencier « élevage » et « productions animales » (EELV, 2021). La promotion du végétarisme est faite sans discernement, c’est-à-dire sans prise en compte du fait que les végétariens consomment des produits animaux et donc dépendent, comme les omnivores, de l’élevage. Le fait qu’ils ne mangent pas de viande, c’est-à-dire qu’ils délèguent à d’autres cette consommation, et donc leur responsabilité morale dans la mort des animaux, ne change rien à la vie des animaux. Rappelons qu’une grande partie de la viande bovine consommée en France est issue des troupeaux laitiers. En 2018, 34 % des gros bovins abattus en France étaient issus de troupeaux laitiers, 48 % des vaches de réforme, 85 % des veaux de boucherie (Alteroche, 2019).

Implicitement et progressivement, une partie des écologistes19 en vient, par utilitarisme, au nom de la défense des animaux et de l’environnement, à considérer que l’agriculture cellulaire serait finalement un moindre mal. Or, celle-ci conduit à la disparition des systèmes industriels mais également à celle de l’élevage, donc à la destruction des écosystèmes desquels il participe. Ces écologistes, qui prétendent pourtant à des approches systémiques, omettent de penser nos relations aux animaux domestiques dans l’ensemble de leurs rationalités. Cela conduit à une approche hors-sol, déshistoricisée, désaffectée et dépolitisée. Et peut-être à soutenir, comme le feront sans aucun doute, les associations de protection et de défense des animaux, un label « cultured meat inside » et « slaughter free » garantissant des produits gentils pour la planète et pour les animaux.

Un engagement moral ?

La promotion de la viande cultivée repose en grande partie sur des arguments moraux. On peut pourtant avancer que cette production est au contraire particulièrement immorale. Ou plutôt qu’elle repose sur une éthique utilitariste, comptable, une morale de marchand, comme l’écrivait Mauss (1923). La viande cultivée est en effet envisagée par ses promoteurs comme la solution hic et nunc, via des calculs de production de méthane et de CO2 par les ruminants, des évaluations de protéines par habitant en 2050 ou des retours sur investissements chiffrés en milliards de dollars. La « gentillesse » et la machine à calculer tiennent lieu de morale et occultent l’incroyable violence et l’inhumanité de cette innovation.

Réduire nos relations avec les animaux aux problématiques d’effet de serre, d’alimentation mondiale ou de profits, c’est circonscrire la pensée dans la problématique industrielle où l’a enfermée le capitalisme. Or, nous ne nageons pas tous dans « les eaux glacées du calcul égoïste » comme l’écrivaient Marx et Engels (1848) et « nous n’avons pas qu’une morale de marchand » comme le rappelait Mauss (1923). Contrairement à ce qui est souvent avancé, la première rationalité de nos relations aux animaux de ferme en élevage n’est pas économique, elle est relationnelle (Porcher, 2002 ; Fiorelli et al., 2014). Autrement dit, pour les éleveurs, et pour un grand nombre de nos concitoyens, le lien importe plus que le bien. La relation avec les vaches importe plus que la viande car la viande est le moyen de la relation, elle n’en est pas le but. Les éleveurs n’élèvent pas les animaux pour les tuer, pour la viande. Ils produisent de la viande (du lait, des œufs) pour vivre et travailler avec des animaux. Et cela en fonction d’un ensemble de valeurs morales fondées sur le respect des animaux, la prise en considération de leur existence et de la valeur de ce qu’ils nous donnent. La « morale de marchand » des promoteurs de la viande cultivée s’oppose à la morale universelle du don. Car, c’est la triple obligation de donner-recevoir-rendre qui construit durablement nos liens avec les animaux de ferme (Porcher, 2002). Ainsi que l’écrit Mauss, « une partie considérable de notre morale et de notre vie elle-même stationne toujours dans cette même atmosphère du don, de l’obligation et de la liberté mêlées. Heureusement, tout n’est pas encore classé exclusivement en termes d’achat et de vente. Les choses ont encore une valeur de sentiment en plus de leur valeur vénale, si tant est qu’il y ait des valeurs qui soient seulement de ce genre. Nous n’avons pas qu’une morale de marchand » (Mauss, 1923, p. 258).

Les « défenseurs » des animaux et les « défenseurs » de la planète n’ont donc pas le monopole de la morale. Ils donnent au contraire la preuve que les critères moraux sur lesquels s’appuie leur action reposent simplement sur un fond moral religieux (tu ne tueras point) et occultent les valeurs morales construites par le réel du travail avec les animaux (Mouret, 2012). Car c’est le réel du travail avec les animaux qui fait qu’un éleveur ne les considère pas comme des contenants de matières animales et qu’au contraire, il construit jour après jour une relation de don et de contre-don avec eux, qui articule don et dette et permet in fine leur mort.

Conclusion

Promouvoir la viande cultivée, participer à la disparition des animaux de ferme, et à plus long terme inévitablement, à la disparition des animaux domestiques, en arguant que tout cela nous réhumaniserait est un contresens anthropologique. Vivre, travailler avec les animaux et consommer leurs produits, y compris la viande, participe d’un mode de relations au service de la vie, la vie biologique via notre alimentation, mais aussi la vie comme affects, subjectivité, agentivité. Le processus d’effacement des animaux de ferme de notre quotidien, initié par le capitalisme industriel, se poursuit avec le capitalisme numérique qui tend à substituer le travail vivant des humains et des animaux au travail mort des machines, incubateurs, hologrammes, robots, algorithmes.

Il faut rappeler que si la viande cultivée peut se passer de la mort des animaux, c’est parce qu’elle se passe de leur vie. La viande cultivée est certes du vivant biologique mais c’est du mort subjectif, affectif, relationnel, historique, culturel. Du mort-vivant. La viande cultivée n’est qu’un amas de cellules gisant dans un incubateur qui ne renvoie à aucune existence, à aucun lien, aucun projet. La cellule peut être issue d’une vache, d’un cheval, d’un humain, nul ne verra la différence. C’est en cela qu’elle est déshumanisante. Elle réduit notre rapport à la vie à un plus petit commun dénominateur, la cellule, l’ADN20. Elle écrase notre sens moral en le réduisant à un calcul d’intérêts. Elle borne nos espérances humaines en nous privant d’animaux avec lesquels nous nous sommes construits et envers qui nous avons une incommensurable dette. L’enjeu n’est donc pas de nous débarrasser des animaux de ferme mais de reconsidérer les valences respectives des biens et des liens dans nos relations avec les animaux. Et cette reconsidération est politique tout autant que morale.

Références


1

Eat Just (ex Just) a été créée en 2011 par Josha Tetrick sous le nom Hampton Creek Food.

2

« Hello cultured meat, goodbye to the cruelty of industrial animal farming », 17 janvier 2021. Matthew Scully est membre de la Christian Vegetarian Association, auteur de Dominion. The power of man, the suffering of animals, and the call to mercy, St. Martin’s Press (2003). Ancien assistant de George W. Bush, il se décrit comme un « conservateur végan pro-life ».

3

Peta (People for the Ethical Treatment of Animals) est une organisation états-unienne non profit (en français, sans but lucratif) dotée d’un revenu de 66  millions de dollars (2020) et pourvue d’antennes dans de nombreux pays dont la France.

5

https://viandecultivee.be/. Le terme « ex vivo » plutôt qu’« in vitro » appuie l’argument de la naturalité du produit.

6

Aleph Farms : https://aleph-farms.com. Aleph Farms se présente comme des « meat growers », cultivateurs de viande.

7

Start-up cocréée par Peter Vestrate et Mark Post. Financée par Sergey Brin, cofondateur de Google, par Bell Food Group et par M Ventures, le fonds d’investissement de l’entreprise pharmaceutique Merck. Sergey Brin avait financé les recherches initiales de Mark Post qui ont permis la production du premier hamburger in vitro en 2013.

8

Mosa Meat : https://mosameat.com/.

11

La Société de protection des animaux (SPA) est créée en 1845 sous l’égide de la Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals (RSPCA) fondée en 1824 en Grande-Bretagne. La loi Grammont est votée en 1850. Cette loi punissait sévèrement le cocher qui battait publiquement son cheval mais pas les actionnaires qui condamnaient chevaux et enfants à travailler dans les mines.

12

L’ONG CIWF (Compassion in World Farming) et la LFDA (Fondation droit animal, éthique et sciences), par exemple, qui collaborent avec le groupe Casino pour un étiquetage « bien-être animal ».

13

Lire dans Le Monde du 22 mars 2019, les positions contradictoires, à propos de la viande de culture, de Jocelyne Porcher, « La viande de culture est un poison alimentaire, social, écologique et intellectuel » (https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/03/22/la-viande-de-culture-est-un-poison-alimentaire-social-ecologique-et-intellectuel_5439478_3232.html), et de David Chauvet, militant de la cause animale, « La viande de culture est la seule manière de mettre fin à l’élevage industriel » (https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/03/22/la-viande-de-culture-est-la-seule-maniere-de-mettre-un-terme-a-l-elevage-industriel_5439476_3232.html) (Porcher, 2019 ; Chauvet, 2019).

14

Le message central de Peta est « animals are not food ». Sa communication insiste sur le fait que les labels « bio », « plein air »… « ne représentent guère plus que des efforts pour que les consommateurs se sentent mieux − elles ne signifient souvent rien ou presque pour les animaux concernés ». Peta conclut donc que « les seuls aliments véritablement sans cruauté sont les aliments végans ».

15

Les partisans de la « cause animale » convoquent fréquemment cette notion pour stigmatiser les consommateurs omnivores.

16

Les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) sont les plus anciens et fervents soutiens de l’agriculture cellulaire. La société Hampton Creek Food, aujourd’hui Eat Just, a été créée en 2011 et soutenue dès son origine par Bill Gates et Peter Thiel (fondateur de PayPal et actionnaire de Facebook).

18

Le terme « éleveur » renvoie ici aux personnes qui font de l’élevage, c’est-à-dire qui élèvent les animaux. Le terme « producteur » désigne les personnes qui produisent de la matière animale à partir des animaux, qui relèvent des productions animales. Ce terme de producteur renvoie donc aussi bien à un producteur de viande porcine dans l’industrie qu’à un manager de start-up de l’agriculture cellulaire.

19

C’est aussi le cas de la France insoumise, notamment de sa commission « Condition animale ».

20

Les innovations biotech de l’agriculture cellulaire renvoient à un niveau d’extraction de la matière animale de plus en plus profond et incluent les techniques génomiques les plus invasives.

Citation de l’article : Porcher J., 2023. « Slaughter free/Cultured meat ». Une morale de marchand. Nat. Sci. Soc. 31, 2, 237-243.

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