Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 31, Number 2, Avril/Juin 2023
Dossier « Recherches sur la question animale : entre mobilisations sociétales et innovations technologiques »
Page(s) 166 - 178
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2023030
Published online 08 September 2023

© J. Michalon, Hosted by EDP Sciences, 2023

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Le 30 novembre 2018, je reçois un e-mail ayant pour objet « URGENT : Projet « Lundi Vert » du pr Laurent Bègue (500 personnalités)1 ». On m’y invite à faire partie des signataires s’engageant publiquement à ne plus manger ni viande ni poisson les lundis à partir de janvier 2019. Travaillant sur les rapports aux animaux, et notamment sur les liens entre militantisme pro-animaux et monde académique, j’ai le réflexe de décliner la proposition (pour des raisons que je vais tenter d’expliciter ici). Cependant, je constate que la liste des personnes ayant accepté de signer compte un nombre important d’universitaires ou de scientifiques (au moins 180 sur les 500). Parmi elles et eux, des gens que je connais, avec qui j’ai échangé, travaillé parfois, de près ou de loin. La présence de certains ne m’étonne pas, connaissant leurs positions sur la condition animale. D’autres, en revanche, me surprennent davantage car leurs intérêts de recherche me semblaient assez éloignés des relations humains-animaux. Il faut dire que l’argumentaire de l’initiative fait figurer plusieurs motivations à la réduction de la consommation carnée : le souci de l’environnement, en premier lieu, les bénéfices pour la santé humaine ensuite, et enfin, le respect des vies animales. Avec cette hiérarchisation, c’est bien le côté « vert » du combat qui est mis en avant, et qui permet sans doute de rallier de manière plus large que le seul souci de la souffrance animale2. Ainsi, c’est la critique de l’élevage, et non seulement la consommation de viande, qui fédère les signataires. Quelques semaines plus tard, une autre tribune, publiée dans Le Monde, appelle à organiser, non pas une journée sans viande, mais une journée mondiale de l’élevage paysan et des animaux de ferme. Il s’agit d’une réponse à l’initiative Lundi Vert, portée par Paul Ariès, Frédéric Denhez et Jocelyne Porcher et qui rassemble environ 200 signataires. L’argumentaire dénonce des lobbys qui seraient à la manœuvre pour promouvoir une alimentation végétale, et lui dénie toute valeur pro-environnementale. Une forme d’élevage est défendue, de plus petite taille, locale, respectueuse des humains, de l’environnement, et des animaux. Les signataires de la tribune insistent en effet sur l’idée que la généralisation de l’alimentation végétale conduirait immanquablement à un monde sans animaux. Là encore, beaucoup des soutiens à la tribune me sont connus, puisqu’il s’agit d’universitaires en sciences humaines et sociales qui travaillent sur les relations humains-animaux, dont je me sens proche disciplinairement et avec qui je collabore parfois même assez étroitement. Je ne suis pas nécessairement surpris de les voir signer ce texte : ayant déjà eu des discussions sur le sujet, leur participation à l’initiative ne paraît pas incohérente. Ici, je n’ai pas été sollicité directement, et quand bien même c’eût été le cas, j’aurais également décliné.

Ces deux tribunes viennent matérialiser une forme de polarisation des débats autour de la question animale en France et la place prise par les universitaires en SHS dans ceux-ci. Au-delà des deux camps qui semblent apparaître, toute une série d’oppositions structurent ces débats, mêlant considérations philosophiques, épistémologiques et disciplinaires. Dans cet article, j’aimerais montrer que malgré ces oppositions, les points communs entre les protagonistes de ces débats sont nombreux.

Dans un premier temps, je présenterai les rapports entre sciences humaines et sociales et question animale à travers un vis-à-vis entre la France et le monde anglo-américain, en montrant que l’évolution générale des recherches participe de la montée du zoocentrisme3, mais qu’elle ne se formule pas dans les mêmes termes dans ces différents contextes.

Ensuite, j’examinerai la réception française des thèses antispécistes (à la fois telles qu’elles sont présentées par les travaux d’éthique animale et telles qu’elles sont reprises par des militants) par des universitaires en sciences humaines et sociales, en montrant que ces critiques témoignent d’une forme de corporatisme et ne sont pas non plus dénuées de normativité pro-animaux, et qu’elles contribuent ainsi à la montée en puissance du zoocentrisme.

Enfin, j’expliquerai en quoi il me semble souhaitable d’analyser ces débats plutôt que d’y prendre part, précisément au nom d’un attachement à ce que peuvent apporter les sciences humaines et sociales à la question animale.

Les sciences humaines et sociales et la question animale : deux voies pour atteindre le point de vue des animaux

Les animal studies ou l’épistémisation de l’engagement pro-animaux

Dans le contexte anglo-américain, l’intérêt des sciences sociales pour les rapports aux animaux ne peut être compris indépendamment de l’émergence des animal studies. Les animal studies désignent une communauté au croisement du monde académique et du militantisme pro-animaux, qui cherche à rassembler des personnes intéressées par la condition animale, dans ses dimensions épistémiques ou dans ses dimensions éthiques, souvent conjointement. Cette communauté se structure aujourd’hui autour d’associations telles que Minding Animals International, et de supports de publications comme Anthrozoös, Society & Animals, Humanimalia ou encore le Journal of Critical Animal Studies (Dardenne, 2022 ; Michalon, 2017). La communauté se veut pluridisciplinaire par principe, mais dans les faits, ce sont les sciences humaines et sociales et les humanités qui y sont les plus représentées.

Les animal studies trouvent leur origine dans les années 1970, au moment où l’éthique animale commence à émerger. L’éthique animale est une spécialité de la philosophie morale et de l’éthique appliquée, qui se caractérise par la production d’un ensemble de réflexions à dimension normative concernant l’attitude que les humains devraient adopter à l’égard des animaux et de leur condition4. Si on trouve ces réflexions dans toute l’histoire de la philosophie, elles ne deviennent une spécialité à part entière qu’à partir des années 1970, sous l’impulsion des travaux de Peter Singer (1975). Dans son ouvrage Animal liberation, le philosophe australien popularise différentes notions telles que le spécisme (la discrimination des êtres sur la base de leur appartenance à une espèce) et son pendant l’antispécisme (attitude consistant à dénoncer l’arbitraire de cette différenciation et ses conséquences pratiques sur les animaux), la « sentience » (la capacité à éprouver de la douleur, qui devient le nouveau critère d’inclusion des êtres dans la communauté morale). Le succès de l’ouvrage participe à la fois à instaurer l’éthique animale comme spécialité académique5 et à redynamiser un militantisme pro-animaux avec de nouvelles armes intellectuelles, en phase avec les découvertes scientifiques les plus récentes (Carrié, 2018). La dynamique créée par l’ouvrage est ainsi à comprendre à l’aune de l’histoire plus large de la protection animale (Carrié et al., 2023 ; Traïni, 2011). Si au XIXe siècle, la protection animale a initialement rallié à elle de nombreux individus appartenant au monde académique, universitaires et scientifiques, beaucoup s’en sont éloignés, notamment suite à l’émergence de l’anti-vivisectionnisme, combat qui venait remettre en cause tant les pratiques scientifiques que leur bien-fondé (Carrié, 2015). L’éloignement entre le militantisme pro-animaux et le monde académique a perduré pendant plusieurs décennies au XXe siècle, et à cet égard, la séquence des années 1970 marque une convergence retrouvée entre les deux univers, où il redevient possible d’émettre un discours pro-animaux depuis une position rationaliste et même au nom de celle-ci.

C’est dans cette nouvelle phase de l’histoire de la protection animale qu’émerge la communauté des animal studies. Son développement se trouve également appuyé par les recherches sur les interactions avec l’animal (le domaine human-animal interactions – HAI) qui apparaissent aussi dans les années 1970, soutenues par des associations de protection animale, des vétérinaires pour animaux de compagnie et des industriels de l’alimentation pour animaux de compagnie (Hines, 2003 ; Michalon, 2014). Les animal studies doivent donc leur naissance à des acteurs et groupes d’acteurs ayant pour les animaux une inclination favorable (Michalon, 2017). Même si les nuances sont grandes entre ces formes d’intérêt pour les animaux (de « l’amour des animaux » à la « libération animale »), elles s’inscrivent dans la même dynamique sociale qui consiste à considérer les animaux comme des êtres qui comptent et qu’il importe de défendre. Il est tout à fait légitime d’analyser l’émergence des animal studies comme une nouvelle forme d’engagement pro-animaux, dans laquelle la production de savoirs devient un enjeu central ; et ce, non plus uniquement dans un objectif instrumental (des savoirs scientifiques qui viendraient légitimer le bien-fondé de la cause), mais aussi et surtout dans une dimension performative : l’acte de production de savoirs est en lui-même conçu comme une forme d’engagement. Ainsi assiste-t-on avec le développement des animal studies à ce que l’on pourrait appeler l’épistémisation de l’engagement pro-animaux (Michalon, 2020).

Cette caractéristique originale des animal studies s’est constituée progressivement, depuis les années 1970, par étapes successives, au gré des publications, des colloques ou de la création de nouvelles revues, qui ont permis d’affirmer plus franchement les enjeux et les modalités de cette épistémisation. Analysant l’évolution du domaine depuis ses origines, et notamment les débats et les prises de position en son sein, on peut repérer deux processus de redéfinition, intriqués : le premier a pour objet les rapports entre production de savoirs et activisme pro-animaux et le second porte sur la priorité accordée aux êtres dans la description des rapports humains-animaux.

Bien qu’ils n’aient jamais fait mystère de leur inclination pro-animaux, les membres de la communauté animal studies se sont, dans un premier temps, montrés très attachés à la neutralité axiologique et à une séparation nette entre le registre scientifique et le registre militant. Cette position, caractéristique de publications comme Anthrozoös, sera largement discutée à partir des années 1990. D’abord dans les pages de Society & Animals, nouvelle revue qui ne remet pas frontalement en question la neutralité axiologique mais assume davantage le fait que la recherche doive être utile aux militants pro-animaux, et in fine, aux animaux eux-mêmes. Puis, dans les années 2000, l’émergence des « critical animal studies » amène à défendre une position plus radicale : il faut que les universitaires travaillant sur la condition animale soient engagés dans la cause, et réciproquement, il faut que les réflexions issues du militantisme pro-animaux puissent être reconnues comme valables dans le monde universitaire. C’est à l’hybridation du « scholar » et de l’« advocate » que les critical animal studies appellent donc. Cela n’implique pas uniquement de mettre ses recherches au service de la cause animale, mais de produire une connaissance qui en elle-même soit bénéfique aux animaux (Michalon, 2017).

C’est ici que l’on mesure l’intrication entre la redéfinition des rapports entre science et activisme à l’œuvre au sein des animal studies et la redéfinition de leur objet de connaissance. Pour le comprendre, il faut à nouveau raisonner par étapes. Originellement, le domaine human-animal interactions intégrait l’humain dans son périmètre épistémique : il s’agissait de comprendre comment les humains vivaient la cohabitation avec d’autres espèces (avec une focale particulière sur les effets sanitaires du contact avec certains animaux). Certains auteurs, notamment dans les pages de Society & Animals, ont jugé cette orientation excessivement « anthropocentrée », voire « anthropocentrique » et ont considéré que l’on ne pouvait être en accord avec les valeurs pro-animales du domaine qu’à la condition que les animaux reçoivent davantage d’attention, au moins autant que les humains. C’est ce qui explique que pendant plusieurs années le terme « human-animal studies » a été utilisé, témoignant de ce souci de symétrisation. Mais sur la même période, le terme « animal studies » prendra de l’importance et supplantera « human-animal studies », dans les années 2000. Ce n’est pas uniquement par commodité de langage que cette minoration de l’humain dans le périmètre des animal studies s’opère : elle reflète l’état des réflexions épistémologiques du domaine. En effet, ce recentrage sur l’animal a été défendu de plusieurs manières.

Tout d’abord, avec le domaine HAI, le premier geste des animal studies a été de pointer les effets épistémiques de l’occultation de cet objet : sans les animaux, la description des réalités humaines n’est pas complète. À la manière de l’histoire des femmes, de l’histoire « par le bas », de l’histoire postcoloniale ou décoloniale, il est demandé que les animaux soient désormais pris en compte lorsqu’il s’agit de documenter le cours des sociétés humaines. Si les effets dénoncés sont bien épistémiques (le caractère partiel de la description scientifique de ce qui a été), l’effort proposé pour y remédier relève bien d’une forme d’éthique pro-animale : il faut reconnaître aux animaux d’avoir « été là », d’avoir compté pour quelque chose. Derrière cette reconnaissance de leur présence, et parfois de leur agentivité, il s’agit de leur rendre justice. Le second geste des animal studies consiste ensuite à chercher à identifier ce qui a bien pu générer l’occultation de leur objet : alors même que nous vivons avec des animaux quotidiennement, depuis des siècles, comment se fait-il que l’on ne se soit pas penché plus tôt sur eux ? L’explication serait à chercher du côté d’un anthropocentrisme qui imprègne la société et l’esprit scientifique si fortement qu’il empêche de voir les animaux pourtant sous nos yeux. L’anthropocentrisme devient donc le concept repoussoir des animal studies, l’obstacle épistémologique à dépasser au nom d’une prise en compte éthique des animaux. Pour ce faire, réintégrer la présence des animaux dans la description est un premier pas, rendre compte de leur agentivité en est un autre, mais adopter la perspective qu’ont les animaux sur la réalité semble être la posture la plus en phase avec les valeurs des animal studies. Ainsi, puisque nos yeux d’humains nous ont empêchés de voir les animaux, il faut autant que possible essayer de se mettre à leur place et rendre compte de ce que serait leur point de vue. Dans le sillage des critical animal studies, l’« animal standpoint theory » sera proposée comme un pendant animalier de l’épistémologie féministe des points de vue (Best, 2009 ; Harding, 2003). Les dimensions épistémiques et politiques sont ici intriquées puisqu’il s’agit à la fois de rendre compte de la perspective des animaux et de porter leur parole, et de défendre leurs intérêts. C’est donc vers le zoocentrisme, entendu comme un mode de pensée qui prend en compte prioritairement les intérêts et les points de vue des animaux (Franklin, 1999), que l’évolution des animal studies tend6.

Les SHS françaises et les animaux ou le primat de la raison épistémologique

Si l’intrication entre dimensions épistémiques et dimensions politiques est saillante dans le cas des animal studies, qu’en est-il du côté francophone ? En France, l’anthropologie de la domestication se constituera petit à petit comme un domaine de spécialité à partir des années 1960 et les travaux d’André-Georges Haudricourt7. Cette anthropologie des techniques de domestication s’hybridera pour devenir, dans les années 1980, « ethnozootechnie », et à la faveur d’un croisement avec les études rurales, elle s’intéressera surtout aux rapports aux animaux en dehors de la modernité occidentale (ce dont le préfixe « ethno » rend compte). Cet intérêt pour les rapports aux animaux « vus de loin », d’un point de vue géographique ou chronologique est remis en cause dans le courant des années 1980. En ethnologie, les travaux de Noëlie Vialles, Bertrand Hell ou encore Claudine Fabre-Vassas prennent pour objet les animaux « dans nos sociétés ». Sur la même période, l’histoire commence à intégrer l’objet « animal » dans son périmètre avec les travaux de Robert Delort. Une histoire des animaux qui s’épanouira fortement sous l’égide d’Éric Baratay et d’autres tout au long des années 2000. C’est à cette époque, peu ou prou, que la géographie pose un regard sur les rapports aux animaux, dans leur dimension spatiale (Blanc, 2000).

En parallèle, l’anthropologie des sciences développée par Bruno Latour et Michel Callon depuis les années 1980 s’est distinguée par son insistance sur le rôle des « non-humains », d’abord dans l’activité concrète des scientifiques étudiés par les deux chercheurs ; puis dans l’ensemble des activités sociales, lorsqu’il s’est agi de conceptualiser la théorie de l’acteur-réseau et de promouvoir le principe de symétrie généralisée (Akrich et al., 2006). Les « non-humains », parmi lesquels les animaux, n’ont pas seulement été réintégrés dans le champ de vision des sciences sociales : ils ont été également dotés d’une forme d’agentivité, qui en faisait des entités actives et non de simples réceptacles des actions humaines. Ces travaux ont croisé les propositions de Philippe Descola (2005) en anthropologie de la nature, qui visaient également à penser les entités non humaines autrement que dans une perspective naturaliste et symbolique, en laissant ouverte la possibilité qu’elles fassent agir les humains, voire agir sur eux.

Ainsi, au tournant du siècle, voit-on apparaître des propositions épistémologiques qui appellent à « désanthropocentrer » les sciences sociales, à ce qu’elles portent leur regard sur des entités non humaines, du fait de leur rôle potentiellement actif dans les affaires que l’on jugeait jusqu’alors strictement humaines. En sociologie, l’applicabilité de ces propositions va être discutée, en particulier à partir du cas des relations humains-chiens. Albert Piette (2002) centre son attention sur les modes de présence des canidés dans les interactions, et après lui Marion Vicart (2014), dont la « phénoménographie équitable » utilise l’ethnographie pour dire quelque chose des comportements canins, et non plus seulement des relations anthropocanines. Quelques années plus tard, Dominique Guillo (2009) plaidera également pour une approche sociologique des interactions humains-chiens qui puisse intégrer les acquis de l’éthologie et de la biologie néodarwinienne concernant l’espèce canine (Guillo, 2019).

Au cours des années 2010, ces réflexions vont être reprises, où la mise à distance de l’anthropocentrisme et la prise en compte de l’agentivité animale vont s’affirmer comme conditions épistémologiques minimales de l’intégration des animaux dans l’objet des sciences sociales. On assiste alors à l’élaboration de programmes empiriques (Kohler, 2012 ; Lescureux, 2006 ; Servais, 2016 ; Servais, 2012) où il est parfois question pour les sciences sociales de prendre les relations sociales des animaux entre eux, indépendamment de leurs rapports aux humains.

Il s’agit pour les chercheurs, non plus uniquement de recentrer leur regard sur la présence des animaux, mais de rendre compte du regard que les animaux portent sur leur condition. La redécouverte des travaux de Jakob von Uexküll sur les mondes vécus des animaux, dans la décennie 2010, n’y est sans doute pas étrangère. On trouve l’illustration la plus récente de cette ambition dans les derniers travaux d’Éric Baratay (2012 ; 2020) qui, après avoir infléchi le regard de l’historien « du côté » des animaux, revendique une histoire décrite du point de vue des animaux (2012), ayant recours au besoin de la collaboration avec les sciences du vivant (2020). En sociologie, on trouve également cette volonté de documenter le versant animal des interactions dans la conceptualisation du « travail animal » par Jocelyne Porcher (2011) et Porcher et Schmitt (2010), qui repose sur la distinction entre l’activité et le travail. Parler de « travail » implique en effet non seulement de décrire l’activité exécutée mais aussi et surtout de rendre compte de l’engagement subjectif des êtres dans cette activité, de ce qu’elle représente pour eux, en un mot, du « sens du travail ». Documenter cela suppose une collaboration entre la sociologie et l’éthologie, cette dernière étant chargée d’objectiver l’engagement subjectif de l’animal dans l’activité. Là encore, c’est bien le point de vue de l’animal sur sa condition qu’il s’agit de traduire.

Critique de l’anthropocentrisme, volonté de recentrer le regard sur les animaux, insistance sur l’agentivité des animaux, appels à la collaboration interdisciplinaire : ces éléments qui ont marqué l’émergence des animal studies anglophones se retrouvent ainsi dans les sciences sociales françaises qui se sont intéressées aux animaux. Dans les deux cas, la restitution du point de vue des animaux est érigée en horizon souhaitable. Pour autant, la différence, et non des moindres, se situe au niveau du degré d’explicitation des valeurs qui sous-tendent ce mouvement vers le point de vue animal. Alors que les animal studies justifient cette évolution au nom des valeurs pro-animales, forgées par l’histoire de la protection animale, vu de France, cet horizon du point de vue animal est rarement pensé autrement qu’en termes épistémiques8. Comme nous allons le voir maintenant, la référence à des valeurs autres que l’attachement au savoir n’intervient finalement qu’en réaction à l’importation des théories antispécistes et des animal studies.

La réception française des théories antispécistes : du rejet au positionnement

L’ascension de l’éthique animale

Pour des raisons qu’il serait intéressant d’éclaircir, alors que la France avait été parmi les premières nations à voir émerger des associations de protection animale, elle n’a pas connu la séquence des années 1970 décrite plus haut à propos des pays anglosaxons. Les théories antispécistes et les développements de l’éthique animale ont longtemps été absents du champ intellectuel français. Leurs premiers relais éditoriaux dans l’hexagone ont été le fait de militants, essentiellement à travers la publication des Cahiers antispécistes, publication proche du format fanzine, produite par des activistes lyonnais issus des milieux libertaires et diffusée dans des réseaux relativement restreints (Dubreuil, 2013). Débutée en 1991, la revue publie des réflexions en éthique animale, traduisant pour l’occasion des textes de P. Singer ou de Tom Reagan, qui à l’époque ne font pas partie des auteurs discutés dans les universités françaises. Et il faut dire que l’un des premiers à le faire, le philosophe Luc Ferry (1992) dans Le nouvel ordre écologique, tire à boulets rouges sur l’antispécisme, décrit comme un dangereux antihumanisme, rompant avec l’héritage des Lumières. Une ligne argumentative qui sera reprise plus tard par plusieurs philosophes dans des versions tantôt plus nuancées (Étienne Bimbenet, Élisabeth De Fontenay), tantôt plus radicales (Francis Wolff, ou Jean-François Braunstein). L’éthique animale va néanmoins devenir un sujet légitime du fait des travaux d’auteurs comme Élisabeth de Fontenay, de Florence Burgat, Corine Pelluchon ou encore de Jean-Yves Goffi, Jean-Luc Guichet, ou Georges Chapoutier qui vont faire discuter les théories angloaméricaines et des pensées issues de la tradition continentale. Au cours des années 2000, les publications autour de l’éthique animale se multiplient (Jeangène Vilmer, 2008) et les notions comme « spécisme », « libération animale » (Balibar et Hoquet, 2009) ou « sentience » commencent à se diffuser dans l’espace intellectuel français, tandis que le domaine du droit animalier prend une ampleur inédite (Marguénaud et al., 2016). Pendant la décennie suivante, alors que de plus en plus de personnalités publiques affichent leur végétarisme, leur véganisme ou encore leur antispécisme (Caron, 2013), les Presses universitaires de France publient régulièrement des essais sur la question, par exemple La révolution antispéciste (Lepeltier et al., 2018). Cet ouvrage n’est autre qu’une anthologie des textes publiés dans les Cahiers antispécistes, conçue comme une manière de rendre justice au travail de ces militants se considérant aussi comme des philosophes et qui ont aspiré pendant longtemps à une reconnaissance de la part du monde académique. De la confidentialité et de l’hostilité des années 1990, à la consécration académique en cette fin 2010, on mesure donc le chemin parcouru en France par les outils intellectuels forgés par les universitaires anglosaxons. Pour autant, et c’est l’objet que j’aimerais aborder maintenant, cette ascension de l’éthique animale, dans ses versions anglosaxonnes en particulier, ne s’est pas faite sans produire de vifs débats.

Une critique disciplinaire

Depuis plusieurs années maintenant, l’anthropologue Jean-Pierre Digard fait état régulièrement de son opposition au développement d’une version radicale de la cause animale, alimentée notamment par la pensée antispéciste. J.-P. Digard (2012) pointe l’antihumanisme des antispécistes qu’il perçoit tout autant comme une menace pour la société (du fait du brouillage des identités que l’antispécisme impliquerait) que comme une forme d’« obscurantisme », ignorant tout des réalités biologiques et surtout anthropologiques des relations humains-animaux. Portée par des citadins ayant depuis longtemps perdu le contact direct avec le monde de l’élevage, la critique antispéciste n’a, pour J.-P. Digard, ni fondement ni légitimité puisqu’elle s’attaque à univers social qu’elle ne connaît pas. En outre, ces citadins ont une vision déformée des relations aux animaux puisque le seul modèle auquel ils et elles auraient été familiarisés est celui de l’animal de compagnie, l’animal individualisé, personnifié, que l’on traite avec égards et affection. Ce modèle de l’animal de compagnie se trouve renforcé par une culture populaire, en particulier la culture juvénile, peuplée d’animaux anthropomorphisés, et qui met en scène des relations bienveillantes entre humains et animaux. En un mot, une culture qui favorise l’attachement aux animaux, vus comme des quasi-humains, et qui imprègne notre inconscient collectif depuis plusieurs générations maintenant. Fruits de cette culture pro-animale, les antispécistes auraient développé une vision idéalisée et biaisée des animaux et des rapports aux animaux, teintés de sentimentalisme. Cette critique d’irréalisme ne vise pas uniquement les militants pro-animaux, mais également les penseurs de l’éthique animale. Pour J.-P. Digard, ces derniers réfléchissent aux rapports aux animaux sur des bases abstraites, à partir de situations fictives ou fictionnalisées, sans s’appuyer sur les travaux issus des sciences sociales (de l’anthropologie en particulier) qui viennent pourtant documenter objectivement la consistance de ces rapports. Ainsi, c’est un déficit de connaissance que la critique de J.P. Digard pointe chez les penseurs de l’éthique animale.

De la même façon, Jocelyne Porcher (2007) explique son rejet des théories antispécistes – et en particulier la libération animale – en pointant la méconnaissance de ses promoteurs concernant la réalité des rapports humains-animaux9. Contrairement à J.-P. Digard cependant, J. Porcher ne met pas cette occultation uniquement sur le compte d’une incompatibilité disciplinaire, opposant SHS et des philosophes peu sensibles aux réalités empiriques : c’est également parce que les SHS n’ont pas suffisamment produit de travaux « de terrain » sur les relations humains-animaux qu’il est très « commode » pour les penseurs de l’éthique animale d’appeler à une refonte radicale de ces relations. C’est particulièrement vrai de l’activité d’élevage qu’étudie J. Porcher et à propos de laquelle elle estime qu’il existe un déficit de connaissance sociologique. De cette méconnaissance découlent deux amalgames, à l’œuvre dans les pensées antispécistes. Tout d’abord, la confusion entre « élevage » et « productions animales » : pour J. Porcher (2011), dans l’élevage, la relation à l’animal est centrale, alors que dans les productions animales, tout est fait pour que cette relation n’existe pas ou plus. Ainsi elle ne remet pas en cause le principe de l’élevage, du fait de sa valeur anthropologique (l’espèce humaine est devenue ce qu’elle est grâce à ses interactions avec certaines espèces animales, dont l’élevage est un exemple) et du fait également du rôle de l’élevage dans la possibilité concrète de « vivre avec les animaux ». C’est par attachement à l’importance des relations entre humains et animaux que J. Porcher s’oppose aux théories de la libération animale : pour elle, libérer les animaux signifierait se couper d’eux. La valeur qu’accorde la sociologue aux relations aux animaux se retrouve aussi dans la dénonciation du second amalgame réalisé par les penseurs de la libération animale : la réduction de l’élevage à la mise à mort de l’animal. Ne penser l’élevage qu’au regard de l’une de ses finalités, c’est occulter toutes les interactions positives entre éleveurs et animaux, les attachements réciproques qui se créent, les émotions, et l’engagement de chacun dans l’activité10.

C’est donc bien le manque de réalisme sociologique des théories antispécistes et des penseurs de l’éthique animale que pointent aussi bien J.-P. Digard que J. Porcher, qui, en creux ou plus directement, en appellent au développement d’une éthique animale qui prenne au sérieux les recherches en sciences humaines et sociales sur les rapports aux animaux.

Se positionner et pointer les contradictions

Plus récemment, la réception des théories antispécistes par les sciences humaines et sociales a pris une tournure légèrement différente. Toujours dans une lignée critique, reprenant certains des arguments déjà évoqués par leurs prédécesseurs (antihumanisme, irréalisme sociologique), des textes paraissent qui cherchent à pointer les incohérences internes des théories antispécistes (et de leurs usages militants) et à positionner ainsi l’apport spécifique des SHS par rapport à celles-ci.

Ainsi, Marianne Celka (2018), dans Vegan order, propose une analyse des théories antispécistes pour mieux en souligner les contradictions logiques (le véganisme pro-animaux amènerait, par exemple, à rompre avec la nature animale de l’espèce humaine et serait donc une idéologie « anti-animale »11) et les paradoxes liés au succès du mouvement animaliste, passant d’une forme contre-culturelle à une sorte de « mainstream » (favorisant le voisinage avec une industrie agroalimentaire initialement fustigée par le mouvement). Dans cette lignée, J. Porcher (2019) dénonce plus précisément les liens entre les militants pro-animaux et les entreprises proposant de développer de la viande de synthèse, signe encore une fois d’une incohérence du mouvement. La revue L’Homme & la Société (2019) consacre un numéro entier à la discussion des théories antispécistes, au regard, à nouveau, de leurs contradictions mais aussi et surtout de leur utilité potentielle pour les SHS. Salvador Juan (2019) souligne notamment la proximité entre les théories antispécistes, le développement des animal studies et le retour des approches naturalistes et individualistes en SHS. Du fait notamment de la place accordée par les théories antispécistes (l’utilitarisme de Singer en particulier) à certains travaux en biologie, S. Juan s’inquiète de l’émergence d’une sociologie s’intéressant aux rapports aux animaux, y voyant une version actualisée de la sociobiologie (via un rabaissement de l’espèce humaine au rang de simple espèce animale) et une nouvelle tentative de déplacement du socle épistémologique de la sociologie12.

Le ton de la panique morale, parfois proche, est d’ailleurs pratiquement assumé (et dépassé) dans un article coécrit par les géographes Jean Gardin, Jean Estébanez et Sophie Moreau (2018). Les auteurs et l’autrice expliquent en effet avoir été saisis par l’arrivée très rapide des théories antispécistes dans le paysage intellectuel français, à la manière d’une « biche tétanisée » prise dans les phares d’une voiture qui s’apprêterait à la renverser. Le but de l’article est précisément de sortir de cet état inconfortable en proposant une synthèse des conceptions « animalistes » de la notion de justice animale appliquée aux questions spatiales en particulier. Cette focale particulière tient aussi à la popularisation des travaux de Sue Donaldson et Will Kymlicka (2011). Avec leur ouvrage Zoopolis, ces chercheurs ont grandement renouvelé les discussions autour de l’éthique animale, notamment en en proposant une approche « relationnelle ». L’approche consiste à penser les implications éthiques des rapports aux animaux en s’appuyant sur des interactions existantes, de nature très diverse et nuancée selon qu’elle concerne des animaux sauvages, domestiques ou « liminaux » (ces animaux, ni réellement sauvages ni réellement domestiques, qui vivent en particulier dans les centres urbains, sans être appropriés par les humains). Parce qu’elle conditionne la nature et l’étendue des droits à attribuer à ces animaux, la dimension spatiale (« territoriale » en l’occurrence) est plus saillante dans cette approche relationnelle que dans les versions précédentes de l’éthique animale, et c’est ce qui questionne les géographes français (Gardin et al., 2018). Ici aussi, les conséquences concrètes de l’hypothèse d’une libération des animaux sont analysées d’un point de vue spatial : pour ces auteurs, un monde antispéciste verrait les animaux assignés à des espaces particuliers, loin des humains et loin des autres espèces (des prédateurs notamment), desquels ils ne pourraient pas sortir. Ce qui les amène à pointer, à nouveau, une contradiction : en souhaitant abolir les barrières mentales liées à l’espèce, n’en vient-on pas à construire des barrières d’espaces, des frontières bien réelles, au détriment des humains et des animaux ?

On le voit, tout en restant dans la lignée des critiques disciplinaires, ces lectures l’ont infléchie dans un sens particulier : en listant ses incohérences, ses contradictions théoriques, elles se plongent dans la mécanique de l’éthique, pour mieux la démonter13. En se positionnant par rapport à ces théories, ces lectures semblent davantage prendre au sérieux les arguments et les objectifs de l’éthique animale et des militants et militantes qui les reprennent à leur compte. Elles lui donnent, à tout le moins, une visibilité intellectuelle encore accrue, et un nouvel espace éditorial, celui des SHS.

J’aimerais maintenant explorer les implications de ces critiques, sous la forme d’interrogations formulées au regard de ma propre position dans le champ que je viens pourtant de décrire d’un point de vue extérieur.

Extension du domaine de l’éthique

Dedans/dehors

Ce que m’inspirent les critiques que je viens de décrire tient en effet à mon propre parcours de recherche. J’ai rencontré les théories antispécistes dans les milieux punk, libertaires, dans lesquels les idées de justice sociale, d’antiracisme et d’antisexisme étaient très présentes. J’ai perçu l’antispécisme comme la continuité logique de ces idées, et c’est ce qui m’a amené à devenir végétarien pendant plusieurs années et à porter un regard critique sur les rapports aux animaux. Ayant intégré un cursus de sociologie, j’ai dû transformer ce regard critique en un regard curieux, équipé des outils de l’enquête, que j’ai déployés dans les zoos, les refuges de protection animale (Michalon, 2013), puis dans les pratiques de médiation animale (Michalon, 2014). Cela m’a amené à attribuer beaucoup de valeur à l’empirisme, à la factualité, à la pratique du terrain, et au fait de baser toute argumentation, toute conceptualisation, sur des données. À devenir sociologue, en un mot. J’ai pu très vite me rendre compte du décalage entre la manière, très abstraite et réductrice, dont l’éthique animale (en particulier les travaux de P. Singer) décrivait les rapports humains-animaux et ce que je pouvais documenter en allant interroger et observer ces relations sur le terrain. Mes recherches m’avaient également informé sur les évolutions des rapports aux animaux, domestiques en particulier et dans le contexte occidental, évolutions marquées par l’émergence du zoocentrisme. Les objets, les univers sociaux que j’avais abordés témoignaient clairement de cette dynamique sociale, qui passait notamment par la promotion de rapports bienveillants avec certains animaux, vus comme des individus voire des personnes (ou des « vivants-personnes » pour reprendre les termes d’André Micoud [2010]).

Dans cette nouvelle dynamique relationnelle, le rôle des sciences m’a tout particulièrement intéressé. Les savoirs scientifiques sont en effet bien souvent mobilisés pour justifier de la réévaluation de la condition animale, soit sur un mode ontologique (en statuant sur ce que sont les animaux), soit sur un mode interactionnel (ce que font les animaux aux humains). L’éthique animale et les militants pro-animaux se nourrissent de ces savoirs. Ces constats m’ont amené à intégrer fortement la dimension épistémique dans une description sociohistorique de la protection animale, et plus globalement, de l’émergence du zoocentrisme : défendre les intérêts des animaux, se soucier d’eux, peut se traduire aussi par le fait de produire du savoir. J’ai ainsi parlé d’épistémisation de l’engagement pro-animaux à propos du développement des animal studies et de l’éthique animale également. Dire que je ne suis pas le produit de cette histoire-là serait bien évidemment mentir : les animal studies ont pu/peuvent constituer des ressources pour mon travail et un espace dans lequel je peux le discuter. Pour autant, ce mouvement d’épistémisation est aussi mon objet de recherche, de la même manière que les débats accompagnant la réception des théories antispécistes et de l’éthique animale. C’est sans doute pour cela que j’ai choisi de ne pas y contribuer en les prenant pour objet. C’est également pour cette raison que les critiques adressées par mes collègues à l’antispécisme, à l’éthique animale voire au militantisme pro-animaux m’ont interpellé, et qu’après les avoir présentées – fidèlement je l’espère – je souhaite en dire quelque chose ici.

Fétichiser l’éthique animale ?

Du fait du parcours que je viens de résumer brièvement, j’ai été amené à partager un certain nombre des critiques relevées ci-dessus ; en particulier, les critiques à teneur disciplinaire. Je les ai évoquées oralement avec plusieurs collègues pendant des séminaires ou par échange de mails, mais je ne les ai jamais publicisées davantage. À la fois parce que j’ai quelques réserves sur le fond de ces critiques et parce que le fait même de les publiciser me paraît problématique.

Tout d’abord, ces critiques ont une tonalité normative très marquée : en s’opposant aux antispécistes, il s’agit de dire « ce qui serait réellement bon », d’une part pour les animaux, et d’autre part pour les humains à leur contact. Par exemple, J.-P. Digard (2018) explique comment l’anthropomorphisation des animaux de compagnie entraîne des formes de maltraitance grave chez ces animaux pris pour ce qu’ils ne sont pas14. J. Porcher, elle, souligne qu’au nom du respect des animaux, on appelle à faire disparaître les relations de travail sans lesquelles ils n’existeraient simplement plus15. D’autres, comme Marianne Celka (2018, p. 138), présentent la reconnaissance de la sensibilité animale comme « nécessaire », même si la version « animaliste » ne leur semble pas être la bonne voie. Sous la plume de mes collègues, les animalistes n’aiment donc pas « réellement » les animaux car ils défendent une idéologie qui leur est préjudiciable. Ces critiques s’énoncent donc aussi au nom des animaux, de leurs intérêts et du respect de leur sensibilité, en proposant au besoin des formes d’éthique alternatives.

Par ailleurs, ce souci de rendre visible le côté humain des relations souvent occulté par les antispécistes a pour pendant une forme de « naturalisation de la culture » : à force de présenter les antispécistes comme des urbains déconnectés du monde animal, on en vient à penser qu’il y aurait des relations aux animaux moins « culturellement authentiques » (Lassiter, 2002) que d’autres (l’élevage, la chasse, le sacrifice), et donc moins légitimes. Ne seraient acceptables que les relations à l’animal ayant une histoire pluriséculaire et se retrouvant dans différentes cultures du globe. Outre que la naturalisation des comportements sociaux me semble peu compatible avec l’ambition générale des sciences sociales, une telle posture rend difficile la compréhension des mécanismes qui président au changement de nos rapports aux animaux : comment s’y prend-on pour faire évoluer ces rapports dont les contours semblent précisément bien arrêtés ? Une question qui me paraît davantage stimulante sociologiquement que de procéder à l’énumération des pratiques « authentiques » qui seraient menacées par les partisans de l’antispécisme ; notamment parce qu’elle permet également d’identifier plus clairement les facteurs de stabilisation de la définition de nos rapports aux animaux. Aborder ainsi l’émergence de la protection animale, de la relation de compagnie, de l’antispécisme ou de l’éthique animale comme des nouvelles formes de rapport à l’animal me paraît plus fécond scientifiquement que de les (dé)considérer comme des versions dégradées et perverties de relations « authentiques ».

Les critiques ont par ailleurs parfois tendance à reproduire ce qu’elles reprochent aux penseurs de l’antispécisme : du fait de la rareté des travaux en SHS sur les militants pro-animaux, comment est-il possible de statuer avec autant d’aplomb sur leur déconnexion vis-à-vis des animaux16 ? De la même façon, l’histoire de la protection animale est parfois convoquée uniquement pour mettre à jour les visées moralisatrices des mobilisations pro-animaux : se référant à Christophe Traïni (2011) ou à Maurice Agulhon (1981), les critiques ont vite fait de résumer la protection animale à une entreprise qui « ne s’intéresse pas tant aux animaux qu’au contrôle des populations humaines » (Régnier et Héas, 2019, p. 157). À nouveau, il s’agit de pointer une forme de contradiction et de n’utiliser la démarche sociologique que dans un souci de dévoilement, au risque de négliger ce qui fait la singularité de l’objet : le fait que ces militants se mobilisent pour des non-humains. On note donc une certaine difficulté à prendre acte de cette singularité sans la diluer dans d’autres enjeux, et globalement, une difficulté à « sociologiser » pleinement la protection animale, l’antispécisme et l’éthique animale.

Là encore, le vis-à-vis avec les auteurs ciblés par la critique est intéressant. Dans un texte particulièrement virulent, l’anthropologue Helen Kopnina (2017) dénonce le fait que les chercheurs travaillant sur les rapports aux animaux puissent observer des situations asymétriques entre les humains et les animaux, sans jamais les thématiser comme de la « violence » ou de la « domination », et surtout, sans jamais intervenir d’une manière ou d’une autre pour les faire cesser. Alors même que la discipline anthropologique est habituée à penser les implications de sa pratique en termes de racisme, de sexisme, de colonialisme, la question animale semble faire exception. Selon elle, l’éthique animale devrait pourtant infléchir la pratique de l’anthropologie, au même titre que d’autres formes d’éthique. À aucun moment, l’auteure – pourtant anthropologue – n’en vient à contextualiser l’éthique animale, à historiciser ses principes normatifs, à les relativiser. Non : l’éthique animale est là, ce n’est en rien un fait culturel, une construction sociale. C’est bien là le point commun entre les antispécistes et leurs critiques : leur tendance à fétichiser l’éthique animale17. Ce qui peut surprendre venant d’universitaires en SHS.

L’éthique comme un point de passage obligé ?

Les critiques soulignent l’importance prise par le registre éthique lorsqu’il s’agit d’aborder les rapports aux animaux, mais ne participent-elles pas à faire en sorte que ce soit le cas ? Le fait que ces critiques apparaissent en réaction aux théories antispécistes ne fait-il pas des questions posées par l’éthique animale de « bonnes questions », des questions légitimes et pertinentes qu’il faut prendre en compte pour quiconque s’intéresse à la condition des animaux ? Ne constituent-elles pas l’éthique en « point de passage obligé » (Callon, 1986) ? Je le crois. Et ce, à plus forte raison quand ces critiques s’accompagnent de propositions alternatives à l’éthique animale.

Le sociologue Sébastien Mouret (2012), par exemple, consacre un chapitre entier de son ouvrage sur l’articulation entre élevage et mise à mort aux limites de l’éthique animale. Pour autant, l’objectif est bien de « (re)donner du sens à l’éthique » (p. 29) en proposant une sociologie morale de la relation d’élevage, qui, si elle passe effectivement par de l’observation et de la description, n’en vise pas moins à constituer la base d’une éthique. L’objectif annoncé est de vouloir « changer de question, changer d’approche » (p. 30). De la même façon, la proposition de J. Porcher autour du « travail animal » est pensée comme une manière de répondre à la dénonciation de l’élevage comme forme d’exploitation des animaux et de défendre son caractère moral18. Le registre éthique devient l’alpha et l’oméga de la discussion intellectuelle autour des rapports aux animaux. Si l’approche change en effet, il me semble que la question reste la même, et qu’en faisant varier les modalités de réponse, on la place toujours au centre.

Bien entendu, il est tout à fait légitime de mentionner les travaux en éthique animale dans une recherche en SHS pour planter le décor intellectuel dans lequel cette recherche pourrait s’inscrire. Pour autant, il me semble qu’un pas est franchi lorsque l’on cherche à positionner l’apport d’une démarche en SHS par rapport à ce que l’éthique animale dit des relations humains-animaux, sans compter que cela peut aboutir à proposer des éthiques alternatives. Au final, en décortiquant les différentes théories de l’éthique animale, en soulignant leurs insuffisances, mes collègues n’outrepassent-ils pas leurs compétences ? En suggérant à l’éthique animale de prendre davantage en compte les données issues des recherches en SHS, ne préjugent-ils pas des « bonnes » et donc des « mauvaises » manières de faire de l’éthique ? En un mot, ne risquent-ils pas de voir se retourner contre eux la critique disciplinaire ? Si les penseurs de l’éthique animale ne s’intéressent pas à la réalité des relations humains-animaux décrites par les SHS, c’est peut-être aussi en vertu d’une posture disciplinaire tout à fait respectable : en quoi les SHS seraient-elles davantage fondées à statuer sur ce que devrait être une éthique animale ? En le faisant, ne risque-t-on pas de verser dans une forme d’amateurisme, en faisant de l’éthique en dilettante ? Enfin, en allant chercher l’éthique animale sur le terrain de la méconnaissance, voire de l’occultation des relations réelles entre humains et animaux, ne contribue-t-on pas à associer encore plus fortement production de connaissances et enjeux éthiques ? À faire de la question animale essentiellement une question d’universitaires ? Si cela était le cas, cela s’inscrirait totalement dans le prolongement de la phase d’épistémisation des mobilisations pro-animaux amorcée dans les années 1970 avec la création de l’éthique animale, puis des animal studies.

Conclusion : Mais qu’avons-nous tous à nous occuper des animaux ?

Dans la première partie de ce texte, j’ai retracé la genèse de l’intérêt des sciences humaines et sociales pour les animaux en mettant en vis-à-vis deux contextes : le contexte initialement anglo-américain des animal studies et celui des SHS françaises. En forçant légèrement le trait, j’ai indiqué que dans le premier cas, l’intégration des animaux au périmètre des SHS se faisait en référence à un engagement pro-animaux qui structure la communauté animal studies, dont l’existence même correspond à une nouvelle phase de l’histoire de la protection animale (épistémisation des mobilisations pro-animaux) ; alors que, vu du côté francophone, cet engagement n’est jamais rendu visible, et l’intérêt pour les animaux est défendu d’un point de vue presqu’exclusivement épistémologique. Malgré ces différences notables, j’ai insisté sur le fait que l’évolution de ces deux contextes converge vers la volonté de prendre en compte le point de vue des animaux ; et que cet agenda, qu’il se formule en termes épistémiques ou en termes politiques, participe de la montée en puissance du zoocentrisme.

Dans la deuxième partie, j’ai analysé la manière dont l’éthique animale de tradition angloaméricaine (l’antispécisme) et les animal studies avaient été reçues dans le paysage intellectuel français. En m’intéressant tout particulièrement aux critiques émises par les SHS, et quelque part, au nom des SHS, j’ai relevé, d’une part, que ces critiques constituaient les rares occasions où semblaient poindre des valeurs (l’attachement à l’humanisme des Lumières). J’ai noté, d’autre part, une évolution dans la forme de ces critiques : d’un rejet parfois peu argumenté, on est passé à une critique disciplinaire mettant en avant la méconnaissance, par les théoriciens de l’éthique animale, de la réalité des relations humains-animaux telle que documentée par les SHS. À cette critique d’irréalisme sociologique s’est surajoutée une critique du manque de cohérence interne de ces théories, qui semble dénoter du fait que, paradoxalement, ces théories se sont constituées comme des interlocuteurs légitimes pour les SHS.

Dans la troisième partie, j’ai fait état d’un certain nombre d’interrogations que suscitaient chez moi le contenu et l’expression de ces critiques au regard de mon parcours de chercheur en SHS et des objets que je traite de manière privilégiée ; à savoir les formes que prend la bienveillance à l’égard des animaux. Je me suis demandé, notamment, si le fait de « répondre » à l’éthique animale ne participait pas à fétichiser l’éthique animale, tout en en faisant le seul registre légitime pour penser les relations humains-animaux, et, partant, ne contribuait pas à une extension du domaine de l’éthique, par ailleurs dénoncée. J’ai voulu mettre en lumière à quel point les critiques de mes collègues pouvaient, en un sens, converger ou s’apparier et, à ce titre, faire partie de l’objet que j’aimerais arriver à mieux documenter sociologiquement : la mise en place d’un consensus social relatif à la prise en compte des intérêts des animaux.

Car ce que révèlent ces critiques, tout autant que les débats virulents autour de la question animale, c’est bien que l’attachement aux animaux est devenu une exigence sociale légitime : dans les conflits que l’on peut observer aujourd’hui, rares sont les protagonistes qui affirment vouer une haine viscérale aux animaux, prendre plaisir à les maltraiter, ou ne serait-ce que simplement être indifférents à leur souffrance. Il est frappant de constater que les disputes actuelles concernent moins le principe du respect des animaux, qui n’est presque jamais remis en cause, que ses modalités d’application. Ainsi, les parcs zoologiques, les chasseurs, les éleveurs, les aficionados de la corrida, les associations de protection animale, et les végans ont en commun d’affirmer respecter les animaux, chacun à sa manière, en fonction de valeurs propres. Certaines des critiques analysées dans ce texte ne paraissent pas faire exception : en pointant les paradoxes d’un animalisme qui n’aimerait pas « vraiment » les animaux, elles renforcent l’idée qu’« aimer les animaux » serait une exigence sociale respectable desservie par de mauvaises théories. Ce faisant, ces critiques et leurs auteurs alimentent le consensus social autour de la bienveillance à l’égard des animaux.

André Micoud (2009), qui a été mon premier directeur de thèse, s’interrogeait : « Mais qu’ont-ils donc tous à s’occuper des animaux ? » Le texte débutait sur le constat d’une sorte d’engouement soudain et inexpliqué des SHS pour la question animale. Ayant retracé les grandes évolutions des rapports aux animaux dans la période moderne, A. Micoud fait de cet entichement de ses contemporains (y compris les intellectuels) le résultat de cette histoire. C’est par l’enquête, la contextualisation, l’historicisation, que A. Micoud cherche à donner du sens au monde académique dans lequel il est immergé et auquel lui-même contribue activement. « Mais qu’ont-ils tous donc à s’occuper des animaux ? » Je trouve que la question et la manière de la traiter sont toujours pertinentes aujourd’hui. À mon sens, la mise à l’agenda social des questions animales et la création d’un consensus social autour du respect des animaux n’ont pas encore reçu assez d’explications satisfaisantes d’un point de vue sociologique. Pour que ce soit le cas, davantage de recherches empiriques sur ces thématiques seraient à mener.

Mais plus encore, je crois qu’au regard de l’intense production intellectuelle autour des questions animales, l’interrogation de A. Micoud mérite d’être reformulée. Si j’ai tenu à mettre en lumière la convergence des recherches sur les relations humains-animaux, c’est pour souligner que, même sans afficher d’inclination politique pro-animale, ces recherches ne sont pas sans participer à la montée en puissance du zoocentrisme, bon gré, mal gré. Que ce soit pour des motifs épistémologiques ou pour des motifs politiques, ambitionner de documenter le point de vue des animaux – ou simplement dire qu’ils ont un point de vue – a des effets sur le monde social. On peut choisir d’occulter ces effets quand on n’est pas spécialiste des SHS ; c’est plus compliqué selon moi lorsque l’on fait du monde social son objet privilégié.

Disant cela, et ayant moi-même produit un certain nombre de travaux sur les rapports humains-animaux, je me vois mal m’extraire de ce processus et prétendre n’y prendre aucune part. Pour autant, rien n’empêche de fixer des limites à cette participation, de la borner. Une manière de le faire pour moi a été, par exemple, de rester attaché à une forme d’anthropocentrisme méthodologique, qui me paraît inévitable en SHS, et de ne jamais prétendre restituer le point de vue des animaux. Une autre manière a été de m’abstenir de toute forme de normativité dans mes recherches et dans mes interventions publiques, précisément pour ne pas que l’on me prenne à faire de l’éthique animale clandestinement. Enfin, j’ai essayé d’alimenter la réflexivité et de faire proliférer les questions plutôt que les réponses (Despret et Stengers, 2011). Et c’est précisément sur une question réflexive que j’aimerais finir, reformulant la perplexité d’André Micoud : « Mais qu’avons-nous donc tous à nous occuper des animaux ? »

Remerciements

Je souhaite remercier chaleureusement Benoît Dedieu pour sa patience et son soutien. Vincent Leblan pour sa relecture et ses propositions bienvenues. Bernard Hubert de m’avoir invité à Cerisy pour partager les réflexions qui ont donné lieu à ce texte. Jean Gardin, Jean Estébanez et Sophie Moreau de m’avoir fourni l’occasion d’en présenter antérieurement les bribes, ainsi que les deux personnes anonymes qui ont relu et commenté mon texte.

Références


1

Ce texte est tiré d’une communication présentée au colloque Sciences, techniques et agricultures qui s’est tenu en septembre 2019 à Cerisy-la-Salle (France).

2

L’opération dont s’inspire l’initiative « Lundi Vert » se nomme d’ailleurs « Meatless Monday », terminologie qui ne mentionne pas la dimension pro-environnementale de la réduction de la consommation carnée.

3

J’utilise le terme « zoocentrisme » dans son sens sociologique (Franklin, 1999), et qui désigne des pratiques, des représentations et des discours humains qui visent à prendre en compte les intérêts et le point de vue des animaux. Le zoocentrisme est une dynamique sociohistorique qui prend une ampleur inédite dans les sociétés occidentales depuis le début du XIXe siècle (opposé à l’anthropocentrisme, toujours dominant aujourd’hui), incarné notamment par l’émergence de la protection ou la possession d’animaux de compagnie. Il convient de préciser que l’antispécisme et l’éthique animale dont il est question dans cet article sont des manifestations du zoocentrisme.

4

Dans la suite du texte, j’emploierai le terme « éthique animale » dans ce sens précis, ce qui n’empêche pas que des réflexions d’ordre éthiques puissent être formulées par des acteurs extérieurs au monde académique (des militants par exemple), et que des réflexions produites par les spécialistes de l’éthique animale soient diffusées par d’autres acteurs.

5

Outre ceux de Peter Singer, les travaux de Tom Reagan, Gary Francione, Bernard Rollins, Cora Diamond, Carol Adams, Martha Nussbaum, Sue Donaldson et Will Kymlicka sont très discutés dans le champ de l’éthique animale anglo-américaine. Côté francophone, on peut citer parmi les représentants de l’éthique animale Corine Pelluchon, Florence Burgat, ou encore Élisabeth de Fontenay. Pour une synthèse, voir Jeangène Vilmer (2008).

6

Ce qui ne signifie pas que tous les travaux qui se réclament des animal studies mettent en œuvre une telle approche terme à terme. Certains en effet essaient d’intégrer davantage les animaux et leurs points de vue dans la description de la réalité (de leurs interactions avec les humains). Ce rééquilibrage, cette volonté de symétriser davantage, inscrit les travaux qui s’en réclament dans une dynamique où le zoocentrisme est un horizon à atteindre. Les réflexions analysées ici sont avant tout d’ordre épistémologique, et à ce titre, ont une certaine dimension incantatoire.

7

Pour une version davantage détaillée des rapports entre sciences sociales et animaux, voir Michalon et al. (2016).

8

Le contre-exemple étant, en effet, Jocelyne Porcher qui, comme nous allons le voir, justifie le concept de « travail animal » comme une alternative à la libération animale.

9

La même critique, davantage étayée empiriquement cette fois, se retrouve chez Régnier et Héas (2019, p. 157) : « Il est frappant de constater que les personnes portant des jugements sur les métiers liés aux animaux, notamment sur les activités de loisirs, semblent n’avoir que des connaissances parcellaires du vécu humain de ce à quoi ils s’opposent, étant défenseur des “autres” animaux. »

10

Sur cette thématique voir également Mouret (2012).

11

www.causeur.fr/animalistes-celka-vegan-defense-animaux-151544. On retrouve également cette critique chez Régnier et Héas, qui assimilent antispécisme et post-humanisme (2019).

12

Il convient de préciser ici que je ne suis pas responsable des imprécisions ou des amalgames réalisés par les auteurs et les autrices dont je relaie ici les critiques. J’invite les lecteurs et lectrices à aller consulter les articles cités.

13

Régnier et Héas (2019) estiment, par exemple, que lorsqu’Aymeric Caron affirme que l’antispécisme est une nouvelle forme d’humanisme, il tombe lui-même dans une forme d’anthropocentrisme que pourtant il fustige.

14

« Si les animalistes ne connaissent pas et n’aiment pas vraiment les animaux, ils détestent encore plus les humains », www.lefigaro.fr/vox/societe/2018/09/25/31003-20180925ARTFIG00133-jean-pierre-digard-les-vegan-n-aiment-pas-les-animaux.php.
« Or, les plus maltraités ne sont pas toujours ceux que l’on croit : maltraiter des animaux, c’est d’abord les traiter pour ce qu’ils ne sont pas, par exemple pour des substituts d’enfant ou de conjoint. », www.liberation.fr/debats/2018/07/24/jean-pierre-digard-l-animal-n-est-pas-l-alter-ego-de-l-homme_1668557/.

16

Les quelques éléments livrés par Catherine-Marie Dubreuil (2013) pour la France et par Isacco Turina (2010) pour l’Italie invitent, par exemple, à nuancer l’hypothèse d’un militantisme antispéciste sociologiquement homogène. De la même façon, la comparaison France/États-Unis mené par Elizabeth Cherry (2016) fait apparaître de nombreux contrastes, à commencer par le fait qu’il n’y a qu’en France où l’étiquette « antispéciste » est revendiquée par les militants.

17

Par « fétichiser », il faut entendre le fait de réifier une entité tout en lui reconnaissant un pouvoir d’action. Pour une discussion de la notion en sciences sociales, voir Thévenot (1994). L’exemple de l’éthique animale est très parlant puisque les protagonistes des débats rapportés ici reconnaissent une capacité d’action aux idées antispécistes à l’éthique animale, tout en renonçant à les incarner, les contextualiser, les historiciser.

18

Si restituer le sens moral que les humains donnent à leur conduite est au cœur du geste des sciences sociales, le double standard consistant à ne pas aborder l’éthique animale comme on aborde les relations d’élevage, par exemple, me pose question. Il me semble problématique de ne pas essayer de traiter symétriquement ces deux formes de rapports moraux aux animaux, surtout lorsque l’une est explicitement une posture morale.

Citation de l’article : Michalon J., 2023. La résistible ascension de l’éthique ? Sciences sociales et question animale. Nat. Sci. Soc. 31, 2, 166-178.

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