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Nat. Sci. Soc.
Volume 25, Number 2, April-June 2017
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Page(s) | 172 - 179 | |
Section | Vie de la recherche – Research news | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2017043 | |
Published online | 10 August 2017 |
Le programme ANR COW : l'ouverture d'un front de recherches inédit sur le travail animal
The COW program: an innovative research on animal work
Zootechnicienne et sociologue, Inra, UMR0951 Innovation,
Montpellier, France
* Auteur correspondant : jocelyne.porcher@inra.fr
Les animaux travaillent-ils ? C'est la question qu'a posée le programme ANR COW (2012-2016). En rupture avec l'idée que le travail est un propre de l'homme, nous avons fait l'hypothèse que les animaux étaient aussi des acteurs du travail et qu'il était possible d'étudier leurs contributions au travail avec les outils des sciences sociales. Nous avons exploré leurs rapports au travail dans différents terrains professionnels, y compris l'élevage où nous avons mis en débats leur abattage. Nos résultats montrent qu'il existe un travailler animal. Les animaux investissent leur subjectivité et leur affectivité dans le travail et leur agentivité déborde largement le travail prescrit. L'organisation de deux grands colloques, la publication d'articles, d'un ouvrage et d'un film nous ont permis de diffuser ces résultats et de les mettre en discussion dans le champ des SHS.
Abstract
Do animals work? Such is the question raised by the ANR COW program (2012-2017). Breaking with the idea that work is a unique feature of humans, we made the hypothesis that animals also are actors of work and that their contributions to work may be investigated using the theories and methods of social sciences, especially the psychodynamics of work. We explored the animal's relationship towards work in different professional fields, including animal husbandry. Regarding this topic we discuss the slaughtering of animals and its legitimacy. Our results in this particular area show that, especially for moral reasons, animal farmers urgently need alternatives to industrial slaughterhouses. Our results on the question of animal work show that animals also have their own way of working. They engage their subjectivity, their intelligence and their affectivity in work. Their agentivity goes much further than the prescribed work procedures. This means that animals have a precise idea of the work objectives: they are not conditioned or mechanized, they take initiatives, they can manoeuvre to avoid work rules or avert them. Our results show that trust and affectivity are key elements in the animal's involvement in work. These results have been publicized through two important colloquiums, the publication of scientific and popularization articles as well as a book and a film. This output serves as a base to discuss our results concerning animals within the field of social and human sciences both in France and in other countries.
Mots clés : travail / animal / SHS / relations entre humains et animaux / abattage
Key words: work / animal / social sciences / human-animal studies / slaughterhouses
© NSS-Dialogues, EDP Sciences 2017
En 2012, nous avons déposé auprès de l'Agence nationale de la recherche (ANR) un projet de recherche intitulé « Compagnons animaux, conceptualiser les rapports des animaux au travail » (COW1). Ce projet associait deux laboratoires de l'Institut national de la recherche agronomique (Inra), l'Université Paris Descartes, l'Université de Liège, l'entreprise équestre Cavalgador, les éditions Educagri et France Inter (voir Encadré). Le projet a été accepté et a débuté en novembre 2012 pour se clôturer en novembre 2016. Il a bénéficié d'un financement de l'ANR de 281 460 €.
Encadré. Les membres du programme COW
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Jocelyne Porcher, zootechnicienne et sociologue, Inra, UMR Innovation, coordinatrice du programme
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Élisabeth Lécrivain, écoéthologue, Inra, UR Écodéveloppement
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Sébastien Mouret, sociologue, Université Paris Descartes, UMR CERSES
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Vinciane Despret, philosophe, Université de Liège
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Carlos Pereira, Agence hippique Cavalgador
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Sophie Nicod, Agence hippique Cavalgador
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Joseph de la Bouëre, réalisateur, Educagri Éditions
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Élisabeth de Fontenay, productrice de l’émission «Vivre avec les bêtes» sur France Inter.
L’équipe Animal’s Lab2, issue du programme COW, a ensuite accueilli Jean Estebanez (géographe, Université Paris Est-Créteil), Nicolas Lainé (ethnologue, UMR LAS), Antoine Doré (sociologue, Inra), Rhoda Wilkie (sociologue, Université d’Aberdeen). L’équipe est à nouveau en train de s’agrandir avec l’arrivée de jeunes chercheurs : Maan Barua (géographe, Université d’Oxford) ; Camille Caesar (paysagiste) ; Vanina Deneux (doctorante en sociologie) ; Chloé Mulier (économiste, UMR Innovation). Certains membres de l’équipe COW initiale ont orienté leurs travaux sur d’autres thématiques que celle du travail animal.
Domestication, la fin d'une « monstrueuse cohabitation3 » ?
Nos relations avec les animaux domestiques, notamment d'élevage, sont aujourd'hui remises en cause dans les pays occidentaux d'une manière tout à fait inédite et radicale par l'action de différents acteurs aux intérêts convergents. Défenseurs des animaux et industriels des biotechnologies, soutenus par un grand nombre de médias, annoncent et préparent la rupture de nos liens avec les animaux et la fin de l'alimentation carnée dans sa forme actuelle (Porcher, 2010, 2013). La domestication serait le crime originel de l'humanité et tout rapport de travail avec les animaux relèverait de l'exploitation et de la domination (Singer, 1993 ; Regan, 2004 ; Francione, 2008 ; Donaldson et Kymlicka, 20114). En conséquence, il faudrait « libérer les animaux », développer une agriculture sans élevage, bannir les animaux des fermes, mais aussi des zoos, des cirques, des parcs animaliers, de nos maisons… et les remplacer par des substituts alimentaires (des ersatz végétaux de produits animaux5 ou de la viande in vitro) et des robots. De fait, il est question ici de sortir les animaux du travail, de le faire (faire) sans eux. De produire de l'alimentation sans eux, de tenir compagnie sans eux, d'aider les personnes handicapées sans eux, de garder les brebis sans eux (Porcher, 2017).
De manière parallèle à ce processus de rupture, on constate, à une échelle bien plus réduite, un processus inverse de ré-attachement aux animaux dans le travail, notamment en ville (chiens et chevaux, par exemple). Entre détachement et nouveaux attachements, entre exclusion et ré-inclusion, nos liens avec les animaux domestiques sont en tension comme ils ne l'ont jamais été durant les millénaires de notre vie commune. Et, en raison de rapports de force nettement en faveur du détachement, une rupture de nos relations domestiques avec les animaux est tout à fait envisageable pour le XXIe siècle. L'homme qui advient sera augmenté de la machine mais diminué des animaux.
Pourtant, les animaux domestiques, dans les pays industrialisés tout comme dans les pays en développement, sont partout. Ils sont à la campagne et dans les villes. Ils sont dans les fermes, les centres équestres, les cirques, les zoos, les parcs d'attractions, l'armée, la police, les hôpitaux, les maisons de retraite, les écoles… Depuis 2,5 millions d'années, c'est-à-dire depuis qu'Homo habilis fabrique des outils qui lui permettent de découper la viande chassée et donc de la consommer, les êtres humains sont en relation avec des animaux (Serpell, 1986 ; Digard, 1990 ; Shepard, 1997 ; Budiansky, 1999 ; Shipman, 2011). Relations de prédation puis, depuis dix millénaires, relations de domestication. Relations alimentaires certes mais surtout relations fondées sur des affects. Cette exclusion programmée des animaux de nos sociétés advient alors même que nous ignorons tout de ce qu'ils apportent dans le champ bien spécifique qui construit historiquement nos relations : le travail.
La problématique du « bien-être animal », tout comme les recherches sur la place des animaux dans les rapports sociaux (Human-Animal Studies, Animal Studies), quels que soient la discipline et le pays, occultent en effet cet élément essentiel et fondateur de nos relations aux animaux qu'est le travail. Le travail animal est le grand absent de la « question animale », un fait social impensé. Cette absence est une faille scientifique, méthodologique et conceptuelle que nous avons cherché à combler.
Le travail animal : un fait social impensé
La bibliographie sur le sujet en témoigne, les rapports des animaux au travail ont été fort peu étudiés. La raison la plus immédiate en est peut-être qu'il y a une telle évidence de la participation des animaux au travail dans la majorité des sociétés humaines que nous nous sommes longtemps satisfaits de réponses simples. La domestication était décrite comme un processus d'appropriation et de domination et était donc du seul ressort de la volonté humaine. Cela apparaissait comme une explication suffisante à l'insertion des animaux dans le travail et à leur consentement à y participer.
La question du travail animal se situe, en première analyse, à l'interface des sciences humaines et sociales (SHS) et des sciences de la nature. Interface inaccessible du fait de la scission de ces champs disciplinaires. Aux sciences de la nature, les animaux. Aux SHS, la question du travail, par définition humain. Cette division a jusqu'à présent empêché de penser le travail des animaux. Or, pour qu'il y ait travail, il faut que quelqu'un travaille, et pas seulement un humain dans le cas d'un travail effectué avec un ou des animaux. Quelqu'un, c'est-à-dire un sujet. Comment inscrire le postulat de la subjectivité animale dans ces champs ? Les cadres théoriques et méthodologiques de l'éthologie6, du fait de l'ancrage de cette discipline dans la biologie, et ses objets historiques (phylogenèse, ontogenèse) ne peuvent permettre d'appréhender le travail sans le réduire à un comportement ou à une analogie commode du côté des castors ou des insectes (le « travail » des fourmis ou des abeilles7). En SHS, le statut des animaux a longtemps reposé sur une opposition très forte entre nature et culture. En dépit de la remise en cause de ce « grand partage » (Descola, 2005 ; Latour, 2006 ; Haraway, 2007), le travail reste encore du seul côté des humains. Marx (1867) prétendait que les abeilles ne travaillent pas car elles ne sont pas architectes ; Ingold (1983) pensait au contraire qu'elles travaillent parce que leur activité est intentionnelle et construite sur des liens sociaux qui lui donnent sens. Mais l'on peut penser aussi, et c'est l'hypothèse du programme COW que le travail des animaux n'existe − ou n'a d'intérêt en tant que tel – que s'il est exercé avec des humains. C'est l'insertion dans le monde du travail humain qui génère du travail animal ou plus exactement du travailler chez les animaux.
Les animaux travaillent-ils ?
Notre objectif dans le cadre du programme COW était de mettre en lumière et d'analyser les rapports des animaux au travail à partir de l'hypothèse qu'ils travaillent, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas − ou pas seulement – des objets du travail mais qu'ils en sont des acteurs. Autrement dit, nos relations de travail avec les animaux ne sont pas seulement explicables par les rapports de domination que nous entretiendrions avec eux depuis le Néolithique mais elles reposent sur l'intelligence et la négociation, qui fondent la possibilité même d'un travail durable avec eux.
Cette hypothèse était appuyée sur les résultats d'enquêtes et d'observations préliminaires que j'avais menées sur ce sujet avec des étudiants en master. Ainsi en 2007, avec une étudiante en agronomie, Tiphaine Schmitt, nous avons voulu tester la pertinence de l'hypothèse d'une collaboration des vaches au travail. Nous avons mis en place un premier terrain dans une exploitation laitière avec robot de traite. Les vaches collaborent-elles au travail ? En quoi cette question intéresse-t-elle les sociologues ? Les résultats que nous avons obtenus étaient vraiment prometteurs (Porcher et Schmitt, 2010) et ce terrain a été suivi, à partir des mêmes interrogations de recherches en 2008 avec des cochons de plein air, en 2009 avec des faucons d'un parc animalier, en 2010 avec des sangliers d'un autre parc animalier.
Nous avons montré que, dans les terrains étudiés, les animaux collaboraient effectivement au travail et que sans cela, le travail ne pourrait être réalisé. Les résultats de ces études ont validé la pertinence de mes hypothèses et ont soulevé un grand nombre de questions. Comment la collaboration entre humains et animaux se construit-elle ? Collaborer au travail, est-ce travailler ? Que veut dire travailler pour un animal ? Le fait de considérer que les animaux collaborent au travail, voire travaillent, change-t-il la manière dont les professionnels vivent leur quotidien et traitent leurs animaux ? Peut-on conceptualiser le travail animal ?
Le travail animal : une question pour les sciences sociales
Les connaissances que nous avons des animaux domestiques sont très partielles et essentiellement construites de façon expérimentale dans le champ des sciences de la nature (biologie, zootechnie, éthologie appliquée). Or, parce que ces animaux sont à la fois ancrés dans leur propre monde, l'umwelt de leur espèce, et plongés dans le monde humain, leurs relations aux mondes animaux et au monde humain déborde le cadre naturel. Le travail, et pas seulement la domestication, comme le proposait Buitendijk (1958), donne une seconde nature aux animaux. Leur monde prend sens à la fois par leurs sens (Straus, 1935) et par le sens qu'ils peuvent donner à leurs activités avec les humains (Porcher, 2002). Ainsi le monde d'une vache laitière est à l'interface de son monde de vaches (le pré, le pâturage, la rumination, la relation aux congénères…) et du monde humain (l'éleveur, la stabulation, la salle de traite ou le robot de traite). L'un des enjeux du travail, au croisement de ces mondes, est de donner du sens et de l'intérêt aux rapports des animaux avec les humains dans un espace plus ou moins transformé par le travail.
Parce que nous étions d'abord intéressés par le quelqu'un animal au travail et par les relations interspécifiques et intersubjectives entre humains et animaux au travail, le cadre théorique principal du programme COW est la psychodynamique du travail (Dejours, 1993, 2009, 2012, 2016) et plus largement la clinique du travail (Lhuilier, 2006). Nous nous sommes appuyés également sur les cadres et les méthodes de la sociologie et de l'anthropologie. Les méthodes et outils que nous avons utilisés relèvent des SHS (entretiens, analyses des entretiens, observations du travail et observations participantes, observations des animaux, analyses statistiques et empiriques). Interroger le travail animal, c'est interroger la subjectivité des animaux et l'interroger non pas, abstraitement, comme une possibilité philosophique, mais dans la praxis, dans des activités de production. Grâce à l'engagement d'étudiants et de deux post-doctorants8, nous avons pu étudier les relations des animaux au travail sur différents terrains : élevage, traction, cirque, centre équestre, associations de formation de chiens d'assistance, armée, police, laboratoire.
Si les animaux travaillent, comment penser la place de la mort dans le travail ? Leur mort, euthanasie ou abattage, est une question cruciale dans le contexte actuel de rejet de l'élevage. Elle constitue le nœud de la compréhension de nos relations domestiques avec les animaux, notamment avec ceux de la ferme. Pourquoi les tue-t-on ? Comment ? Les questions relatives à la mort des animaux concernent l'ensemble des animaux d'élevage, en premier lieu les animaux de ferme, mais également les animaux dits « de compagnie » dont la fin de vie relève le plus souvent également de décisions humaines. Dans le cadre de nos recherches, nous nous sommes plus spécialement intéressés à la mort des animaux de ferme. Nous avons essayé de comprendre comment pouvait s'articuler la reconnaissance par les éleveurs d'un statut de partenaire, même implicite, des animaux au travail et l'abattage de ces mêmes animaux.
Le programme COW comprenait donc deux volets : le travail animal et la mort des animaux parce que ces deux questions sont liées. Sur ces deux volets, nous avons apporté des résultats inédits et ouvert des perspectives innovantes.
Un travailler animal
Le premier de nos résultats est d'avoir fait émerger cette thématique du travail animal à un niveau international. Elle constitue en effet une ouverture inédite au sein des Human-Animal Studies (HAS) et des Animal Studies (AS). Nous avons posé les premiers jalons conceptuels et méthodologiques de cette thématique et nous en avons montré le potentiel théorique, y compris sur les théories du travail humain, et les impacts en termes d'innovations dans tous les secteurs du travail avec les animaux.
Les résultats du programme COW ont en effet révélé qu'il existe un travailler animal, c'est-à-dire une subjectivité animale engagée dans le travail avec les humains. Cet investissement n'a rien de naturel ni de spontané, il est construit par des apprentissages, de la communication, des affects, et par la mobilisation de l'intelligence et des compétences des animaux. Suite à nos recherches, et en cohérence avec la clinique du travail pour qui travailler, c'est combler l'écart entre le prescrit et le réel, nous définissons le travailler animal comme l'effort que doit faire l'animal (un chien guide, une vache laitière, un cheval, un éléphant dans un cirque, un ours sur un plateau de cinéma…), au-delà du cadre et des procédures mises en place par les humains, pour atteindre les objectifs qui lui sont fixés. Ce travail ne dépend pas de l'espèce considérée mais de chaque individu dans sa singularité.
Nous avions souligné, en amont du programme COW, la place centrale du travail dans nos relations aux animaux domestiques (Porcher, 2011). Les résultats du programme ont mis en évidence la centralité du travail pour ces animaux ainsi que leur potentiel de transformations du travail réel, qui impactent les théories du travail jusqu'alors centrées sur les humains. Plus spécifiquement, nous avons obtenu des résultats sur le rôle, la structure et le contenu de la communication de travail entre humains et animaux − chevaux, chiens de berger, chiens d'assistance (Pereira, 2015 ; Porcher et Lécrivain, 2017). Les résultats portent aussi sur le processus de construction de la coopération entre humains et animaux au travail : parcours de formation et de professionnalisation (chiens militaires, chiens policiers, chiens d'aveugles ; voir Mouret, 2017 et Mouret et al., 2017), ou d'éducation (chevaux, éléphants, ânes, animaux de spectacles et de cinéma ; voir Estebanez et al., 2017 ; Lainé, 2017 ; Porcher et Nicod, 2017 ; Porcher, 20159). La bonne réalisation du travail s'appuie, qu'il s'agisse des humains ou des animaux, sur des règles bien comprises, voire négociées. Nous avons montré que la confiance était centrale dans la compréhension et le respect de ces règles et que l'affection était un ciment d'une relation de travail efficace. Ce lien affectif apparaît, sur tous nos terrains, comme central dans l'investissement des animaux, ce qui est une différence forte avec le travail entre humains.
Tous ces éléments sont à prendre en ligne de compte quand il s'agit de déconstruire la relation de collaboration avec un animal et de le réformer via un changement de statut (par exemple, un chien militaire ou un chien d'aveugle qui devient chien de compagnie), via la retraite ou l'abattage dans le cas des animaux de ferme. Nos recherches sur la mort des animaux ont mis en évidence l'exigence d'alternatives à l'abattoir de la part de nombreux éleveurs en vente directe et circuits courts et la nécessité de transformations dans les processus d'abattage des animaux dans les abattoirs dits « de proximité ».
Le programme COW a une visée de science fondamentale sur la place des animaux dans le travail et dans les rapports sociaux mais aussi une visée appliquée dans le monde du travail. Nous n'avons pas, et nos résultats ne vont globalement pas dans ce sens, une vision idyllique du travail des animaux. Leurs conditions de travail sont très souvent difficiles, ce qui est accentué par des représentations essentialistes ou réductionnistes de leur présence dans le travail. Ainsi chiens militaires et policiers concourent à un travail qui, d'une part, peut constituer une violence contre leur intégrité et, d'autre part, peut contribuer à une violence contre des groupes ou des populations humaines aux intérêts desquels les animaux ne peuvent avoir accès. De même, la coopération d'un éléphant dans un cirque doit être évaluée dans le fil de son parcours de vie et dans un contexte sociétal très critique sur la présence d'animaux « sauvages » dans les cirques.
Faire connaître et discuter nos résultats
Outre les publications scientifiques produites dans le cadre du programme, nous avons mené plusieurs activités collectives destinées à mettre en discussion nos résultats.
La mort des animaux
Sur le volet de la recherche consacré à la mort des animaux, nous avons organisé des enquêtes collectives avec des éleveurs10, publié un ouvrage présentant les résultats de ces enquêtes et organisé un colloque visant à mettre en débat nos résultats et à ouvrir des perspectives.
Ainsi qu'ils l'expriment, pour de nombreux éleveurs, ce n'est pas la mort des animaux qui est un problème mais les conditions de cette mort. Faire de l'élevage, c'est en effet assumer, dès la naissance des animaux, que le travail avec eux sera clôturé par leur mort. Car si la mort des animaux n'est pas le but du travail, elle en est le bout. Tout comme la mort n'est pas le but de notre propre vie, mais elle en sera inévitablement le bout. Les éleveurs ne travaillent pas avec les animaux pour les tuer, pas plus que nous ne vivons pour mourir.
La première raison de l'abattage des animaux spontanément invoquée par les éleveurs, « on ne peut pas tous les garder », ne doit pas être sous-estimée car elle renvoie effectivement à la nécessité d'une adéquation entre ressources alimentaires et taille du troupeau. Si des animaux naissent, à système égal, il faut que des animaux partent. Et le terme « faire partir » pour évoquer le départ d'un animal pour l'abattoir correspond bien à une nécessité et n'est pas un euphémisme.
L'abattage des animaux a une légitimité morale pour les éleveurs (Mouret, 2012) à condition qu'il s'inscrive dans la logique morale qui a présidé à l'élevage des animaux. De leur naissance à leur mort, les animaux doivent être respectés. Le problème aujourd'hui, soulevé par les éleveurs, est que le fil de sens est rompu et que le moment et les conditions de l'abattage leur échappent. Ils doivent déléguer aux abattoirs la mort de leurs animaux et cela ne leur convient pas.
Livre blanc pour une mort digne des animaux
Le Livre blanc pour une mort digne des animaux (Porcher et al., 2014) a été publié, en collaboration avec la Confédération paysanne, suite à des enquêtes auprès d'éleveurs sur les problèmes posés par l'abattage obligatoire de leurs animaux dans les abattoirs. Il reprend l'état des lieux fait par les éleveurs et décrit, de leurs points de vue, les impasses où conduit l'industrialisation de l'abattage. L'enjeu principal de cette publication est de permettre aux lecteurs de comprendre que ces éleveurs, tout comme de nombreux consommateurs et citoyens, défendent un rapport de travail respectueux des animaux, souffrent de la façon dont ils sont traités dans un grand nombre d'abattoirs et proposent des alternatives pour faire leur métier et vivre avec les animaux comme ils le revendiquent, de façon digne et respectueuse des animaux, des consommateurs et de l'environnement.
Colloque « Déshumaniser, “désanimaliser”, de l'abattoir à la viande in vitro »
Ce colloque11, coorganisé par moi-même et par Frédérique Bacqué (Université de Strasbourg) les 5 et 6 décembre 2013, a réuni une centaine de professionnels et d'universitaires. Il s'agissait de réfléchir aux problèmes posés par l'abattage des animaux : problèmes moraux, problèmes liés à l'organisation industrielle du travail, et problèmes causés par les alternatives mises en avant par la FAO : entomophagie, viande in vitro… L'objectif était de planter des jalons d'innovations pour une réinvention de l'élevage, à partir de la projection de films sur l'abattage des animaux (Entrée du personnel de Manuela Frésil ; Adak d'Amandine Faynot ; Tuerie chez Pauline de Jean-Louis Le Tacon) et de débats. Les participants au colloque ont souligné l'originalité des questions, la richesse des discussions, la haute exigence intellectuelle de tous les intervenants (professionnels et universitaires) et des participants. Afin de lier les réflexions et la question alimentaire, ceux-ci ont pu goûter, lors d'un lunch, des produits à base d'insectes (Société Micronutris, Toulouse) et une charcuterie exceptionnelle (Porc Noir de Bigorre).
Le travail animal
Premières rencontres interdisciplinaires sur le travail animal
Ces premières rencontres12, placées sous la présidence de Christophe Dejours, ont eu lieu à Paris les 8 et 9 avril 2016. Organisées par le groupe de recherche Animal's Lab issu du programme COW (voir Encadré), elles avaient pour objectif de présenter les résultats de nos travaux et de discuter les conséquences sociales, morales, écologiques et politiques de la mise au jour et de la reconnaissance du travail des animaux. Elles visaient à susciter des débats critiques entre chercheurs en sciences humaines et sociales13, professionnels du travail avec les animaux et public intéressé, à partir de cette proposition novatrice à la base du programme : les animaux travaillent. Que font-ils au travail ? Comment ? Pourquoi ? Quels rapports entre travail animal et travail humain ?
Ce colloque a eu un franc succès et il a fait l'objet de plusieurs comptes rendus dans la presse14. Il a permis de faire connaître nos travaux et de les situer clairement dans le champ des recherches sur le travail.
Travail animal, un autre regard sur nos relations aux animaux
Diffuser nos travaux auprès de nos collègues et des professionnels concernés était important, mais nous avons considéré aussi qu'il était nécessaire de sensibiliser les étudiants à cette problématique du travail animal, notamment ceux de l'enseignement agricole. C'est pourquoi, en collaboration avec Educagri, nous avons réalisé un film15 conçu pour apporter des connaissances sur la thématique mais également pour permettre l'ouverture de débats. Le film vise à sensibiliser les spectateurs à la place des animaux dans le travail et à donner des éléments de compréhension de nos relations, dans un contexte où elles sont de plus en plus souvent perçues comme uniquement inscrites dans des rapports de domination. Nous avons mis en évidence dans ce film l'intelligence des animaux au travail et leurs capacités à coopérer et à innover avec les humains.
Conclusion
La réalisation du programme ANR COW nous a permis de proposer des innovations conceptuelles et méthodologiques inédites et de sortir du discours scientifique et grand public consensuel sur les animaux. En dehors du « bien-être animal » et de la « libération animale », nous avons prouvé qu'il existe une autre voie pour aborder la « question animale » : le travail. Le travail dans son sens anthropo-(zoo)-logique, comme mode de construction du social et de l'identité des individus. Nous avons montré que le travail, qui a été, et reste encore pour beaucoup, un dernier « propre de l'homme » concerne aussi les animaux. Après dix mille ans de domestication, et alors que se profile une agriculture sans élevage et une société sans animaux, il est nécessaire de mettre en lumière la richesse de ce qu'ils nous apportent et ce que nous leur apportons grâce au travail.
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Pour reprendre l'expression de Peter Sloterdijk dans Règles pour le parc humain (2000, Paris, Éditions Mille et Une Nuits, p. 34).
Ces auteurs prennent acte que, du fait des liens créés entre les animaux et nous par dix millénaires de domestication, nous ne pouvons pas rompre du jour au lendemain avec eux. Ils essaient alors de lever l'aporie que constitue la « libération animale » appuyée sur la prise en compte des droits des animaux, i.e. le fait de ne plus avoir de rapports d'appropriation avec les animaux, et la volonté de continuer à vivre néanmoins avec eux. Vivre avec des chiens admis dans le giron de la citoyenneté mais non plus avec des troupeaux de vaches au travail ; vivre avec des moutons et accepter leur travail de pâture, mais ne plus utiliser leurs produits (la laine, le lait et a fortiori la viande). Ces propositions mettent en évidence une profonde ignorance des liens conjoints de production et d'affection que nous avons construits depuis des millénaires avec les animaux et le sens anthropologique, fondé sur des rapports de don et une intelligence partagée au travail, de nos relations domestiques avec les chiens comme avec les vaches.
C'est plus encore le cas de l'éthologie appliquée, extension contemporaine de la zootechnie, qui s'intéresse au « bien-être animal », notamment à celui des animaux de ferme dans les productions animales. Il s'agit concrètement de concilier acceptabilité sociale des productions animales et productivité et donc de permettre une adaptation optimum des animaux à leur milieu de production industrielle.
Les enquêtes ont été réalisées en 2013 par des étudiants en master : Julie Douine, géographie (animaux de cinéma), Gaëlle Mainix, agronomie (chiens militaires), Benoît Vallas et Émilie Fournier, éthologie (chiens d'assistance), Justine Check, agronomie (éléphant de cirque), Justine Vallée, éthologie (chiens de berger), Sophie Nicod (chevaux). Les articles relatifs aux résultats de ces terrains sont parus (Estebanez et al., 2017 ; Mouret et al., 2017 ; Lainé, 2017 ; Pereira, 2015 ; Porcher et Nicod, 2017) ou sont en cours de finition.
Le terme « éleveurs » renvoie ici à des personnes qui font de l'élevage, c'est-à-dire qui élèvent les animaux. À la différence des « producteurs » qui produisent des animaux, voire de la matière animale (du porc, de la volaille…). La majorité des éleveurs enquêtés faisaient de la vente directe ou travaillaient en circuits courts. Sur les différences entre « élevage » et « productions animales », voir Porcher (2011).
Le programme du colloque est en ligne : http://ea3071.unistra.fr/wp-content/uploads/2013/09/programme-colloque.pdf ; plusieurs interventions peuvent être visionnées en ligne : http://www.canalc2.tv/video/12409 ; un article de Stanislas Kraland dans le Huffington Post rend compte du colloque : http://www.huffingtonpost.fr/2013/12/08/elevage-industriel-colloque-abattoir-viande-in-vitro_n_4404886.html?view=screen.
Cailloce L., 2016. Les animaux travaillent-ils ? CNRS Le journal, https://lejournal.cnrs.fr/articles/les-animaux-travaillent-ils ; Gouty F., 2016. Travail animal : comment l'homme peut coopérer avec les autres animaux, Sciences et avenir, http://www.sciencesetavenir.fr/animaux/travail-animal-comment-l-homme-peut-cooperer-avec-les-autres-animaux_101135.
Citation de l'article : Porcher J., 2017. Le programme ANR COW : l'ouverture d'un front de recherches inédit sur le travail animal. Nat. Sci. Soc. 25, 2, 172-179.
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