Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 31, Number 2, Avril/Juin 2023
Dossier « Recherches sur la question animale : entre mobilisations sociétales et innovations technologiques »
Page(s) 162 - 165
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2023029
Published online 08 August 2023

S’il y a un secteur agricole qui a été profondément transformé par la science, c’est bien celui de l’élevage, avec l’impulsion donnée par la « zootechnie » depuis la fin du XIXe siècle (Jussiau et al., 1999). Cette discipline, adossée à une communauté européenne et internationale très active, a pour finalité d’améliorer les conduites d’élevage et comme leviers principaux la production de connaissances dans les domaines de la physiologie de la reproduction, de la nutrition, du développement corporel, du comportement des animaux, des sciences vétérinaires et de la génétique (Barret et al., 2011). Ces connaissances ont donné lieu aux déploiements de techniques dès les années 1950-1960 telles que l’insémination artificielle, le rationnement des animaux, la sélection sur descendance visant à accroître la production animale et la productivité d’exploitations plus modernes et compétitives.

La diffusion de ces techniques a été très largement soutenue par l’État et les organisations professionnelles qui partageaient la même vision du futur de l’agriculture. Les politiques publiques nationales, dont le point d’orgue a été la loi d’orientation agricole de 1962 puis la loi sur l’élevage de 1966 et la politique agricole commune [PAC] (créée également en 1962), ont constitué des leviers forts du changement attendu, accompagnés par la recherche agronomique, les appareils de formation agricole et de vulgarisation, allant tous dans le même sens (Valceschini et al., 2019 ; Chatelier et al., 2021). Les paquets techniques issus de la zootechnie ont ainsi trouvé à se diffuser dans des exploitations de plus en plus grandes, de plus en plus spécialisées et intensives (du point de vue du chargement – nombre de têtes à l’hectare, de la productivité animale (rendements laitiers par vache, nombre de porcelets sevrés par truie, etc., et de la productivité du travail (nombre de litres produits par travailleur, etc.) L’économie d’échelle (plus de volume produit par travailleur pour réduire les coûts de production) et d’agglomération (concentration spatiale des unités de production et de transformation) sont les guides de l’évolution d’une activité agricole pensée dans un secteur concurrentiel, sur le plan des prix et des coûts en Europe et dans le monde.

Les formes extrêmes qui sous-tendent la normalisation des façons d’élever les animaux, le contrôle des processus biologiques sont ce que l’on appelle « les systèmes d’élevage industriels », dans leur triple dimension de contrôle des processus biologiques au service de l’optimisation du fonctionnement de la machine animale avec des intrants sophistiqués (aliments composés, additifs alimentaires dont antibiotiques), de la mécanisation et des bâtiments et enfin une rationalisation du travail des hommes. Il a, par exemple, été poussé à l’extrême chez les monogastriques (porcs et volailles), organisant une invisibilité des animaux, enfermés dans des bâtiments à l’ambiance contrôlée et à la biosécurité assurée.

Les résistances à ce modèle ont existé dès les années 1960 notamment dans les zones défavorisées qui ne risquaient pas de gagner la bataille de la compétitivité par les (bas) prix (de revient). Des voies alternatives existent, supportées par des signes officiels de qualité, qui leur permettent de se positionner dans une compétitivité « hors prix » (c’est-à-dire de se différentier de la course aux bas coûts) : élevage biologique, label rouge, appellations d’origine, indications géographiques… Les évolutions de la PAC (avec la fin de prix garantis) et le changement climatique ont remis au goût du jour les compromis à réaliser entre optimisation (en environnement stable) et préservation de marges de flexibilité vis-à-vis des aléas de court terme et des incertitudes sur le long terme (Chia et Marchesnay, 2008).

Le temps a passé, la société a évolué, s’est urbanisée, connaît moins les animaux d’élevage que les animaux de compagnie. Nous mangeons plus qu’assez de produits laitiers et de viande pour notre santé (Prache et al., 2021). L’élevage est accusé de contribuer à la production de gaz à effet de serre et au réchauffement climatique (Steinfeld et al., 2006), de polluer la ressource en eau, de détourner des surfaces en cultures de l’alimentation humaine directe pour produire des aliments du bétail (Dumont et al., 2016). Le bien-être des animaux dans les conditions d’élevage industriel s’est invité comme un sujet sociétal, scientifique et politique (Mormède et al., 2018), avec l’émergence d’activistes défenseurs de la condition animale et des évolutions réglementaires régulières au niveau européen. Peu à peu un malaise s’est installé sur la manière dont le secteur considérait l’animal, comme un objet et non comme un sujet. Une défiance vis-à-vis des systèmes industriels est apparue – quand elle ne touche pas l’ensemble des formes d’élevage.

Ce qui n’empêche pas de nouvelles avancées scientifiques et technologiques. La génomique permet l’accélération du progrès génétique (par exemple, le repérage plus rapide des meilleurs reproducteurs), voire des modifications ciblées du génome, en ouvrant la palette de critères à sélection comme la résistance à certaines maladies ou la longévité (la capacité des animaux à vivre longtemps dans les fermes, c’est-à-dire sans problèmes de santé et avec un niveau de performances suffisant). Plus largement la révolution numérique fait évoluer de nombreux domaines (Bellon-Maurel et al., 2022) : la robotisation (par exemple de la traite), la production d’informations en temps réel sur certains paramètres physiologiques précurseurs de déséquilibres nutritionnels ou physiologiques (développement de capteurs sur les animaux). Elle facilite les dialogues entre agriculteurs et entre agriculteurs et consommateurs (sites de référencement et d’achat de proximité). Les données deviennent un enjeu de propriété notamment, pour proposer des services ou des outils d’aide à la décision, pour assurer une traçabilité des produits tout au long des chaînes de valeur. Les changements du métier d’agriculteur se poursuivent, depuis les tâches du quotidien, le renouvellement des compétences jusqu’aux modalités de pilotage de la ferme. Enfin émergent de nouvelles frontières pour les industries agroalimentaires avec comme exemple la viande cellulaire, qui ouvre la perspective de se passer à moyen ou long terme des animaux.

Tout cela génère des controverses de plus en plus aiguës sur le bien-être animal, des opportunités nouvelles pour les industries agroalimentaires et les porteurs du numérique. L’animal domestique dit de rente, parce qu’il produit du lait, de la viande, des œufs et assure un revenu à des éleveurs, est-il une catégorie encore recevable socialement ? Où est l’animal, sujet sensible, dans les systèmes de production d’aujourd’hui ? Que devient le métier d’éleveur face aux opportunités d’une hyper-technologisation, que devient ce qui en fait le fondement : la relation aux animaux dans le travail ?

Ainsi, ce dossier1 tente d’illustrer la complexité « des questions d’élevage » d’aujourd’hui et de montrer des scientifiques de différentes disciplines à l’œuvre dans leur mission d’éclairer le débat public et les mutations en cours, mais aussi dans leur mission de révéler ce qui se joue, au fond, dans les controverses.

Dans un premier article, Jérôme Michalon, sociologue, rend compte de la genèse de l’éthique animale en France, dans ses inspirations anglo-saxonnes (les Animal Studies) mais aussi dans ses controverses radicales au sein des sciences humaines et sociales. Le fait est que l’animal, comme sujet central de notre rapport à l’humanité et à l’altérité, est désormais au cœur des débats – l’auteur parle de zoocentrisme – dans une société qui fait du respect de l’animal une valeur cardinale et où différents courants de pensée se posent de plus en plus en porte-paroles de l’animal. Pierre Le Neindre, dans sa contribution, apporte un autre regard sur l’animal issu de son expérience personnelle à l’Institut national pour la recherche agronomique (INRA), celui de l’éthologue qui construit une expression de la conscience animale et de la souffrance animale à partir de faits expérimentaux (en observant ce que l’animal choisit de faire lors de tests comportementaux) et de synthèses scientifiques, au sein de sa propre discipline ainsi qu’à l’occasion d’interactions avec des chercheurs en sciences sociales. Le lien aux décisions politiques, qui peuvent engager des transformations radicales des modes d’élevage, est à la fois fort car le besoin d’expertise pour éclairer les débats est une constante, et ténu parce que la façon dont les commanditaires s’en saisissent n’inclut plus les scientifiques. Dans un autre texte de la rubrique Regards, Jocelyne Porcher, sociologue, affirme qu’il n’y aurait rien d’autre qu’une morale de marchand dans le développement par les start-up de la viande cellulaire. Derrière des argumentaires « pro animaux » et les annonces fracassantes d’un « jalon civilisationnel » que représenterait la viande de synthèse de substitution à celle qui requiert la mort de l’animal, il n’y a en fait qu’une nouvelle alliance économique et financière autour d’une industrie agroalimentaire renouvelée qui trouve de nouveaux horizons technologiques tout en se parant du respect de l’animal et de la lutte contre le changement climatique.

L’animal d’élevage n’est pas qu’un sujet de controverses éthiques, il est aussi un partenaire de travail de l’éleveur (exploitant ou salarié) et un patrimoine génétique d’intérêt pour les générations futures dont se saisissent les entreprises de la sélection. Le contexte de profondes mutations technologiques et systémiques interroge ce qui fait le lien à l’animal dans le monde professionnel (ici celui du lait). Dans leur article, Nathalie Hostiou, Philippe Jeanneaux, Julie Duval, Manon Lebrun et Benjamin Nowak explorent en quoi l’agroécologie, un changement de paradigme systémique, et l’élevage de précision, une rupture technologique, transforment les conditions de travail des éleveurs, dans ce qui fait leur rapport au travail avec les animaux : le rapport au temps, le rapport aux soins (ensemble de pratiques de surveillance et d’interventions – nourrir, soigner, favoriser les liens mères jeunes, etc.), le rapport au sens du travail – ce que signifie élever des animaux domestiques. Enfin, Antoine Doré part des bouleversements technologiques de la génomique qui permettent une grande précision de la prédiction de la qualité d’un patrimoine génétique individuel et accélèrent la diffusion des meilleurs patrimoines. Son article analyse comment ces changements technologiques et la libéralisation du marché de la génétique redéfinissent la valeur de ce patrimoine génétique dans un marché ouvert à tous, dégagé du contrôle de quelques opérateurs traditionnels, gardiens des races et de l’expression des orientations de sélection pour le futur.

L’animal des controverses philosophiques et du zoocentrisme, l’animal pris dans les transformations technologiques et du marché – qu’il soit de la génétique ou de l’agroalimentaire –, le sujet vivant dont on éclaire la conscience et enfin le partenaire de travail et du sens du travail de l’éleveur : voilà différentes facettes dont ce dossier fait état, sans viser l’exhaustivité des points de vue. Force est de constater, que ces contributions, ensemble, dessinent de l’animal une entité plus complexe qu’il n’y paraît ! Entité qui se dérobe à l’appropriation de questions par une seule discipline. La question animale s’inscrit dans le monde tel qu’il est, parcouru de questions sur le devenir de notre humanité, sur l’avenir que nous réservent es révolutions technologiques et les innovations du marché, et sur les mondes professionnels qui ont tissé un lien spécifique avec les animaux, par le travail et les rythmes imposés, aux hommes et aux animaux, chacun de leur côté.

Comme l’introduction l’indique, les textes de ce dossier font suite à des interventions au Colloque « Sciences, Techniques et Agricultures » qui s’est tenu au Centre culturel international de Cerisy-la-Salle, du 16 au 22 septembre 2019. Ce colloque, qui a réuni plus de 80 chercheurs d’un grand éventail disciplinaire, a été l’occasion de rencontres avec des acteurs de terrain, agriculteurs, enseignants et élèves de l’enseignement technique agricole de la Manche. Il a fait l’objet d’une publication intitulée « Sciences, techniques et agricultures. Gouverner pour transformer » aux Presses des Mines, collection Sciences sociales, en 2020, ouvrage plus orienté sur les questions de pilotage et de programmation de la recherche. Un compte-rendu en est donné dans ce même numéro de NSS (voir la contribution de Frédéric Thomas).

Pour toute information complémentaire sur les colloques de Cerisy, voir : https://cerisy-colloques.fr/.

Références

  • Barret J.-P., Grosmond G., Simbelie C., 2011. Zootechnie générale (3e édition). Cachan, Lavoisier/Tec&Doc. [Google Scholar]
  • Bellon-Maurel V., Brossard L., Garcia F., Mitton N., Termier A., 2022. Agriculture et numérique. Tirer le meilleur pari du numérique pour contribuer à la transition vers des agricultures et des systèmes alimentaires durables. Livre blanc, Le Chesnay, INRIA, INRAE, https://www.inrae.fr/sites/default/files/pdf/Livre%20Blanc%20INRAE%20Inria.pdf. [Google Scholar]
  • Chatelier V., Detang-Dessendre C., Guyomard H., 2021. Une brève histoire de la PAC, in Detang-Dessendre C. et Guyomard H. (Eds), Quelle politique agricole commune demain ? Versailles, éditions Quae, 21-34. [Google Scholar]
  • Chia E., Marchesnay M., 2008. Un regard des sciences de gestion sur la flexibilité : enjeux et perspectives, in Dedieu B., Chia E., Leclerc B., Moulin C.-H., Tichit M. (Eds) L’élevage en mouvement : flexibilité et adaptation des exploitations d’herbivores. Versailles, éditions Quae, 165-142. [Google Scholar]
  • Dumont B., Dupraz P., Aubin J., Benoit M., Chatellier V., Bouamra-Mechemache Z., Delaby L., Delfosse C., Dourmad J.-Y., Duru D. et al., 2016. Rôles, impacts et services issus des élevages en Europe. Synthèse de l’expertise scientifique collective. Working Paper, https://hal.science/hal-01595470. [Google Scholar]
  • Jussiau R., Montmeas L., Parrot J.-C., Meallie M., 1999. L’élevage en France : 10 000 ans d’histoire. Dijon, Éducagri éditions. [Google Scholar]
  • Mormède P., Boisseau-Sowinski L., Chiron J., Diederich C., Eddison J., Guichet J.-L., Le Neindre P., Meunier-Salaün M.-C., 2018. Bien-être animal : contexte, définition, évaluation. INRAE Productions Animales, 31, 2, 145-162, https://doi.org/10.20870/productions-animales.2018.31.2.2299. [CrossRef] [Google Scholar]
  • Prache S., Santé-Lhoutellier V., Donnars C. (Eds), 2021. Qualité des aliments d’origine animale – Production et transformation, Versailles, éditions Quae. [CrossRef] [Google Scholar]
  • Steinfeld H., Gerber P., Wassenaar T., Castel V., Rosales M, Haan C. (de), 2006. Livestock’s long shadow: environnemental issues and options. Rome, Food and agriculture organization of the United Nations. https://www.fao.org/3/a0701e/a0701e00.htm. [Google Scholar]
  • Valceschini E., Maeght-Bournay O., Cornu P., 2019. Recherche agronomique et politique agricole. Jacques Poly, un stratège. Versailles, éditions Quae, https://hal.science/hal-02154619. [CrossRef] [Google Scholar]

1

Ce dossier emprunte pour l’essentiel aux interventions de la session « La question animale » du colloque « Sciences, Techniques et Agricultures » qui s’est tenu à Cerisy-la-Salle du 16 au 22 septembre 2019.

Citation de l’article : Dedieu B., 2023. Introduction. Recherches sur la question animale : entre mobilisations sociétales et innovations technologiques. Nat. Sci. Soc. 31, 2, 162-165.


© B. Dedieu, Hosted by EDP Sciences, 2023

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