Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 31, Number 2, Avril/Juin 2023
Dossier « Recherches sur la question animale : entre mobilisations sociétales et innovations technologiques »
Page(s) 147 - 161
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2023034
Published online 30 October 2023

© M.-E. Lacuisse et F. Poupeau,, Hosted by EDP Sciences, 2023

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Cet article nous emmène dans le grand Ouest étasunien au pays des cowboys pour nous apporter un éclairage sur les nouvelles formes de collaboration entre les éleveurs de bétail et les services gouvernementaux en charge de la préservation des ressources naturelles. Il met en avant la notion de « working landscapes » qui, sans régler tous les problèmes de gestion écologique des terres, illustre une véritable évolution des savoirs et des pratiques d’élevage des ranchers, et donne à voir leur engagement dans le renouvellement des politiques de conservation de la nature.

De ranchers destructeurs à ranchers écologiques ?

Aux États-Unis, le ranching, à savoir un système d’élevage extensif du bétail, est considéré comme ayant contribué à la conquête socioéconomique de l’Ouest américain, et les premiers écologues étasuniens l’ont présenté comme l’activité humaine qui a le plus porté atteinte à l’équilibre de la nature (Clements, 1935 ; Leopold, 1991 [1924]). Il peut ainsi être étudié sous l’angle de ses « effets dévastateurs sur les écosystèmes » (Dupré et al., 2015), notamment dans les parties du monde les moins peuplées (Poccard et al., 2015). Dans l’Ouest étasunien, le ranching est de surcroît associé à la représentation du cow-boy hors la loi véhiculée par le western. Dans son essai intitulé « Cowboy ecology », l’historien de l’environnement Donald Worster (1992, p. 36) explique néanmoins dans quelle mesure la célébration de la liberté associée à un mode de vie largement fantasmé, celui des vachers que sont les cowboys ainsi que celui des ranchers propriétaires du bétail dans l’Ouest étasunien, ne rend pas justice à la dureté et à la complexité des pratiques d’élevage et de pâturage dans ces espaces semi-arides qui représentent, selon lui, « l’un des laboratoires les plus importants de la planète ». Il invite dans ce cadre à non plus seulement s’intéresser au ranching aux États-Unis sous l’angle folklorique et régionaliste du cowboy lifestyle, mais à questionner les spécificités de ce pastoralisme. Il suggère pour ce faire de réhabiliter le ranching de l’Ouest américain dans une étude d’écologie humaine comparée pour questionner non seulement l’adaptation de l’humain à la nature mais aussi les réponses environnementales et managériales à une activité pastorale.

Cet article vise ainsi à développer la thèse de Worster selon laquelle l’étude du ranching dans l’Ouest étasunien donne à voir des formes de gestion de la nature qui, tout en différant des formes traditionnelles d’un pastoralisme peu soucieux des ressources naturelles (sols, eaux, etc.) et associées « aux impasses de la modernisation » (Dupré et al., 2015), se présentent néanmoins comme une écologie à part entière. Dans cette perspective, et dans le prolongement du travail de Worster, cet article rend compte de la dimension managériale de la cowboy ecology en montrant comment l’élevage en ranch sans enclos a été très tôt soumis au contrôle et à la réglementation de l’État fédéral en raison de ses effets destructeurs sur la nature. Il s’attache ainsi à une vision paradoxale du cowboy lifestyle qui a mobilisé tout au long du XXe siècle un ensemble d’agents sociaux (scientifiques, activistes environnementalistes, fonctionnaires des administrations fédérales, étatiques, etc.), et dont les enjeux environnementaux ont supporté ce que Aldo Leopold (2000, p. 269) a désigné dès les années 1940 comme une « écologie d’État » pour souligner la gestion managériale de la nature aux États-Unis. Les problèmes de surpâturage sont constitutifs aux États-Unis de la mise en place d’une administration de l’environnement destinée à instaurer des espaces préservés de toute activité humaine en vue de conserver une nature proche de son état originel – la « wilderness ». Cette notion, qui représente désormais l’idée d’une nature sauvage inhérente à « l’esprit américain » (Nash, 1967), s’est institutionnalisée aux États-Unis avec le Wilderness Act de 1964 et le National Wilderness Preservation System qui protègent, au tournant des années 2010, plus de 9 millions d’hectares de forêts nationales et d’espaces divers (Vincent et al., 2020).

Cet article entend toutefois dépasser cette vision de la gestion managériale du pâturage et de la conservation en montrant que la cowboy ecology n’est pas réductible à un travail étatique de réglementations et de mises aux normes s’appuyant sur un savoir managérial nourri par la science du rangeland (Masutti, 2007 ; Sayre, 2017), à savoir l’écologie des terres de pâturage et des parcours agricoles, et les revendications des environnementalistes opposés au pâturage. Il vise à souligner son évolution vers des formes plus participatives à partir de l’étude de plans de conservation de la nature codéveloppés avec des ranchers ou entrepris par ces derniers dans le sud de l’Arizona, qui mettent en avant l’engagement de ranchers dans des pratiques écologiques et l’évolution des politiques de conservation : celles-ci ne sont plus orientées vers la préservation des « wilderness areas », qui ont été critiquées car elles entretiendraient le mythe d’une nature sauvage extérieure à l’homme (Callicott, 1991 ; Cronon, 2009), mais vers les « working landscapes » (paysages fonctionnels). Cette notion désigne une unité territoriale en milieu rural qui forme un système connecté d’un point de vue écologique, économique et social (Huntsinger et Sayre, 2007 ; Charnley et al., 2014 ; Miller et al., 2015). Si cette évolution est représentative de la réorientation des politiques environnementales étasuniennes « vers des communautés durables » (Mazmanian et Kraft, 2009), cet article souligne le fait que ces changements sont aussi à lier aux savoirs écologiques des ranchers.

Cet article fait donc l’hypothèse que le ranching engage des savoirs de la nature, relevant de savoirs pratiques, professionnels et ordinaires, distincts des compétences scientifiques et administratives, qui contribuent au renouvellement des politiques de conservation pour « faire société, durablement » (Dupré et al., 2015). Dans ce cadre, il ne s’agit pas de donner à voir uniquement la mobilisation de savoirs locaux pour une transition agroécologique (Thomas, 2018), ni même une « political ecology of ranching », qui resterait orientée vers les luttes environnementales et les rapports de pouvoir autour de la gestion des rangelands (Sheridan, 2001 ; Stauder, 2016). Il s’agit plutôt d’étudier la contribution des ranchers aux transformations écologiques de la gestion du « rangeland » en milieu semi-aride à travers la mise en œuvre de programmes de conservation plus respectueux de la nature sauvage que ne sont supposées l’être les normes étatiques. L’originalité de cette enquête est alors de montrer que la gestion environnementale des working landscapes ne provient pas seulement de l’application de normes « par en haut », mais qu’elle est coproduite grâce aux savoirs pratiques des ranchers.

Pour vérifier cette hypothèse, cet article aborde la coproduction des plans de conservation de la biodiversité et des terres par le biais de l’étude des mesures administratives relatives au pâturage et aux politiques de conservation relevant d’une analyse de politiques publiques enrichie par des entretiens sociologiques avec leurs principaux protagonistes. Il vise ainsi à comprendre dans quelle mesure l’engagement des ranchers dans ces plans s’établit à travers des formes spécifiques de valorisation de leurs savoirs pratiques de la part des environnementalistes ou des agents administratifs – dont le rapport à la nature pourrait a priori être considéré comme sinon antagoniste, du moins très distinct de celui des ranchers (Dowie, 1995 ; Waller, 2010). Dans cette perspective, il rend compte de la teneur des savoirs pratiques des ranchers, qui relèvent d’un « savoir de la perception » propice à une gestion écologique de la nature participant d’une « éthique de la terre » (Leopold, 2000). Il s’attache aux conditions de la (re)valorisation de ce savoir et des pratiques du ranch comme supports de plans de conservation, dans un contexte de transformation des rapports sociaux et des menaces environnementales liées à l’expansion urbaine et à la relance de projets miniers dans les zones concernées.

Cet article s’inscrit dans un projet de recherche1 sur les transformations des interactions hommes milieux dans le bassin versant des montagnes de Santa Rita et la Cienega Creek au sud de l’Arizona, situé dans le comté de Pima jusqu’à la vallée de Sonoita dans le comté de Santa Cruz. Ce projet de recherche se base sur l’étude des conflits socio-environnementaux liés à l’implantation de projets miniers « durables ». Une enquête sur l’usage des standards environnementaux des entreprises minières comme répertoire d’action et leur impact sur les transformations du rapport à la nature a permis de relever que les actions les plus mobilisatrices résidaient dans des plans locaux de conservation de la biodiversité s’appuyant sur les éleveurs et les ranchs2. Le travail de terrain qui a été mené entre décembre 2018 et mai 2019 a consisté à comprendre le rôle des ranchers en tant qu’entrepreneurs de conservation dans les plans qu’ils coproduisent. Il a nécessité une approche longue et difficile avec les ranchers qui se sont montrés à la fois peu désireux de communiquer sur leurs activités et peu enclins à perdre un temps qu’ils devaient consacrer à leur entreprise. Compte tenu des difficultés à contacter les ranchers, on s’est appuyés tout d’abord sur les approches des militants environnementalistes, et par une forme de snowball sampling, sur les restitutions opérées par les rangers effectivement engagés dans les plans de conservation. Il a ainsi moins été question de chercher une représentativité par rapport à un groupe social numériquement faible dans la région (un peu plus de 200 fermes consacrées à l’élevage3, d’une taille moyenne supérieure à la moyenne des ranchs des États-Unis4) que de comprendre la logique de coproduction des savoirs. Des entretiens ont été réalisés avec cinq ranchers, un vacher (cowboy), trois militants écologistes et des responsables des administrations locales (trois agents du comté de Pima, un agent local du département de l’Agriculture des États-Unis et un ancien agent de l’Agence fédérale de la gestion des terres).

Cet article présentera tout d’abord la dimension managériale de la cowboy ecology, comme « écologie d’État » (Leopold, 2000, p. 269) pour faire apparaître les modalités du travail entre les différents protagonistes de cette gestion de la nature et écarter l’illusion de la nouveauté dans la coproduction des récents plans de conservation. Il détaillera ensuite les modalités concrètes de ce codéveloppement de plans de conservation entre administrations, environnementalistes et ranchers afin de déterminer, finalement, dans quelle mesure la valorisation (et la reconnaissance récente) des savoirs pratiques des ranchers peut effectivement être considérée comme une cowboy ecology susceptible de contribuer à la protection de la nature.

Une « écologie d’État » pour contrer le pâturage destructeur

Cette « écologie d’État », qui n’est pas exempte de négociations (et même de compromis) entre administrations et usagers, renvoie à l’essor de l’élevage de vaches en ranchs aux États-Unis durant la seconde moitié du XIXe siècle, lors de la conquête de l’Ouest. Dans cet espace peu peuplé, composé d’une grande diversité de biomes arides ou semi-arides et de prairies (grasslands) dans la partie du sud de l’Arizona étudiée dans cet article, l’État fédéral a soutenu le peuplement et le développement des activités agricoles en accordant aux familles qui venaient s’installer 160 acres5 dans les espaces tempérés (Homestead Act de 1862) et 640 acres dans les zones arides (Desert Land Act de 1877) [Sheridan, 2012]. Si les superficies mises à disposition par l’État fédéral ont suffi au développement des activités agricoles, l’élevage s’est en revanche étendu sur les terres publiques, au-delà des propriétés accordées par l’État, pour permettre le pâturage des bêtes.

Ce développement de l’élevage en open space (sans enclos), où le rôle du cowboy (simple vacher) était de contrôler les bêtes et de les capturer pour le rancher (propriétaire du troupeau), a soutenu une activité extensive et une multiplication du nombre de têtes de bétail. Dans les années 1880, il serait monté à plus de 900 000 en Arizona (Mayro et McGibbon, 2000), ce qui a rapidement posé le problème d’un surpâturage aux effets dévastateurs sur les cultures agricoles et la nature. Dès le contexte de sécheresse des années 1890, des biologistes ont alerté sur l’érosion des terres, la disparation des herbes natives au profit de l’invasion d’arbustes (acacia, broussailles, etc.) et l’épuisement des ressources hydriques (Glennon, 2004). Si d’autres activités (élevage des ovins, commerce du bois, mines, etc.) ont alors aussi eu des effets négatifs sur les sols et les écosystèmes (un terme qui n’est apparu que plus tard dans les années 1930), le (sur)pâturage des bovins élevés en espace ouvert est dès lors devenu l’objet des principales critiques concernant la gestion des terres et de la nature dans l’Ouest américain (Sheridan, 2012).

Le surpâturage a notamment été au cœur des préoccupations de Gifford Pinchot (1865-1946), sylviculteur et homme politique qui fut le premier directeur du Bureau des forêts (Forest Service). Créé en 1905, sous la présidence de Theodore Roosevelt (1901-1909) et sous l’impulsion de Pinchot, ce Bureau a affirmé l’intervention de l’État fédéral sur la gestion des terres publiques et de leurs ressources naturelles, en rupture avec le modèle de la propriété privée qui dominait depuis l’Indépendance. Fils d’une famille de négociant en bois, ayant appris la sylviculture aux États-Unis et en Europe, Pinchot défendait une vision utilitariste de la protection environnementale (Stauder, 2016) et il s’attaqua, pendant son mandat de directeur du Bureau des forêts, au surpâturage qui constituait une menace pour le développement économique de l’Ouest américain.

Le problème du surpâturage provoqué par un modèle d’élevage en ranch sans enclos a aussi été la cible des premiers écologues étasuniens, dont Aldo Leopold (1887-1948). Reconnu pour son « éthique de la terre », qui valorise le rôle des prédateurs dans l’équilibre des communautés biotiques et plus largement une vision écocentrique de la nature faite d’interdépendances (Leopold, 2000 [1949]), Leopold est forestier de formation ; il a obtenu une maîtrise en sylviculture à l’Université de Yale (tout comme Pinchot) et il a commencé sa carrière au Bureau des forêts en tant qu’agent chargé de la gestion des espèces au Nouveau Mexique et en Arizona entre 1909 et 1924. Il a entrepris dans ce cadre un travail d’observation sur les rapports entre le fonctionnement des espèces et les activités anthropiques qui lui servirent de fondement pour protester contre les effets destructeurs du ranching et élaborer sa théorie de l’éthique de la terre reposant sur le devoir de conscience écologique plutôt que sur l’interdiction. Dans un de ses premiers écrits, « Grass, brush, timber, and fire in Southern Arizona » publié dans le Journal of Forestry en 19246, Leopold rendait responsable l’exploitation du bétail en open space de la disparition des espèces natives et de l’érosion des sols. Contre la vision populaire et esthétique de la wilderness, qui s’attache à séparer les règnes de l’humain et de la nature, Leopold (1991 [1918]) a par ailleurs été le premier à formuler, dans « The popular wilderness fallacy », une définition scientifique de la wilderness en vue de créer des espaces sauvages libres d’activité industrielle et de routes en premier lieu (Leopold, 1991 [1925]) permettant de mesurer les impacts humains sur la nature. Ses écrits ont par la suite servi de référence aux environnementalistes étasuniens les plus radicaux tels que le mouvement Earth First! pour affirmer leur opposition au pâturage sur les terres publiques. Ils ont nourri « la tragédie des communs » (Hardin, 1968) qui fait du pâturage le symbole des effets néfastes de l’anthropisation conquérante des terres de l’Ouest (Locher, 2013).

Dans les années 1920, le (sur)pâturage a aussi été désigné comme un problème environnemental majeur par les écologues tenants de la « théorie de la succession », autrement nommée « écologie dynamique » (Sayre, 2017). Élaborée par Frederic Clements (1874-1945) à l’Université du Nebraska, entre 1915 et 1920, à partir de l’observation de la végétation des prairies, cette théorie affirme que les communautés végétales forment un tout, à l’image d’un organisme, et qu’elles se succèdent selon le rythme des changements climatiques : le « climax » désignerait ainsi un équilibre ultime entre les communautés végétales et le climat, qui serait perturbé par le (sur)pâturage (Clements, 1935).

Ces critiques à l’encontre des effets destructeurs du surpâturage et du « laissez-faire commons » (Worster, 1992, p. 41) ont tout d’abord soutenu des mesures de régulation de l’élevage en ranch. Cette régulation « par le haut » s’est tout d’abord manifestée par des mesures sectorielles qui se sont concrétisées avec le vote du Taylor Grazing Act de 1934, sous la présidence de Franklin Roosevelt (1882-1945). Ce texte législatif influencé par l’environnementalisme utilitariste de Pinchot et les tenants de la théorie de la succession, qui préconisaient un « savoir-faire managérial » (Masutti, 2007, p. 14) pour la préservation des sols et de la végétation, incluant la gestion du bétail, a généralisé les initiatives de capacité de fourrage des terres (carrying capacity) réglementant la taille des troupeaux et un système de rotation du bétail constitutif du range management. Ce texte a également prôné une politique de re-herbisation des espaces de pâturage dans le but de limiter les arbres invasifs et soutenir l’économie de l’élevage. Dans le prolongement de ces premières mesures fédérales, le Bureau de la gestion des terres (Bureau of Land Management, BLM) a été créé au sein du Département de l’Intérieur, en 19467, avec pour mission première la gestion du pâturage dans les espaces de prairies en milieu tempéré comme semi-aride, pendant que le Bureau des forêts continuerait sous l’autorité du Département de l’agriculture de gérer les ressources naturelles et le pâturage dans le domaine dit forestier.

Dans les années 1960, le pâturage des bovins sur les terres fédérales a ensuite fait l’objet de mesures environnementales inspirées des idées préservationnistes de Leopold et d’autres naturalistes antérieurs tels que John Muir (1838-1914), sous l’influence des militants environnementalistes (Dowie, 1995). En 1964, le vote du Wilderness Act par le Congrès a limité l’autorisation de nouveaux permis de pâturage sur des wilderness areas (des espaces dits « sauvages ») qui doivent rester exempts de toute intervention humaine. En 1976, la loi fédérale garantissant la diversité des types d’usage des terres gérées par le BLM a instauré une autorisation d’usage non exclusif pour le pâturage (Federal Land Policy and Management Act de 1976). Enfin, sous la présidence de Bill Clinton (1993-1996), la Loi environnementale des États-Unis (National Environmental Policy Act [NEPA]) de 1970 qui exige des études d’impact environnemental aux projets industriels sur les terres fédérales (Kraft, 2000), devant inclure leurs effets sur la faune et la flore ainsi que sur les cours d’eau, conformément au Clean Water Act de1971 et de l’Endangered Species Act de 1973, a été étendue aux permis d’attribution d’aires de pâturage (Stauder, 2016).

Le codéveloppement de plans de conservation avec les ranchers dans le sud de l’Arizona

Dans l’Ouest étasunien, cette « écologie d’État » s’est heurtée à l’opposition de la communauté des ranchers qui a participé à la rébellion conservatrice du Sagebrush, à la fin des années 1970, en vue de défendre « la culture iconique du cow-boy indépendant, l’idéologie du marché libre, et la propriété privée comme un droit humain sacré » (Dowie, 1995, p. 91). Cette rébellion a anticipé la formation du Wise use movement, en 1988, par des entrepreneurs privés, pour défendre un usage non réglementé des biens publics et des terres fédérales (McGreggor Cawley, 1993). Or, notre enquête a aussi montré que ces mesures environnementales restrictives à l’encontre de l’élevage avaient également provoqué l’engagement de ranchers dans la coproduction de plans de conservation de la nature se basant sur les aires de pâturages : un nouveau modèle de politique privilégiant la conservation à partir des working landscapes (les paysages travaillés fonctionnels, voir supra).

Dans le sud de l’Arizona, des aires protégées ont en effet été créées avec la participation active de ranchers. Dès 1968, par exemple, la famille Appleton, propriétaire de plusieurs ranchs aux États-Unis, a fondé à Elgin, dans la vallée de Sonoita, le Research Ranch, une station écologique qui vise à contribuer à la préservation de la biodiversité et à analyser l’évolution de la végétation dans un espace sans activité anthropique. Depuis les années 1980, le Research Ranch est géré par deux organisations environnementales : la Fondation Audubon et Nature Conservancy, qui se consacrent respectivement à la protection des espèces et à la protection de la biodiversité. À l’époque de la création de la station écologique, la famille Appleton avait négocié avec le Bureau des forêts la suspension du pâturage sur les terres publiques qu’elle exploitait ainsi que le droit à l’exploitation minière (Glendon, 2008).

Un autre rancher, John Donaldson, a également joué un rôle important dans la protection de Las Cienegas, une aire de 45 000 acres située aux confins des comtés de Pima et de Santa Cruz, comprenant un corridor de faune sauvage et de végétation vulnérable en zone humide qui s’étend jusqu’au Mexique et un espace de prairie native (Fig. 1). Donaldson y exploitait les 19 000 acres de terres de l’Empire Ranch, qu’il a tout d’abord gérées pour le compte d’une entreprise minière à partir de 1975, puis avec le BLM suite au rachat du ranch par l’agence fédérale en 1988. Durant les années 1990, il a œuvré à ce que Las Cienegas soit déclarée en « zone de conservation nationale » (national conservation area) par une loi du Congrès promulguée le 6 décembre 20008. Cette loi garantit la protection des terres les plus basses et les plus humides de l’exploitation humaine et le maintien du pâturage dans les zones appropriées.

La protection de Las Cienegas ne se contente pas de promouvoir un espace sauvage ; elle repose sur un projet de conservation combinant pâturage et préservation de la nature au sein duquel l’Empire Ranch constitue un véritable laboratoire. Parallèlement à son engagement dans la déclaration de Las Cienegas en « zone de conservation », Donaldson a aussi travaillé avec le BLM au développement du multi-usage des terres de l’Empire Ranch avec des activités de revitalisation de la biodiversité native, des loisirs ouverts au public et le maintien du pâturage en tant qu’activité économique et patrimoine culturel (Glendon, 2008) dans l’un des plus anciens ranchs du sud de l’Arizona, immortalisé par plusieurs films de John Wayne. Loin de promouvoir une vision passéiste, l’expérience s’avère novatrice : les vaches y cohabitent avec les chiens des prairies réimplantés en tant qu’espèce native à préserver, alors que l’ambition utilitariste des premiers temps du range management encourageait leur élimination pour conserver les ressources naturelles (Sayre, 2017) ; de même, la promotion de la culture cow-boy, avec des démonstrations équestres et la projection de films western, s’accompagne de séminaires sur la gestion environnementale du rangeland. Pour ce faire, l’Empire Ranch a été converti en private limited company (entreprise à responsabilité limitée) en 1995 et une fondation lui a ensuite été associée en 1997 dans le but d’obtenir des financements et des subventions de diverses organisations pour le développement de ces activités multiples. Selon son fils, qui a exploité les terres de l’Empire Ranch jusqu’en 2009, Donaldson a en outre contribué à des pratiques de pâturage durable se nourrissant à la fois de théories apprises à l’Université et de son expérience d’éleveur. Il a mis en œuvre à l’Empire Ranch « une gestion du pâturage en se basant sur la notion de restauration, sur la rotation des champs, le mouvement des troupeaux, qui tire bénéfice de 30 ans d’expérience de gestion des ressources9 ». Originaire de la côte est des États-Unis et ayant grandi en milieu urbain, Donaldson fait partie de ces rares éleveurs ayant appris le métier à l’Université. Comme l’a précisé son fils, il est parti de New York à 14 ans pour intégrer l’école d’éleveurs de Tucson, puis avant d’exploiter les terres de l’Empire Ranch, il a travaillé dans divers ranchs et il s’est formé auprès de « rancheros mexicains pour apprendre leur savoir-faire et développer des nouvelles techniques d’élevage10 ».

Ce projet de conservation de Las Cienegas a été réalisé dans le cadre plus large du Sonoita Valley Program Partnership (SVPP, 1996-2003), un programme participatif créé par le BLM en vue de planifier « de manière collaborative l’usage des terres et des ressources de la vallée de Sonoita11 ». Il est soutenu par diverses organisations publiques et de protection de la nature – le zoo de Phoenix, Nature Conservancy ainsi que le Sonoran Institute (une organisation non gouvernementale spécialisée dans le développement local et le « community-based approach »), mais aussi l’Arizona Game and Fish Department et le US Fish and Wildlife Service (l’agence fédérale chargée de la protection des espèces sauvages). Il a également été ouvert à toutes les communautés locales désireuses de participer afin d’élaborer un plan de conservation en concertation avec l’ensemble des usagers du domaine public. De ce travail a émergé en 2003 un Plan de gestion des ressources (resource management plan) qui promeut non seulement le renouvellement des pratiques du pâturage mais aussi la restauration et la préservation de la nature avec les ranchers. Ce plan permet, par exemple, aux ranchers (volontaires) de recevoir des subventions de l’US Fish and Wildlife Service, pour le contrôle des mesquite trees, une espèce native de légumineuses arborées12 qualifiés de « arid invaders of water13 » (ils peuvent consommer jusqu’à 20 gallons d’eau par jour) et qui menacent les écosystèmes locaux en se substituant à d’autres espèces natives d’herbes dont la présence serait le fait du (sur)pâturage, selon certaines théories de l’écologie américaine (Sayre, 2017).

Cette approche collaborative de la gestion des terres et de la nature avec les ranchers a aussi été soutenue par le comté de Pima à partir de 1998, bien que de manière plus dirigée et conflictuelle, dans le cadre de l’élaboration du Plan de conservation du désert de Sonora (Sonoran Desert Conservation Plan, SDCP) orienté sur la protection des espèces en danger (endangered species). Contre l’avis de certains environnementalistes qui souhaitent l’élimination du pâturage sur les terres publiques du désert de Sonoran (Stevens, 2007), un programme de Ranch Land Management a malgré tout été élaboré au sein du SDCP avec les éleveurs invités à participer au comité de gestion du plan (Charnley et al., 2014). Ce programme qui valorise les ranchs et les terres de pâturage comme aires de conservation repose non seulement sur un contrôle de la végétation par les ranchers pour le service Ressources naturelles et parcs du comté de Pima mais aussi sur une politique de rachat de terres et de servitudes environnementales incluant le droit de pâturage. Le comté de Pima rachète en effet les terres aux éleveurs et leur droit de pâturage sur les terres publiques sur lesquelles une opération de droit de développement (development right) est effectuée, cette dernière consistant à restreindre l’usage des terres aux « servitudes environnementales ». Les terres perdent dès lors de leur valeur car elles ne sont plus aménageables ni constructibles et les éleveurs touchent en échange une compensation financière. L’opération de droit de développement se fait au travers d’un organisme tiers, l’Arizona Land and Water Trust (ALWT) qui finance les rachats de droits14, puis le comté rachète les terres et les droits de pâturage. Selon la responsable du Ranch Land Management au comté de Pima, « le rôle du programme est de racheter des terres et de faire coexister élevage et protection écologique. L’idée est que ces espaces rachetés soient ouverts au public, comme l’Empire Ranch qui a gardé une activité de production. Les propriétaires à qui nous rachetons les terres et la location [leasing] des terres publiques restent les usagers (ainsi que leurs descendants) avec des standards environnementaux à respecter15 ».

Dans le comté de Pima, la majorité des terres publiques appartiennent à l’État d’Arizona (state trust land) qui se doit de rentabiliser la location de ses terres pour financer des services publics (Le Tourneau, 2019). Avec cette politique de rachat et de servitude environnementale16, le comté de Pima et l’ALWT cherchent à limiter le transfert d’exploitation des terres ou la vente de propriétés privées à des projets immobiliers, qui sont certes financièrement plus rentables que l’élevage, mais ont un coût environnemental plus important que le pâturage. Selon Ian, le rancher qui a repris en 2009 l’exploitation de l’Empire Ranch et qui exploite aussi des terres rachetées par le comté de Pima, on peut construire jusqu’à « 12 000 maisons sur 4 acres17 », tandis qu’une vache doit avoir à disposition 40 acres à l’année selon les standards de capacité de fourrage des terres communiqués par plusieurs ranchers. Cette politique de rachat des ranchs et de droits de développement n’a pas été entreprise par le comté de Pima, mais par Nature Conservancy qui promeut des programmes de conservation avec les ranchers dans le sud de l’Arizona ainsi qu’au Nouveau Mexique depuis le milieu des années 1990 (Sheridan, 2001) en vue de limiter l’expansion urbaine dans ces espaces naturels. Alors qu’en 1945, Phoenix et Tucson n’avaient respectivement que 65 000 et 38 000 habitants, leurs aires métropolitaines s’étendent désormais au-delà des frontières de la ville avec une population qui a dépassé respectivement 4,2 millions et 1 million d’habitants au tournant des années 2010 (Benites-Gambirazio et al., 2016). À la différence d’AWLT, Nature Conservancy conditionne, de plus, le rachat des terres à la mise en œuvre de standards environnementaux.

thumbnail Fig. 1

Carte des espaces de conservation dans le bassin versant des montagnes de Santa Rita (© Pima County Regional Flood Control District, http://www.cienega.org/wp-content/uploads/2016/11/Cienega-Watershed-Boundaries-Map.pdf).

Entre collaboration pragmatique et valorisation du savoir écologique des ranchers

Comme des travaux sur la political ecology of ranching ont déjà pu le souligner (Sheridan, 2001), la valorisation d’une approche collaborative avec les ranchers et des working landscapes comme espace de conservation renouvelle le modèle bureaucratique de la gestion de la nature ; elle s’ancre dans une démarche pragmatique destinée à limiter la menace que le développement urbain dans le sud rural de l’Arizona exerce non seulement sur les ressources naturelles mais aussi sur l’élevage. Un employé du bureau de Nature Conservancy en Arizona exprime bien cette perspective : « La communauté des ranchers est un des plus gros problèmes pour la nature. Ils consomment beaucoup d’eau et pratiquent le brûlis, ce qui est bon pour la production mais source de dommages pour certaines espèces. Dans le même temps, ils sont eux-mêmes menacés par la consommation d’eau des résidences urbaines. Ils sont donc aussi concernés par les enjeux environnementaux. Il est donc possible de mettre en place des programmes avec cette communauté18 ».

Ces collaborations avec les ranchers ont aussi pour but de soutenir l’économie des ranchs et d’éviter leur vente (ou des subdivisions de terres) aux promoteurs. Depuis les années 1980, l’élevage en ranch, considéré comme une activité peu rentable par les éleveurs (« si vous voulez gagner une petite fortune en élevage, il faut commencer avec une grande fortune », déclare l’un d’eux), subit à la fois les restrictions imposées par les agences fédérales sur les permis de pâturage et les incertitudes de la loi du marché19. Nombre d’éleveurs à proximité des centres urbains ont alors été incités à vendre leurs propriétés aux promoteurs immobiliers ou aux entreprises minières. Le Groundwater Management Act de 1980 a apporté un garde-fou juridique conséquent mais limité : l’obtention d’un canal de plus de 500 km approvisionnant le sud de l’Arizona, le Central Arizona Projet, a été conditionnée à la régulation du pompage des eaux souterraines – tout promoteur immobiliser devant prouver que ses projets sont « durables » d’un point de vue hydrique pour les 100 années suivantes. Si la vente et le transfert de terrains agricoles et de pâturages se sont trouvés ainsi freinés aux abords des plus grandes périphéries urbaines (Phoenix, Tucson), ce sont les villes de taille plus modeste qui ont alors joué la carte de la déréglementation locale des ventes, de la subdivision des parcelles et de la spéculation sur les projets immobiliers à venir (Poupeau et al., 2016). De plus, cette réglementation qui vaut pour le comté de Pima n’est pas en vigueur dans le comté voisin de Santa Cruz où se situent les prairies aux alentours de la petite ville de Sonoita. C’est dans cette perspective qu’en 1988 le BLM a acquis l’Empire Ranch via l’échange de terres (en zone périurbaine de Phoenix) avec l’État d’Arizona dans les Cienegas (Fig. 2) afin de limiter l’expansion urbaine sur les prairies (Glendon, 2008).

Pour les éleveurs, cet engagement permet aussi de faire reconnaître leur utilité sociale : ainsi Ian affirme-t-il que le fait de réserver ses prairies au pâturage permet de préserver la recharge des aquifères qui contribuent à l’approvisionnement de la ville voisine de Tucson. Dans un article qui lui est consacré à propos de l’Empire Ranch20, il affirme que le « grassland management » est aussi un « risk management », notamment par rapport aux périodes croissantes de sécheresse. Cette réappropriation de la figure de l’entrepreneur « durable » dans un open market où les usages des terres peuvent être mis en concurrence lui permet de justifier les accords de servitude environnementale comme un service écosystémique à la communauté, dans le sens de l’usage originel de la notion aux États-Unis (Dufour etal., 2016). En 1996, la ville de New York a lancé un programme de gestion de l’eau potable de l’agglomération avec les agriculteurs de la région des Catskills, dans le but d’améliorer l’alimentation en eau en réduisant les pollutions dans le bassin versant. Le nouvel exploitant de l’Empire Ranch, issu d’une famille de ranchers de la vallée de Sonoita, qui fait pâturer ses bêtes sur plus de 200 000 acres de terres publiques, et qui détient des ranchs dans plusieurs États (Arizona, Nouveau Mexique, Wyoming), a d’ailleurs, avec l’aide de Nature Conservancy, contracté des accords de servitude de conservation volontaire sur ses terres privées, car selon lui « élevage et conservation ne doivent pas être opposés mais mutualisés21 ».

Les collaborations entre ranchers, autorités publiques et environnementalistes peuvent ainsi se lire en termes d’intérêts bien compris (Cortinas Muñoz et al., 2019) et de développement durable cherchant à intégrer l’impératif de soutenabilité en mixant enjeux environnementaux économiques et sociaux (Mazmanian et Kraft, 2009). Pour les ranchers, il s’agit de ne pas détruire ce qui les fait vivre, d’obtenir des ressources économiques et de revaloriser leur image, tandis que les autorités et les environnementalistes voient dans cette collaboration une façon de limiter des activités désormais écologiquement plus menaçantes que l’élevage. Bien que l’élevage ne soit plus un secteur économique important en Arizona, plus de 80 % des terres sont du rangeland (Sheridan, 2001). En ce sens, si les ranchers rencontrés sont engagés dans des actions de conservation de la nature, ils n’ont pas forcément participé aux mobilisations contre l’implantation de nouveaux projets miniers ni même parfois montré d’hostilité à une activité consommatrice d’eau (5 millions de gallons d’eau par jour) car selon un vacher de la zone de Patagonia : « Ils ont la même relation (extractive) avec la terre, à la différence près que les ranchers extraient de la matière renouvelable comme l’herbe pendant que les mines détruisent la terre22 ». Dans le sud de l’Arizona, l’élevage s’est développé avec l’extraction minière et les ranchers ont toujours travaillé pour ou avec les mines (Le Gouill et al., 2019), notamment en entretenant des ranchs appartenant aux entreprises minières (c’est ce qu’a fait Donaldson).

L’enquête révèle cependant qu’il ne faut pas réduire ces collaborations à de simples calculs rationnels. Elles reposent également sur le renouvellement des savoirs de la gestion écologique des terres dans les zones semi-arides et sur la volonté des ranchers de valoriser leur savoir sur le fonctionnement des écosystèmes. Tout d’abord, les travaux en écologie menés sur l’évolution de la végétation dans les espaces semi-arides ont montré qu’il n’y avait pas plus de plantes invasives sur les terres pâturées que sur les terres sans pâturage (Sayre, 2017), contrairement aux hypothèses de la théorie de la succession de Clements qui, élaborées à partir des prairies en milieu tempéré, postulent que le retrait des perturbations permettrait un retour au « climax ». Les études conduites dans des milieux plus arides rendent compte différemment de dynamiques végétales « non équilibrées » qui encouragent désormais des plans de conservation à partir de terres travaillées et/ou à forte valeur biotique, et non plus seulement d’aires de wilderness (Waller, 2010 ; Sayre, 2017). Les terres du sud de l’Arizona où la végétation native reste encore abondante rendent cette perspective écologique possible. Elles constituent, en outre, une réserve ornithologique aux paysages scéniques reconnus. Le savoir scientifique tend ainsi à soutenir un travail collaboratif de renouvellement des pratiques.

Par ailleurs, les entretiens avec les ranchers ont aussi mis en évidence que leur engagement dans les plans de conservation leur permet d’affirmer leur savoir sur les socioécosystèmes contre celui des environnementalistes et les règles administratives qu’ils considèrent comme inefficaces pour gérer la nature durablement, dans la mesure où ceux-là soutiennent une artificialisation du fonctionnement de la nature qui va contre son état « sauvage », terme que les ranchers réservent au fonctionnement concret de la nature contre un savoir standardisé.

Trois des cinq ranchers interrogés ont ainsi mis en avant leur savoir concernant la gestion des zones humides (criques, milieux ripariens) contre les recommandations des administrations fédérales et des environnementalistes. Selon la plupart des organisations environnementalistes, l’élimination des intrusions de bétail demeure une priorité afin d’augmenter la diversité de l’habitat au profit de nombreuses espèces natives. Plusieurs conflits d’ordre écologique ont néanmoins éclaté ces dernières années autour de certains points d’eau : la Cienega Creek, une zone humide, et le Red Rock Canyon, dans une zone de pâturages. Les organisations environnementalistes ont en effet soutenu des mesures pour empêcher le bétail de s’y rendre et des barrières (Fig. 3) ont même été installées afin de protéger une espèce de poisson en danger, le Gila Topminnow (Poeciliopsis occidentalis)23. Ces mesures n’ont cependant pas eu les effets escomptés – les poissons ont disparu.

Richard, un éleveur qui possède 250 têtes et près de 30 000 acres en leasing sur des terres fédérales, sur lesquelles se trouve le Red Rock Canyon, affirme que « le bétail mélange les choses » (« cattle mix things up ») : sans le passage du bétail, les points d’eau stagnent et l’eau reste avec de moindres quantités d’oxygène. La nature n’est pas, ajoute Richard, « un état fixe et stable », ce sont « les perturbations [qui] sont bonnes pour l’écosystème24 ». En 2001, il contribue ainsi à former la Canelo Hills Coalition pour impulser une collaboration entre les ranchers, jusqu’alors peu pris en compte par les règles en matière de limitation du pâturage, et les administrations régulatrices (Collins et al., 2010). Il s’agit de promouvoir un « pilotage compréhensif à long terme, basé sur la science, de la gestion des parcours et de la végétation riparienne pour obtenir une évaluation objective sur laquelle établir les décisions de gestion des terres ». Depuis lors, un programme pilote (monitoring program) de cinq ans, qui montre que la présence des bêtes en hiver permet d’éviter l’érosion et de maintenir la stabilité des zones ripariennes, a été mis en place et donne des résultats encourageants. Pour effectuer le monitoring, le Forest Service et le CNF Sierra Vista Ranger District ont équipé la zone en puits, conduites d’eau et barrières – les ranchers réalisent le travail d’installation. Par ailleurs, les ranchers collaborent avec l’Université d’Arizona à Tucson pour un Sustainable Ranch Land Management Program. Ils travaillent ainsi à la modification du modèle du pâturage pour implanter un monitoring program susceptible d’augmenter l’eau disponible et les enclosures sur 55 000 acres. Ce programme qui promeut de nouvelles pratiques intégrant le savoir des ranchers reçoit à la fois de l’argent d’agences fédérales et étatiques (Clean Water Act, le département de l’agriculture, l’Arizona Game and Fish Departement).

En ce qui concerne la Cienega Creek, une zone humide unique et importante pour l’écosystème de cette partie du sud de l’Arizona (avec notamment plusieurs dizaines d’espèces en danger dépendant de la crique25), un projet de corridor écologique (wildlife corridor) libre de pâturage avait été établi entre le Mexique et l’Arizona avant la déclaration de Las Cienegas en zone de conservation nationale. Dans le cadre du SVPP mis en place sur la zone (cf. supra), les différents protagonistes ont constaté d’un commun accord qu’après l’enclosure du point d’eau, l’écosystème est devenu un marécage saumâtre. Selon Donaldson, « l’écosystème était viable grâce au pâturage ». En collaboration avec le BLM, les ranchers ont ainsi réintroduit le bétail, mais en changeant leur mode de rotation (l’hiver) et en limitant leur accès au point d’eau.

En s’engageant dans les plans de conservation collaboratifs, les ranchers peuvent ainsi participer à la coproduction des savoirs, ce qui leur permet d’échapper aux formes de domination exercées par l’expertise des ingénieurs agronomes généralement employés par les administrations fédérales ou étatiques (Crowley, 2011), et d’être considérés comme des protagonistes à part entière de la gestion des ressources naturelles (et non plus comme des facteurs de leur dégradation) en tant que détenteurs de savoirs spécifiques. Le rejet de cette domination est d’ailleurs la raison pour laquelle Donaldson, qui est à la tête d’une ferme de 20 000 acres pour 450 bêtes autour de Canelo Hills, s’était lancé dans la campagne pour le classement de la zone de Las Cienegas en zone nationale de conservation dans les années 1990. Le statut de national conservation area fait qu’il n’est plus seulement question que le BLM mette en place une politique fédérale imposant des standards, mais que des pratiques adaptées à la spécificité écosystémique du territoire soient mises en œuvre. Selon lui, « Vous ne pouvez pas gérer durablement et de façon responsable les ressources naturelles avec des procédures bureaucratiques, ça ne marche pas. Vous avez besoin de flexibilité26 ». Il met ainsi en évidence les bénéfices de la collaboration avec les institutions fédérales : « Je pense que les agences chargées de la gestion des terres prêtent attention aux processus collaboratifs car elles se rendent compte que : (1) ils ont réduit les conflits ; (2) ils engagent une contribution locale et des connaissances accumulées sur plusieurs générations ; (3) ils génèrent moins de paperasserie bureaucratique27 ». Ce bénéfice est au demeurant désormais reconnu par certains environnementalistes. Par exemple, un représentant de Nature Conservancy en Arizona a certes souligné les effets dévastateurs du ranching, mais il a aussi mentionné le savoir des ranchers : « Certains ranchers sont des personnes très intelligentes, et qu’ils aient ou pas une formation universitaire, ils prêtent attention aux terres qu’ils cultivent, et au fil du temps ils ont compris beaucoup de choses sur les interactions entre le climat, la végétation, la vie sauvage ; alors oui, indéniablement, parfois nous apprenons d’eux28 ».

Les ranchers détiennent donc un savoir pratique de plus en plus valorisé (Torres Alvarez, 2015), que Leopold (2000) sublimait déjà dans les années 1940 en tant que « savoir de la perception » du fermier pouvant servir une éthique de la terre qui repose, selon celui-ci, davantage sur la conscience écologique que sur la création de réserves libres de toute activité anthropique. Ce savoir était alors réduit à celui de l’essai-erreur de Clements qui valorisait les expériences scientifiques ayant marqué les premiers pas de la range science, reprise ensuite en termes de « savoir-faire managérial » (Masutti, 2007, p. 14) par les agences fédérales. Ainsi le Natural Resources Service du Département de l’Agriculture (antérieurement Soil Conservation Service) a financé des programmes de rotation du bétail à partir des capacités de fourrage désormais critiqués non seulement par les ranchers mais aussi par les scientifiques (Sayre, 2017) ; il a aussi contribué, dans le contexte des politiques utilitaristes des années 1930, à importer des espèces invasives comme la Lhemann lovegrass (Eragrostis lehmanniana, originaire d’Afrique du Sud) censée remplacer les herbes natives détruites par le bétail, que les ranchers considèrent en outre comme peu nourrissante. C’est notamment le cas de Bill, un rancher qui possède 92 têtes de bétail sur 400 acres de terres privées et plus de 2 000 acres en leasing à Sonoita (à côté de l’Empire Ranch), et qui participe au monitoring de la végétation et des oiseaux avec le Natural Resources Service et l’US Fish and Wildlife Service. Natif de la région, il a travaillé comme gardien de troupeaux dans le ranch de son père, puis il a réalisé des études d’ingénierie pour travailler ensuite aux États-Unis et à l’étranger dans l’industrie du pétrole, avant de revenir en Arizona, en juin 2007, pour reprendre un ranch – sa passion première, affirme-t-il29. Pour Bill, qui est l’un des seuls ranchers à avoir accepté de nous rencontrer dans sa propriété, au cœur d’une vallée de Sonoita, les ranchers ne font pas qu’extraire et exploiter les ressources naturelles : « Nous sommes engagés avec la nature, nous prenons soin de l’eau… et des animaux sauvages30 ».

Tous les ranchers ne s’impliquent pas pour autant de la même manière dans les plans de conservation ; ils craignent en particulier de se voir imposer, dans les ateliers participatifs, des standards par des environnementalistes qui ne connaissent selon eux la nature « que de manière livresque ou en promenades du week-end », comme nous l’a déclaré un autre rancher de Sonoita. Ainsi Bill va-t-il aux réunions et séminaires environnementaux de l’Empire Ranch Foundation, mais ils sont peu à le faire, dit-il, car généralement « les ranchers n’aiment pas le gouvernement », et surtout ils n’apprécient pas les activistes de l’environnement qu’ils croisent dans ce type de meetings31. Lui qui s’est beaucoup impliqué dans les programmes de monitoring admet en revanche l’interdépendance nécessaire entre ranchers et administrations fédérales : celles-ci leur apportent des ressources financières et des aides sans lesquelles ils ne pourraient pas fonctionner ; elles reconnaissent l’expertise des ranchers, non seulement parce qu’étant tout le temps « sur place », ils sont la source d’information la plus fiable, mais aussi parce qu’ils possèdent les compétences nécessaires à l’entretien des ressources naturelles. En ce sens, un agent du Pima County chargé de la gestion des ressources naturelles, avec une formation de biologiste et issu d’une famille de fermiers, a précisé qu’il avait voulu que les ranchers soient chargés du monitoring du Ranch Land Management du SDCP : « Leur connaissance du milieu fait qu’ils nous aident à comparer annuellement la végétation et les sols32 ».

Ce refus de collaborer avec des environnementalistes ne signifie pas que les ranchers ne sont pas impliqués dans la conservation de la nature et plus précisément dans la préservation paysagère des panoramas scéniques. Par exemple, Grace, l’une des propriétaires de ranch interrogées, fille d’un éleveur du Texas installé à Sonoita depuis les années 1950, a préféré contracter un accord de droit de développement avec AWLT sur son ranch de 70 vaches pâturant sur près de 4 000 acres de terres, car cette organisation n’exige aucun standard environnemental contrairement à Nature Conservancy33. En revanche, parmi les ranchers rencontrés, Grace est l’une des seules à s’être mobilisée contre les nouveaux projets miniers dits « durables » qui consomment plus de 5 millions de gallons d’eau par jour. Tenancière d’un hôtel et d’un restaurant en plus de son ranch, elle défend aussi par cette action la préservation du paysage qui alimente son économie touristique. L’enquête présentée ici révèle que les ranchers qui étaient le plus impliqués dans la coproduction des plans de conservation de la nature sont ceux qui ont acquis des expériences professionnelles en dehors de l’Arizona et qui sont aussi allés à l’Université. Donaldson (père) et Richard ont ainsi travaillé au Mexique ou avec des rancheros mexicains dans des écosystèmes différents. Il en va de même pour Ian, avocat issu d’une famille d’éleveurs de Sonoita, qui a vécu à San Francisco et qui exploite désormais des terres dans différents territoires aux États-Unis. Quant à Bill, qui a été ingénieur dans les économies extractives avant de reprendre le ranch familial, il a voyagé dans de nombreux pays. Enfin, le rancher qui était investi dans la protection des chemins de trek avait auparavant travaillé pour différents ranchs dans le sud de l’Arizona, il avait même été surfeur en Californie avant de (re)devenir un cowboy (vacher) dans les années 1980.

thumbnail Fig. 2

La prairie de Las Cienegas (© Marie-Esther Lacuisse).

thumbnail Fig. 3

Barrières à la Cienega Creek (© Franck Poupeau).

Conclusion. La cowboy ecology et la coproduction des savoirs

Les propriétaires des ranchs interviewés en Arizona sont loin de correspondre à l’image du cowboy promue par certaines images stéréotypées de la conquête de l’Ouest ou de la wilderness. Ils présentent une variété de profils inattendue, entre l’entrepreneur capable de gérer plusieurs exploitations et jusqu’à 200 000 acres de terres publiques, et l’amoureux de la nature qui s’occupe d’un modeste troupeau. Chacun à leur manière, ils ont fait valoir leur rôle d’entrepreneur de conservation, que ce soit par leur savoir-faire en matière d’entretien du pâturage ou leur savoir sur le fonctionnement des espèces et de la terre. Certes, la contribution des ranchers, après avoir participé à la dégradation des écosystèmes, peut encore être perçue sinon comme marginale, du moins comme simplement réparatrice. Or, de plus en plus, ils ne sont plus considérés seulement comme les cibles de politiques publiques visant à réguler le bétail et les impacts environnementaux du surpâturage, mais comme les parties prenantes de plans de conservation qui valorisent désormais les terres de pâturages, à la fois espaces à protéger et instruments de conservation. En effet, la collaboration avec les ranchers ne sert pas qu’à une conservation des aires de pâturages, soit une « conservation of working landscapes » (Charnley et al., 2014), mais aussi à élaborer des plans de conservation à partir des aires de pâturages « based in working landscapes » (ou plus exactement in ranching workplaces).

Dans le sud de l’Arizona, l’inclusion des ranchers dans les programmes de protection de la nature à dimension conservatrice a marqué un tournant écologique dans les années 1990. Cette étude donne par conséquent à voir une véritable cowboy ecology qui s’inscrit au cœur des pratiques des ranchers. Ce que l’on pourrait même qualifier plus rigoureusement de rancher ecology va donc au-delà d’une seule valorisation environnementale répondant à l’impératif pragmatique de faire face à des entreprises aux risques écologiques plus importants que le pâturage (les promoteurs immobiliers et les projets miniers « durables »). La reconnaissance de leur gestion de la nature renvoie tout d’abord à la valorisation d’un savoir pratique, d’un « savoir de la perception » propice à la conscience écologique et au renouvellement des savoirs en écologie. Elle touche aussi à des enjeux scientifiques en lien avec le renouvellement des théories en écologie, comme la valorisation des terres à forte valeur biotique que représente la zone semi-aride composée de prairies du sud de l’Arizona, plutôt que la création d’espace de wilderness. Dans cette perspective, cet article déplace l’attention de la conservation de la nature à partir d’espaces libres d’activité anthropique, que sous-tend la notion de wilderness aux États-Unis, vers un travail collaboratif à partir de working landscapes, en vue de promouvoir un développement qui combine impératifs économiques et écologiques. Il montre que les politiques de conservation intègrent des savoirs plus pratiques sur le fonctionnement des socioécosystèmes – en contradiction avec l’idée selon laquelle les vaches ne feraient que détruire la nature dans les espaces semi-arides du sud de l’Arizona. Ce résultat reste à approfondir en élargissant l’enquête auprès de scientifiques et sur les terres privées où le bétail échappe à « l’écologie d’État ».

Références


1

Recherche financée par : 1/ l’OHMI Pima County (Labex DRIIHM, ANR-11-LABX-0010) ; 2/ l’UMI iGLOBES (UMR 3157 CNRS/University of Arizona) qui héberge cet OHMI et qui a engagé l’ANR Bluegrass ; 3/ le CREDA (UMR 7227 CNRS/Paris III). Voir https://ohmi-pima-county.in2p3.fr/.

3

Il y a une cinquantaine de ranchs sur la zone de Sonoita où ont été réalisés les entretiens. Cette zone se situe à l’intersection du comté de Santa Cruz, qui comporte 119 fermes consacrées à l’élevage sur les 219 que compte le comté, et du comté de Pima, qui s’étend beaucoup plus au nord de la zone d’enquête et qui compte 257 ranchs pour 611 fermes. Source : United States Department of Agriculture (USDA) Agriculture Census 2017.

5

Pour convertir : 10 acres = 4 hectares (1 acre est égal à environ 0,4 ha).

6

Texte republié dans une compilation consacrée à l’œuvre d’Aldo Leopold (1991).

7

Un bureau de gestion des terres dont la fonction, définie à l’indépendance, était la gestion de l’acquisition des terres, existait auparavant sous le nom de General Land Office.

9

Entretien du 16 avril 2019.

10

Ibid.

11

Entretien avec la codirectrice du SVPP au BLM le 20 mars 2019.

12

Mesquite est un nom commun pour plusieurs plantes du genre Prosopis, qui contient plus de 40 espèces de petites légumineuses arborées (source : Wikipédia). Ils sont originaires du sud-ouest des États-Unis et du Mexique, mais il existe depuis les années 1950 des espèces invasives qui sont très présentes aujourd’hui dans les prairies d’Arizona.

14

ALWT n’a pas donné suite à la demande d’entretiens. Selon le site internet de l’organisation, ALWT rachète les droits sur les terres grâce à des financements privés et publics dans le but de protéger les « Southern Arizona's working landscapes, wildlife habitat and the waters that sustain them » (source : www.alwt.org/about/).

15

Entretien du 26 mars 2019.

16

Le comté de Pima avait racheté 50 000 acres en 2010.

17

Entretien du 15 avril 2019.

18

Entretien du 7 mai 2019.

19

Dans le Pima County, le nombre de têtes de bétail est passé de 51 000 à 39 000 entre 1992 et 1997. Selon l’USDA, ce nombre serait tombé à 16 745 en 2017.

21

Entretien du 15 avril 2019.

22

Entretien du 20 avril 2019.

23

Pour davantage d’information sur ce petit poisson, voir www.youtube.com/watch?v=QtdfZsM-Cuc.

24

Entretien du 12 avril 2019.

25

Les principales espèces en danger ont été répertoriées par le Pima County : https://www.library.pima.gov/content/endangered-and-vulnerable-species/.

26

Entretien avec Donaldson le 16 avril 2019.

27

Ibid.

28

Entretien du 7 mai 2019.

29

Entretien du 16 avril 2019.

30

Ibid.

31

Ibid.

32

Entretien du 13 mars 2019.

33

Entretien du 15 avril 2019.

Citation de l’article : Lacuisse M.-E., Poupeau F., 2023. La « cowboy ecology » revisitée. L’évolution des pratiques de pâturage et de conservation de la nature dans le sud de l’Arizona. Nat. Sci. Soc. 31, 2, 147-161.

Liste des figures

thumbnail Fig. 1

Carte des espaces de conservation dans le bassin versant des montagnes de Santa Rita (© Pima County Regional Flood Control District, http://www.cienega.org/wp-content/uploads/2016/11/Cienega-Watershed-Boundaries-Map.pdf).

Dans le texte
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La prairie de Las Cienegas (© Marie-Esther Lacuisse).

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Barrières à la Cienega Creek (© Franck Poupeau).

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