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Nat. Sci. Soc.
Volume 31, Number 2, Avril/Juin 2023
Dossier « Recherches sur la question animale : entre mobilisations sociétales et innovations technologiques »
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Page(s) | 145 - 146 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2023039 | |
Published online | 19 September 2023 |
Éditorial – Editorial
Tectonique géopolitique autour de l’environnement : l’inflammable question de la justice
Lors de la négociation d’un futur traité international sur les plastiques à Paris, en mai 2023, ou lors des réunions des instances techniques de la convention des Nations unies sur le climat à Bonn, en juin, les tensions géopolitiques se sont invitées dans des discussions supposées être techniques. Si les conflits sur des questions de procédure ont immobilisé une part importante du temps de ces négociations, il ne faut pas y voir qu’un contrecoup anecdotique des rivalités entre grandes puissances qui se jouent ailleurs. C’est plutôt l’inverse qui semble être vrai : les questions environnementales sont devenues un des cœurs les plus actifs de la discussion géopolitique. Depuis 2019 et l’engagement très ambitieux de l’Union européenne (UE) sur le pacte vert, annoncé à la COP25, suivi des engagements vers la neutralité carbone de grandes économies avancées, comme la Corée du Sud, le Japon ou la Chine, la reconfiguration des chaînes de valeur mondiales et des rapports économiques qu’induirait la transition vers un monde sobre en carbone fait partie des anticipations stratégiques des grandes puissances. Cela s’est renforcé avec l’importance des enjeux de sécurisation des approvisionnements (en nourriture, engrais, énergie fossile, matériaux critiques pour les énergies renouvelables…) qui ont fait suite à la pandémie ou à la guerre en Ukraine : l’autonomie stratégique s’impose pour de nombreux pays comme cadre de pensée majeur et se réfléchit aussi par rapport aux scénarios de transition vers un monde bas carbone à long terme.
Depuis la COP 26 sur le climat à Glasgow en 2021, les négociations multilatérales mentionnent enfin explicitement la sortie des énergies fossiles, mettant fin au « schisme de réalité » (Aykut et Dahan, 20151) qui faisait que ce problème central n’était pas explicitement l’enjeu des tractations diplomatiques. L’Inde y a exprimé clairement que la focalisation sur la sortie du charbon était porteuse de fortes injustices dans le partage effectif de l’effort entre pays, puisque ce sont surtout ceux en rattrapage économique qui sont dépendants du charbon pour le maintien de leur trajectoire de développement, alors que l’usage du gaz, énergie déterminante pour les pays déjà industrialisés, faisait l’objet d’une moindre pression. En Égypte, pays producteur de pétrole, la COP 27 de Charm el-Cheikh n’a pas permis de faire aboutir une alliance entre l’Inde, qui demandait initialement une déclaration politique en faveur de la sortie de l’ensemble des énergies fossiles, et les pays européens qui défendaient une forte ambition de décarbonation des économies. Les pays pétroliers, États-Unis compris, qui constituent une des forces de résistance majeure sur ce sujet, s’en sont tirés à bon compte. Ils semblaient ne jouer que les seconds rôles dans un marchandage entre le Sud et l’UE autour de l’établissement d’un fonds dédié à l’aide aux pays déjà touchés par les effets du changement climatique.
La négociation d’un nouveau traité contraignant sur l’élimination de la pollution par les plastiques, décidée en mars 2022 par l’Assemblée des Nations unies pour l’environnement, et celle sur la constitution d’un groupe d’experts intergouvernemental sur les produits chimiques et les pollutions rendent compte de mouvements similaires à ceux observés dans les autres négociations. Il s’agit en effet de la poursuite d’une ambition environnementale forte par des coalitions qui traversent les frontières des alliances géopolitiques, malgré l’interférence des tensions politiques dans les négociations et la mise en évidence de plus en plus explicite des résistances à cette ambition par les pays pétroliers ou grands producteurs pétrochimiques. Cela n’augure pas nécessairement que ces différentes négociations aboutiront à un accord, ni surtout qu’il sera réellement ambitieux pour le respect des limites planétaires. Mais les lignes d’oppositions et d’alliances semblent pouvoir bouger et ne plus opposer seulement les pays riches, censés être en faveur d’une plus grande ambition collective de protection de l’environnement, aux pays pauvres, censés être demandeurs d’aide financière. Si les tensions géopolitiques entre la Russie et l’Occident, et la rivalité économique avec la Chine n’ont pas constitué un blocage aux négociations environnementales, la question de la justice entre le Sud et le Nord est devenue le risque majeur de déraillement de la coopération internationale. C’est un enjeu clé d’une année 2023 centrée sur la réforme des institutions de Bretton Woods2, avec notamment le Sommet de Paris, organisé en juin 2023, à l’invitation du président français et de la présidence indienne du G20 en vue d’un nouveau pacte financier mondial.
Les pays les moins avancés, les plus vulnérables, et même ceux à revenu intermédiaire de niveau inférieur qui avaient entamé leur émergence économique, ont été écrasés par les conséquences des crises à répétition et la survenue de chocs climatiques. Les crises de la dette se multiplient, dans des pays reconnus pour leur potentiel économique et leurs institutions démocratiques, comme la Zambie ou le Ghana. Le manque d’investissement pour le développement durable s’accroît, notamment parce que les investisseurs sont aujourd’hui plus attirés par les taux d’intérêt qui remontent dans les pays du Nord ou par les perspectives d’une course aux aides d’État pour les investissements industriels entre Chine, États-Unis et Europe. Et ce au moment même où ces pays doivent impérativement entamer leur processus d’industrialisation pour offrir des emplois à une population active en croissance très rapide. Le rapport de Vera Songwe et al.3 sur le financement du développement et du climat chiffre le besoin d’investissement à 2 000 milliards de dollars par an pour les pays du Sud (hormis la Chine), dont au moins la moitié devra venir de flux financiers internationaux, publics et privés. Cela supposerait de multiplier par cinq les interventions des banques multilatérales de développement.
L’agenda de Bridgetown, proposé par la première ministre de la Barbade, dresse une longue liste de changements profonds et de propositions ambitieuses pour réorienter les flux d’investissement vers les besoins des pays du Sud et les plus vulnérables, depuis l’utilisation des droits de tirage spéciaux du FMI jusqu’à de nouvelles taxes internationales sur les transactions financières ou la navigation maritime. Les pays du Sud indiquent que, si ces institutions ne sont pas radicalement réformées pour répondre à leurs besoins, ils se tourneront vers d’autres institutions, notamment celles mises en place par la Chine, comme la New Development Bank ou la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures.
Le monde en cours de multipolarisation offre ainsi aux pays les plus faibles un étonnant pouvoir de négociation. Qu’ils recherchent des votes à l’ONU, des alliés stables, des approvisionnements sécurisés pour les ressources ou de futurs marchés, les pays les plus puissants ont un besoin stratégique clair de partenariats stabilisés avec les pays du Sud. Si la question des transferts financiers du Nord vers le Sud est cette année au cœur des débats, les pays du Sud expriment également d’autres enjeux qui ne pourront pas être laissés hors du champ de futures négociations : sur l’exemple des énergies renouvelables et de l’hydrogène, sont pointés les rapports inégaux de pouvoir et de capture de la valeur, des emplois industriels, de la capacité d’innovation, dans les nouvelles chaînes de valeur en reconfiguration sous l’effet de la robotisation, du numérique, des politiques de réindustrialisation ou de transition au Nord. La nécessité de corriger l’asymétrie fondamentale des rapports économiques entre pays revient donc avec force à l’agenda international, faisant ainsi droit à un argument moral de justice, ce qui pourrait paraître paradoxal dans un monde où les projections de puissance économique et militaire par les États semblent être le critère principal des compromis recherchés.
Un scénario vertueux serait que cette année 2023 ouvre la voie à un renforcement de la coopération multilatérale pour répondre à ces enjeux par une mobilisation collective pour la solidarité internationale. Ce scénario correspondrait au souhait des puissances comme la Chine de définir les normes et standards du monde de demain, sans pour autant créer de nouvelles institutions, mais en construisant à partir du capital institutionnel en place, une démarche qui est celle de la Chine pour la gouvernance environnementale.
Mais l’Europe ferait bien de se préparer à un scénario bien plus dangereux encore, en écoutant le flot croissant de demandes de réparation pour la période coloniale et la dette écologique, portées notamment par les pays des Caraïbes, dont plusieurs ont obtenu récemment gain de cause de la part d’institutions publiques ou privées britanniques. Des experts africains du développement durable4 font aussi de l’enjeu des réparations un point inévitable des négociations entre Europe et Afrique. Dans un tel scénario, la Chine et les pays pétroliers du Golfe pourraient certes apporter leur solidarité financière et construire de nouveaux partenariats économiques avec les pays du Sud, éventuellement au service d’un modèle de développement plus durable. Mais les responsabilités et les interventions des uns et des autres seraient distinctes et le risque est grand d’un manque critique de coordination. Et c’est surtout un scénario extrêmement inflammable, la question des réparations risquant de figer les pays européens et leurs opinions publiques dans une posture de refus catégorique, si cet enjeu n’est pas préparé par une réflexion stratégique et politique et pas seulement sur le plan de la morale et de la justice.
Aykut S., Dahan A., 2015. Gouverner le climat : vingt ans de négociations internationales, Presses de Sciences Po.
Songwe S., Stern N., Bhattacharya A., 2022. Finance for climate action: Scaling up investment for climate and development, Report of the independent high-level expert group on climate finance, London, Grantham research Institute on climate change and the environment, London School of Economics and political science.
Sokona Y., Mulugetta Y., Tesfamichael M., Kaboub F., Hällström N., Stilwell M., Adow M., Besaans C., 2023. Just transition: A climate, energy and development vision for Africa, Power Shift Africa.
© S. Treyer, Hosted by EDP Sciences, 2023
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