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Nat. Sci. Soc.
Volume 31, Number 2, Avril/Juin 2023
Dossier « Recherches sur la question animale : entre mobilisations sociétales et innovations technologiques »
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Page(s) | 188 - 198 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2023033 | |
Published online | 15 September 2023 |
Dossier « Recherches sur la question animale : entre mobilisations sociétales et innovations technologiques » – La mise en marché du « progrès génétique » : le cas de la sélection et de la reproduction des vaches laitières★
The commodification of ‘genetic progress’: the case of the selection and reproduction of dairy cows
Sociologie, INRAE, UMR AGIR, Toulouse, France
* Auteur correspondant : antoine.dore@inrae.fr
À partir d’une analyse sociohistorique des modalités de production, d’amplification et de distribution du « progrès génétique » dans les productions animales, cet article étudie les manières dont des scientifiques et ingénieurs évaluent, retraduisent et redistribuent les propriétés naturelles et sociales des vivants afin d’en faire des biens échangeables. Sur la base d’une courte généalogie des marchés de la sélection et de la reproduction des vaches laitières, il montre que la mise en marché de la génétique animale passe par l’instauration d’un « progrès génétique » qui ne soit affecté ni par les contingences sociales, ni par les contingences naturelles et qui puisse ainsi circuler dans une diversité de situations qu’il contribue à unifier. Il montre ensuite que le gain d’autonomie vis-à-vis d’un large panel de contingences (sociales et naturelles) suppose et engendre l’instauration d’une forte hétéronomie à l’égard d’une infrastructure sociotechnique qui supporte l’existence d’un nouvel ordre.
Abstract
Drawing on the propositions of symmetrical anthropology and economic anthropology, this article studies the way in which scientists and engineers evaluate, re-translate, and redistribute the natural and social properties of living beings to turn them into tradable goods. Based on a short genealogy of dairy cattle breeding markets, the analysis pays particular attention to the evolution of material flows and (trans)formation processes through which biological artefacts that make up the commodification of cattle come to exist and circulate. The general question guiding the analysis is: how does ‘animal genetics’ become a commodity? From a sociohistorical study of the methods of production, amplification and distribution of ‘genetic progress’ in animal production, we first show that the commodification of animal genetics involves the invention of a mode of genetic progress which is neither affected by social (political, moral, etc.) nor by natural (biological, environmental, etc.) contingencies and which can thus circulate in full autonomy in a variety of situations which it helps to unify. We then show that the gain in autonomy vis-à-vis a large panel of social and natural contingencies is correlated with the establishment of a strong heteronomy regarding an often invisible and transparent socio-technical infrastructure which supports the existence of a new order, endowed with its own laws, its own history, its own purposes: the market economy.
Mots clés : agriculture / gouvernance / anthropologie économique / ressources génétiques animales / sciences animales
Key words: agriculture / governance / animal genetic resources / cattle / economic anthropology
Voir aussi l’introduction de ce dossier rédigée par Benoît Dedieu, ainsi que les autres contributions de Jérôme Michalon, Nathalie Hostiou et al., Pierre Le Neindre et Jocelyne Porcher.
© A. Doré, Hosted by EDP Sciences, 2023
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L’organisation des activités d’élevage fait l’objet d’une multitude de recompositions induites par un nombre croissant d’innovations qui bouleversent les manières de gérer et de gouverner les animaux dits de rente. Ce diagnostic général est particulièrement saillant dans le cadre des activités de sélection et de reproduction des vaches laitières marquées, depuis les années 2000, par deux tournants intimement liés. D’abord, un tournant génomique, associé notamment au développement du séquençage haut-débit. Cette technologie, qui consiste à cartographier, séquencer et analyser les génomes, est couramment présentée comme une « révolution » pour le secteur agricole (Boichard et al., 2012 ; Hayes et al., 2009), en particulier dans le domaine de la production animale. Au-delà des transformations techniques profondes, la sélection génomique s’accompagne de transformations organisationnelles, économiques et sociales majeures. Ensuite, un tournant informationnel, lié notamment au développement des technologies numériques d’information et de communication et l’avènement d’une véritable « ère de l’information » (Castells, 1996). Les activités scientifiques, économiques et professionnelles agricoles sont de plus en plus dirigées vers un usage intensif de données qui participe à l’émergence de nouvelles formes de contrôle et de régulation des pratiques de production en lien avec les enjeux alimentaires, sanitaires et environnementaux contemporains. À l’instar de la biologie moléculaire, où la numérisation des séquences d’ADN ou de protéines dans les grandes bases de données est devenue incontournable (Brown, 2003 ; Strasser, 2012), les sciences et les ingénieries de la sélection animale passent par l’agrégation et la circulation de données hétéroclites (Hickey, 2013). Les informations génomiques viennent s’ajouter aux données de filiation, d’insémination et de contrôle de performances. Cet usage intensif de données est en outre favorisé par le développement de l’élevage de précision qui repose sur l’automatisation et le développement de l’« électronisation » des élevages. Ces soi-disant « révolutions » s’accompagnent d’évolutions techniques, sociales et économiques importantes des activités d’élevage (Holloway et al., 2009 ; Selmi et Joly, 2014). Particulièrement précoces et saillantes dans l’élevage des bovins laitiers, elles se traduisent dans ce segment des productions animales par un désengagement gouvernemental communément défini comme une libéralisation des marchés de la sélection et de la reproduction animale (Labatut et al., 2013 ; Labatut et al., 2011 ; Labatut et al., 2012 ; Gibbs et al., 2009).
Le terme de libéralisation est fréquemment employé pour désigner l’extension du domaine où s’exerce la loi du marché et dénoncer, entre autres, la marchandisation du vivant. Cet usage critique du terme vise à souligner l’importance croissante des faits marchands dans l’organisation des relations sociales, mais aussi, dans le cas qui nous occupe, des relations humains-animaux. Il exprime généralement le rejet de l’extension de la logique économique des marchés au reste de la société. On reconnaît dans ces critiques de la marchandisation la figure du désencastrement conceptualisée par Karl Polanyi (1983) pour désigner un processus par lequel la sphère économique se différencierait du reste de la vie sociale pour s’autonomiser puis imposer ses propres règles à la société dans son ensemble. Suite à la révolution industrielle, le marché économique est conçu ainsi comme un domaine autonome, un ordre à part entière, réputé indépendant des contingences culturelles et naturelles. Un tel processus de désencastrement serait donc corrélatif d’une « grande transformation » des relations entre natures et sociétés. D’un côté, nous assisterions à un processus de désencastrement qui procéderait d’une marchandisation de la nature où la sphère économique se différencierait de la nature pour s’autonomiser puis imposer ses propres règles à la nature dans son ensemble. D’un autre côté, nous assisterions symétriquement à un processus d’encastrement qui procéderait, cette fois-ci, d’une naturalisation des marchés où la sphère économique revendiquerait l’apparente nécessité des phénomènes naturels pour s’autonomiser de la société et lui imposer ses propres règles. Ainsi, pour reprendre les termes d’Ulrich Beck (2001 [1986] p. 16-17) :
« Au cours de la mutation industrialo-technique et de son intégration au marché mondial, la nature a été transportée à l’intérieur du système industriel. Elle est alors devenue une donnée incontournable de la vie dans le système industriel. Dépendre de la consommation et du marché, c’est, à nouveau, sous une forme nouvelle, dépendre de la “nature”, et cette dépendance immanente du système de marché par rapport à la nature devient, dans et avec le système de marché, une des lois de l’existence au sein de la civilisation industrielle. »
L’inconvénient de cette notion de désencastrement est qu’elle tend à distinguer un peu rapidement de grands domaines ontologiques – la nature, la société, mais aussi le marché – et à envisager leurs relations par des rapports de correspondance et de conformation plutôt que par des rapports de cohérence et de coproduction. L’usage d’une telle notion conduit alors à alterner constamment entre réalisme naturel et réalisme sociologique pour justifier des formes de production et de distribution des valeurs. C’est dans cette alternance entre réalisme naturel et réalisme sociologique que les scientifiques et ingénieurs du vivant (zootechniciens, généticiens, physiologistes, vétérinaires, etc.) participent à l’instauration d’un réalisme économique performatif en transformant et en produisant des connaissances sur les organismes biologiques pour en faire des biens échangeables. Ils peuvent ainsi être appréhendés comme de véritables intermédiaires de marchés (Bessy et Chauvin, 2013), c’est-à-dire comme des acteurs clés de la construction, du fonctionnement et de l’expansion des marchés, c’est-à-dire encore comme des « parties tierces » (Bessy et Chauvin, 2014) qui travaillent à l’articulation de « l’offre » et la « demande ».
En appréhendant les scientifiques et ingénieurs du vivant comme des intermédiaires de marché, cet article formule l’hypothèse selon laquelle la composition des marchés du/des vivants relève d’une forme d’agir expérimental qui ne se rapporte à aucun état de référence (« naturel » et/ou « social ») extérieur et non négociable auquel il s’agirait simplement de se conformer. S’appuyant sur les propositions de l’anthropologie symétrique (Latour, 1997 [1991]) et de l’anthropologie économique (Callon, 2017 ; Thomas, 1991 ; Weiner, 1994), nous chercherons à nous positionner au point médian où il est possible de suivre les multiples manières dont ces intermédiaires de marché évaluent, retraduisent et redistribuent les propriétés naturelles et les propriétés sociales des vivants afin d’en faire des biens échangeables. Pour ce faire, suivant les propositions de l’écologie matérielle de Tim Ingold (2007 ; 2012), nous porterons une attention toute particulière à l’évolution des flux matériels et des processus de (trans)formation à travers lesquels les artefacts biologiques qui composent la mise en marché des animaux de rente en viennent à exister et à circuler. Nous commençons par présenter la méthode que nous avons mise en œuvre pour documenter empiriquement la carrière marchande des animaux en nous appuyant sur le cas des vaches laitières. Les trois parties suivantes retracent quelques-unes des principales étapes de l’histoire moderne de la mise en marché de ces animaux.
Analyser la carrière marchande du « progrès génétique » : le cas des vaches laitières
L’essor et la spécialisation laitière d’un nombre limité de races bovines ont accompagné le mouvement général d’intensification des systèmes de production agricole depuis la révolution industrielle dans un premier temps, puis l’après-guerre. Une grande part des centaines de millions de litres produits chaque année est le fruit d’une organisation mondialisée du secteur laitier qui repose, entre autres, sur la fulgurante ascension de la race Holstein, véritable « institution de la modernisation de l’agriculture » (Labatut et Tesnière, 2017). Conçue pour produire en grande quantité un lait standard à usage multiple (lait en poudre, beurre, fromage, etc.), cette race a rapidement supplanté les autres. Elle est le produit d’innovations techniques et sociales combinant de nouvelles méthodes d’évaluation et de classification du bétail, la mise en œuvre de statistiques dans l’élevage, l’insémination artificielle, la normalisation des technologies de reproduction, les hormones, etc. Ces animaux peuvent ainsi être considérés comme de véritables parties prenantes « d’un processus plus large d’agro-industrialisation qui a non seulement transformé les pratiques d’élevage aux XIXe et XXe siècles, mais a également facilité une profonde restructuration de la relation entre l’homme et l’animal, la nature et la technologie » (Orland, 2004, p. 168-169, notre traduction).
Dans cet article, nous nous concentrons sur le développement de capacités à transformer à la fois les processus de reproduction et leurs produits – la vie elle-même – grâce à la standardisation, la cryoconservation, la molécularisation et la généticisation des vaches. La question générale qui guide notre analyse est la suivante : comment « la génétique animale » devient-elle une marchandise ? Notre réponse s’appuie sur une courte généalogie des marchés de la sélection et de la reproduction animale. À partir d’une analyse sociohistorique des modalités de production, d’amplification et de distribution du « progrès génétique » dans les productions animales, nous montrons tout d’abord que la mise en marché de la génétique animale passe par l’instauration d’un « progrès génétique » qui n’est affecté ni par les contingences sociales (politique, morale, etc.) ni par les contingences naturelles (biologiques, environnementales, etc.), et qui peut ainsi circuler dans une diversité de situations qu’il contribue à unifier. Ainsi, les innovations sociales et techniques en matière de sélection et de reproduction animales vont favoriser la circulation et l’amélioration du « progrès génétique » en le délestant de sa densité (Weiner, 1994), en mettant en œuvre un processus de dés-intrication (Thomas, 1991) de la valeur biologique des animaux que les scientifiques et ingénieurs du vivant parviennent à extraire de son milieu (naturel et social) d’origine. Nous montrons ensuite que le gain d’autonomie vis-à-vis d’un large panel de contingences (sociales et naturelles) suppose et engendre l’instauration d’une forte hétéronomie à l’égard d’une infrastructure sociotechnique (souvent invisible et transparente) qui supporte l’existence d’un nouvel ordre, doté de ses propres lois, sa propre histoire, ses propres finalités : l’économie de marché. Loin de constituer un ordre asocial, spontané et autorégulé par des lois générales et abstraites, l’économie de marché s’apparente davantage à un milieu associé (Simondon, 1958) et la mise en marché à un processus d’instauration d’un vaste agencement anthropozootechnique (Doré et Michalon, 2017) qui procède et produit de la circulation et de l’amplification du « progrès génétique ».
Canalisation (XVIIIe-XIXe siècle) : la race et le contrôle du sang
Avant la fin du XVIIIe siècle, la reproduction animale ne fait pas l’objet d’une attention particulière. Elle est soumise à des empirismes régionaux et le cheptel national est relativement hétérogène (Moriceau, 2005, p. 104). En plus de la viande, du lait, de la laine et du suif, les éleveurs de l’époque cherchent avant tout une progéniture nombreuse et en bonne santé (Ritvo, 1995). Les animaux sont considérés comme relativement interchangeables en matière de reproduction, ce qui conduit les éleveurs à des pratiques considérées aujourd’hui et depuis l’invention des principes modernes de l’amélioration génétique comme contre-sélectives : vendre les plus beaux animaux à la boucherie et garder les autres pour la reproduction (Denis, 2016). Les pratiques d’élevage qui prévalent alors sont basées sur l’hypothèse d’une prédominance des facteurs environnementaux tels que le climat ou l’alimentation comme déterminants de la qualité des animaux adultes.
Il faut attendre la fin du XVIIIe siècle pour voir émerger les premiers principes de l’amélioration systématique du bétail par sélection en Angleterre. Robert Bakewell (1725-1795) est connu comme le premier éleveur ayant utilisé des méthodes dites « rationnelles » de sélection, préfigurant ainsi la conception moderne de race1. Il contribue ainsi, avec d’autres agriculteurs issus de la petite noblesse et de la haute bourgeoisie, à un véritable processus de singularisation (Callon et al., 2000) des animaux qu’il évalue pour leur valeur productive propre (isolée des effets des facteurs environnementaux), mais surtout pour leur valeur reproductive, c’est-à-dire leur capacité à transmettre certaines qualités à leurs descendants. En tant qu’individus, les animaux reproducteurs vont progressivement être considérés comme des dépôts de ce que l’on pourrait qualifier de « valeur » de la race. S’appuyant sur un double processus d’objectivation et de singularisation de la valeur reproductive de leurs animaux, Bakewell et ses disciples vont mettre en place à partir des années 1760 un véritable marché de l’amélioration du bétail reposant sur la création de standards de races.
Ce concept de « race » désigne avant tout un agencement sociotechnique plutôt qu’une réalité purement biologique. La construction d’un standard de race suppose la traçabilité et la maîtrise des générations d’une part, et la création de groupes d’animaux visuellement distinguables les uns des autres, d’autre part. Ainsi, on commence à nommer les lignées issues d’ascendants particulièrement influents et exemplaires. Le développement de ces pratiques et leur formalisation en une véritable doctrine conduisent à une stratification sociale entre les éleveurs d’élite et leurs clients. À des lignées bien connues d’animaux correspondent souvent des générations familiales qui doivent leur réputation à celle de leurs animaux. S’organise un véritable contrôle du marché des animaux reproducteurs avec la mise en place de dispositifs de suivi et de maîtrise des filiations. En 1783, Bakewell crée la Dishley Society pour s’assurer le monopole du sang détenu par les éleveurs membres de la société. Il parvient à y enrôler ses plus proches collègues et rivaux qui, en devenant membres de cette société, acceptent de se conformer à un ensemble de restrictions élaborées et strictes sur leurs activités. Il était par exemple interdit de louer les services d’un bélier pour moins de dix guinées (règle 4) ou encore de louer ou de vendre un bélier à quelqu’un qui vendait des béliers à des foires ou des marchés (règle 6). Ainsi, selon Ritvo (1995, p. 418), « la Dishley Society était peut-être le marché le plus exclusif pour la haute technologie génétique dans les années 1780 » [notre traduction], un marché fondé sur un contrôle drastique des filiations qui se systématisera au XIXe siècle avec l’invention des livres généalogiques (d’abord pour les chevaux pur-sang, en 1793, plus tard pour les bovins avec la parution du premier General short-horned herd book en 1822).
Ces standards de race sont alors principalement liés à l’apparence. C’est-à-dire, pour qu’une race existe, il faut que suffisamment d’éleveurs et d’observateurs autorisés conviennent que les animaux en question sont (1) suffisamment différents d’autres animaux et (2) qu’ils sont conformes à un ensemble de « standards de perfection », c’est-à-dire à un modèle hypothétique du membre parfait de la race, une sorte de vache de Vitruve, aux proportions parfaites. La sélection des bons caractères est soutenue par les concours agricoles qui se multiplient dès le milieu du siècle et par les standards ou portraits types des races, essentiellement créés à partir des années 1880 (Quinn, 1993). Les comices agricoles, les foires régionales sont l’occasion de démonstrations et de concours de races où les éleveurs présentent les meilleurs animaux de leur cheptel. On y porte des jugements sur l’extérieur, officialisés par un classement. Les prix établissent la réputation des sélectionneurs et leur permettent de vendre ou de louer leurs animaux comme reproducteurs pour des sommes parfois astronomiques (Mayaud, 1991). Les jurys, composés de représentants de l’Administration, du monde agricole et de la boucherie, les décernent aux animaux qui se rapprochent le plus d’un type idéal censé représenter les qualités intrinsèques de la race. Les concours participent ainsi à la promotion, auprès d’un très large public d’éleveurs assistant à ces événements ou lisant la presse agricole qui s’en fait l’écho, de méthodes et de critères objectifs d’évaluation de la performance des animaux. Ils dépassent rapidement la seule sphère du monde agricole pour devenir des événements véritablement grand public avec, par exemple, en 1856, l’organisation du premier Concours universel d’animaux reproducteurs de Paris qui attira plus de 80 000 visiteurs en une semaine (Denis, 2016).
L’invention de la sélection animale moderne au XIXe siècle est donc fondée sur l’institutionnalisation des standards de race. Ces derniers s’imposent alors comme de véritables instruments de canalisation et d’accumulation de richesses nouvelles associées à l’exploitation des animaux : le « sang améliorant », ancêtre du « capital génétique ». Cette première étape importante de la mise en marché de ce qu’on appellera bientôt la « génétique animale » passe par l’invention et le contrôle d’un nouveau type de valeur que le standard de race contribue à dés-intriquer d’un certain nombre de contingences naturelles et sociales. Ainsi, les animaux sont désormais réputés dotés d’une valeur intrinsèque. Avec la découverte et la diffusion des connaissances relatives au principe de l’hérédité, leur performance productive n’est plus envisagée comme une valeur biologiquement aléatoire et strictement liée aux compétences des éleveurs ou aux effets du milieu. De plus, avec le développement et le succès des dispositifs de présentation et de démonstration publics (comices, foires, concours), l’appréciation des critères de performance n’est plus aussi souvent qu’avant indexée à de quelconques préférences régionales, mais les bons animaux (et leurs sélectionneurs) sont connus du plus grand nombre, et se met en place un goût partagé, une conception commune du bon animal. La sélection généalogique (par la traçabilité des pedigrees) et morphologique (par l’objectivation de critères visibles d’évaluation) initie ainsi – comme plus tard pour la sélection végétale étudiée par Christophe Bonneuil et François Hochereau (2008, p. 1306) – une « coupure entre inné et acquis, entre nature et culture, entre sélection scientifique et empirisme ». Un tel processus de dés-intrication vis-à-vis de ce panel de contingences sociales et naturelles est cependant corrélatif de l’instauration d’une forte hétéronomie d’un nombre croissant d’éleveurs à l’égard d’une infrastructure sociotechnique qui supporte l’existence et la maîtrise du « sang améliorant ». De nouveaux acteurs et de nouveaux animaux apparaissent – des éleveurs-sélectionneurs et leurs animaux reproducteurs qui produisent non plus de la viande ou du lait, mais ce que l’on appellera plus tard du « progrès génétique » – dont l’existence repose sur un certain nombre d’instruments techniques et organisationnels (association d’éleveurs, livres généalogiques, concours d’animaux, etc.) qui, ensemble, composent les standards de race.
Amplification (XXe siècle) : le sperme et la circulation du capital génétique
Dès la moitié du XIXe siècle en France, l’État commence à s’intéresser de près au « progrès génétique » des animaux. Il participe à l’organisation des concours et ainsi à l’instauration d’une figure officielle du « meilleur » éleveur en délivrant à ces occasions des récompenses et en contribuant à l’élaboration des règles qui régissent le déroulement de ces concours. Malgré les efforts consistant à standardiser les procédures d’évaluation par les juges, une idée s’impose : progressivement, les concours sont suspectés de donner plus d’importance au statut social des éleveurs qu’à la valeur de leurs animaux (Vissac, 2002). De plus, les principes de l’évaluation visuelle sur la base desquels sont hiérarchisés les animaux révèlent leurs limites. Ces méthodes se trouvent concurrencées par un intérêt croissant pour la prise en compte d’autres critères d’évaluation réputés plus directement corrélés aux performances des animaux et sans rapport avec leurs caractères morphologiques. Ces derniers passent progressivement au second plan des méthodes dites « rationnelles » d’évaluation des animaux, même s’ils demeurent des références dans la mesure où une « morphologie fonctionnelle » est censée favoriser la production. Dans un contexte d’après Seconde Guerre mondiale, la sélection s’impose comme une voie privilégiée d’inscription de l’élevage français dans la modernité. Encore dominés par des méthodes de tri et de hiérarchisation des animaux fondées sur la mesure des performances (évaluation phénotypique) et la connaissance des filiations (encadrées par les livres généalogiques), les marchés de la génétique animale font l’objet de transformations importantes à partir du milieu du XXe siècle. Les progrès de la génétique des populations couplés au développement de l’insémination artificielle participent d’un mouvement général d’intensification et de spécialisation des systèmes de production largement encadré par une loi sur l’élevage, principalement élaborée par des généticiens de l’INRA et votée à l’unanimité (moins une voix) en 1966.
On assiste durant la première moitié du XXe siècle au développement des théories statistiques de la sélection génétique. Pour les biologistes de cette époque, une nouvelle idée s’impose : la performance productive d’un animal est en grande partie invisible et elle dépend du milieu. La capacité d’un animal à transmettre cette performance à sa descendance dans un environnement donné ne peut être estimée que par des procédures complexes de calcul de la valeur de la descendance qui apparaîtront au cours des années 1930 dans le sillage de la « synthèse moderne » (Huxley, 2010 [1942]), entre le mendélisme et le darwinisme, qui marquera les débuts de la génétique quantitative basée sur l’analyse de la transmission héréditaire de caractères quantitatifs tels que la performance laitière d’une vache. Divers scientifiques (biologistes et mathématiciens) commencent alors à travailler sur des théories et des méthodes permettant d’évaluer les effets des gènes sur la performance des individus et de prédire le potentiel génétique des animaux ainsi que leur capacité à le transmettre. Le déterminisme des caractères quantitatifs des animaux est formalisé par le biologiste et statisticien britannique Ronald Fisher. Ce dernier pose les bases du modèle infinitésimal encore utilisé aujourd’hui pour les calculs d’héritabilité. Dans un article publié en 1918, Fisher (1918) explique comment calculer la part de variance d’un phénotype attribuable à des facteurs innés et héritables. Le modèle de Fisher se résume par l’idée selon laquelle P = G + E, c’est-à-dire que la variation observée pour les caractères de production (P) résulte de l’action combinée des gènes (G) et de l’influence de l’environnement (E). L’amélioration génétique de caractères quantitatifs au sein d’une population sur la base d’un tel modèle nécessite alors la mise en place d’un dispositif d’enregistrement des filiations (hérédité et transmission des différences individuelles) combiné à un dispositif de contrôle de performances (mesures des variations continues phénotypiques ; par exemple la quantité de lait produit par les descendantes d’un individu). Reste alors à annuler les effets de E pour parvenir à connaître la valeur génétique « G » d’un animal.
Le développement de l’insémination artificielle couplé à celui de la cryoconservation du sperme de taureau a permis de répondre à deux contraintes majeures de la mise en application concrète d’un tel modèle de l’évaluation génétique : la large dispersion géographique des descendants permettant l’élimination par des méthodes statistiques des effets de l’environnement « E », d’une part ; la multiplication des descendants permettant de produire de très nombreuses mesures de « P » par individus reproducteurs, d’autre part. En réalisant plusieurs centaines de paillettes cryoconservées par éjaculat de taureau (aujourd’hui de 400 à 1 000 paillettes pour les taureaux Montbéliard et Prim’Holstein), il est possible d’offrir à un très grand nombre de consommateurs (ici des éleveurs), et à un prix réduit grâce à des économies d’échelle importantes, un accès à quelques taureaux d’exception dont le potentiel génétique peut techniquement circuler sans contraintes géographiques. Contrairement aux éleveurs d’autres espèces telles que les cochons ou les moutons pour lesquelles la congélation du sperme n’est pas généralisable à grande échelle pour des raisons biologiques, les éleveurs de bovins ne sont plus contraints de coordonner avec leurs collègues les usages d’un nombre limité de taureaux locaux. Ils peuvent acheter les services d’un taureau lointain capable de féconder simultanément plusieurs femelles aux quatre coins du monde (Starbuck, taureau canadien célèbre de la race Holstein des années 1980-1990 a ainsi pu engendrer plus de 200 000 filles et 209 fils dans le monde). Ces achats sont guidés par une métrique unique assurant la comparabilité des animaux auprès de l’ensemble des acquéreurs potentiels. L’ensemble de ces calculs complexes est résumé en un véritable standard de commensuration : l’index de sélection, conçu comme une sorte de traduction « objective » de la valeur génétique d’un animal, exprimé en termes de profit économique que l’éleveur peut espérer de l’utilisation de tel ou tel reproducteur.
Le développement de la génétique quantitative et l’invention et la généralisation des techniques d’insémination artificielle au XXe siècle ont donc conduit à une amplification sans précédent du « progrès génétique » des animaux d’élevage, en particulier des bovins laitiers. Alors que la valeur génétique des reproducteurs du siècle précédent était indissociable de l’animal, notamment de ses capacités de déplacement et d’accouplement (nombre limité de saillies), celle-ci peut désormais être extraite de l’organisme reproducteur, cryoconservé sur de très longues durées (bien au-delà de la mort de l’animal) et transporté sur de très longues distances dans l’azote liquide. Couplé au développement du transport aérien (Parry, 2015), « le sperme est devenu un véhicule facile » (Vissac, 2002, p. 204) pour la diffusion mondiale d’un capital génétique dont la matérialité est grandement fluidifiée par les progrès de la biologie de la reproduction. Les flux de ressources génétiques animales s’intensifient et s’étendent considérablement. Ils ne reposent plus uniquement sur la circulation des animaux ni sur les conditions régionales d’élevage. En parvenant – non sans efforts et négociations techno-politiques d’un réseau transnational d’évaluation bovine (Chavinskaia, 2020) – à purifier et à distinguer la valeur génétique (G) des effets de l’environnement (E) sur l’expression des caractères de production (P), les généticiens contribuent également pour une grande part à fluidifier les échanges en calculant ce qui s’apparente à une valeur génétique universelle des animaux, c’est-à-dire un potentiel génétique isolé des conditions de milieux. Les index génétiques qui en découlent contribuent aussi à la construction d’une évaluation « objective », réputée indépendante également des effets de réputations et des influences sociales qui président aux jugements des animaux. Il s’agissait de remplacer les relations traditionnelles fondées sur le statut et le rang social par des relations d’objectivité (Labatut, 2017). Avec la création et la généralisation de l’indexation génétique des animaux reproducteurs, « la qualification des reproducteurs a remplacé celle des sélectionneurs qui prévalait » (Vissac 2002, p. 171) et l’ensemble des éleveurs peut connaître en même temps la valeur génétique « intrinsèque » des taureaux selon une échelle de valeurs unique et commune à l’échelle nationale, mais aussi à l’échelle globale, moyennant la création d’espaces et de dispositifs internationaux de commensuration des différents standards nationaux d’évaluation (Chavinskaia et Loconto, 2020).
Ce processus de dés-intrication du capital génétique d’un ensemble de contingences sociales et naturelles n’est cependant rendu possible, là aussi, que par l’instauration d’une forte hétéronomie à l’égard d’une importante infrastructure sociotechnique. Outre l’ensemble des centres de stockage et de diffusion de paillettes cryoconservées dans des cuves d’azote liquides éparpillées dans les centres d’insémination et dans certaines exploitations agricoles gérant leur propre stock de semences, l’ensemble du schéma de sélection repose sur des centres de calcul dont le fonctionnement nécessite la mobilisation d’importants moyens humains, matériels et financiers dont dépendent désormais de nombreux éleveurs. Pour le traitement des données, les chercheurs de l’INRA chargés de calculer les index bénéficient du soutien de l’État pour acquérir du matériel informatique dès 1961 (Cornu et al., 2018) et le département de génétique animale s’affirme comme le département disposant des plus grandes capacités de calcul de l’époque (Vissac, 2002). Se met alors en place dans les années 1960 une organisation nationale de mesure des performances des animaux en ferme (avec l’essor du contrôle laitier), de stockage et de traitement biostatistiques des données et de diffusion des informations génétiques aux éleveurs (avec la création du Centre de traitement de l’information génétique). Une telle organisation dépend alors de la contribution d’un grand nombre d’éleveurs à des programmes de testage sur descendance des animaux reproducteurs. L’objectivité des nouvelles méthodes d’évaluation de la valeur génétique des animaux suppose ainsi la substitution d’anciennes relations sociales (fondées sur la réputation, le statut et le rang) par de nouvelles relations – tout aussi sociales – entre sélectionneurs, éleveurs, chercheurs, techniciens d’élevages, etc. sans lesquelles le calcul des valeurs génétiques des reproducteurs serait impossible.
Accélération (XXIe siècle) : le génome et l’économie de l’information moléculaire
Au début des années 2000, le seul moyen pour sélectionner efficacement et organiser l’évaluation des reproducteurs consiste à collecter les performances (ou phénotypes) d’un nombre limité de descendants des individus dont on cherche à apprécier le potentiel génétique. En bovin-lait, il est ainsi nécessaire d’attendre environ 8 ans pour savoir si un taureau peut être « mis en service ». Il faut attendre qu’il atteigne la maturité sexuelle pour qu’il ait des filles et que ces filles soient elles-mêmes matures et aient leur premier veau pour entrer en lactation. Le potentiel laitier du taureau est alors calculé sur les bases des performances laitières de ses filles. Bien que le coût d’un taureau laitier testé ainsi sur descendance soit estimé à 50 000 €, seul 1 sur 10 est finalement sélectionné et exploité à l’issue du testage. Les progrès de la biologie moléculaire des années 1990 et 2000 amorcent un nouveau tournant important dans l’organisation de la sélection et la mise en marché de la génétique animale.
Profitant de la grande effervescence qui accompagne le programme mondial de séquençage intégral du génome humain dont les premiers résultats sont publiés dès 2001 et qui sera achevé en 2003, les laboratoires s’équipent d’automates de décryptage du génome. Bientôt, le génome bovin est l’objet de toutes les attentions au cours des années 2000. En 2006, la publication des données du génome bovin dans le domaine public a permis aux recherches de progresser considérablement dans l’identification d’un grand nombre de marqueurs d’intérêt. La méthode de sélection génomique – proposée au début des années 2000 par Meuwissen et al., (2001) – devient rapidement applicable en routine. Sur la base des connaissances des génotypes et des phénotypes d’un nombre limité d’individus constituant la « population de référence », cette méthode consiste à établir les relations statistiques entre les variations du génome représentables par les marqueurs et les variations des performances pour construire des équations prédictives applicables aux individus d’une race, au-delà de la population de référence. En quelques années, les valeurs des index obtenus par l’évaluation génomique s’avèrent très proches des valeurs des index sur descendance des taureaux. En France, pour la sélection de la race Holstein, les derniers sont abandonnés au profit des premiers dès la fin des années 2000.
Contrairement au testage sur descendance, cette méthode d’évaluation génomique ne nécessite pas une mesure des performances des reproducteurs et/ou de leurs progénitures pour obtenir une évaluation de leur potentiel génétique. Seuls quelques animaux composant la population de référence sont testés sur descendance. Ainsi, la sélection génomique amorce une très grande accélération du « progrès génétique ». Tout d’abord, elle permet de réduire considérablement l’intervalle de génération. Il n’est plus nécessaire d’attendre 8 ans pour connaître les performances d’un panel de taureau dont ne sera mise en marché qu’une minorité (1 sur 10 en moyenne en bovin-lait). Les taureaux peuvent être évalués très jeunes, très en amont de leur maturité sexuelle. À partir d’une biopsie, il devient même possible d’évaluer le potentiel génomique des embryons avant leur implantation. Ensuite, cette méthode permet, grâce à l’identification de nouveaux marqueurs sur le génome, de sélectionner des caractères auparavant difficilement sélectionnables, car peu héritables ou difficilement mesurables (caractères liés à la santé, la fertilité, etc.). L’évaluation génomique devient également possible chez les animaux pour lesquels les généalogies ne sont pas disponibles. Elle permet enfin, d’estimer avec la même précision la valeur génétique des taureaux et des vaches.
Jusque-là concentrée sur la voie mâle, une sélection intensive et maîtrisée se développe sur la voie femelle dans les années 2010. Des vaches sont génotypées. Les meilleures ont alors une carrière reproductive précoce avant une carrière productive de laitière : les génisses d’élite sont envoyées très jeunes dans des « stations de donneuses » où est démultiplié au maximum leur potentiel génétique en produisant, dès l’âge de 15 mois, des ovocytes et des embryons qui sont prélevés puis remis en place dans l’utérus de femelles dites « receveuses » dont on a maîtrisé le plus souvent le cycle sexuel de façon à être parfaitement synchrone avec celui de la donneuse. Il est ainsi possible d’obtenir quasiment simultanément plusieurs veaux à partir d’une même vache, au lieu d’un veau unique. Cette accélération du « progrès génétique » permise par les réductions de l’intervalle de génération sur les voies mâle et femelle a également été renforcée par une innovation technique qui s’est rapidement diffusée chez les éleveurs laitiers à partir de 2009 en France : le sexage de la semence bovine. La technologie de cytométrie de flux permet d’identifier les spermatozoïdes porteurs du chromosome X (précurseurs de femelles) et les spermatozoïdes porteurs du chromosome Y (précurseurs de mâles), de les séparer, et de produire ainsi de la semence sexée garantissant à plus de 80 % le sexe du veau à naître. Brevetée par la firme américaine « Sexing Technologies », la méthode de séparation du sperme permet aux éleveurs d’accélérer le « progrès génétique » de leur troupeau en maîtrisant les accouplements de renouvellement supposés produire de nouvelles femelles à haut potentiel génétique pour les intégrer au troupeau.
La génomique fait entrer la sélection animale dans l’ère des big sciences caractérisées par de grands instruments de recherche, des investissements massifs et des problématiques industrielles et juridiques nouvelles. Un temps fondé sur un régime coopératif et public (Labatut et al., 2013) – produit particulièrement exemplaire du modèle de cogestion sectorielle corporatiste de la politique agricole française de la seconde moitié du XXe siècle (Muller, 2015) –, l’accélération du « progrès génétique » contribue à transformer la sélection animale en une entreprise commerciale où la question de la valorisation financière du « progrès génétique » prend place dans un environnement de plus en plus concurrentiel. La production, le traitement et la diffusion des données phénotypiques et génotypiques des animaux deviennent un enjeu stratégique majeur de différenciation pour les marchands de génétique. La gestion et la production de ces données se privatisent et deviennent les activités au service du développement et de la commercialisation de nouveaux outils privés d’évaluation génomique. Alors que les premiers index génétiques, calculés par l’INRA, étaient le reflet d’objectifs de sélection communs, négociés collectivement par les représentants de l’ensemble d’une race, on assiste avec l’essor et la multiplication de ces outils privés d’évaluation à une segmentation de l’offre génétique à l’échelle d’une même race. Cette accélération rapide se traduit notamment par un turn-over et un nombre important de taureaux et d’index face auxquels les éleveurs sont souvent perdus et dépendants plus qu’avant des techniciens des entreprises de sélection sur lesquels ils doivent désormais compter pour élaborer leurs plans d’accouplement (Gaillard et Mougenot, 2018).
En ce début de XXIe siècle, la « révolution » génomique amorce une accélération sans précédent du « progrès génétique » des bovins laitiers. Le capital génétique des animaux reste largement dépendant d’une certaine matérialité organique. Les gamètes, spermatozoïdes et ovules continuent de constituer les vecteurs de l’amélioration génétique. Mais, en réduisant considérablement l’intervalle de génération et en rendant possible une sélection intensive sur la voie femelle, l’innovation génomique permet aux marchands de « progrès génétique » et à leurs clients de s’affranchir encore un peu plus de ce qui s’apparente pour eux à de l’inertie biologique des organismes reproducteurs, bridés par des cycles de vie. Avec le génotypage des vaches et des taureaux, l’idée que le matériel biologique est essentiellement le support des informations génétiques s’impose et se matérialise sous forme d’immenses bases de données contenant les séquences génétiques codant pour les performances productives recherchées. La sélection animale prend alors la forme d’une véritable économie de l’information moléculaire qui devient la marchandise qui est en fait recherchée, collectée et valorisée, soit directement, soit à travers la commercialisation d’équations de prédiction capables de décoder ces informations. Un tel dispositif de sélection ne constitue pas seulement une étape supplémentaire de dés-intrication des valeurs génétiques d’un certain nombre de contingences naturelles. Il permet également de produire et de mettre en marché un « progrès génétique » qui n’est plus dépendant d’un ensemble de « relations de coopération » à grande échelle entre les éleveurs. Reposant auparavant sur des dispositifs mutualisés de collecte, de traitement et de stockage des données d’ascendances (pedigrees) et de descendance (données phénotypiques issues du contrôle de performance) des animaux reproducteurs, les outils de la sélection génétique étaient nécessairement collectifs. Avec les méthodes de sélection génomique, le contrôle systématique des performances des reproducteurs n’est plus nécessaire et de telles mutualisations n’ont plus lieu d’être. La constitution des populations de référence, permettant d’établir les relations statistiques entre les variations du génome et les variations des performances sur la base de la connaissance des génotypes et des phénotypes d’un nombre limité d’individus, s’impose comme un enjeu majeur de la course au « progrès génétique ». Plus la taille de la population de référence est élevée, plus la précision de l’évaluation est grande. Afin d’accroître la fiabilité des index génomiques qui sont publiés à destination des éleveurs (et donc la prédictibilité de leurs modèles), les marchands de génétique se regroupent au sein de consortiums internationaux visant à partager ces ressources informationnelles très convoitées. Cette nouvelle organisation de la sélection n’a donc rien d’une disparition du collectif. Comme pour la période précédente (amplification), on assiste bien plutôt à la substitution d’une dynamique collective par une autre au profit cette fois d’une accélération du « progrès génétique ». Ainsi, si l’ère de la génomique constitue une étape de plus vers l’autonomisation d’un certain nombre de réalités biologiques et sociales dont dépendaient initialement la production et la diffusion de l’amélioration génétique, cela n’est possible qu’en raison de l’instauration d’une vaste infrastructure qui s’y substitue et qui compose le milieu sociotechnique de circulation et d’accélération du « progrès génétique ».
Conclusion
Comment « la génétique animale » devient-elle une marchandise ? Telle est la question générale qui a guidé notre analyse tout au long de cet article. Pour y répondre, nous nous sommes appuyés sur les propositions de l’anthropologie symétrique et de l’anthropologie économique, afin de chercher à nous positionner au point médian où il était possible de suivre les multiples manières dont les scientifiques et ingénieurs du vivant évaluent, retraduisent et redistribuent les propriétés naturelles et les propriétés sociales de la génétique animale bovine pour en faire un bien échangeable. Nous avons alors porté une attention toute particulière à l’évolution des flux matériels et des processus de (trans)formation à travers lesquels les artefacts biologiques qui composent la mise en marché du « progrès génétique » en viennent à exister et à circuler. À partir d’une courte généalogie des modalités de canalisation (XVIIIe-XIXe siècle) d’amplification (XX e siècle) et d’accélération (XXI e siècle) du « progrès génétique » dans les productions animales en bovin-lait, nous avons décrit les grandes étapes de l’histoire moderne de la mise en marché du « progrès génétique » et de l’intensification systématique de la productivité biologique des vaches laitières qui procède de trois grandes reconfigurations, successives et cumulatives, des sources organiques de la performance productive des animaux. Dans un premier temps, les XVIIe et XIXe siècles voient l’invention de la valeur reproductive et l’organisation de son contrôle à travers une biologisation de la performance animale. Celle-ci ne dépend plus (seulement) des facteurs environnementaux tels que le climat, l’alimentation ou les compétences des éleveurs. Elle est incorporée dans l’organisme des individus (déchiffrable à travers un certain nombre de critères morphologiques) qui peuvent la transmettre à leurs descendants. Dans un deuxième temps, on assiste au XXe siècle à une génétisation de l’amélioration des performances productives des animaux. Les avancées de la physiologie de la reproduction transforment le sperme en vecteur quasi universel d’un « progrès génétique » purifié un peu plus encore des contingences de l’environnement grâce aux artifices statistiques de la génétique quantitative. Bien conservés dans l’azote liquide, les gamètes d’un taureau peuvent désormais traverser les frontières et les décennies, flanquées d’une valeur génétique supposée s’appliquer en tous lieux. Dans un troisième temps, l’entrée dans l’ère de la génomique au début du XXIe siècle contribue à une véritable molécularisation et digitalisation du « progrès génétique » qui prend la forme cette fois-ci de séquences d’ADN. La production et la valorisation marchande de matériel biologique in vitro dépendent alors des capacités de production, de stockage et de traitement in silico de séquences génétiques réputées coder pour l’amélioration génétique des animaux qui en sont porteurs.
Au gré des investissements de forme successifs dont il est l’objet, le « progrès génétique » peut circuler de plus en plus rapidement à travers des espaces sociaux et environnementaux de plus en plus vastes. Plus le produit est objectivé et moins l’échange dépend des caractéristiques personnelles des individus et des conditions d’environnement des localités dans lesquelles il circule. Cependant, on constate réciproquement que plus une transaction est anonyme et dés-intriquée des contingences naturelles, plus elle est solidaire, en retour, d’une infrastructure sociotechnique souvent invisible et transparente qui supporte l’existence d’un nouvel ordre, doté de ses propres lois, de sa propre histoire, de ses propres finalités (marchandisation de la nature), et qui s’impose comme une réalité objective et universelle (naturalisation des marchés). À l’instar de ce que Kloppenburg (2005) avait bien montré dans le cas des productions végétales, à travers les (trans)formations biotechnologiques des artefacts biologiques (organismes, cellules, molécules) qui composent la mise en marché du « progrès génétique », « le capital s’empare et circule littéralement à travers les systèmes biologiques » (Boyd et al., 2001, p. 565, notre traduction). Les innovations modernes en matière de sélection et de reproduction participent ainsi à la construction de véritables infrastructures d’accumulation. Celles-ci supposent et engendrent l’extension d’une conception particulière du « progrès génétique » dont l’économie et l’écologie politiques sont à poursuivre en analysant de manière plus approfondie les coûts et les contrecoups de ces modalités dominantes de mise en marché de la génétique animale sur certains animaux, certains éleveurs et plus largement sur les conditions d’habitabilité de nos milieux de vie.
Remerciements
Je remercie les évaluateurs anonymes, ainsi que Léo Magnin, pour leurs remarques et leurs suggestions stimulantes sur une version antérieure de ce texte. Je reste bien sûr seul responsable des interprétations et éventuelles erreurs.
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« Le mot “race” dans son acception devenue classique n’est pas utilisé avant le courant du XIXe siècle. L’existence des populations auxquelles il s’applique n’était cependant nullement ignorée » (Denis, 2016, p. 7).
Citation de l’article : Doré A., 2023. La mise en marché du « progrès génétique » : le cas de la sélection et de la reproduction des vaches laitières. Nat. Sci. Soc. 31, 2, 188-198.
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