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Nat. Sci. Soc.
Volume 31, Number 4, Octobre/Décembre 2023
Dossier « La recherche au défi de la crise des temporalités »
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Page(s) | 467 - 476 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2024009 | |
Published online | 18 July 2024 |
Dossier : « La recherche au défi de la crise des temporalités » : Éleveurs et vaches dans l’épaisseur et l’accélération du temps. Quand le progrès génétique n’attend pas★
Livestock farmers and cows faced with the thickness and acceleration of time. When genetic advances do not wait
1
Zootechnie, Institut Agro, Dijon, France
2
Géographie, CESAER, INRAE, Institut Agro, Université Bourgogne Franche-Comté, Dijon, France
3
Sociologie, SEED, Université de Liège, Arlon Campus Environnement, Arlon, Belgique
* Auteur correspondant : cmougenot@uliege.be
† Claire nous a quitté le 27 avril 2022 et n’a donc pas eu le temps de mettre la dernière main à notre article. Elle nous accompagne cependant toujours…
La longue histoire de la sélection des animaux domestiques est marquée par l’association toujours plus étroite entre les technologies et le développement économique. Aujourd’hui, la connaissance récente de l’ADN devient une référence incontournable pour la sélection des troupeaux, en particulier des vaches laitières. À partir d’une large enquête qualitative menée sur la race Montbéliarde dans l’arc jurassien, nous interrogeons cette innovation ainsi que le concept de temps qui sans statut ontologique, nous permet de dilater la complexité de l’élevage aujourd’hui. D’un côté, ces changements illustrent fidèlement les nombreux travaux qui démontent les ressorts modernes de l’accélération, mais de l’autre, les pratiques et les mots qui les accompagnent pointent aussi le fait que la durée peut rester à la base des compétences des éleveurs et du sens qu’ils accordent à leur métier.
Abstract
The long history of domestic animal breeding has been marked by the ever closer association between technology and economic development. Knowledge of DNA and genomic selection have become the benchmark for genetic progress in dairy cows. Based on an extensive qualitative survey conducted on the Montbéliarde breed in the Jura region, we address this innovation as well as the concept of ‘time’ which, in the absence of ontological status, enabled us to approach the complexity of breeding today. The changes underway illustrate the modern forces of acceleration based on time measurement and life expressed as equations. Acceleration can be explained by the creation of increasingly extensive interdependencies between actors and activities, the pressure of markets and constant innovations. However, on farms, we observe that the times of animals and of humans remain intertwined. Times as lived and narrated by farmers offer other perspectives on the world; they show the indeterminacy of events in the face of a future to be predicted and the multiplicity of lines of life, work, nature and human beings that make up livestock farming. Moreover, in the narratives, hesitations about innovations and job meaning seem to be the last defence against progress and the passage of time. Can these times coexist or does the ever earlier selection of animals, which compresses time, risk taking away the pleasure of the breeder’s work?
Mots clés : sélection génomique / élevage laitier / métier / temporalités / accélération / relation homme-animal
Key words: genomic selection / dairy cattle / farmers’knowledge / temporalities / acceleration / human-animal relationship
Voir dans ce numéro le texte de présentation du dossier par P. Cornu et J. Theys, ainsi que les autres contributions qui le composent.
© C. Gaillard et al., Hosted by EDP Sciences, 2023
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.
Élevage et sélection génomique dans le temps
« Tous les liens entre vaches et gens, en termes de modes de vie et de rythmes biologiques, nous rapprochent plus des vaches que des poules, des cochons et des lapins », affirmait Bertrand Vissac (2003, p. 691). Cette alliance construite dans l’enchevêtrement des natures et des cultures s’étire depuis plus de 6000 années durant lesquelles les éleveurs sont restés tributaires de l’intervalle des générations de leurs bêtes, l’un des plus longs parmi les espèces domestiques. Selon quelles contraintes, suivant quels buts, quelles règles, quelles compétences, les humains se sont-ils engagés avec les vaches ? Dans l’élevage, la sélection est cette activité spécifique qui par nature implique des héritages, des choix présents et futurs, marquant de manière durable l’avenir des troupeaux (Cornu, 2016).
Cette longue histoire est cependant marquée par une association toujours plus étroite entre les régimes de connaissances, les technologies émergentes et le développement économique. Il y a près de 125 ans, la reconnaissance des races se structure autour des phénotypes des animaux exprimés par leur morphologie, leur format et la coloration des robes. À cela s’ajoute progressivement la définition d’objectifs de production validés par la pesée et le contrôle du lait s’inscrivant dans la logique industrielle avec l’appellation de performances surtout dans l’après-guerre, où l’élevage français est propulsé « à la vitesse d’une fusée », comme l’écrit Bertrand Vissac (2002). Suivant le modèle moderniste initié dans les années 1960, la génétique quantitative conforte les débuts de la filière lait avec la maîtrise et la diffusion de l’insémination artificielle, puis de la transplantation embryonnaire permettant d’accélérer les cycles de vie. La mise en chiffres des qualités des animaux est accordée à leur poids sur les marchés (Selmi et Joly, 2014) alors que le tout est piloté par la loi sur l’élevage de 1966.
À partir des années 1980, le tempo s’accélère encore grâce à l’envol de la génétique moléculaire. Avec le développement des connaissances et technologies sur l’ADN, la sélection assistée par marqueurs (SAM) devient une référence incontournable pour la conduite et la sélection des troupeaux, en particulier des grandes races laitières. Considérée aujourd’hui par d’aucuns comme une véritable révolution (Le Roy et al., 2019), elle permet d’augmenter la quantité et la qualité des productions et vise également la sélection d’un animal adapté en termes de diversité, de santé et de rusticité. La puissance du nouveau protocole repose sur les corrélations établies entre des marqueurs génétiques et certaines performances ou caractères des animaux. Grâce à un simple prélèvement (sang, poil ou cartilage), leur potentiel peut être évalué à un stade très précoce, voire même embryonnaire. La sélection génomique mobilise de nombreux mâles reproducteurs en vue de préserver la variabilité génétique et elle offre aussi une plus grande précision dans l’évaluation des femelles pour sécuriser leur tri toujours effectué par les éleveurs. Ainsi le décryptage du génome bovin annonce-t-il la sélection et l’accouplement de tous les animaux de manière plus précise, sur des critères de plus en plus étendus, notamment pour ceux qui restaient faiblement héritables et/ou difficilement mesurables, tout en permettant une réduction forte de l’intervalle de génération (Boichard et al., 2016).
Un tel changement exige d’être accompagné, raison pour laquelle nous menons depuis 2014 une enquête sur l’introduction des outils génomiques au sein de la gestion de la race Montbéliarde dans son aire d’origine, l’arc jurassien. Entre 2014 et 2022, nous avons réalisé 39 entretiens semi-directifs longs avec des éleveurs de Montbéliardes. Dans la conduite de leur élevage, ils interagissent aussi de manière régulière avec des inséminateurs, techniciens d’entreprises de sélection et des conseillers d’élevage, raison pour laquelle nous avons également rencontré ces interlocuteurs (Eva Jura, Umotest, Éleveurs Montbéliards, Montbéliarde association, etc.). À ce jour, 33 entretiens ont été menés avec eux. Dix personnes ont été rencontrées à deux reprises au moins, des visites auxquelles s’ajoutent de nombreux contacts informels et des projets tutorés réalisés par des étudiants ingénieurs. Nous avons également pris appui sur des séminaires (locaux ou en ligne) de sciences animales et sur la documentation publiée ou disponible sur internet. Le temps même de l’enquête et de son analyse est confronté à la vitesse des changements en cours autour des techniques génomiques et de leur diffusion.
Or au cours de ces rencontres, d’emblée nous entendons dire qu’il faut « aller de l’avant… Surtout ne pas passer à côté de ce qui est nouveau… », mais également que « tout va désormais trop vite », que « les éleveurs et certains inséminateurs se sentent perdus ». Ces propos apparemment incompatibles annoncent-ils un avenir prometteur ou plutôt une crise ? Le mode linéaire déroulant une histoire univoque apparaît comme un logiciel de pensée dont il faudrait sortir (Theys et Cornu, 2019), mais comment ? Le temps s’invite comme un passager clandestin dans notre étude, sans statut ontologique. Notion multiforme, elle-même inscrite dans l’histoire, elle se dérobe sous nos pas. Les nombreux débats sur l’existence et la pluralité des temps mettent en évidence des concepts incompatibles qui font toujours débat (Rosa, 2013), alors qu’aucun consensus ne permet même d’en établir une liste raisonnée (Dubar, 2014). « Penser le temps, c’est comme labourer la mer… », avoue Étienne Klein (2002, p. 5).
Pour tenter de saisir le changement en train de se faire dans la sélection des vaches laitières, notre priorité consiste à donner au terrain le premier mot sur les choix analytiques à opérer. Guidées par nos observations, nous proposons trois prises sur le temps qui à la fois coexistent et se confrontent : le temps mesuré, le temps vécu et le temps raconté.
L’élevage au rythme de la mesure
La mesure du temps est une construction de la science moderne. En retour, celle-ci contribue largement à son développement pétri de traductions et de comparaisons chiffrées, de causalités bien définies et d’orientations générales. Nous examinons ici trois mécanismes à travers lesquels se construit un temps homogène et linéaire : la création d’interdépendances de plus en plus longues, la pression des marchés et l’injonction à l’innovation perpétuelle dans le triptyque croissance-accélération-innovation. Ceux-ci constituent trois clés de lecture utiles pour éclairer les évolutions récentes de l’élevage que nous cherchons à tracer au fil de nos entretiens.
Interdépendances croissantes et perte de maîtrise du temps
D’après Norbert Elias (1997), la compréhension du monde se découvre à travers des réseaux d’actions et de relations de dépendances réciproques faits d’équilibres et de tensions, soit ce qu’il désigne comme des « configurations » toujours changeantes. En leur sein, les individus s’adaptent continuellement entre eux, ils développent des modes spécifiques de connaissances et le temps s’y révèle riche d’enseignements en raison de son rôle crucial d’intégration et de communication. Pour Élias, les sociétés marquées par la tradition se caractérisent par une absence de distance vis-à-vis de la nature et de ses rythmes temporels. En revanche, dans les sociétés hautement technicisées, c’est l’allongement et la différenciation croissante de chaînes d’interdépendance qui prévalent et font triompher un temps soumis aux priorités humaines. Un tel modèle de pensée peut, selon nous, éclairer de manière subtile les évolutions récentes de l’élevage, car avec nos interlocuteurs, une surprise nous attend. Alors que nous annonçons que notre enquête porte sur l’introduction de la génomique dans la sélection, ils évoquent fréquemment le testage sur descendance qui prévalait dans le choix des reproducteurs de la race il y a encore près de 10 ans, ce qui nous conduit à y revenir en détail.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, un impératif s’impose en France : engager résolument l’élevage dans la modernité. Si la filière des vaches laitières ouvre la voie avec la diffusion de l’insémination artificielle, cette première biotechnologie démultiplie aussi les risques de mal choisir les taureaux. Les évaluations morphologiques qui primaient dans les concours d’animaux ne suffisent plus à assurer une sélection rigoureuse, ce qui justifie la modernisation complète du processus de tri (Vissac, 2002). L’histoire officielle de l’élevage retient de cette seconde moitié du XXe siècle la création de coopératives départementales assurant la production et la mise en place de la semence ainsi que la montée en puissance des évaluations génétiques conçues et validées par les chercheurs de l’Institut national de recherche agronomique (Inra). Les facteurs de production admis pour exprimer les objectifs de gestion d’une race sont traduits dans des index qui, au début des années 1990, sont pondérés à travers l’édition des ISU (index de synthèse unique), lesquels sont toujours susceptibles d’être modifiés en fonction des enjeux du moment.
Dès la fin des années 1960, la mesure des candidats reproducteurs passe alors par le repérage de parents d’élite. Les meilleurs géniteurs sont retenus comme pères à taureaux par les coopératives et dans les fermes, c’est l’identification de mères à taureaux dont la conduite résulte toujours du savoir-faire des éleveurs. Vient ensuite le testage des jeunes mâles issus de leurs accouplements dirigés, la diffusion simultanée de leur semence dans différents troupeaux et le contrôle des performances d’une centaine de leurs filles après leur premier vêlage. Insémination, testage et contrôle laitier se réalisent en ferme grâce à l’adhésion des éleveurs toujours à maintenir (Gaillard et Mougenot, 2023). In fine, seuls 10 % des taureaux testés sont agréés comme reproducteurs de la race. Leur semence est ensuite largement diffusée, ce qui permet d’amortir les frais d’un protocole long et coûteux et assure une bonne connaissance de ceux qui nous sont présentés comme les vedettes avec lesquels les éleveurs font volontiers inséminer celles qu’ils considèrent comme leurs chouchoutes. Dans l’intervalle, c’est-à-dire entre le repérage des bêtes et la validation des résultats 6 à 8 ans plus tard, la présentation annuelle des filles des taureaux en testage constitue de grands événements vécus sur le mode des concours d’animaux fédérant les éleveurs aux côtés des entreprises de sélection.
Au fil de nos entretiens, se découvre la nécessité d’une coordination étroite entre les éleveurs et les techniciens, animateurs génétiques et inséminateurs. Derrière l’index de synthèse unique se dévoile un travail permanent d’unification qui se stabilise dans une chaîne d’interactions tissées dans les allers et retours incessants entre les fermes et les coopératives et à travers le métissage de connaissances associées. Les données et calculs de plus en plus précis de la génétique quantitative aidée par l’informatique en plein développement sont conjugués avec la connaissance rapprochée des lignées animales et les coups d’œil partagés. L’attente commune des résultats est habitée par une certaine fébrilité, puisque les éleveurs acceptent l’insémination de leurs vaches par des taureaux inconnus et que les techniciens espèrent confirmer leurs choix des candidats en testage – des validations cruciales, au regard de la longueur de l’opération, donc de son prix.
À partir de 2009, l’introduction de la génomique signe la fin de ce protocole. La sélection dans le secteur laitier connaît un changement radical de « configuration ». Tous les candidats reproducteurs sont désormais sélectionnés sur base d’un génotypage précoce, ce qui permet de les changer rapidement, de diversifier leurs origines pour limiter le risque de consanguinité ainsi que la diffusion d’animaux dont la valeur génétique pourrait se dégrader. Cette transformation est d’une ampleur telle que nous entendons fréquemment chez les éleveurs :
« Dans la mesure où il y a un brassage permanent des publications d’index, trimestre par trimestre, des choses où personne n’est plus capable de suivre… Les noms de taureaux apparaissent, ils durent trois mois… Ils disparaissent. Personne ne connaît plus rien, les gens finissent par accepter de ne plus s’intéresser à tout ça… ».
De leur côté, les techniciens affirment que ces changements, éventuellement aussi les regrets qui les accompagnent, seront largement « compensés par le progrès qui est apporté ». Alors que jusqu’ici, les éleveurs de Montbéliardes « élevaient beaucoup », c’est-à-dire qu’ils choisissaient d’attendre que leurs génisses aient enclenché leur première lactation pour décider si elles avaient une place dans leur troupeau, il leur est activement proposé de génotyper précocement toutes leurs femelles afin d’économiser un élevage qui pourrait s’avérer improductif.
Le testage sur descendance était un protocole de sélection conçu suivant des priorités de la science moderne. Cependant, l’obligation d’identifier des pères et mères à taureaux reposait sur le coup d’œil répété et conjoint des techniciens et des éleveurs. La mesure prenait son temps à travers le cycle des générations animales et l’attente des performances des vaches auxquelles les éleveurs avaient un accès direct. Aujourd’hui, la production des résultats est quasi immédiate. Dans cette configuration où le choix des reproducteurs est entièrement dirigé par le génotypage, la chaîne d’interdépendance pour mener les analyses génétiques s’est fortement allongée. Elle inclut des laboratoires et de nouvelles techniques avec leurs artefacts (comme les puces à ADN qui permettent de typer simultanément des milliers de variants et dont les États-Unis ont le monopole). C’est désormais dans un marché libéral mondialisé que se nouent enjeux technologiques, biologiques et économiques.
Dans l’emballement du marché
Selon la littérature, le lien entre la création des marchés capitalistes, leur développement et leur efficacité se trouvent méthodiquement renforcés avec la mobilisation d’un temps précis et abstrait (Martineau, 2015). Dans notre enquête, l’aspect commercial est régulièrement abordé à travers le prix du génotypage. De moins en moins cher, cet outil fait partie du panel des nombreux services payants proposés très activement aux éleveurs, avec cependant une précision qui nous est apportée en 2020 lors d’un entretien en entreprise :
« On a arrêté de parler de génotypage auprès des éleveurs et on leur parle maintenant d’indexation génomique ou de prélèvement. Le génotypage, c’est l’ensemble des données qui sont issues de l’analyse et l’indexation génomique, c’est le résultat index ».
Si ce dernier est vendu aux éleveurs, le génotypage reste la propriété des entreprises de production de semence, ce qui nous amène à souligner un autre changement crucial.
En 2006, les anciennes structures départementales de production et de mise en place de la semence animale ont en effet été évaluées par l’Union européenne comme des entraves à la libre concurrence. En conséquence, elles ont été déliées de leur statut public pour devenir des entités privées. Un pas plus loin, en 2018, l’adoption du règlement zootechnique européen est venue confirmer cette configuration marchande. Le projet vise à améliorer la compétitivité des systèmes de sélection européens pour faire face à la concurrence, portée par les entreprises américaines (Chavinskaia, 2022). Aujourd’hui, la libéralisation de l’élevage résonne avec une logique d’économie d’échelles et de restructuration continue des alliances commerciales. L’ouverture à la concurrence censée permettre à chaque éleveur de choisir librement son prestataire de service a érodé une posture de coopérateur supplantée par celle d’un client, susceptible de faire son marché parmi les services payants dont les entreprises sophistiquent les offres. La production de la semence Montbéliarde est actuellement portée par trois entreprises : le Groupe Umotest (10 adhérents répartis largement en France, parmi lesquels Gen’IAtest, ex-centre départemental du Doubs), Eva Jura (ex-centre départemental du Jura, récemment fusionné avec une société de conseil) et les Éleveurs Montbéliards, une petite entité atypique et résistante. Les deux premiers groupes cités dirigent aussi une station de donneuses pour assurer la vente d’embryons. En termes de partage de marché, la situation est claire : Umotest détient 85 % des parts, Eva Jura 15 % et les Éleveurs Montbéliards ont selon eux cette qualité « d’exister toujours ! »
Les industriels de production de semence peuvent désormais investir efficacement dans le génotypage des taureaux, être propriétaires des analyses qui en résultent et détenir la maîtrise des programmes de sélection (Chavinskaia, 2022). Par exemple, le groupe Umotest présente désormais ses taureaux en cinq gammes : production (quantité de lait), rentabilité (pour des vaches productives et économes), sérénité (pour des vaches faciles à conduire), qualité (du lait, fromageabilité) et morphologie. Les techniciens recommandent activement aux éleveurs de choisir le profil qui leur convient afin d’optimiser leurs plans d’accouplement et de recevoir le meilleur animal disponible de la gamme au moment de l’insémination. Pratiquement, le temps de parcours des taureaux dont la semence est diffusée se trouve corrélé aux besoins exprimés sur les marchés nationaux et internationaux. Les généticiens semblent avoir perdu le pouvoir de décision au profit des industriels et, les avancées de la connaissance génétique combinées aux intérêts économiques deviennent des supports concrets pour définir la valeur du vivant à produire et échanger suivant le temps labile des exigences commerciales (Chavinskaia, 2022).
Innovation-accélération : les promesses du futur
« Aller de l’avant… Surtout ne pas passer à côté de ce qui est nouveau… », nous dit-on régulièrement. Il est impossible de ne pas souligner que notre enquête se déroule sur l’arrière-fond des promesses avancées par la génomique tant dans les revues scientifiques que professionnelles. Les nouvelles perspectives qui adoptent explicitement une rhétorique d’innovation technologique ne peuvent-elles pas disqualifier les approches traditionnelles, interroge Pierre-Benoît Joly (2015) ? Les caractères évoqués par la littérature ne s’inscrivent pas seulement dans une recherche de rentabilité, mais aussi d’une production plus respectueuse des milieux, du bien-être et de la robustesse des animaux ainsi que de leur meilleure adaptation à des environnements moins contrôlés (Mandonnet et al., 2020). « Chaque nouvelle technologie trouve sa place et son sens comme marqueur d’une étape de plus dans l’émancipation de l’homme à l’égard des contraintes naturelles », avance Bernadette Bensaude-Vincent (2021, p. 37). Dans l’univers scientifique, les chercheurs anglophones, plus que leurs collègues francophones, n’hésitent pas à évoquer la génomique comme une étape indispensable pour introduire de nouveaux allèles actuellement inexistants dans les populations de vaches laitières (Berry et al., 2014). Selon Joel Ira Weller et ses collègues généticiens, cette approche conduit à une amélioration génétique toujours plus performante grâce au raccourcissement des intervalles de génération, et dans un avenir proche, il n’y a pas lieu de craindre un plateau de sélection (limite au progrès génétique liée à un épuisement de la variabilité génétique ou à l’existence de liens antagonistes entre les critères ciblés). Ils estiment également que ces applications novatrices chez les vaches laitières pourront une fois encore servir de modèle pour la sélection d’autres animaux (Weller et al., 2017).
Envisagée sous cet angle, la génomique appliquée à la sélection animale nous semble illustrer fidèlement l’interprétation déployée par Hartmut Rosa pour caractériser notre modernité tardive (Rosa, 2013). Dans une formule ramassée, « croissance-accélération-innovation », l’auteur souligne ce désir constant d’élargir l’horizon de ce qui est disponible, réalisable et accessible. Le monde peut et doit devenir toujours plus lisible :
« Je veux appeler l’approche « Triple A » de la bonne vie, de la manière moderne d’agir et d’être au monde qui vise à rendre les qualités et quantités de plus en plus disponibles, accessibles et réalisables2. » (Traduction des autrices [Rosa, 2017, p. 444])
L’identification des paramètres considérés comme les plus utiles à la conduite d’un troupeau est encore renforcée avec la mise en place en avril 2022 du Single Step. L’énorme puissance calculatoire détenue aujourd’hui permet en effet de collecter en routine toutes les informations (génomiques, performances et généalogie) de tous les animaux, mâles ou femelles, conservés ou éliminés dans la sélection. Cette maîtrise accrue s’inscrit dans un dispositif toujours plus opaque ne contenant plus ni passé, présent ou futur véritable. C’est la fabrique d’un temps abstrait, dénué de signification humaine et même animale…
Alors une question nous taraude : à travers cet élan, quelle place la sélection génomique accorde-t-elle à l’éleveur qu’elle doit à la fois servir et convaincre ? « Il ne faut pas qu’il se sente dévalorisé. Il faut qu’il internalise l’outil pour se faire encore plus plaisir… », entendons-nous lors d’un webinaire3. Pour H. Rosa, c’est au sujet moderne que revient l’obligation de réaliser les performances d’accroissement et d’innovation, lesquelles sont constamment susceptibles de perdre leur valeur, s’il néglige de les actualiser et de les accroître : « Quiconque renonce à titre individuel aux techniques destinées à gagner du temps en paie le prix par une désynchronisation partielle. La lenteur passe pour un signe d’arriération et de pauvreté » (Rosa, 2013, p. 195). La contrainte d’accroissement, l’urgence de garder sa place dans le monde viennent ainsi éroder toutes les niches où l’individu peut se sentir chez lui (Rosa, 2018), comme le suggère notre échange avec Jérôme, éleveur :
« Depuis qu’ils ont sorti leur truc génomique, on ne connaît plus un taureau. Le dernier sorti il y a six mois, il n’est déjà plus là…
– Vous êtes perdu ?
– À un moment donné, on fait confiance aux index, on donne des orientations et puis, c’est l’ordinateur qui fait l’accouplement…
– Vous avez perdu un peu ?
– De la fibre d’éleveur, oui…
– Dans le choix des taureaux ?
– Complètement. Ça, c’est la génomique qui l’a tué… »
Les résultats de l’application de la génomique à la sélection animale sont dès à présent mesurables et ses promesses toujours plus nombreuses. Néanmoins, après les avoir passés en revue, quelques généticiens s’interrogent :
« Qu’est-ce qui motive réellement cette recherche permanente de rapidité, d’efficacité, de compétitivité ? Est-ce, dans un monde de plus en plus globalisé, ouvert, dans lequel la compétition est toujours plus forte, une dynamique inéluctable à laquelle on ne pourrait se soustraire ? Qu’y gagne-t-on réellement, et qui y gagne vraiment ? Prend-on réellement en compte l’ensemble des conséquences induites ? Ce mouvement permanent, de plus en plus rapide, ne nous conduit-il pas à perdre de vue des dimensions importantes pour le développement de nos sociétés ? » (Le Roy et al., 2019 : 243)
Répondre à ces questions ne suppose-t-il pas un travail en soi, exigeant de sortir résolument de l’évidence massive du temps linéaire, de sa pensée unique et de son pas cadencé ?
L’élevage dans les plis du temps
Revenons alors au Jura où, au cours de nos entretiens, le temps mesuré et la quantification côtoient les temps vécus et racontés qui s’invitent dans les conversations et attirent notre attention sur les modes de tri que les éleveurs continuent à appliquer à leurs animaux, et plus largement au regard qu’ils portent sur eux.
Temps vécu : entre répétition et nouveauté, prévisibilité et indétermination
Dans l’élevage, prévaut la régularité des tâches quotidiennes de soin aux animaux, d’alimentation, de traite et de déplacements au pré puis de retour à l’étable. L’attention accompagne la sagacité du geste à venir : anticiper un comportement, détecter précocement une maladie, identifier les chaleurs, il faut prendre le temps d’observer :
« Ça fait partie de la vie, mais après si vous faites quelque chose d’imposé, automatiquement vous allez trouver ça barbant, parce que c’est vrai que quand vous avez un doute, faut être capable de rester ¼ h appuyé contre la barrière, pas faire de bruit, pas bouger et puis voir comment elle [la vache] va faire. Quand je dis ¼ h, c’est peut-être ½ h et puis c’est encore recommencer le soir et retourner un coup à midi pour qu’elles ne sachent pas à quelle heure on arrive et les surprendre… » (Laurent, un éleveur)
L’œil travaille en permanence sur l’indétermination de facteurs temporels et spatiaux. En dépit des charges de travail importantes, l’efficacité est dans la répétition ou le bon moment et selon certains, il s’agit d’un acte volontaire auquel il faut dédier une durée spécifique pour repérer des éléments précis, alors que pour d’autres, l’observation se fait à travers une attention flottante au gré des tâches (Mougenot et al., 2020).
Temps de la résonance (Rosa, 2018) ou de la synchronisation (Bensaude-Vincent, 2021), l’éleveur partage avec ses animaux des moments d’un « être ensemble » qui illustrent bien l’image du temps compagnon suggérée par Jean Chesneaux (1996). Le temps vécu est « simple » écrivait Henri Bergson, précisément parce que vécu par tous, fait de coexistences et de tensions, au cœur duquel chacun tente de garder son propre rythme en résistant à la mesure autant qu’à la paralysie des mots, empêchant que tout soit donné d’un seul coup :
« Il retarde, ou plutôt il est retardement. Il doit donc être élaboration. Ne serait-il pas alors véhicule de création et de choix ? L’existence du temps ne prouverait-elle pas qu’il y a de l’indétermination dans les choses ? » (Bergson, 1934, p. 114)
Hors des mesures, des calendriers, des horloges, ce sont des gestes, des hésitations autant que des silences (Bensa, 1997), un élan, un style à travers lesquels chacun se montre ou se cache. Réceptif au détail comme à l’incongru, le temps vécu articule le même (la répétition) et le nouveau (la création).
« Aujourd’hui, c’est ce qui fait aussi l’attrait de ce métier, c’est qu’il n’y a pas de règles générales, de trames pour que tout le monde travaille de la même façon. Et puis s’il n’y a pas 36 000 solutions, il y a encore un peu de choix et un peu de liberté même si au final, tout le monde a un même devoir, c’est d’essayer d’en vivre et de travailler le mieux possible économiquement… » (Jean-Pierre, un éleveur)
Quand les éleveurs évoquent leur travail, en particulier la sélection de leur troupeau, l’indétermination qui la caractérise prend régulièrement le pas sur la prévisibilité. Si nombre d’entre eux goûtent toujours à la satisfaction de voir une génisse devenir vache d’exception, la compétence investie et le plaisir de la surprise peuvent l’emporter sur la réussite. Or cette indétermination est, par nature, hétérogène, singulière et parfois même séduisante, ce qui pousse Laurent à prononcer un jugement sans appel sur la génomique :
« Aujourd’hui, on vêle des vaches issues de taureaux génomiques : elles rentrent toutes dans le moule, elles sont toutes correctes, mais on a perdu la toute bonne, celle dans laquelle on se mirait… Le plaisir… »
La perception réelle débordée par la vie était évoquée par H. Bergson en ces termes : « Cette durée que la science élimine, qu’il est difficile de concevoir et d’exprimer, on la sent, on la vit. Si nous cherchions ce qu’elle est ? » (Bergson, 1934, p. 7) Si les travaux de Bergson s’inscrivent assurément dans un autre contexte historique, il apparaît comme une figure majeure de la rébellion contre les propositions développées par certains philosophes et psychologues. À une présentation du temps vécu défini comme une série d’impressions ou d’instantanés, il oppose sa notion de durée ou de flux, celle d’un temps vécu nécessitant d’être façonné par des histoires et des récits (Taylor, 2022).
Temps raconté : la sélection, une histoire de familles humaines et animales
Évoquant son troupeau, Patrick l’ancre dans une relation familiale forte, une histoire au heureux hasard d’un taureau, coup de cœur de son grand-père, un animal qui par sa descendance a tenu toutes ses promesses jusqu’à aujourd’hui :
« Mon grand-père était un grand passionné de Montbéliardes. Avec des objectifs très précis, enfin, il a toujours voulu traire beaucoup de lait, avoir des belles vaches… […] Il choisissait son taureau en fonction de la vache le moment voulu. Ce n’est pas comme un éleveur, qui laisse le taureau en pâture avec les vaches et puis qui ne s’occupe de rien. Il contrôlait un peu les choses suivant les qualités du taureau et avec ce qu’il voyait. Puisqu’il avait déjà les résultats d’une vache, les origines du taureau, il y avait les caractères morphologiques qu’il voyait, les aplombs, la taille, des petites choses comme ça… C’était un peu les prémisses de la génétique, si on veut bien. […] Mon grand-père était allé à la foire à Besançon, il voit un taureau qui lui plaît beaucoup, il l’achète et à midi, ce taureau faisait le prix de championnat et il est à la base de tout notre troupeau. Il a laissé de superbes vaches, déjà très laitières avec beaucoup de qualités dans les mamelles, beaucoup de solidité. »
Le coup d’œil raconté par l’éleveur est un connecteur qui exploite les instants, enjambe les cycles de la vie et tisse des liens entre les générations humaines aussi bien qu’animales.
Entre le temps abstrait, inscrit dans des dispositifs toujours plus sophistiqués, mais ne contenant ni présent véritable ni signification humaine, et le temps vécu, subjectif, confus et parfois silencieux, le récit apparaît comme le « gardien du temps » (Ricœur, 1990). Son ressort principal est « la mise en intrigue », soit le croisement d’une multiplicité d’itinéraires possibles, ici ceux des hommes et des bêtes. Le récit assemble, il est entre les vivants et les choses, réunis par ce « mode configurant qui a en propre de placer des éléments dans un complexe unique et concret de relations » (Ricœur, 1983, p. 283). Les entretiens collectés dans le Jura sont autant d’histoires aussi obstinées que variées qui donnent aux vaches d’autres dimensions que celle de la mesure, des histoires au sein desquelles le génotypage n’est ni adopté ni rejeté en bloc. Pour Jean, sa vache la mieux génotypée est la fille de celle qu’il a reçue pour son mariage. Laurent fait samer4 ses meilleures bêtes pour confirmer son propre jugement et pratiquer ensuite des échanges d’embryons avec son voisin. Lionel « aime autant vêler [garder la génisse jusqu’à son premier vêlage] même si la SAM est mauvaise ». Il fait néanmoins génotyper toutes ses génisses pour remercier l’inséminateur « qui a aidé à redresser le troupeau hérité du père ». David de son côté se passionne pour la restauration des qualités écologiques de ses prairies, une orientation qu’il a imposée à ses associés, à son père notamment. En échange et alors que selon lui, « le génotypage ne change pas grand-chose », il accepte que l’ensemble du troupeau soit évalué, « pour voir ». De tels récits déploient un tissu de relations entre les éleveurs eux-mêmes et les techniciens, ils colorent leurs décisions en modérant la performance intrinsèque de l’innovation génomique que les statistiques avancent5.
L’espoir de sélectionner un bon et beau troupeau dans des conditions économiques favorables est évidemment partagé par tous et aujourd’hui, les acteurs de l’élevage ont largement mis le pied dans un monde où tout peut être mis en chiffres et finançable, poste par poste, de manière immédiate et univoque. Cependant, les histoires partagées témoignent aussi des attachements à des collectifs à géométrie variable qui gardent encore un rôle essentiel. Les comices agricoles notamment, plébiscités dans le Jura et surtout dans le Doubs, s’avèrent être des lieux de mémoire où les vaches Gracieuse, Nougatine ou Puce en haut du palmarès 2022 prolongent une galerie de portraits humains et animaux. Les concours d’animaux restent ces événements mâtinés de recherche esthétique et d’excellence professionnelle. Leurs évocations constituent les expressions les plus visibles des histoires de lignées de vaches et de familles d’éleveurs passionnées par leur métier.
Hésitations et écarts face à la ligne du progrès
Mais jusqu’à quand ces récits « gardiens du temps » (Ricœur, 1983) résisteront-ils ? L’option narrative permet un décentrement (Bensaude-Vincent, 2021). Elle suggère « une multitude de situations, réinterprétées, réorganisées qui chacune raconte et écoute des contextes sociaux changeants » (De Peuter, 1998, p. 45). Ceux de nos interlocuteurs en sont une illustration. Avec Jean-Pierre notamment, quand il expose le détail de son exploitation à travers des chiffres et les priorités affirmées par la zootechnie et l’économie :
« Donc, vous essayez d’avoir un taureau encore plus haut que l’index de l’individu que vous inséminez… On a de plus en plus envie d’avoir la nouvelle gamme, d’avoir… des nouveaux produits… »
Pour lui, comme pour tous les éleveurs que nous rencontrons, l’important est « ce qui rentre dans le tank à lait ». Mais les proches de Jean-Pierre affirment aussi qu’il « raisonne comme ses vaches ». Sans pathos et pourtant plein d’empathie, il évoque devant nous comment il travaille avec ses bêtes, dont il découvre les compétences et performances au fur et à mesure de ses interactions dans le troupeau. Pour les conduire, « le visuel » doit être complètement associé à une « bonne connaissance des souches ». Jean-Pierre prépare encore tous les accouplements lui-même sans aide de la génomique qui représente seulement selon lui « des promesses dont on oublie de dire quand elles se réaliseront » :
« Dans un troupeau, la vache parfaite on l’a pas… […] Ce sont des êtres vivants à part entière de toute façon… […] Les vaches sont comme les gens… C’est pas parce qu’elles ont un défaut qu’elles ne sont pas bonnes… »
Envie d’être partie prenante de la modernité, nécessité économique, plaisir du travail avec un animal doté de ses propres qualités et défauts, tout cela se mélange également dans les propos de Pierre, conseiller, qui commence par vanter les bénéfices de la génomique, dont certains sont déjà acquis, et d’autres attendus dans un avenir proche. Pourtant, dans le fil de la conversation, il se recentre soudain sur une posture de proximité avec l’éleveur :
« Ce qui fait ton plaisir, tes actes de décision… Ça ne doit pas être l’algorithme qui fasse tes décisions, qui te fasse garder ou pas une vache… Mais on n’en est pas loin, hein ? Et moi, je m’inscris en faux là-dessus… Il peut t’aider, l’algorithme… Mais si c’est cette vache-là que t’aime bien… Parce que c’est elle qui emmène le troupeau au pâturage… Elle te fait un veau par an sans problème et elle ne tape pas quand tu la trais et que tu l’aimes… Ah, ben tu la gardes… ».
Les apparentes contradictions dépliées dans les récits ne sont pas des défauts logiques, plutôt des redoublements d’intensité, des hésitations face à la voie unique du progrès, voire des critiques balbutiantes. Et dans les propos que nous enregistrons, le recentrage sur l’animal s’esquisse régulièrement comme par effraction :
« C’est pourtant aussi le plaisir des gens à travailler autour de la vache. À nous d’aller les voir et de les écouter. Faut laisser cette passion-là aussi et pas être que derrière les chiffres bruts. Évidemment, on essaie de réorienter la chose, mais on se laisse toujours un petit pan de… quand même d’humain et de ressenti là-dedans… ».
La manière dont cette remarque est partagée en toute dernière minute d’un échange en entreprise contraste avec la force de son affirmation : être humain dans l’élevage, c’est éprouver la passion d’un travail avec le vivant non humain…
Que deviennent alors ces « liens entre vaches et gens, en termes de modes de vie et de rythmes biologiques », tels que les a pensés Bertrand Vissac il y a près de 20 ans ? Ne sont-ils pas eux aussi embarqués dans les incohérences et les réconciliations obligées ? Si les éleveurs peuvent être convaincus par les avantages des dispositifs techniques susceptibles de réduire toujours plus l’intervalle entre les générations et d’accélérer les bénéfices génétiques, ils trouvent également le sens de leur métier dans les rythmes (encore presque) naturels du vivant. Plutôt que d’être une limite à la vitesse, ceux-ci constituent la base solide de leur compétence professionnelle déployée en interaction avec les animaux. À travers le moment présent, la carrière de la vache et les lignées dont elle est issue, le temps fait quelque chose. Pour les éleveurs, la proposition de génotypage rencontre des histoires pétries de travail, de nécessités et de désirs, dans des espaces où le futur se dessine parmi des alliances, des hésitations, en somme des compromis.
Apprivoiser le temps et faire confiance aux vaches
L’élevage est une activité enracinée dans le temps, faite de rythmes, de variations climatiques, de cycles, d’interventions au bon moment, puis d’attentes (Lericollais et Milleville, 1997). Certaines études montrent que même dans des sociétés frugales, les humains se projetaient déjà dans l’amélioration de leurs troupeaux. En Occident, les prémices de la modernité se traduisent aussi dans la sélection des bêtes et après 1945, c’est d’une véritable accélération dont il faut parler pour la caractériser, de sauts d’échelle marquant successivement les derniers épisodes de l’élevage français (Cornu, 2016). La génétique en plein développement est mise au service du projet modernisateur pour passer d’un tri empirique à une sélection validée par la démarche scientifique à l’appui des progrès technologiques. Comme le remarquent Frédéric Goulet et Dominique Vinck (2012), la technicisation repose régulièrement sur l’ajout de dispositifs techniques et très rarement sur leur retrait. Dans l’élevage de précision, ce sont des artefacts qui s’additionnent les uns aux autres, une tendance qui participe de manière significative à la recomposition des métiers. La diffusion récente de la génomique appliquée à la sélection animale correspond à un grand pas supplémentaire dans son articulation avec le monde des technosciences et ces changements illustrent incontestablement les travaux qui démontent les ressorts de l’accélération (Rosa, 2013 ; Bensaude-Vincent, 2021). De plus, le discours qui les accompagne présente toutes les caractéristiques des promesses technoscientifiques. Il s’appuie sur le traitement de données incommensurables, des subtilités de calcul qui constituent des boîtes noires dont sont issues des informations déconnectées des ressources biologiques (Chavinskaia, 2022). La marchandisation et la globalisation qui allongent les chaînes d’interdépendance contractent le temps et créent un état de nécessité tourné vers un futur déterminé par les outils technoscientifiques. « Le futur colonise le présent » (Joly, 2015, p. 2), une fuite en avant sans égard pour la liberté d’imaginer encore plusieurs scénarios. La génomique appliquée à la sélection animale tend à écraser l’épaisseur du temps et à effacer toutes les histoires qui l’accompagnent.
Dans son ouvrage sur la vache globale (Holstein), Lidia Chavinskaia affirme n’avoir repéré aucun doute, aucune crainte à propos de la « révolution » génomique, à l’exception des réserves que pose en 2018 le généticien J.-M. Elsen (Chavinskaia, 2022, p. 57 ; Elsen, 2018). Pour évoquer cette innovation, le parti que nous avons choisi consiste à l’examiner à l’aune du temps, à en déplier la complexité en donnant la priorité à l’observation des pratiques et aux mots qui les accompagnent. Notre enquête montre que la génomique peut susciter chez les éleveurs des hésitations ou des formes de résistance difficiles à identifier, adoptant des voies multiples, le plus souvent ignorées et toujours engagées au cœur des cycles du vivant. Aujourd’hui, il n’est pas rare d’entendre de la part des éleveurs qu’il reste essentiel de « faire confiance aux bêtes quand elles ont fait leur veau, qu’elles ont vêlé chez nous ! ». Mais ce choix est à l’exact opposé du génotypage précoce préconisé par les généticiens pour un tri rapide des femelles. Alors que le temps renvoie à la mesure, la durée doit être envisagée comme un flux ininterrompu de temporalités (Giroux, 2021), des temporalités vécues et racontées, associant les humains et les choses et pour nous, les animaux. Le coup d’œil déployé par les éleveurs s’avère être un bel exemple permettant d’éluder la « flèche du temps » (Bensaude-Vincent, 2021). Mais la particularité de ce savoir-faire est aussi qu’il ne peut s’apprendre que dans l’expérience en interaction avec le vivant non-humain. Quel sera alors son devenir face à une technologie réputée pour rendre le monde toujours plus disponible, d’une manière la plus immédiate possible ? Comment être partie prenante de la modernité, gagner sa vie de manière satisfaisante, tout en se réjouissant d’un travail exercé en lien avec les animaux ? Les éleveurs expriment là une forme d’ambivalence vitale qui permet de vivre le présent et se projeter dans le futur en se créant un espace où composer avec le passé. Pour témoigner de ces manières d’être au monde, dans un contexte marqué par la crise écologique globale et la remise en cause profonde du temps du progrès dont elle est porteuse, le temps vécu nous apparaît comme un fil rouge, frêle mais néanmoins crucial qui permet de faire entendre un regard critique sur la perspective binaire d’un avenir radieux ou d’une catastrophe imminente. Il oblige à penser une multiplicité de rythmes dans laquelle le vivant non-humain offre un ancrage temporel constitutif de l’humanité.
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