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Nat. Sci. Soc.
Volume 31, Number 1, Janvier/Mars 2023
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Page(s) | 120 - 141 | |
Section | Repères – Events & books | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2023025 | |
Published online | 26 June 2023 |
Ouvrages en débat
La vache globale. La génétique dans l’industrialisation du vivant
Lidia Chavinskaia
Quæ, 2022, 191 p.
La vache globale, c’est l’histoire de la sélection des bovins laitiers, largement illustrée par l’exemple de la race Holstein. Originaire des zones herbagères du nord des Pays-Bas (Frise) et de l’Allemagne (Holstein), exportée en Amérique du Nord par les Néerlandais jusqu’à la fin du XIXe siècle, cette race va devenir outre-Atlantique le modèle idéal pour le développement des technologies modernes de l’élevage laitier au niveau mondial. Ainsi retrouve-t-on les mêmes grands troupeaux avec le même type de vache, d’alimentation, de logement et de traite, aux États-Unis, en Europe de l’Est, en Afrique du Sud ou en Chine. Comment en est-on arrivé là ? Le livre de Lidia Chavinskaia (SupBiotech, laboratoire interdisciplinaire Sciences Innovations Sociétés, LISIS), issu de sa thèse sur le même thème, nous permet de suivre les différentes étapes de la trajectoire génétique de la race Holstein, entre technoscience, économie et politique, qui aboutit à cette « vache globale » souvent synonyme de « hors-sol ».
Dans la première partie du livre, l’auteure nous montre comment une race bovine peut passer d’un bien commun défini par concertation entre éleveurs d’une même région en un standard industriel où la vache devient une machine à produire toujours plus et ce d’autant plus que la performance se mesure chaque jour en litres de lait vendus. Mais c’est le taureau qui est le vrai démultiplicateur du progrès génétique, notamment via l’insémination artificielle. Grâce aux techniques de congélation du sperme qui permettent le stockage et le transport, on peut démultiplier considérablement sa diffusion dans le pays, voire dans le monde pour les meilleurs reproducteurs. Dans les premiers chapitres de ce livre, l’auteure nous rappelle comment on estimait la valeur génétique laitière d’un taureau depuis les années 1960, pour développer ensuite le tournant majeur apporté par la sélection génomique à la fin des années 2000.
Pour une race laitière comme la Holstein, la valeur génétique d’un taureau est évaluée au travers des performances de ses filles en première lactation : ce qui demande 5 ans a minima et une centaine de filles contrôlées pour obtenir une estimation suffisamment précise. Ce processus d’épreuve de la descendance (ou testage) est long et complexe, car il s’agit de noter non seulement la production et les taux de matière protéique et de matière grasse, mais aussi les aspects de santé et de reproduction, la facilité de vêlage, la morphologie, les aplombs et la mamelle, tout cela avec des méthodes à standardiser ! La valeur génétique laitière d’un taureau sera estimée par l’écart entre la moyenne de la production de ses filles et la moyenne de production de la population, mais à corriger de l’effet du milieu ! C’est là que les difficultés commencent, vu la diversité des pratiques de l’alimentation et de la conduite des troupeaux, sans oublier les interactions entre génotype et milieu ! Tout cela est résumé sur les catalogues des centres d’insémination artificielle (CIA) sous forme de quatre index numériques (global, production, physiologie, conformation) avec leur coefficient de détermination. Même en se limitant à cette présentation très simplifiée, on comprend que c’est non seulement un processus lourd et coûteux mais aussi qu’il y a beaucoup de conventions de calcul et qu’il est impératif de standardiser les méthodes pour pouvoir comparer les taureaux entre CIA et entre pays.
C’est ainsi qu’est né le projet de création d’un service international d’harmonisation des méthodes d’évaluation génétique des bovins laitiers, appelé Interbull, ainsi que d’un centre de calcul dédié au classement des taureaux, quelle que soit leur provenance. Ce projet a été porté par un groupe de chercheurs généticiens français et européens partageant les mêmes convictions, situant l’évaluation génétique comme un bien commun, et justifiant pour cette raison le soutien des pouvoirs publics. Et c’est la Holstein qui va être au cœur de ce projet, du fait de ses effectifs et de bases de référence différentes conduisant à des index américains très supérieurs aux index européens. L’harmonisation sera laborieuse car, là aussi, il faudra calculer l’interaction génotype x milieu dans des contextes physiques et socioéconomiques très différents. Le modèle devient plus complexe mais aboutira néanmoins, se traduisant par l’estimation d’un « effet pays » pour une évaluation internationale (MACE). L’auteure nous montre aussi comment ce centre de calcul devient un lieu de pouvoir pour les réseaux sociotechniques. Basé en Suède, travaillant avec 34 pays et traitant les données de 28 millions d’animaux de six races laitières, c’est le « big data hub », qui, bien que soucieux d’une certaine diversité de races, va plutôt conforter l’hégémonie de la Holstein au niveau mondial en raison de ses performances laitières et de sa facilité de traite, deux critères majeurs pour les éleveurs.
L’arrivée de la génomique, au début des années 2000, va bouleverser complètement cette formidable organisation génétique internationale, à la fois dans son pilotage et dans ses finalités. En utilisant une carte de marqueurs moléculaires couvrant l’ensemble des chromosomes, il est possible d’estimer directement la valeur génétique des taureaux, sans passer par le contrôle des performances sur leur descendance. Cela permet d’accélérer considérablement le progrès génétique tout en réduisant d’autant les coûts : au lieu d’avoir un taureau testé au bout de 5 ans, on a un taureau évalué à l’âge de 3 mois, avec une précision un peu moindre pour les caractères laitiers mais bien plus élevée pour les caractères faiblement héritables comme ceux liés à la reproduction. Telle est la promesse technoscientifique qui disqualifie non seulement l’épreuve de la descendance, mais aussi les voies alternatives comme le transfert d’embryons. C’est la commercialisation, en 2008, d’une « puce génomique » regroupant l’information de 54 000 marqueurs bovins mis dans le domaine public par la recherche américaine (United States Department of Agriculture, USDA) qui va permettre de lancer cette « révolution génomique ». Mais pour asseoir la crédibilité de cette innovation il faut aussi pouvoir disposer d’une population de référence, contrôlée en amont, composée de taureaux génotypés et dont on connaît le phénotype d’un grand nombre de filles. Ainsi, ce sont les CIA qui vont pouvoir investir massivement dans le génotypage des taureaux et qui deviennent alors les propriétaires exclusifs et concurrents pour ces informations stratégiques. Dès 2008, pour élargir leur population de référence, les CIA Holstein des États-Unis s’associent aux Canadiens. En réponse, des pays européens dont la France forment le consortium EuroGenomics. Ainsi, le pilotage de la sélection passe discrètement du domaine public en cogestion avec la profession au secteur privé, attirant de nouveaux investisseurs internationaux, notamment dans le secteur du médicament vétérinaire ou de la chimie, comme dans le secteur végétal.
Cependant, pour les chercheurs qui ont porté le projet Interbull, la génomique et la privatisation d’une partie des données ne devraient pas être antinomiques avec le maintien de règles internationales communes. Ils proposent un aménagement du dispositif de mise en commun des valeurs génétiques (MACE) pour intégrer les valeurs génomiques (GMACE). Mais la précision de l’évaluation se révèle moindre et l’adhésion des partenaires économiques est réservée, ce d’autant plus que les Américains ne veulent pas partager leurs bases de données des index génomiques, désormais privées ! Et l’ancienne rivalité États-Unis/Europe, masquée un temps par Interbull, s’est réactivée.
Le consortium EuroGenomics a réussi néanmoins à organiser un partage des données entre tous ses membres avec une partie commune, assez large, et une partie privée pour pouvoir se différencier entre centres concurrents. En race Brune des Alpes où il n’y a pas de pays hégémonique et des effectifs plus limités, la coopération entre pays s’impose plus facilement et le traitement des données est confié à Interbull. Dans le même esprit, les petits pays européens sont en train de monter un nouveau consortium qui devrait leur permettre de préserver leur autonomie en mutualisant une partie de leurs données. À travers ces exemples, l’auteure nous montre que de nouvelles formes d’organisation se créent autour de stratégies de « coopétition » (coopération-compétition) d’opportunité dans un contexte en pleine restructuration. Le règlement zootechnique européen 2016/1012 plaide également en faveur d’une harmonisation des systèmes nationaux, mais en s’alignant de fait sur le modèle concurrentiel américain !
Pour les pays en développement, où la demande en protéines animales est en forte croissance, l’auteure s’interroge sur l’intérêt de ces nouvelles technologies. Si leurs gouvernements peuvent être séduits par les discours des sociétés de sélection, la désillusion risque d’être forte sur le terrain. Si la Holstein est vendue avec tout le paquet technologique (alimentation, logement, traite…), tout devrait bien se passer puisqu’on artificialise le milieu pour le hisser au niveau du potentiel de la vache. En revanche, lorsque la vache doit chercher sa nourriture sur de maigres parcours ou se contenter de coproduits de culture comme en Inde, il est évident que ces technologies ne sont pas adaptées. Les exemples choisis par l’auteure le montrent très clairement, notamment celui portant sur l’Afrique du Sud où l’on trouve les deux types d’élevage. C’est encore plus vrai dans des milieux plus difficiles d’Afrique et d’Asie qui concernent encore des centaines de millions de petits paysans-éleveurs, et où les races locales multifonctionnelles, souvent à faible production laitière mais à forte marge de progrès, restent bien mieux adaptées. Ainsi, pour une majorité d’éleveurs de par le monde, la question du lien entre la vache et son milieu-territoire, celle de « la vache locale », redevient centrale, loin de la technoscience, de la logique industrielle et de celle du marché.
Pour bon nombre d’agro-zootechniciens dont je fais partie, ce livre, provocateur par son titre et son contenu, pose les bonnes questions au bon moment. La génétique laitière est restée trop longtemps un monde à part avec ses codes, ses règles, ses méthodes et ses certitudes, selon un modèle identique en Europe et en Amérique du Nord, exacerbant la concurrence. Ce livre nous permet de comprendre son organisation nationale et internationale, avec un double éclairage : interne avec la grande famille de la génétique qui a accompagné l’auteure dans son enquête, et externe avec le regard de la sociologue des sciences et techniques exerçant son analyse critique sur ce secteur, avec bienveillance pour les hommes mais sans complaisance pour les orientations. L’auteure nous montre pourquoi et comment s’est construit Interbull, la superstructure de coordination internationale pilotée comme un bien public. Puis pourquoi et comment la génomique va bouleverser le fonctionnement de cette institution mais aussi le métier des chercheurs-généticiens qui, pour faire court, vont basculer de la paillasse à l’ordinateur. Et aussi comment les CIA, aux fonctions élargies et rebaptisés, deviennent les vrais pilotes d’une sélection animale de plus en plus privée et concentrée, suivant l’exemple des monogastriques ignorant la diversité des milieux.
Il reste bien des questions en suspens sur les bouleversements induits par ces innovations technologiques. Cependant, à mon avis, l’interpellation majeure de ce livre porte moins sur les conséquences de la révolution génomique que sur la place de la vache dans son milieu agroécologique. Depuis l’après-guerre, c’est la vache Holstein nourrie à l’auge qui est devenue le modèle de la production laitière moderne un peu partout dans le monde, notamment aux États-Unis et en Chine où les troupeaux à plus de mille vaches font près des deux tiers de la collecte laitière. Et ce livre nous montre comment la génétique y a contribué. Même en Europe, ce modèle Holstein-maïs-soja s’est largement diffusé et montre ses limites aujourd’hui : environnementales et sociales, pour le bien-être des vaches et celui des éleveurs. La vache étant un herbivore et la prairie présentant un grand nombre d’atouts pour la qualité des produits, l’environnement, le stockage de carbone, la biodiversité, le paysage, il me semble urgent, en accord avec L. Chavinskaia, de repenser le couple vache-prairie en choisissant le type de vache d’abord en fonction des ressources prairiales et pastorales locales. Donc en renonçant à nos rêves de fausse modernité avec des « machines à lait » en milieu artificialisé, modèle tiré par le grand marché, sourd aux dégâts sociaux et environnementaux, sous prétexte de nourrir le monde.
André Pflimlin
(Académie d’agriculture de France, Section Élevage, Paris, France)
pflimlin.andr@orange.fr
La transition agroécologique. Quelles perspectives en France et ailleurs dans le monde ?
Bernard Hubert, Denis Couvet (Eds)
Presses des Mines, 2021. Tome 1 : 259 p. ; tome 2 : 185 p.
Agroecological transitions, between determinist and open-ended visions
Claire Lamine, Danièle Magda, Marta Rivera-Ferre, Terry Marsden (Eds)
Peter Lang, 2021, 312 p.
Le débat sur la transition agroécologique (TAE) des systèmes alimentaires reste intense au niveau international
Les « systèmes alimentaires » englobent un vaste ensemble d’acteurs et d’activités, depuis la production, la transformation et la distribution jusqu’à la consommation des produits agricoles et alimentaires. Leur immense diversité résulte du climat, des ressources et de l’histoire des espaces et des sociétés dans lesquels ils se sont développés et pour lesquels ils constituent la matrice fondamentale ; ils répondent non seulement à leurs besoins physiologiques de base mais contribuent aussi à nombre de fonctions sociales, économiques, environnementales et culturelles.
Ces systèmes alimentaires sont menacés par des défis croissants qui s’accumulent : dégradations environnementales irréversibles, raréfaction des ressources, incapacité à fournir au plus grand nombre une nourriture saine et suffisante, changements climatiques, concentrations des pouvoirs et iniquités patentes… Ces défis se déclinent, bien sûr, selon la grande diversité des contextes locaux mais ils sont largement partagés et la plupart se consolident dangereusement au niveau global. Malgré l’urgence de ces défis et leur nature systémique, la nécessité de changements radicaux continue à faire l’objet de débats acerbes à travers le monde.
On pourrait croire qu’appeler à une transition agroécologique relève du simple bon sens. Qui, en effet, peut contester le constat que les systèmes alimentaires aujourd’hui ne parviennent pas à nourrir correctement l’humanité ? Qui peut nier aujourd’hui l’urgence cruciale de réconcilier les activités humaines et le bon fonctionnement des écosystèmes ? S’il semble difficile de contester le diagnostic, on peut, bien sûr, débattre et s’opposer sur l’ordonnance, sur les voies de changements.
Ce débat existe à de multiples niveaux en commençant par les choix techniques des producteurs, le comportement des consommateurs, la mise en place de politiques publiques au niveau national jusqu’aux accords multilatéraux régissant le commerce des produits agricoles. Mais ce débat est clairement piégé par les mots et en particulier par le mot agroécologie. Si ce mot recouvre des réalités bien définies à des niveaux locaux, il a fallu presqu’une décade d’efforts et une série de colloques continentaux dans le cadre de la FAO pour établir une définition des principes de l’agroécologie qui rassemblent toute la richesse et la complexité de ce mot. Deux ouvrages publiés en 2021, venant de collectifs distincts, précisent bien les termes du débat.
Un ouvrage de référence de l’Académie d’agriculture sur la transition agroécologique
L’Académie d’agriculture de France ne pouvait pas rester muette dans ce débat et a publié un ouvrage en deux tomes, judicieusement intitulé La transition agroécologique. Quelles perspectives en France et dans le monde ? Sous la direction de Bernard Hubert et Denis Couvet, préfacé par Marion Guillou et postfacé par Michel Griffon, cet ouvrage a réuni près de 60 auteurs essentiellement français. Le titre est judicieux car, plus qu’un énième traité sur l’agroécologie, l’ouvrage a l’ambition d’aborder les multiples voies de cette transition agroécologique, transformation de l’agriculture et des systèmes alimentaires dans leur ensemble vers plus de durabilité économique, sociale et environnementale.
La première partie résume l’histoire, en France et ailleurs dans le monde, du concept d’agroécologie et montre comment cette histoire converge vers une définition – ou plutôt une délimitation sur la base d’un ensemble de principes plus précis par la FAO puis le HLPE1 – de ce concept lourdement polysémique.
La seconde partie revient sur la genèse « des ruptures dans les pensées agronomiques et politiques », des difficultés et des oppositions qui ont jalonné ce cheminement, en particulier le véritable saut conceptuel que constitue – singulièrement pour les agronomes – l’agroécologie. Les difficultés méthodologiques que connaissent les scientifiques et les politiques pour aborder ces questions illustrent l’importance du saut. Cette partie questionne d’ailleurs la notion de transition, et parle plus de rupture, de transformation ou même de révolution.
La troisième partie, en quatre chapitres assez courts, aborde quelques-uns des leviers de la transition agroécologique : la probable cohabitation du modèle agro-industriel et de systèmes territorialisés, que ce soit pour les grandes filières végétales ou pour l’élevage, les outils de l’écologie permettant de mieux tirer parti des services écosystémiques en agriculture et la mobilisation du potentiel biotique du sol, y compris des microorganismes.
La quatrième partie traite de la stratégie des différents acteurs des systèmes alimentaires, de leurs antagonismes et de leur appétence pour les innovations. Tout cela aboutit à s’interroger sur la capacité des politiques publiques à faire avancer la transition agroécologique. La réflexion se situe essentiellement à l’échelle de la France, à part un petit détour dans le chapitre 18 par les outils de la politique européenne.
La cinquième partie conclut d’une certaine façon l’analyse en se focalisant sur les systèmes d’innovation et en prônant une profonde recomposition du jeu des différents acteurs – producteurs, industriels, scientifiques, politiques, consommateurs… – pour espérer générer une véritable transition agroécologique. Il s’agit d’élargir la palette des innovations basées sur un raisonnement systémique, la combinaison des savoirs, des méthodes de conception participative, les apports de l’écologie, et de favoriser de nouvelles formes d’intermédiation entre acteurs.
Au total, l’ouvrage distingue assez bien la transition agroécologique de l’agroécologie per se. Autant l’exigence d’une transition agroécologique, aspiration à mieux combiner les activités humaines et la nature peut rapidement faire l’unanimité comme mot d’ordre, et donc se révéler in fine assez vague, autant l’agroécologie en tant que moyen pour générer cette transition est loin de faire consensus, même si sa « définition politique globale » s’est précisée. Les 10 éléments de la FAO ou les 13 principes du HLPE2 appliqués de façon spécifique aux différentes activités des systèmes alimentaires dans différentes régions du monde génèrent ainsi d’innombrables chemins pour cette transition. Certains principes sont assez simples à appliquer aux pratiques (diversification, bouclage des cycles…), tandis que d’autres sont bien plus problématiques (équité, participation…). Les débats sont donc loin, très loin de déboucher sur des feuilles de route sur ce qu’il convient de faire, et c’est sur ce point que le second ouvrage clarifie les choses.
Un ouvrage sur la véritable nature des changements nécessaires à la transition agroécologique sur la base de multiples exemples concrets
Ce second ouvrage, en anglais et qui a mobilisé plus de 50 auteurs quasi exclusivement français, aborde les différentes façons de considérer les changements indispensables à la transition agroécologique. Il explore les liens profonds existant entre les acteurs de cette transition, essentiels à comprendre si on veut agir pour que ces changements adviennent. L’ouvrage inscrit son analyse dans deux perspectives « idéal-types », deux « ontologies » contrastées : l’une déterministe (deterministic), qui considère que les objectifs, les voies et les moyens des changements doivent être prédéfinis avant l’action, et l’autre, « ouverte » (open-ended), selon laquelle ceux-ci doivent être définis et ajustés chemin faisant, même si l’objectif général est explicite, pour prendre en compte la complexité et les incertitudes et pour pouvoir faire face à des changements de stratégies d’acteurs. La perspective déterministe est clairement dominante dans le monde occidental, plus largement dans le monde centré sur les technosciences : on définit où on veut aller, puis on analyse comment y aller et on déroule enfin le plan d’action. Pour ce faire, on doit réduire la complexité des situations et la recherche scientifique est là pour diminuer l’incertitude. La thèse des auteurs est que cette perspective s’applique mal à la transition agroécologique.
Ce faisant, cet ouvrage clarifie utilement ce mot-valise de « transition » car toute situation présente vit une transition entre un état précédent et un état à venir. La question qui se pose est de comprendre les changements qu’une transition agroécologique implique et de savoir si on peut les piloter vers des objectifs précis. Ainsi, l’autre sujet en toile de fond de l’ouvrage est la question du contrôle des changements. À trop vouloir mobiliser, on en arrive souvent à simplifier les réalités pour lancer des mots d’ordre, des injonctions sur la base de récits séduisants : les changements résulteraient simplement d’une combinaison heureuse de technologies et de politiques publiques adaptées ! En fait, il semble clair qu’il n’y a pas à proprement parler de pilote des systèmes alimentaires du monde qui rendrait possible le contrôle de cette transition. L’idée que la transition agroécologique peut se piloter serait donc un leurre et les changements qu’on observe sont le résultat des rapports de pouvoir ou d’influence fortement asymétriques, bénéficiant plus à certains acteurs qu’à d’autres. De là l’importance de la participation de tous les acteurs dans l’élaboration d’un futur souhaitable.
Par ailleurs, et on ne le dit jamais assez, l’agroécologie, comme vecteur de la transition agroécologique, n’est pas une réalité unique ; c’est l’application différentiée selon les lieux et les acteurs d’une série de principes. Ce peut être un mot d’ordre utile, mais cela ne décrit pas un plan d’action. Pour l’agroécologie, les changements sont au moins autant dans l’invention de nouveaux processus sociopolitiques que dans les innovations technologiques ; il ne saurait donc y avoir de conception binaire des changements ou simpliste de « mise à l’échelle » comme on peut l’imaginer pour les innovations conventionnelles. L’agroécologie doit être réinventée dans chaque contexte. Et cela renvoie à l’utilité de la science et surtout à la façon dont celle-ci peut contribuer à de nouvelles formes de gouvernance du changement, de façon participative avec les acteurs.
L’ouvrage explore ces questions sur la base d’une dizaine d’études de cas liés à la transition agroécologique. Très diversifiés, ceux-ci touchent à la création variétale (vigne pour les vins du Languedoc et de Provence, pêches et abricots), à la transformation territoriale (Provence verte, dunes littorales en Italie, Flandres, communautés urbaines de Mirecourt Dompaire), aux politiques publiques permettant de mieux orchestrer les acteurs, à l’enseignement agricole, à la façon dont nous anticipons le futur, les systèmes de production végétale intégrant l’animal, y compris l’agropastoralisme. Dans chaque cas, les auteurs analysent la façon dont les processus s’inscrivent dans l’une ou l’autre des perspectives – déterministe ou ouverte – aux différentes étapes de l’action.
L’ouvrage conclut avec trois chapitres transverses : le recours à différents modèles de justice, y compris de façon normative, pour mener cette transition ; l’importance de l’histoire locale pour façonner les récits de la transition et des apprentissages possibles entre situations ; et enfin, la rhétorique de l’agroécologie et la portée stratégique des récits qui la portent.
La conclusion de ces explorations est qu’il convient probablement de naviguer dans la tension entre les deux perspectives – déterministe et ouverte – et de ménager des combinaisons de référencements à l’une ou l’autre d’entre elles à différentes étapes de l’action. Les auteurs estiment cependant que nous ne sommes pas bien armés, en termes de concepts ou d’outils, pour cette navigation et que le défi central reste d’associer l’ensemble des acteurs aux différentes étapes de la transition – singulièrement pour définir ensemble un futur souhaitable – sans se perdre dans la complexité d’une approche systémique trop large. Ces deux ouvrages concentrent leur analyse sur la situation française mais leur portée va bien au-delà, dans le sens où ils reposent clairement les termes d’un débat qui se déroule dans toutes les régions du monde.
Atouts et faiblesses de la France dans cet enjeu de l’agroécologie
Avec sa loi d’orientation agricole de 2014, la France est devenue un des premiers pays à promouvoir la transition agroécologique de son agriculture au travers d’une politique publique cohérente. Cette loi, qui présente une agroécologie « à la française » visant essentiellement la production agricole et insistant plus sur les principes écologiques que sur les principes sociaux, a fait de la France un avocat de poids dans le débat politique international sur l’agriculture. Son influence au plus haut niveau dans les fora multilatéraux a alors permis de lancer des dynamiques remarquables comme la prise en compte de l’agroécologie et la création du groupe des pays amis de l’agroécologie à la FAO où la France a été réellement catalyseur. Ses institutions de recherche ont activement relayé cette influence au niveau scientifique (présidence du HLPE, activisme au sein du CGIAR3, fondation de la TPP4…).
Pour autant, l’agroécologie en France n’est pas acceptée et promue à tous les niveaux ou par tous les acteurs des systèmes agroalimentaires, ce qui génère des ambiguïtés, voire des contradictions dans les politiques publiques. Comme on peut le constater avec les maigres acquis dans la refonte de la politique agricole commune de l’Union européenne (malgré le Pacte vert de la Communauté européenne), l’échec relatif du programme Ecophyto ou la faible ambition des États généraux de l’alimentation. Ces deux ouvrages permettent de bien recaler les éléments du débat et de nourrir l’influence internationale de la France dans ce débat.
Étienne Hainzelin
(Chercheur émérite, Cirad, Ottawa, Canada)etienne.hainzelin@cirad.fr
Deux lectures d’un même ouvrage Demain, une Europe agroécologique. Se nourrir sans pesticides, faire revivre la biodiversité
Xavier Poux, Pierre-Marie Aubert
Actes Sud, 2021, 301 p.
Alors que se multiplient les catastrophes climatiques et écologiques dues à notre mode d’habiter la planète, il est de première importance de penser un autre monde, et en premier lieu à une transformation radicale du système alimentaire mondial.
« Voici donc venue l’heure de l’agroécologie ». La première phrase de la préface d’Olivier de Schutter donne le ton de Demain, une Europe agroécologique. L’ouvrage explore de manière pédagogique et vivante, avec de nombreux encadrés synthétiques et de jolies illustrations inattendues, les résultats du scénario prospectif TYFA (Ten Years for Agroecology5) élaboré par les mêmes auteurs sous la houlette de l’IDDRI : 10 ans pour amorcer la trajectoire qui permettra de remplir les engagements de l’accord de Paris à l’horizon 2050.
Il ne s’agit pas d’une utopie, mais d’une approche scientifique et sociopolitique d’un système complexe aux multiples paramètres. Les principes de l’agroécologie, croisement des sciences agronomiques et de l’écologie, reposent sur l’observation de la diversité de la nature et permettent d’envisager un autre futur6.
Le scénario repose sur des hypothèses agronomiques (bouclage de la fertilité azotée, intégration de la variabilité des processus biologiques), écologiques (suppression des produits phytosanitaires et fertilisants chimiques avec réduction des émissions de gaz à effet de serre), mais aussi nutritionnelles (alimentation variée et saine). Il implique également les politiques du commerce international et la justice environnementale. À l’opposé des calculs focalisés sur la productivité, c’est-à-dire la hausse des rendements et la baisse du coût du travail à l’hectare, sans intégration des externalités sur l’environnement et la santé publique, le scénario pose d’abord les enjeux environnementaux (protection de la biodiversité et lutte contre le changement climatique) pour fixer les hypothèses en termes de production durable et d’alimentation saine.
L’ouvrage est composé de trois parties : Productions-Alimentations-Politiques. Tout d’abord, les auteurs constatent l’impasse où mène l’agriculture dite conventionnelle : perte de biodiversité, émissions de gaz à effet de serre, pollutions diverses, baisse des rendements, épuisement des terres et des ressources en eau. La volonté de maîtriser la nature a conduit à remplacer le travail animal et humain par des énergies fossiles et de la chimie, et à créer des plantes paresseuses. Gavées d’engrais, elles se passent de leurs auxiliaires de fixation de l’azote : les microorganismes qui entourent leurs racines. Cultivées en monoculture sur de grandes surfaces, elles sont sensibles aux maladies et ne peuvent se développer sans pesticides. Cette agriculture productiviste, qui repose sur la technologie et l’application de « la bonne dose de chimie au bon moment », ne peut être réformée. Elle a épuisé les écosystèmes devenus incapables de répondre à la crise climatique et écologique.
Oui, il est possible d’abandonner les pesticides et les fertilisants de synthèse en rendant leur autonomie aux plantes : pour cela, il faut utiliser les processus écologiques, en particulier la capacité de fixation symbiotique de l’azote par les légumineuses, la reconnection de la production animale et de la production végétale apportant le complément d’engrais.
La deuxième partie aborde la transformation de l’alimentation, car cette agroécologie ne pourra se développer que si la demande d’aliments se modifie, notamment dans un but de santé publique. L’abondance de calories bon marché a entraîné leur gaspillage et leur surconsommation. L’OMS chiffre à 60 % l’excès de consommation de protéines animales néfastes pour la santé. Les consommations contraintes par le système de distribution (en France les centrales d’achat concentrent 92 % du marché) conduisent à une nourriture industrielle transformée responsable de malnutrition, d’obésité à l’échelle mondiale.
La troisième partie aborde les verrous techniques et institutionnels à lever pour la généralisation de l’agroécologie qui passe par l’intégration des coûts des externalités environnementales, sociales et de santé dans les politiques publiques. Cela revient à révolutionner les critères de distribution des subventions et le mode de calcul des prix des denrées alimentaires. Il s’agit aussi de rendre son autonomie au producteur, coincé par des technostructures qui lui fournissent les intrants et achètent sa production selon un cahier des charges impliquant toujours plus de mécanisation, d’agrandissement et d’endettement. Les auteurs rappellent que 50 % des exploitations françaises auraient un revenu négatif sans la PAC.
On retrouvera ici les trois grands changements transformateurs du rapport Dasgupta sur l’économie de la biodiversité7 : ne pas extraire de la nature plus qu’elle ne peut supporter, changer de mentalité et de boussoles, transformer les institutions.
La question d’une Europe agroécologique est d’actualité. Les tenants de l’agriculture conventionnelle et les lobbies de l’agrochimie ont dénoncé dès sa présentation en 2021 le volet agricole (Farm to fork) du pacte vert européen. Ils accusent celui-ci de conduire à une forte chute des productions agricoles par la promotion de l’agriculture biologique qui réduit le recours aux pesticides et aux engrais de synthèse avec l’objectif de baisser de 55 % les émissions de gaz à effet de serre pour 2030. La guerre en Ukraine leur a permis de remettre en cause le plan de transition écologique de l’Union européenne et de réactualiser le slogan « produire plus pour nourrir le monde ». La controverse est violente.
La réponse apportée par les auteurs est contre-intuitive. Oui, un système agroécologique qui se passerait des engrais et des pesticides de synthèse conduit actuellement, selon les produits, à des rendements de 10 à 50 % plus bas que ceux de l’agriculture conventionnelle. Mais il ne s’agit pas de produire plus, au contraire il importe de produire moins pour produire mieux. La clé réside dans les changements de régime alimentaire : rééquilibrer les productions au profit des protéines végétales, en réduisant drastiquement les viandes blanches (porcs et volailles) et arriver à des consommations de 70 % de protéines végétales pour 30 % de protéines animales, soit une proportion inverse de celle d’aujourd’hui. En France, on observe une amorce de ce basculement. La société semble prête.
Faut-il rappeler que, dans l’Union européenne, les aliments pour le bétail structurent l’usage des sols. Les trois quarts de la surface agricole sont consacrés à des surfaces fourragères et à des céréales pour l’alimentation animale, qu’il faut de plus compléter par d’importantes importations de soja. Le principal débouché des céréales et des oléagineux est l’alimentation du bétail et non des humains ! Aussi, le scénario qui conduit à diminuer de moitié la production animale et de 30 % la production végétale n’implique pas de manquer de nourriture, mais offre une meilleure alimentation, plus variée, plus saine, produite sans intrants chimiques.
Les auteurs reviennent également sur la légende d’une Europe nourrissant le monde et plus spécialement l’Afrique. Cette vision coloniale est fausse, car l’Europe est déficitaire en protéines de 12 %. Elle ne consacre que 2 % de sa surface agricole en céréales subventionnées pour l’exportation, mais elle importe l’équivalent de 20 % de cette surface en soja pour l’alimentation animale. Si la France est le premier exportateur mondial en valeur grâce aux produits de luxe, vins et spiritueux, ce n’est pas grâce à ses exportations subventionnées de céréales ou de viandes industrielles vendues à bas prix qui ruinent les agricultures des pays du Sud. C’est donc au contraire le monde qui nourrit l’Europe et l’élevage industriel qui la rend déficitaire en protéines.
Le scénario est convaincant et apparaît comme un futur souhaitable avec une approche ambitieuse pour la biodiversité. Les faiblesses ne sont pas balayées pour autant. Les auteurs précisent les limites du modèle : sans légumineuses et sans systèmes bovins extensifs, on ne pourra imaginer une agroécologie à grande échelle fondée sur des systèmes de polyculture/élevage. Il est sûr aussi qu’il faudra continuer les études sur le bouclage du cycle du phosphore, et de l’azote, sur la gestion de l’eau, sur les prix et surtout sur une régionalisation des hypothèses. Mais avant tout, il faudra changer radicalement de boussole afin de sortir du modèle productiviste.
La force du scénario réside dans la prise en compte de toutes les interrelations entre les phénomènes agronomiques, écologiques, sociaux, politiques… En considérant les impacts de l’agriculture sur l’environnement et le système de santé, il nous invite à repenser les systèmes alimentaires, c’est-à-dire les consommations et les échanges internationaux et donc les modes de vie que nous a offerts l’exploitation des énergies fossiles. Qu’attend-on aujourd’hui de l’agriculture ? Cette question est aujourd’hui déterminante. On ne nourrira pas le monde avec une nature dévastée… Cet ouvrage nous le confirme et nous montre qu’un autre scénario est à la fois souhaitable et possible.
Catherine Aubertin
(Directrice de recherche, IRD, UMR Paloc, Paris, France)
catherine.aubertin@ird.fr
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Cet ouvrage a pour ambition d’expliquer au grand public ce que pourrait être une Europe à 100 % agroécologique à l’horizon 2050 et de montrer les implications de cette transition à tous les niveaux de la société : chez les agriculteurs, dans l’agroalimentaire, mais aussi chez les consommateurs. Il est rédigé par Xavier Poux et Pierre-Marie Aubert, chercheurs à l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI) et Marielle Court, journaliste spécialiste de l’environnement. Tout l’ouvrage est basé sur le scénario prospectif TYFA (Ten Years for Agroecology) développé par les deux chercheurs. Ce scénario se distingue par son caractère très ambitieux, car il vise à supprimer totalement l’emploi des pesticides et des fertilisants de synthèse, tout en rendant l’Europe autonome sur le plan alimentaire et en préservant même sa capacité exportatrice en céréales, produits laitiers et vin. Les auteurs revendiquent pleinement ce caractère radical, voire utopique, et expliquent tout au long du livre à quelles conditions cette transition serait possible selon eux.
La première partie commence par un examen de la situation actuelle de l’agriculture conventionnelle, présentée comme une impasse en termes de production et d’impact environnemental. Ce diagnostic justifie les bouleversements que prévoit TYFA pour la production agricole : suppression des engrais et pesticides de synthèse, forte réduction de l’élevage, à l’exception de celui des bovins, redéployés en élevage herbager (par opposition avec l’élevage hors-sol), élargissement de la gamme des espèces cultivées (en particulier des oléo-protéagineux, pour compenser la diminution des protéines animales), restauration des paysages agricoles trop uniformisés par l’intensification pratiquée dans la deuxième moitié du XXe siècle.
Dans la deuxième partie, les auteurs détaillent les implications de TYFA pour notre alimentation et la production agroalimentaire : pour l’essentiel, une forte réduction de notre consommation de viande, nécessaire pour réduire les impacts écologiques de la production d’aliments pour le bétail (émissions de gaz à effet de serre et utilisation massive de terres agricoles pour produire le fourrage), mais aussi pour compenser la perte de rendement associée à l’agroécologie telle que la conçoivent les auteurs. Pour cette transition vers un régime moins carné, les auteurs comptent sur la prise de conscience des consommateurs pour orienter la transformation de l’offre agroalimentaire vers une alimentation plus qualitative et soucieuse de son impact environnemental, plus locale et moins industrialisée. Mais ils sont bien conscients du fait que cette réorientation de l’offre par la demande des « consomm’acteurs » ne suffira pas si elle n’est pas soutenue par des mesures politiques fortes.
Dans la troisième partie, les auteurs survolent les mesures politiques nécessaires pour cette transition agroécologique : au niveau européen, une réorientation plus radicale de la PAC (politique agricole commune) en faveur de l’agroécologie, mais aussi des actions fermes à l’OMC et dans les négociations sur le commerce international, pour éviter la mise en concurrence des produits agricoles européens avec ceux des pays moins exigeants sur le plan écologique. Le rôle essentiel des collectivités territoriales est également rappelé pour permettre l’adaptation régionale des concepts de l’agroécologie, qui ne saurait être définie de façon uniforme à l’échelle européenne ou nationale sans tenir compte des spécificités environnementales de chaque région.
Le scénario TYFA constitue un travail de prospective passionnant, par son effort de synthèse très impressionnant qui montre à quelles conditions une agriculture sans pesticides ni engrais de synthèse pourrait assurer l’autonomie alimentaire de l’Union européenne, à rebours des opinions les plus courantes (rappelons qu’avec l’agriculture intensive actuellement pratiquée, l’Union est loin de l’autosuffisance, en particulier pour l’alimentation de son bétail). Un objectif aussi ambitieux suppose que tous les citoyens se mobilisent pour changer leur régime alimentaire. Des ouvrages de vulgarisation comme celui-ci sont donc bienvenus pour les sensibiliser à ces enjeux complexes, et les concrétiser en objectifs clairs et mobilisateurs, sans dissimuler les efforts qui leur seront demandés. Sur le plan de l’accessibilité pour les non-spécialistes, le pari est pleinement réussi : malgré la complexité du sujet, le livre est écrit dans un langage parlant et facile à lire. Pour ce qui est de la prise de conscience des enjeux scientifiques et politiques de l’agroécologie, et des efforts qu’elle demandera aux citoyens, il laisse par contre beaucoup à désirer.
Dès le titre, Demain, une Europe agroécologique, l’ouvrage entretient l’ambiguïté fondamentale de TYFA : les auteurs parlent d’agroécologie, mais le mode de production agricole qu’ils prônent (sans engrais ni pesticides de synthèse) ne se distingue en rien de l’agriculture bio. Occulté dans l’introduction et le premier chapitre, ce choix très structurant de TYFA n’est reconnu explicitement que dans les chapitres consacrés aux consommateurs et aux agro-industries (par exemple p. 169 : « l’agroécologie suppose un modèle d’agriculture qui passe nécessairement par des aliments bios »). Ce choix aurait dû être énoncé clairement dès le début, car l’agroécologie est loin de se réduire au bio.
Ce parti pris influence le diagnostic initial sur l’agriculture conventionnelle, qui reprend tous les éléments de langage des soutiens du bio et des « télévangélistes » de l’environnement comme Nicolas Hulot ou Cyril Dion (ce dernier est d’ailleurs le fondateur de la collection qui a publié l’ouvrage). Il commence par l’exemple classique de la stagnation des rendements du blé en Europe, présentée comme une preuve de l’appauvrissement des sols par l’agriculture intensive. Une explication pourtant démentie par les modèles agroclimatiques, qui montrent que le plafonnement des rendements est dû pour l’essentiel au changement climatique, et en partie aux évolutions réglementaires, en particulier sur la fertilisation azotée8. Les auteurs poursuivent ensuite leurs attaques contre les engrais de synthèse, à coups d’affirmations péremptoires sans fondement scientifique, laissant même croire aux lecteurs non agronomes que les pesticides seraient inutiles en l’absence d’engrais de synthèse, et que ces derniers sont seuls responsables d’émissions de gaz à effet de serre. Tout au long du livre on retrouve une opposition manichéenne entre une agriculture biologique parée de toutes les vertus et une agriculture conventionnelle assimilée à un modèle agro-industriel, unique responsable de tous les maux sociaux, environnementaux et sanitaires liés à notre alimentation. Avec pour corollaire les insinuations sur le rôle des États et des agences sanitaires qui minimiseraient ces nuisances sous la pression des industriels. Ce discours à la limite du complotisme est habituel dans la littérature écologiste militante, mais plus gênant quand il est porté par des chercheurs supposés garants d’une certaine objectivité scientifique.
La façon dont les auteurs traitent la question des gaz à effet de serre (GES) est tout aussi embarrassante. Un des choix les plus discutables de TYFA, même dans une vision écologiste classique, est qu’il privilégie l’élevage bovin, le plus producteur de GES, et ne réduit massivement que celui des porcins et volailles. Les auteurs se félicitent de ce que TYFA permettrait malgré cela de réduire de 40 % les émissions de GES : un résultat qui n’a pourtant rien d’éblouissant pour un scénario qui réduit de 35 % la production alimentaire de l’Europe !
Au-delà de la question climatique, beaucoup d’objections majeures aux hypothèses très optimistes de TYFA sont traitées avec une désinvolture choquante pour les agronomes, ce qui risque de passer inaperçu pour les non-spécialistes. Pour ne citer que les plus flagrantes :
Les auteurs justifient le maintien d’un cheptel bovin important par la nécessité de disposer d’effluents d’élevage pour fertiliser les cultures bio. Mais ils ne veulent garder que de l’élevage herbager, où ces effluents, épandus par les vaches sur la prairie où elles pâturent, sont irrécupérables pour d’autres cultures.
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Le volet économique du scénario est plein d’incohérences et de non-dits :
Sans mesure contraignante pour les consommateurs, on ne voit pas comment la baisse de la consommation de viande irait de pair avec la baisse de production agricole provoquée par le passage au bio pour éviter une flambée des prix.
Les auteurs prévoient d’instaurer des « clauses-miroirs », qui permettraient à l’Europe d’interdire l’importation de produits non conformes à ses normes de production. En pratique, cela reviendrait donc à interdire du jour au lendemain à la fois la production et la consommation d’aliments non bio, sans pour autant protéger les agriculteurs européens de la concurrence des agriculteurs bio extra-européens. Ce serait donc contradictoire avec l’intention affichée d’une transition sans contrainte pour les consommateurs et sacrifierait une fois de plus les agriculteurs.
L’idée d’utiliser le dispositif d’« ajustement carbone aux frontières » dans le « pacte vert » européen est injustifiable, puisque les analyses de cycle de vie montrent que les aliments bio ont en moyenne une empreinte carbone plus forte que ceux issus de l’agriculture conventionnelle9.
Quant à la création d’une « Sécurité sociale alimentaire » pour compenser auprès des plus modestes l’augmentation des coûts alimentaires générée par TYFA, on attend de voir quel gouvernement serait prêt à ajouter ce nouveau poste de dépenses (que les auteurs n’ont pas cherché à chiffrer) à la solidarité nationale…
Le scénario TYFA repose sur un échafaudage fragile d’hypothèses interdépendantes dont l’acceptabilité économique et sociale est très incertaine. En soi, ce n’est pas rédhibitoire, c’est le cas à des degrés divers de tous les scénarios prospectifs pour l’agroécologie. Ce qui choque dans cet ouvrage, c’est la façon dont les auteurs occultent toute comparaison avec des formes d’agroécologie autres que le bio telles que l’agriculture de conservation des sols, qui n’exclut pas totalement les intrants de synthèse. Cette vision très orientée laisse le lecteur dans l’ignorance de tous les débats actuels sur l’agroécologie, en particulier ceux sur la pertinence du postulat de départ de TYFA, à savoir la nécessité de supprimer tout usage d’engrais de synthèse et de pesticides. Comme nous l’avons déjà rappelé, les analyses de cycle de vie montrent que les produits bio ont un bilan carbone plus lourd que ceux de l’agriculture conventionnelle. Pour la biodiversité, les études sur le land sharing et le land sparing penchent pour l’Europe en faveur du land sparing : ce qui signifie que pour un niveau de production donné, il est préférable de pratiquer majoritairement une agriculture raisonnée intensive, qui permet de préserver plus de surfaces pour les espaces naturels et de redéployer plus d’infrastructures agroécologiques non productives, favorables à la biodiversité10.
Le titre du livre est donc trompeur : il ne s’agit pas d’un ouvrage sur les enjeux de l’agroécologie, mais d’un plaidoyer pour une Europe agricole 100 % biologique. Les « consomm’acteurs » amateurs de bio pourront y saisir toute la complexité de la transition agroécologique… mais ce n’est pas là qu’ils apprendront qu’une transition vers l’agriculture de conservation permettrait sans doute d’obtenir de meilleures performances environnementales, à bien moindre coût pour les consommateurs et les agriculteurs européens !
Philippe Stoop
(Directeur R&D de la société ITK,
membre correspondant de l’Académie d’agriculture de France, Neuilly-sur-Seine, France)
philippe.stoop@itk.fr
L’origine du monde. Une histoire naturelle du sol à l’intention de ceux qui le piétinent
Marc-André Selosse
Actes Sud, 2021, 468 p.
Marc-André Selosse, professeur au Muséum national d’histoire naturelle, a profité de la pandémie de Covid19 pour écrire en quatre mois un livre qui s’intitule L’origine du monde. Une histoire naturelle du sol à l’intention de ceux qui le piétinent. Son but est de faire découvrir aux citoyens que nous sommes que le sol recèle une vie cachée, qu’il est un écosystème en perpétuel dynamisme et que nous devons en prendre soin.
Le style est clair, dense, élégant. Il est plein d’un humour que renforcent les nombreuses illustrations d’Arnaud Rafaelian. L’auteur est incontestablement un conteur pédagogue. La construction des chapitres de l’ouvrage l’atteste. Chacun débute par un paratexte en italique commençant par « Où… » afin de présenter au lecteur les aventures qui l’attendent et nourrir sa curiosité. Puis surgit un exemple, souvent déroutant. Ainsi, la crasse des murs de Bordeaux, avant le ravalement du début des années 1990, est là pour nous expliquer qu’il n’existe pas de roche nue et qu’il s’y développe toujours en surface un sol très mince ; ou encore le paradoxe que constitue l’extraordinaire différence de diversité d’espèces entre les forêts tropicales et les forêts tempérées pour introduire ce qui va être ensuite longuement développé, plus loin, sur les interactions plantes microorganismes du sol. Une fois l’exemple présenté, un nouveau texte court en italique donne plus précisément le contenu du chapitre qui se déroule ensuite, découpé en nombreux paragraphes. Même si M.-A. Selosse, dans son introduction, s’excuse auprès de ses collègues scientifiques d’être obligé de simplifier, il faut reconnaître que les non-spécialistes risquent de se trouver parfois un peu perdus. Cela m’est d’ailleurs arrivé au chapitre VII dans l’entrelacement des processus d’action des différents types d’organismes tenant leur vie les uns des autres et des éléments minéraux. Qu’à cela ne tienne ! L’auteur conseille, en pareil cas, de passer outre et d’aller en fin de chapitre dans la case « Pour conclure… ». Le lecteur y trouve alors un condensé du chapitre et peut ainsi progresser vers la conclusion de l’ouvrage. C’est dire le soin qu’a pris l’auteur de s’adresser à un large public. D’ailleurs, les simplifications sont toutes relatives car, lorsqu’elles apparaissent, c’est dans un processus progressif, l’auteur avertissant le lecteur que la réalité est plus complexe, comme il le verra plus tard.
Je ne peux m’empêcher de souligner que ce livre est une mine de trouvailles pédagogiques. M.-A. Selosse se plaît à partir du visible, d’observations ou de manipulations simples. Ainsi, grâce au protocole « moutarde », il nous apprend à faire sortir du sol les vers de terre ; en trempant une feuille de salade et un radis dans de l’eau salée, il nous montre qu’à l’inverse de la feuille qui flétrit, le radis, qui est une racine, gonfle en pompant les sels minéraux de l’eau. Et puis, du visible il remonte aux causes invisibles dont il nous montre les conséquences. Il rapproche des phénomènes entre eux de façon parfois inattendue, change d’échelle en reliant l’état de l’eau dans le sol aux différences régionales de risques d’inondation, etc. Bref, parmi tous ceux qui piétinent le sol, j’en vois pour qui cet ouvrage est particulièrement destiné : les enseignants des sciences de la vie et de la Terre de quelque niveau que ce soit (secondaire ou supérieur). Loin de moi cependant l’idée de limiter ainsi le lectorat de ce livre, écrit pour le plus grand nombre. Aussi me faut-il succinctement en présenter le contenu.
L’ouvrage est conçu comme une pièce en trois actes. Le premier présente les composants du sol constitué, entre roche-mère et atmosphère, de matières solides poreuses au sein desquelles circulent de l’eau et des gaz. Dans la fraction solide, la partie minérale domine très nettement en masse la matière organique. La première est constituée d’éléments aux comportements différenciés se distinguant les uns des autres par leur taille et leur nature minéralogique. La seconde, pour faible qu’elle soit (quelques pourcents de la masse totale) représente cependant une quantité significative (de 60 à 90 %) de toute la biomasse, morte et vivante, des écosystèmes terrestres. L’eau circule dans le sol sous l’effet de la gravité et de l’évapotranspiration, plus ou moins facilement selon la taille des pores dans lesquels elle se trouve. Mais l’eau du sol est plus que de l’eau de pluie. Primo, elle est une solution de sels minéraux, nutriments pour les plantes, sauf si à la suite d’apports répétés et d’évaporation intense survient une salinisation du sol qui le rend stérile ; secundo, elle est aussi une suspension de colloïdes, petites particules de nature argileuse ou organique, chargées négativement, qui assurent une stabilisation de la disponibilité en sels minéraux pour les plantes. Enfin, l’eau conditionne la vie. Un long chapitre est consacré à « la vie palpitante du sol » et à son incroyable biodiversité. Largement ignorée avant 1990, elle est devenue visible grâce à des technologies de biologie moléculaire, faisant prendre conscience qu’il y a plus d’espèces et plus de biomasse vivante au sein du sol qu’au-dessus. Décrite ici, la biodiversité deviendra fonctionnelle dans l’acte deux. Les pores, vidés d’eau, sont remplis de gaz venant de l’atmosphère et des respirations des organismes vivant dans le sol ; certaines d’entre elles produisent du gaz carbonique (CO2), d’autres du protoxyde d’azote (N2O), tandis que les sols trop humides relâchent du méthane (CH4), qui sont tous des gaz à effet de serre. Et si, en fin de compte, les sols stockent du carbone (C), c’est que la destruction de matière organique par la respiration est un peu plus faible que son accumulation par la photosynthèse. Mais pour combien de temps ? L’élévation de température, en effet, augmente plus la première que la seconde. Ainsi, l’acte un se termine par un pressentiment de drame.
L’acte deux est consacré à la dynamique du sol sous l’effet des organismes vivants. On y apprend les étapes de la pédogenèse débutant par l’action d’un microfilm bactérien sur des roches pour aboutir, des dizaines de milliers d’années plus tard, à un sol dont l’épaisseur se mesure en mètres et dont l’état du profil dépend plus, in fine, de l’aire climatique dans laquelle il s’est développé que de la roche-mère. On comprend aussi pourquoi la matière organique végétale se décompose beaucoup plus lentement que la matière organique animale et représente, ainsi, la quasi-totalité de la biomasse. Cette dernière nourrissant des organismes microbiens et animaux se décompose, se réorganise, se minéralise. Cependant, la nature de la végétation plus ou moins riche en azote ou en tannins affecte les microbes du sol et, en définitive, les types d’humus qui sont nettement différenciés : les mulls contenant peu de lignine et de tannins sont transformés rapidement par des bactéries et des vers de terre, et donnent des sols fertiles ; tandis, qu’à l’opposé, les mors, riches en lignine et en tannins, n’évoluent que lentement sous l’action de champignons et donnent souvent des landes peu fertiles. Dans les climats tempérés, la roche-mère, sous un mull, évolue lentement en donnant surtout des argiles et un complexe argilo-humique qui possède une bonne capacité à retenir des nutriments pour les plantes. Et sous un moder très acide, les acides organiques libérés par les champignons attaquent tous les composants de la roche, sauf le quartz. En climat tropical, chaud et humide, les processus physico-chimiques d’altération de la roche-mère sont toujours plus poussés, jusqu’à la destruction du quartz ; ils aboutissent à la fabrication de sols latéritiques. L’acte deux se termine par les échanges du sol avec les compartiments terrestres (non seulement l’atmosphère, mais aussi les océans) qui lui sont externes. C’est ainsi que les sols sont aussi à l’origine de la vie océanique.
En traitant des conditions de croissance des plantes dans le sol, l’acte trois relie le sol à l’homme qui y puise, directement ou non, sa nourriture. On a longtemps pensé que la plante ne se nourrissait qu’en puisant directement les sels minéraux dilués dans l’eau du sol. Bien que connue depuis la fin du XIXe siècle, ce n’est que vers le milieu du XXe que l’on a commencé à comprendre l’importance des mycorhizes (connexions des racines aux mycéliums des champignons) dans la nutrition des plantes à travers des relations symbiotiques à bénéfices réciproques. C’est là le domaine de recherche principal de M.-A. Selosse. Des microbes aident ainsi les plantes à gérer leur alimentation et à l’adapter au type d’humus. On apprend, dans les chapitres suivants, combien la vie dans le sol est à la fois source de problèmes ou, au contraire, d’aides pour les plantes. La plante dans le sol se nourrit et multiplie à la fois ses parasites et ses symbiotes racinaires. Si les premiers l’emportent sur les seconds, la rétroaction du sol est négative. C’est pour cela qu’il faut faire des rotations de cultures et que, nous explique l’auteur, les forêts tropicales sont si diversifiées. Si les symbiotes l’emportent, la rétroaction est positive comme dans le cas des forêts tempérées ou celui des plantes envahissantes dans leurs aires d’introduction. À noter que les symbioses qu’entretiennent les légumineuses avec leurs rhizobiums pour s’alimenter en azote sont également bénéfiques aux espèces qui leur sont associées. C’est le principe des associations blé-fèverole ou maïs-haricot. La leçon à retenir de cet acte trois est que les plantes et les microbes du sol sont interdépendants et qu’ils coévoluent.
À la fin, l’auteur n’hésite pas à prendre des positions face aux nombreuses assurances de certains sur les manières de traiter le sol. Comme on a ignoré, depuis le XIXe siècle et pendant longtemps, que les plantes évoluent en lien avec de multiples organismes vivant dans le sol, on a apporté aux plantes tout ce dont elles avaient besoin (engrais, eau, pesticides) et on a amélioré, par le labour, les conditions d’installation du peuplement végétal cultivé et la compétition contre les adventices. Ce faisant, on est entré dans une dépendance aux engrais minéraux et on a perdu la protection phytosanitaire des microbes. Pour utiliser le potentiel des fonctionnements du sol vus dans cet ouvrage, en pilotant une vie édaphique favorable aux plantes cultivées, M.-A. Selosse présente de façon argumentée comment il faut chercher en permanence à faire évoluer les pratiques : celles qu’il faut éviter (le labour, par exemple) et celles qu’il faut développer (la couverture du sol, les associations d’espèces…). Retenons que les solutions, adaptées au sol du lieu, sont à rechercher localement. Cependant, un principe général demeure : maintenir un taux élevé de matière organique dans le sol pour alimenter les êtres qui y vivent et réguler les émissions de gaz à effet de serre en stockant du carbone. C’est le maintien d’un couvert végétal permanent (mort ou vivant) qui permet d’atteindre cet objectif. Dans les idées développées, aucune position doctrinaire, mais une insistance sur l’observation pragmatique et locale, sur l’expérimentation à la parcelle, sur le rapprochement des connaissances théoriques et empiriques.
L’ouvrage achevé, le lecteur se sent entraîné par la passion que l’auteur n’a cessé de lui transmettre pour son objet d’étude. Cependant, ce dernier ne veut pas en rester là. Pour éviter que les trois actes de l’ouvrage ne soient ceux d’une tragédie, il invite le lecteur à prendre conscience qu’en définitive c’est bien lui qui cultive le sol, indirectement et par procuration, et qu’il a, ainsi, la responsabilité de le préserver.
François Papy
(Directeur de recherche honoraire, INRAE, Académie d’agriculture de France,
Vanves, France)
papy.francois@numericable.fr
A world without soil. The past, present, and precarious future of the earth beneath our feet
Jo Handelsman
Yale University Press, 2021, 272 p.
Le sol est au cœur de débats et d’initiatives comme le 4 pour 100011 ou de projets se réclamant d’un sol vivant. Paradoxalement, cet engouement médiatique n’est pas accompagné d’une dynamique éditoriale. Alors que les ouvrages sur le climat, la biodiversité ou la forêt se multiplient, l’étude des sols reste souvent un sujet pour spécialistes qui se retrouvent autour de manuels de pédologie. La problématique des sols, pourtant cruciale pour assurer une alimentation durable et maintenir les équilibres planétaires, est peu abordée dans le contexte des objectifs du développement durable et des limites planétaires.
Jo Handelsman, biologiste, ancienne conseillère scientifique de Barack Obama et actuellement directrice du Wisconsin Institute for Discovery à l’Université du Wisconsin-Madison, vient de publier A world without soil. Même s’il est destiné à un large public, cet ouvrage de vulgarisation sur les enjeux liés à la dégradation des sols ne transige pas sur la qualité scientifique des informations. Après un court chapitre introductif sur le caractère invisible de la crise que constitue la perte des sols, l’auteure retrace l’histoire des sols. Les premiers sols apparaissent sur Terre il y trois milliards et demi d’années, quelques centaines de millions d’années après l’apparition de la vie. Les sols n’existaient pas aux premiers temps de notre planète. Ils sont la résultante de phénomènes abiotiques et biotiques. Si, à l’origine, les microbes ont joué un rôle clé et constituent encore les acteurs principaux de la vie du sol, les plantes, elles, ont contribué à l’accélération du processus de création du sol. Cette interaction entre sols, plantes et microbes est le fil rouge qui guidera le parcours de ce livre.
Les sols sont le siège d’une série de services écosystémiques avec en première ligne la production agricole dont 95 % est dépendante du sol. Dans leur relation avec le sol, qui a évolué au fil du temps, les agriculteurs en sont venus à porter une attention particulière au cycle de l’azote parce que les innovations des systèmes agricoles ont pour objectif d’assurer le recyclage de cet élément essentiel pour la croissance des plantes et donc pour le rendement des systèmes de cultures. La possibilité de synthétiser la fertilité azotée au départ de l’air a bousculé cette relation en permettant l’autonomisation par rapport à l’azote organique. Avec la généralisation de l’usage des engrais de synthèse, le sol devient essentiellement un support de la nutrition des plantes et la révolution verte du XXe siècle est lancée.
Quand cette révolution qui a conduit au triplement de la production céréalière en une cinquantaine d’années se heurte aux limites planétaires, le rôle du sol dans la séquestration du carbone et dans le cycle de l’eau prend de l’importance dans le débat sur les enjeux environnementaux de notre siècle. Comprendre ces fonctions multiples du sol passe par une description des mécanismes biologiques liés à la matière organique.
La diversité des sols fait l’objet du court chapitre suivant, liste un peu austère mais qui sera bien utile pour la suite du parcours. Les sols aussi ont leur nomenclature et leur géographie. L’érosion par le vent et l’eau conduit à la destruction rapide des sols qui se sont constitués très lentement au fil du temps. L’usage intensif de la charrue dans les grandes plaines américaines est à l’origine du Dust Bowl des années 1930 aux conséquences économiques et sociales dramatiques, trois millions d’agriculteurs et agricultrices ayant dû quitter leurs terres pour se mettre en route vers la Californie. La construction du barrage d’Assouan a elle fortement dégradé les capacités agricoles du delta du Nil, ce qui a contribué à placer l’Égypte dans une situation de dépendance alimentaire. Aujourd’hui, ce phénomène d’érosion est amplifié par la multiplication des événements climatiques extrêmes. Un tiers de la Corn Belt américaine a déjà perdu la couche supérieure de son sol. La conclusion du chapitre est sans appel : les sols sont aujourd’hui en crise.
Le tour du monde de ces situations critiques est l’objet du chapitre 6. En Afrique, en Asie, en Europe, le constat est le même : le rythme de dégradation et de pertes des sols est d’un facteur 10 à 100 plus important que leur capacité de régénération. La mise en perspective de l’évolution du système alimentaire mondial au XXe et XXIe siècles pointe vers un inquiétant changement de trajectoire : l’accroissement régulier des rendements est contraint par la détérioration du support fondamental de la production végétale que constitue le sol. Les relations entre changement climatique et sols sont doubles. D’une part, la dégradation des sols est accentuée par le changement climatique. D’autre part, les sols pourraient à l’avenir jouer un rôle dans la séquestration du carbone atmosphérique et donc compenser une partie des émissions de gaz à effet de serre. Le concept de soil health gap (la différence entre le contenu actuel des sols en carbone et le contenu potentiel) mesure cet enjeu : 133 gigatonnes de carbone pourraient encore être séquestrés dans les sols.
Les trois derniers chapitres sont consacrés aux solutions envisagées, basées sur des principes au cœur de systèmes agraires traditionnels comme ceux des Mayas, des indiens Zuni Pueblo du sud-ouest des États-Unis, des Maoris de Nouvelle-Zélande. Des sociétés où le sol est au centre du système cultural mais aussi culturel et où sa pérennité est assurée par trois éléments clés : la diversité des plantes cultivées, la gestion raisonnée de l’eau et l’apport de matières organiques. Ces principes sont à la base de méthodes d’agriculture d’aujourd’hui, décrites dans le chapitre 9, intitulé un peu pompeusement les « héros du sol » : agriculture de conservation combinée éventuellement avec le recours aux plantes transgéniques, agriculture biologique, agriculture urbaine. L’accent est mis sur les aspects techniques de ces différentes approches et sur leurs effets bénéfiques. Le dernier chapitre plaide pour une approche plus globale, d’une part par l’intégration du sol dans le marché du carbone, et d’autre part par le lancement d’un mouvement collectif autour du slogan « Save our Soils » en référence, notamment, à la capacité de Barack Obama à impulser le changement.
Le livre de J. Handelsman associe avec intelligence et rigueur un plaidoyer pour une réelle politique de préservation et de régénération des sols et une pédagogie de l’histoire et du rôle des sols. Inspirée par une tradition anglosaxonne de livres d’histoire naturelle, elle intègre les dimensions agricoles et humaines à une approche écologique. Les chapitres sont courts et cohérents et une approche par études de cas facilite la lecture même si les exemples sont surtout liés au contexte nord-américain.
Découvrir que tout comme le climat et la biodiversité, les sols sont dans une situation critique suscite un sentiment de découragement, et ce d’autant plus que les solutions proposées dans les deux derniers chapitres ne sont pas à la hauteur des enjeux. Proposer de nouvelles pratiques agricoles, parfois contradictoires comme le recours aux plantes transgéniques et à l’agriculture biologique, ne suffira pas face à l’ampleur de la dynamique de destruction des sols. L’optimisme de l’auteure par rapport au potentiel de ces pratiques ne peut faire l’économie d’une réflexion plus systémique sur la modification des pratiques de consommation et de notre alimentation. Le voyage dans la diversité des enjeux et des contextes liés au sol que propose J. Handelsman n’en reste pas moins un point de départ utile et pertinent pour construire les trajectoires nouvelles qui sauveront les sols, éléments essentiels de l’équilibre écologique et alimentaire de nos sociétés.
Philippe Baret
(Université catholique de Louvain, Earth and Life Institute, Louvain-la-Neuve, Belgique)philippe.baret@uclouvain.be
Les risques et l’anthropocène. Regards alternatifs sur l’urgence environnementale
Julien Rebotier (Ed.)
Iste editions, 2021, 261 p.
Cet ouvrage, dirigé par Julien Rebotier (géographe au CNRS), rapproche les recherches en sciences humaines et sociales sur les risques et l’« évènement anthropocène », période inédite de l’histoire, plus ou moins bien datée, où l’intensité de l’impact de l’humanité sur la planète dépasse les capacités de celle-ci à se régénérer. L’anthropocène (que les auteurs assument sans majuscule) constitue à la fois un contexte et un prétexte pour dresser un bilan des connaissances produites par les sciences humaines et sociales (SHS) sur les risques de désastres et les resituer par rapport aux sciences dites « légitimes » sur l’étude des transformations de la vie et de la terre (SVT) ainsi que sur les questions environnementales. Cette période est aussi l’occasion de porter à grande échelle les questions de l’imbrication des relations entre les hommes et la nature, questions relevant d’une ontologie naturaliste de plus en plus dépassée mais qui permet de décrire des futurs possibles. Le rôle des sciences et du politique dans les changements de trajectoires est alors posé en trame de fond dans l’ensemble du manuscrit. Plus largement enfin, il semble que l’anthropocène permette de décentrer le regard de la problématique des risques pour s’intéresser à des rapports au monde et à des dimensions plus tangibles du présent : des manières de « vivre et faire le monde » (de produire, de consommer, d’habiter, de circuler, d’argumenter…) et de le changer.
L’ouvrage est divisé en trois parties équilibrées comportant chacune trois chapitres dont l’agencement est expliqué en introduction. Une introduction générale pose la problématique de l’ouvrage reliant la place des sciences sociales, la production des connaissances sur les risques et catastrophes et ledit « moment anthropocène », et propose au lecteur de « naviguer » librement entre les chapitres. En découle une absence de transition en introduction de chaque partie, un parti pris parfois difficile à comprendre au regard du contenu des chapitres qui s’enchaînent selon une logique qu’il n’est pas toujours simple de suivre.
La première partie montre que ce qui fait la nature inédite de certains risques dans l’anthropocène est l’échelle et la focale de définition des problèmes propres à des territoires. Elle débute par l’article de Catherine Meur-Ferec sur les risques côtiers qui explique qu’en France, comme ailleurs, les rivages s’érodent et les côtes sont régulièrement submergées, parfois violemment. Si les enjeux exposés (vies humaines et enjeux bâtis) ne cessent de se multiplier, c’est moins le résultat d’une exposition ignorée ou négligée que d’un rapprochement volontaire avec le « rêve de la mer » depuis le boom du tourisme balnéaire après la Seconde Guerre mondiale. Dans un tel contexte, l’analyse des risques côtiers scrute la vulnérabilité systémique exprimant une fragilité territoriale allant au-delà du trait de côte. Le moment anthropocène renouvelle finalement peu les approches actuelles en sciences humaines et sociales sur les risques côtiers, focalisées sur les représentations des risques. En revanche, sur le plan de la gestion de ces risques, il conduit à l’amalgame entre ces risques et la protection de la nature, de même qu’à rendre plus flous les choix faits pour protéger des intérêts particuliers sur le littoral et des enjeux collectifs essentiels pour le futur.
Le chapitre 2 s’intéresse aux risques bien connus d’incendies de forêt. Pour Christine Bouisset, le feu a acquis le double statut de cause et de symptôme de l’anthropocène compte tenu de l’intensité et de l’étendue des événements hors normes (mégafeux) dus à des conditions météorologiques extrêmes et amplifiés par la médiatisation accrue des effets du changement climatique. Le texte pointe un paradoxe français : une gestion de crise « trop efficace » réduit certes les surfaces brûlées mais réduit aussi le sentiment de vulnérabilité aux incendies et donc la mobilisation sociale. En outre, la priorité mise sur la lutte incendie plus que sur la prévention des départs de feux, le couplage encore faible entre risque incendie et aménagement du territoire, la relativisation du risque au niveau local, semblent exacerber la distance entre les professionnels du risque et les habitants qui y sont exposés. Le hiatus s’accroît aussi entre les dispositions sectorielles de gestion des risques à l’échelle nationale et les logiques territoriales considérant quant à elles un panel de risques et opérant par arbitrages entre une diversité d’intérêts.
Face au changement climatique, « la maison continue donc de brûler », notamment dans les villes (chapitre 3) mises à l’épreuve par la recrudescence des vagues de chaleur, cyclones, tempêtes mais aussi par des risques plus sournois de surconsommation énergétique et de pollution atmosphérique. Internationalisées et interdisciplinaires, les recherches en climatologie urbaine ne font que peu référence directe à l’anthropocène, tout en étant mues par le défi du moment : opérationnaliser les résultats scientifiques pour atténuer les impacts ou s’adapter, de plus en plus avec le concours des acteurs de terrain. Pour Julia Hidalgo, l’intention bute là aussi sur le découplage entre recherches environnementales, recherches en urbanisme et aménagement territorial.
On passe, avec la seconde partie, à une approche plus réflexive interrogeant l’influence du moment que l’on vit sur les problèmes classiques de la société du risque, du gouvernement des catastrophes ou des programmes de prévention des risques. L’inertie des cadres d’analyse et le faible impact des résultats de recherche sont pointés du doigt. Le premier chapitre explicite la « portée » de l’anthropocène : reconnaissance des capacités transformatrices de l’humanité – et donc de sa responsabilité – ; nécessité d’en finir avec la segmentation disciplinaire entre les sciences sociales et celles de la Terre et du vivant ; démultiplication des politiques de gestion des risques. Dans les faits, comme Patrick Pigeon le défend concernant les politiques de restauration des terrains de montagne, c’est plutôt business as usual, voire recomposition à la marge de l’existant au prétexte d’un pragmatisme sujet à caution. L’auteur interprète l’anthropocène comme un « amplificateur idéologique » des transferts de responsabilités de l’État vers les territoires et des territoires vers les individus : la recomposition des politiques de prévention des désastres permet en fait le contrôle politique et le soutien des marchés. La conclusion n’est pas plus enjouée : l’anthropocène n’amène rien de nouveau mais on peut imaginer (espérer ?) que le succès de la notion traduise une ère de « destruction créatrice ».
L’article suivant défend l’idée que, face aux enjeux planétaires, « la pensée naturaliste ne nous est plus d’une grande utilité », même si elle a été le socle de la structuration du « monde international des catastrophes ». Cette séparation entre nature et sociétés imprègne les sciences des catastrophes (de la Terre et du climat, essentiellement) qui ont concentré les travaux sur la compréhension et l’estimation des aléas eux-mêmes. Les sciences sociales ont de leur côté conduit à partir des années 1970 à « dénaturaliser » les catastrophes en les attribuant aux conditions de développement économiques et aux activités anthropiques. Sandrine Revet explique comment, plus tard, elles construisent un cadrage scientifique des désastres par la vulnérabilité qui parvient à « faire sa place » sur l’arène internationale – face au cadrage dominant aléa-centré –, à l’instar de chercheurs souvent spécialistes de pays en développement, et avec le concours d’ONG. Mais ce cadrage semble manquer sa cible dans la pratique : l’action sur les causes structurelles permettant de réduire à la source les catastrophes « naturelles » et autres effets néfastes reste reléguée au second plan derrière l’injonction au « vivre avec » et la nécessité de s’adapter ; de même sont négligés les événements de faible ampleur pourtant révélateurs des « vulnérabilités ordinaires » des populations et leviers majeurs d’action pour réduire les risques futurs.
Le chapitre 6 examine les difficultés des sciences sociales à s’imposer dans le cadrage institutionnel de la recherche (notamment interdisciplinaire) dominée par la connaissance des phénomènes physiques, sous couvert de répondre aux défis planétaires. Dans l’anthropocène, les sciences sociales, évincées, sont réduites à l’ingénierie sociale. Ce chapitre les invite à la « rébellion ». L’argumentation se poursuit (peut-être trop rapidement) autour de l’idée que les sciences sociales s’« asservissent » à une vision libérale du monde qui prône le désengagement de l’État et des pouvoirs publics. Elles s’écarteraient d’un mode de pensée historiquement inscrit dans la critique, en passant de l’étude du risque à la menace, de la vulnérabilité à la résilience. Influer sur l’avenir du monde semble a fortiori être un vœu pieux : les représentations des connaissances en sciences sociales ne font pas le poids face aux graphiques, indicateurs quantifiés, instruments de mesure et autres, qui font l’équipement des sciences dures et de l’ingénierie. Pourtant, non : les dispositifs de mesure et des connaissances chiffrées ne suffisent pas à piloter la réduction des risques (chacun l’a expérimenté durant la pandémie de Covid 19…) : « Les chiffres dissimulent aussi l’ignorance » affirment Pascale Metzger et Julien Rebotier. Ils occultent, à notre sens, un verrou sans clé : comment s’émanciper des besoins que cette « société-monde » a elle-même créés ? Comment détricoter les rapports de domination qui les maintiennent, en respectant des critères d’équité, de justice et de solidarité entre les territoires ? La modernité réflexive de Beck semble buter sur ces questions.
La dernière partie se tourne vers le futur et les témoignages d’un nouveau rapport au monde que les sciences sociales pourraient accompagner. Le fantasme de « prévoir l’avenir » en réduisant l’incertitude des connaissances, par exemple sur les risques d’inondation, est devenu réalité grâce à l’ingéniosité scientifique mais aussi aux intérêts militaires dans les prévisions météorologiques. En dépit d’un vocabulaire technique (dont la portée reste parfois difficile à saisir), Sébastien Nobert, Kristian Krieger et Florian Pappenberger analysent la gouvernance de ces risques à l’échelle européenne (chapitre 7) : ils soutiennent que l’anticipation du risque et ses outils de prévisions d’ensemble, en particulier probabilistes, de plus en plus complexes et performants, donnent une dimension politique et économique aux stratégies de gestion des inondations en intégrant notamment les enjeux d’occupation du sol et d’urbanisation. Ce faisant, ils contribuent à définir et à prioriser les espaces d’intervention, à identifier les responsabilités et à renforcer le contrôle politique sous couvert de coordination de l’action contre les désastres attendus.
La perspective sur les mondes futurs se structure ensuite par une réflexion autour de l’imbrication complexe entre menaces, vulnérabilités et phénomènes de globalisation. Le passage du vocable des risques à celui de la menace est analysé comme un basculement caractéristique de l’anthropocène destiné à rendre compte de « la résurgence d’une incertitude non maîtrisable » (car non mesurable). La démonstration entraîne le lecteur. Les menaces globales sont finement caractérisées par leur potentiel d’effets systémiques, leur dimension spatiale transcalaire et des temporalités multiples et non linéaires. La globalisation des menaces repose sur de « nouvelles » formes de vulnérabilités fabriquées par la complexité croissante des systèmes sociotechniques, des formes d’organisation du marché, des modes de communication, des interactions entre humains et non-humains, etc. (leur mondialisation est leur expression spatiale). Sur la toile de fond de la finitude planétaire, la complexité propre à l’anthropocène génère une incertitude – radicale insiste Magali Reghezza-Zitt –, c’est-à-dire ayant des effets imprévisibles, non objectivables, incalculables et non maîtrisables, échappant au contrôle des sciences et des techniques. Elle met à mal les acquis de la modernité : le gouvernement y encourage la prise de risques, expression de la liberté qu’il garantit aux citoyens et s’assure, dans le même temps, de garantir leur sécurité pour qu’ils poursuivent leur propre intérêt sans limites, dans une logique d’économie de marché. Impossible alors pour les gouvernements modernes de reconnaître l’existence d’incertitudes radicales… Mais l’enjeu est bien d’y faire face. Le texte critique la focale de l’adaptation et la résilience qui sonnent comme des injonctions issues d’une logique néolibérale. L’anthropocène dessine finalement pour l’auteure les contours d’une « culture des risques » non plus définie par rapport à l’avenir, mais comme une aptitude des individus à échanger des risques intangibles en opportunités pour « mieux vivre » au quotidien.
En fin d’ouvrage, Florent Champy défend l’idée que le défaut de prudence est une sorte d’héritage dépassé de la modernité industrielle et propose la notion de prudence comme mode de pensée, principe d’action et même vertu pour affronter les enjeux du futur. Le moment anthropocène invite pour lui à remplacer le catastrophisme à cet égard par ce qu’on pourrait appeler « pragmatisme prudentiel » : faire le maximum collectivement, en conscience des obstacles à dépasser et des conséquences possibles. Le texte est stimulant car la prudence y est présentée comme la capacité à faire appel à d’autres formes de connaissances que les sciences ou la technique. Il s’agit de faire appel à l’intuition et à l’expérience, de « sentir l’action juste » dans des situations à la fois complexes et singulières. La prudence est politique aussi, car elle suppose d’assumer parfois un écart avec les règles. À l’antithèse de la prudence, l’ère du « capitalisme mondialisé » valorise d’autres principes d’action, sublimés par les indicateurs et les chiffres (les revoilà !) : l’externalisation du coût des activités économiques (par exemple les pollutions), la poursuite des intérêts individuels comme moteur du bien-être collectif, la vertu des innovations techniques, la croissance illimitée, entre autres. Pour aujourd’hui et demain, loin de freiner l’action, la prudence supposerait de sortir de la « zone de confort » et d’activer une nouvelle intelligence des situations de catastrophes annoncées.
En conclusion de l’ouvrage, J. Rebotier affirme que l’anthropocène apparaît finalement comme une « bannière » dont le « pouvoir de ralliement » des sciences reste faible, en particulier au regard de la domination persistante des sciences de la Terre et du climat. Il soulève une question fondamentale : les sciences du système Terre ont-elles encore vocation à piloter les recherches autour des défis posés par le changement climatique défini comme problème de relations entre les sociétés et leurs milieux ? La réflexion, là aussi, est structurante car elle pointe les écueils à dépasser pour poser des actions ici et maintenant : l’urgence environnementale commune masque les asymétries du monde et nous égare entre la conscience d’un « nous-l’humanité », fait de solidarité et de transversalité – mais reste sans grand effet –, et la part attribuée aux petites échelles d’action et à l’autonomie.
On peut retenir de cet ouvrage qu’on en sait déjà beaucoup sur la manière dont surviennent les désastres et que, pour relever le défi des changements globaux de l’anthropocène, il est sans doute urgent de remettre la focale de la recherche (et les financements !) sur les enjeux exposés (les biens, les personnes et « ce qu’il est important de protéger » pour assurer le fonctionnement territorial)12. D’autre part, le cap doit être maintenu pour identifier les racines de la vulnérabilité (la genèse des problèmes environnementaux ; la vulnérabilité sociohistorique ; les rapports de domination ; les inégalités sociales, sanitaires, etc.) autant que les dynamiques politiques et la prise de décision qui en sont le terreau. Une sorte de renforcement disciplinaire où les sciences sociales sublimeraient leur posture réflexive et critique ainsi que leur autonomie. En écho, le texte nous amène à interroger la place (et le crédit ?) à accorder (encore) à l’interdisciplinarité ou à la transdisciplinarité qui semblent n’avoir pas fait la preuve de leur capacité à agir sur le monde et les mondes du futur.
Sylvia Becerra
(CNRS, UMR GET, Toulouse, France)
Sylvia.becerra@get.omp.eu
Proliférations
Anna Lowenhaupt Tsing
Wildproject, 2022, 120 p.
Ce court volume d’une centaine de pages, composé de trois articles sélectionnés par les éditions Wildproject, et substantiellement préfacé par Isabelle Stengers, permet sans nul doute de pénétrer de plain-pied l’univers original de l’anthropologue Anna Tsing. La critique du capitalisme, l’ode à la créativité polyphonique du vivant, la place que l’homme occupe dans un tissu interspécifique, fragile et précaire, dont il peut résorber ou entretenir les possibilités d’agencement, constituent autant de thèmes qui trament le livre et participent à en assurer l’unité. Car, en dépit de son format réduit, le présent volume défend un projet ambitieux : celui de compiler, pour un lectorat qui n’est pas celui des spécialistes de l’œuvre d’Anna Tsing mais « nous autres, qui nous soucions des avenirs entrelacés des humains et non-humains », des textes d’une forte hétérogénéité éditoriale et chronologique.
Le premier essai, intitulé « De nouveaux mondes sauvages », paru en 2018 sur le blog de l’éditeur indépendant britannique Little Toller Books, est tendu vers une question centrale : comment des espèces, vivant jusqu’alors de façon discrète ou inoffensive, peuvent-elles se muer en des êtres terribles et « se frayer un chemin de destruction dans le paysage ? » (p. 36). La réponse qu’apporte Tsing est sans équivoque. En transformant de façon radicale les milieux, le modèle impérialiste et industriel a actualisé les capacités destructrices d’espèces devenues des « monstres écologiques » incontrôlables (p. 32). Merremia peltata, méduse, cicadelle brune, champignon sont autant de ces nouvelles ensauvagées qui ne font pas que croître dans les ruines mais « collaborent » (p. 27) et participent à leur pérennisation en « étouffant » toutes possibilités d’agencements interspécifiques (p. 30). La versatilité d’un vivant « chatouilleux13 », prompt à répondre et à se répandre avec une vitalité inattendue, installe le lecteur dans un espace « terrifiant », qui n’est toutefois pas dénué de promesse et de possibilités. C’est là toute la finesse de la pensée d’Anna Tsing de concilier dans un même geste la critique sans complaisance d’un modèle capitaliste qui a participé à l’effondrement du monde et un appel passionné à le réenchanter. La rupture occasionnée par des « pratiques industrielles et impériales, intentionnellement inattentives » (p. 41) n’est pas, en effet, irréversible. Peut-être est-il encore possible d’opérer, par le recours à cet « art de l’attention » qui irrigue toute l’œuvre d’Anna Tsing, un changement profond ? C’est une question dont l’auteure délègue ultimement la réponse au lecteur.
Le deuxième chapitre « Résurgences et proliférations », daté de 201714 et issu d’un volume consacré à la soutenabilité dirigé par Brightman et Lewis, est rigoureusement charpenté et sensiblement plus long que le précédent. La terminologie de « soutenabilité », dont l’auteure se propose dès l’entrée de préciser le sens, est l’occasion d’opposer deux formes d’écologies singulières : l’« holocène », d’une part, qui correspond à un processus dynamique de « résurgence multi-espèces » favorisant le maintien et le renouvellement des assemblages interspécifiques ; l’ « anthropocène », d’autre part, qui stimule les phénomènes de proliférations tels que ceux précédemment aperçus, en soumettant à un état paradoxal de « séparation » et d’« entassement » des organismes dont la complexité biologique est réduite et la vie « disciplinée » (p. 63). Holocène et anthropocène ne doivent pas être ici considérés comme des ères temporelles distinctes et successives, mais bien comme des « modes écologiques divergents » susceptibles de s’enchevêtrer (p. 52). Cette précision de l’auteure est fondamentale pour qu’affleure la tonalité résolument optimiste de ce texte. L’emboîtement des écologies, de résurgence et de prolifération, crée une temporalité bouleversée, semblable à celle du « compost » d’Haraway15 dans lequel se court-circuitent passé et présent. Comme dans le compost, la coexistence de ces modes écologiques ouvre la possibilité de passer de l’un à l’autre et de déjouer ainsi la fatalité tragique contenue dans la terminologie d’anthropocène. C’est bien en effet cette possibilité d’y rétablir et de faire croître l’holocène qui donne à la vie dans les ruines son sens et explique la dimension quasi programmatique du dernier tiers de ce texte, dont le ton se rapproche de celui d’un manifeste en faveur de l’anthropologie. Dans un monde soumis à une simplification mortifère, seule une discipline susceptible de faire apparaître « les disparités et d’en montrer l’importance » (p. 71) semble en mesure de faire progresser la résurgence. C’est toutefois à la condition de réorganiser l’anthropologie, dans ses objectifs et ses méthodes, que cet espoir peut aboutir. L’ouverture interdisciplinaire aux sciences naturelles, la profondeur historique et comparative, l’attention à des rencontres nouvelles (p. 69) sont autant de propositions qu’avance Tsing pour favoriser ce renouveau et participer ainsi à résorber l’ère de la prolifération.
Le troisième texte, d’écriture plus libre et abondamment annoté, daté de 2012 et extrait d’un projet éditorial inachevé, porte indiscutablement l’empreinte de Donna Haraway à laquelle il est d’ailleurs dédié. Le champignon est ici mobilisé à titre de « métaphore16 » pour revisiter, dans la diachronie, et sous la forme d’un « plaidoyer fongique » les relations interspécifiques telles qu’elles ont été définies, compromises ou suspendues, par le capitalisme. Le champignon est en effet l’occasion – sinon parfois le prétexte – à engager la critique radicale d’un modèle qui nous a rendus inattentifs au monde et dont les prémices sont à rechercher dans les textes religieux. En accusant la séparation entre l’homme et le reste des vivants, ces derniers ont fait prévaloir l’idée de « nature humaine » et d’essence sur celle de relations et d’assemblages. C’est dans la parfaite ligne de Donna Haraway que Tsing pointe la primauté de la symbiose, de « l’interdépendance des espèces » (p. 81) sur l’individu et incite à s’affranchir du seul point de vue humain pour investir la perspective d’autres existants (p. 82). Dans la rétrospective du modèle capitaliste, dont l’auteure rappelle ici quelques-unes des étapes structurantes (la naissance de l’État et des élites, la sédentarité, la stabilité sociale et sa hiérarchisation assurées par l’agriculture intensive), le champignon occupe une place ambivalente. Tour à tour « ennemi » (p. 92) ou complice (p. 99) des valeurs impérialistes et masculines, le champignon occupe les interstices d’un propos qui peut surprendre un lecteur non averti. L’emballement critique est tel dans ce troisième essai que l’auteure fait bien souvent l’économie des liens qui lui permettent de passer de la plantation au procès sans appel des femmes blanches qui « en protégeant leurs maisons contre les moisissures, les moustiques et le métissage […] sont devenues des modèles d’aliénation des espèces et des sous-espèces » (p. 100). La générosité des notes qui complètent le texte ne suffit pas à atténuer l’étourdissement que peut éprouver le lecteur saisi dans un tourbillon d’objets dont l’agencement et les liaisons peinent à apparaître.
C’est là sans doute l’une des principales fragilités de ce volume. S’il entend capter un lectorat plus large que celui « des collègues spécialistes » (p. 20), ce livre peut aussi les égarer. Pour la lectrice convaincue que je suis de la nécessité de la pensée d’Anna Tsing, de la force et de la beauté des pistes qu’elle ouvre, la découverte de ce nouveau volume attise des sentiments contradictoires. Proliférations est, en effet, un pari risqué. Dans la perspective la moins favorable, il se pourrait que l’abréviation d’une pensée qui a besoin pour être pleinement comprise d’un espace argumentatif suffisant suscite chez le lecteur une certaine perplexité, notamment à la lecture de ce troisième essai. Ce dernier pourrait s’étonner, en effet, du regroupement établi entre des objets de la marge (femmes, esclaves, animaux) et se demander si cette unité ne dessert finalement pas le projet qui guide ces critiques, en faisant du point de vue capitaliste ou moderne qui les a jusqu’alors contenus en périphérie le point de référence à partir duquel élaborer un contre-récit. Dans le meilleur des cas, le format synthétique de ces textes incitera le lecteur à s’aventurer avec quelques prises dans les œuvres d’envergure de Tsing. La lumineuse et sensible préface de Stengers, qui fournit les éléments de liaisons et de contextualisation nécessaires à une entrée assurée dans ces trois chapitres, encourage pleinement à le penser.
Hélène Artaud
(MNHN, UMR PALOC, Paris, France)
helene.artaud@mnhn.fr
Le parlement des citoyens. La Convention citoyenne pour le climat
Thierry Pech
Seuil, 2021, 207 p.
L’expérience de la Convention citoyenne pour le climat a eu lieu entre la fin de la mobilisation des Gilets jaunes (2019) et le début de pandémie de COVID en France (2020). Elle a marqué la vie publique du pays à différents titres et continue de susciter réactions et positionnements aujourd’hui (2023). Fruit tout à la fois du besoin de propositions politiques de fond face au dérèglement climatique, d’une conjoncture institutionnelle et d’une séquence politique adéquates, et d’un pari de l’exécutif sous la pression d’un contexte social difficile, la Convention citoyenne pour le climat a réuni 150 citoyens qui, durant plusieurs mois, ont délibéré avec pour objectif de formuler des mesures susceptibles de « réduire les émissions de gaz à effet de serre de notre pays d’au moins 40 % d’ici à 2030 ».
C’est cette expérience que Thierry Pech relate au fil de cinq chapitres qui en illustrent différents aspects, augmentés d’annexes qui replacent la Convention dans une histoire plus longue et plurielle de l’évolution des dispositifs démocratiques. T. Pech est un témoin direct (ainsi qu’un acteur) de cette Convention dotée d’un comité de gouvernance dont il a assuré la coprésidence aux côtés de Laurence Tubiana. Sa longue trajectoire dans l’ingénierie politique, le conseil dans le domaine, et les expériences démocratiques diverses en font un observateur avisé et renseigné dont le témoignage précieux éclaire des aspects moins connus de cet épisode sinon inédit, du moins rare, de la vie politique française. C’est en toute cohérence que ce témoignage fourni paraît dans la collection « La République des Idées » coordonnée par Pierre Rosanvallon et Ivan Jablonka, où nombre d’expérimentations ou de défis posés à la démocratie sont discutés.
Après quelques pages sur le contexte d’émergence de la Convention, l’auteur en détaille quatre aspects majeurs qui, tous, interrogent la pratique démocratique : la constitution du groupe des 150, les règles de leur fonctionnement et la mission dont ils ont été investis, l’exercice de délibération et de décision en tant que tel, et la portée de cette Convention dans le paysage institutionnel français plus largement. La restitution méthodique de cette expérience montre combien les questions, les dilemmes et les arbitrages pleuvent à tous les étages, loin d’une mécanique d’horloger réglée à la nécessité des évidences démocratiques (la majorité, le choix rationnel, l’opinion fondée, etc.). Tout ou presque est matière à discussion. Il n’y a rien d’évident. En l’occurrence, il a été posé aux conventionnels une équation incommensurable – concilier climat et justice sociale – à laquelle il est impossible d’apporter une solution définitive, pas même à force d’arguments scientifiques et de consultations d’experts.
En plus d’une plongée minutieuse dans un dispositif démocratique original, le livre de T. Pech nous invite à réfléchir aux évolutions éthiques et heuristiques de nos démocraties : comment articuler connaissances scientifiques et expertises à la fabrique d’opinions, qui parfois deviennent convictions, et s’expriment politiquement ? Comment articuler controverses métrologiques (scientifiques, techniques, rationnellement fondées) et controverses axiologiques (dès lors qu’une éthique intervient dans les choix politiques) ? La démocratie n’est pas seulement fondée en science ou en expertise. Le gouvernement de technocrates ne met jamais le pouvoir ni la décision à l’abri de l’ignorance, de la subjectivité ou de la partialité. Ce sont aussi ces contrées qu’explore T. Pech dans son ouvrage, en rendant explicites les multiples points d’achoppement de cet exercice démocratique. Au-delà, c’est aussi une certaine idée de la modernité et de ses institutions, en l’occurrence de la science comme fabrique de connaissances, qui est mise à l’épreuve de mondes sociaux qui changent (comme a pu l’être la démocratie depuis le tournant délibératif des années 1970).
Trois grands points me semblent distinguer cet ouvrage, en plus de la finesse du témoignage et de la valeur d’une observation de l’intérieur :
Grâce au livre de T. Pech, on relie le dispositif de la Convention aux débats désormais pluridécennaux sur les formes de la démocratie, de la représentation à la participation puis à la délibération (parfois selon des modalités juxtaposées). La mise en dialogue avec quelques publications clés, sans être trop intense, permet de saisir les spécificités, les difficultés ou encore ce qu’impliquent les choix de la constitution du groupe des 150 (par tirage au sort représentatif), ou encore des règles de discussion et de décision (groupes de travail, plénum, auditions). C’est aussi la place de la Convention dans un appareil complexe et bien plus large de nos institutions démocratiques au travail qui est discutée. La formation des opinions évolue au sein de la Convention au gré des consultations et des échanges, selon une mécanique impossible à cerner absolument. Et à ce délicat processus s’ajoute tout le travail de mise en cohérence institutionnelle avec le Parlement (seul habilité à adopter des lois) mais également avec les corps intermédiaires ou encore avec le cadre réglementaire existant et la hiérarchie des normes qui s’impose. À travers les multiples défis soulevés par l’exercice singulier de la Convention citoyenne, c’est tout un fonctionnement souterrain (ou du moins peu mis en avant) de la démocratie qui fait surface, intimant l’humilité et forçant à prendre la mesure de la tâche titanesque.
Parmi les rouages d’un exercice démocratique délibératif, T. Pech ne fait pas l’impasse sur ce qui, a priori, échappe à l’ingénierie politique censée régler de la façon la plus rigoureuse et transparente le fonctionnement des différents dispositifs. L’expérience de la Convention, c’est aussi, et simultanément, l’expérience du déplacement de 150 citoyens tirés au sort pour y participer. Cent cinquante personnes qui ont fait un pas de côté, qui ont, pour certains, été ébranlés dans leur conviction, pour d’autres transformés dans leur vie citoyenne. L’ouvrage de T. Pech présente à plusieurs endroits des pages d’une sincérité touchante à propos de citoyens qui ne se connaissaient pas, jusqu’à la Convention, et qui ont fraternisé à l’occasion d’un exercice rare de délibération au long cours. Cette dimension, loin de seulement conférer un supplément d’âme un brin dramatique pour dissiper l’aridité d’un ouvrage de Science Po, est bien constitutive de l’expérience de la Convention. Les affects, les rapports informels, les effets de domination ou de subordination, la sécurité du groupe et sa reconnaissance opèrent à plein… ici comme ailleurs. C’est l’objet (et la richesse !) d’une microsociologie, voire d’une anthropologie de l’expérience démocratique (qu’elle soit représentative, et surtout participative ou délibérative) qui n’est pas directement traitée dans l’ouvrage, mais qui est clairement pointée. Ainsi, au vu des rouages internes de la Convention, ni la force des arguments rationnels ni l’ingéniosité (ou la complexité) du modèle de gouvernance n’épuisent les ressorts des arbitrages. C’est à la fois la responsabilité et l’honneur des choix politiques.
Ainsi, en creux, c’est la place des connaissances, de l’expertise, des avis légitimes, qualifiés et autorisés qui se pose dans le processus de délibération et de décision des conventionnels. Il était demandé à la Convention d’émettre un avis sur le souhaitable au regard du climat et de la justice sociale. Le « souhaitable » fait intervenir quantité d’aspects qui, précisément, débordent largement le seul périmètre de travail du scientifique, de l’expert ou du spécialiste. La Convention est attendue sur des questions dont la réponse n’est pas binaire, dont l’univers de contraintes rapproche des termes difficiles (sinon impossibles) à concilier. Certes, c’est souvent le propre de la décision politique qui doit opérer des choix sous contraintes. Mais le témoignage de T. Pech montre l’importance de l’arbitrage axiologique (qui n’est pas la simple expression d’une subjectivité naïve) dans des domaines où l’on oppose facilement l’expertise technique, où l’on convoque la connaissance scientifique, où l’on s’en remet à des spécialistes autorisés dans l’espoir qu’ils emportent la conviction de tous et fondent la décision politique avec la force d’une nécessité inattaquable. Or, l’exercice de la délibération et de la décision, du moins dans le cadre de la Convention, a été bien plus que cela. Face à des questions de société aussi lourdes (ici le climat et la justice sociale), la démocratie subit une évolution certaine (depuis le « tournant délibératif » qui émerge dans les années 1970).
Mais alors, comment la science, autre institution moderne, en charge de la fabrique de connaissances, pourrait échapper à cette même mise à l’épreuve par le monde social, a fortiori à propos des transitions, du climat, ou de l’énergie ? Certes, la science n’est pas une activité sociale comme les autres et les règles de l’intégrité scientifique continuent de la distinguer. Mais ces règles ne sont pas immuables, universelles ni définitives. Peut-on pratiquer aujourd’hui la science et produire des connaissances sur des sujets qui concernent et préoccupent au plus haut point nos sociétés comme on le faisait il y a 20 ans, il y a un demi-siècle ou au cœur des Trente Glorieuses en France ?
Chaque dispositif démocratique est marqué par son contexte. À la fois dans son articulation au reste de l’édifice démocratique et dans ses règles et son fonctionnement internes. Par son témoignage direct et informé, T. Pech positionne la Convention de ces deux façons, tout en raccrochant cette expérience aux débats contemporains sur les devenirs de la démocratie, invitant ses lecteurs à prendre la mesure des défis qui les attendent en tant que citoyens. Ce témoignage rigoureux est à la fois l’occasion d’un travail d’introspection et la marque d’une réflexivité maîtrisée dont toutes les communautés scientifiques gagneraient à s’emparer pour interroger leurs pratiques au regard des grandes questions de société qui concernent aussi diversement tous les scientifiques.
Julien Rebotier
(CNRS, UMR TREE, Bayonne, France)
julien.rebotier@cnrs.fr
Histoire et sociologie des sciences de la complexité
Fabrizio Li Vigni
Éditions Matériologiques, 2021, 194 p.
Sciences de la complexité : le temps des illusions perdues ?
Au début des années 1980, un groupe de scientifiques américains très renommés annonce la naissance de la science des systèmes complexes, une révolution scientifique sans précédent, appelée à bouleverser le XXIe siècle. Ce groupe fonde le « Santa Fé Institute », un institut scientifique d’un genre nouveau, chargé de développer cette nouvelle science et de la diffuser dans le monde entier. Les financements des fondations scientifiques et de grandes entreprises affluent. Bientôt, le modèle est imité en Europe, puis en Asie. Dans les années 2000, plus de 60 instituts se référant au Santa Fé Institute couvrent la planète.
Fabrizio Li Vigni (sociologie du numérique, CNRS), raconte cette épopée en détail et souligne le rôle d’individualités exceptionnelles, à la fois scientifiques, activistes et aventuriers. Son texte se nourrit de plus d’une centaine d’entretiens approfondis avec des participants à ce mouvement, des deux côtés de l’Atlantique. À ma connaissance, le volet européen, notamment français, de cette histoire avait été peu traité, alors que les précurseurs américains ont fait l’objet d’une littérature abondante. On apprend, par exemple, que la Commission européenne finance des projets de recherche sur les systèmes complexes pour plus de 100 millions d’euros, de 1995 à 2015. Le livre évoque aussi le tarissement récent de ces financements et la fermeture de certains centres de recherche, suggérant le début du retrait de cette vague scientifique. Cette description historique complète constitue un point fort remarquable du livre.
Cependant, c’est l’analyse sociologique et épistémologique de ce phénomène scientifique qui est la contribution la plus originale et la plus frappante de l’ouvrage. Pour F. Li Vigni, le constat est sans appel : selon la sociologie des sciences, la tentative de créer une science des systèmes complexes a échoué. En effet, le domaine des systèmes complexes est décrit comme un archipel formé de sept communautés ayant chacune sa définition de la complexité et ses pratiques propres. Ainsi, la majorité des chercheurs interviewés préfère parler de sciences, au pluriel, des systèmes complexes ou de la complexité. Cette pluralité explique pourquoi la recherche sur les systèmes complexes a créé très peu de formations universitaires diplômantes et ne constitue pas un véritable champ de concurrence entre chercheurs. Selon Li Vigni, ces échecs institutionnels sont incompatibles avec le statut de science au sens de Bourdieu. Cette position tranchée et solidement argumentée est un point marquant de l’ouvrage.
Si ce n’est une science, qu’est-ce donc que cet objet sociologique non identifié ? Li Vigni propose le concept de « plate-forme scientifique ». Il joue sur la richesse polysémique du terme. De la plate-forme informatique au quai de gare, il s’agit d’une base partagée d’accès à des services. La plate-forme scientifique intègre des théories et des pratiques diverses et peut offrir un refuge temporaire ou permanent à des scientifiques insatisfaits des catégories institutionnelles. Elle permet d’allier des spécialités naissantes ou fragiles, partageant certains outils et certaines méthodes, sous la même étiquette, et ainsi de renforcer ces spécialités scientifiquement et institutionnellement. L’avenir dira si les sociologues des sciences, et peut-être un public plus large, jugent ce concept pertinent et se l’approprient. Reconnaissons-lui son originalité et son pouvoir évocateur.
Raffinant son étude sociologique, Li Vigni propose une analyse des pratiques épistémologiques et des positions ontologiques des membres de l’archipel de la complexité, à partir des entretiens évoqués précédemment et de la littérature primaire du domaine. Cette enquête concerne en premier lieu la simulation informatique. En effet, si la simulation informatique est une pratique omniprésente dans l’archipel, les manières de l’utiliser comme argument scientifique et les conceptions du rapport entre la simulation et le monde varient beaucoup. Li Vigni cartographie minutieusement ces variations, souvent associées à des communautés disciplinaires d’origine comme la physique ou l’informatique. En particulier, il met ainsi à jour des différences très profondes de convictions ontologiques. Cette description est, à ma connaissance, totalement nouvelle. Je la trouve très stimulante pour les chercheurs du domaine amenés à s’interroger sur leurs positions philosophiques fondamentales ainsi que sur celles de leurs collègues.
Dans l’ensemble de l’ouvrage, il est exclu de distribuer des bons ou des mauvais points aux pratiques scientifiques ou aux positions ontologiques des chercheurs. La vocation du propos est uniquement descriptive. Cette neutralité est évidemment une exigence attendue de la part du sociologue ou de l’historien. Elle pourra cependant parfois frustrer le lecteur engagé dans le domaine des systèmes complexes. Par exemple, aux yeux d’un tel lecteur, l’énumération des sept théories de la complexité et de leurs communautés, accordant le même statut à « l’archipel des systèmes dynamiques » qu’aux autres théories et communautés, donne une image faussée. En effet, pour un tel lecteur, la cybernétique est le précurseur, maintenant quasiment disparu, à la fois des sciences cognitives et des sciences des systèmes complexes. Les mesures de complexité algorithmique ou computationnelle sont des outils qui peuvent être utiles à la recherche sur les systèmes complexes, mais la recherche sur ces mesures, très théorique, mobilise une communauté très restreinte. Les systèmes adaptatifs complexes en médecine, inspirés en partie par Edgar Morin, semblent être des réflexions philosophiques ou littéraires qui extrapolent au-delà des travaux plus concrets sur les systèmes complexes. Bref, dans cette perspective, l’archipel des systèmes dynamiques est l’élément central autour duquel les communautés et les théories gravitent. Bien sûr, cette présentation de l’importance relative des communautés et de leurs interactions est discutable. Mais une présentation qui ignore totalement ces différences et ces relations l’est encore davantage, me semble-t-il.
De plus, malgré l’absence de jugement sur le fond, le bilan présenté du point de vue de la sociologie des sciences est clairement négatif. Non seulement le mouvement scientifique initié par le Santa Fé Institute a échoué à se constituer comme science, mais ce mouvement, selon Li Vigni, a aussi été quasiment incapable de produire des outils et des pratiques véritablement nouveaux. Seule la modélisation agent, dont l’auteur attribue la paternité à Langton, serait une nouveauté produite dans l’archipel. À mon avis, même ce seul point positif est très contestable car des recherches sur les modèles agents étaient menées, notamment en France par Jacques Ferber (informatique, Université de Montpellier II), bien avant que Langton commence à développer son environnement de programmation de modèles agents. Pour les modèles agents aussi, l’archipel a donc recyclé des travaux déjà existants. En refermant le livre donc, on s’interroge. Depuis les années 1980, cette recherche généreusement subventionnée n’a-t-elle donc rien produit de nouveau ?
Je pense qu’un tel jugement passerait à côté de l’essentiel. En effet, la nouveauté principale des sciences de la complexité est à mes yeux de considérer le modèle lui-même comme objet d’investigation scientifique. Cette investigation s’impose, car dans un modèle complexe, la connaissance parfaite des interactions entre les composants du modèle est insuffisante pour comprendre et prédire les comportements collectifs de ces composants. Cette compréhension réclame donc une véritable enquête scientifique sur le modèle, comprenant l’élaboration de théories et la conduite d’expériences de simulations systématiques pour les tester. Une fois le modèle compris (ce qui est souvent un travail très difficile), les scientifiques ont à leur disposition un concept nouveau, qui peut les aider à comprendre les phénomènes naturels, biologiques ou sociaux. Soulignons que de tels concepts présentent aussi la spécificité d’être impossibles à élaborer sans l’outil informatique. Dans cette perspective, l’archipel a été extrêmement productif et créatif. Quelques exemples parmi des dizaines possibles : les automates cellulaires, le modèle du tas de sable de Per Bak, le modèle neutre d’évolution des espèces de Hubbell, le modèle de ségrégation de Schelling.
Cependant, cette vision des sciences de la complexité, trop rapidement esquissée, est rarement défendue dans la littérature et elle ne ressort pas des entretiens menés par Li Vigni. Il est donc malvenu de lui reprocher de l’avoir quasiment ignorée. Le bilan sociologique peu flatteur des sciences des systèmes complexes est finalement difficile à contester. Le livre tire donc une sonnette d’alarme qui doit retentir dans tout l’archipel, invitant ses membres à approfondir leur réflexion et à redoubler leurs efforts de clarification.
Guillaume Deffuant
(INRAE, UR LISC, Aubière, France)
Guillaume.deffuant@inrae.fr
L’agroécologie se définit aujourd’hui comme un rattachement à un ensemble de principes fondamentaux dont l’application est différentiée selon les contextes. Ce sont les 10 éléments de l’agroécologie de la FAO (https://www.fao.org/agroecology/overview/10-elements/fr/) qui ont été repris et approfondis en 13 principes du HLPE (https://www.fao.org/3/ca5602fr/ca5602fr.pdf).
La Transformative Partnership Platform (TPP) est une initiative partenariale associant des institutions de recherche, des organismes multilatéraux, des autorités gouvernementales et la société civile dans différents continents. Elle vise à développer des recherches pour faciliter et accélérer la transition agroécologique en y incluant tous les acteurs et à construire une interface active avec les décideurs politiques, https://glfx.globallandscapesforum.org/topics/21467/page/TPP-home.
Gate P., Brisson N., Gouache D., 2010. Les causes du plafonnement du rendement du blé en France : d’abord une origine climatique, ResearchGate, www.researchgate.net/publication/222711506_Les_causes_du_plafonnement_du_rendement_du_ble_en_France_d%27abord_une_origine_climatique.
Van der Werf H.M.G., Trydeman Knudsen M., Cederberg C., 2020. Towards better representation of organic agriculture in life cycle assessment, Nature Sustainability, 3, 419-425, https://doi.org/10.1038/s41893-020-0489-6.
Stoop P., Ambolet B., Bernard J.-L., Le Buanec B., Lévêque C., 2022. Agriculture, productivité et biodiversité, les leçons du débat land sharing/land sparing, Académie d’agriculture de France, www.academie-agriculture.fr/system/files_force/publications/avis-recommandations/2022/20220615agricultureetbiodiversite20210516.pdf?download=1.
Sur ce dernier point, voir les travaux de Metzger P. et D’Ercole R., 2009. « Enjeux territoriaux et vulnérabilité : une approche opérationnelle », in Becerra S., Peltier A., Risques et environnement : recherches interdisciplinaires sur la vulnérabilité des sociétés, Paris, L’Harmattan, p. 391-402.
Haraway D.J., Neyrat F., 2016. « Anthropocene, Capitalocene, Plantationocene, Chthulucene », Multitudes, 65, 75-81, p. 78, www.multitudes.net/anthropocene-capitalocene-plantationocene-chthulucene-faire-des-parents/.
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