Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 33, Number 2, Avril/Juin 2025
Page(s) 225 - 232
Section Regards – Focus
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2025042
Published online 01 October 2025

© B. Soutjis et B. Bedessem, Hosted by EDP Sciences

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

Le constat est bien connu : l’expertise scientifique sur les risques sanitaires et environnementaux est aujourd’hui soumise à une tension forte entre exigence de fiabilité et demande croissante d’ouverture et d’inclusivité. L’expertise doit ainsi s’appuyer sur les meilleures connaissances disponibles, tout en donnant une place aux savoirs d’usage et à la diversité des perceptions (ou d’acceptabilité) des risques – sanitaires, environnementaux, industriels. Comme ont pu le souligner Christophe Bonneuil et Pierre-Benoît Joly (2013), la création (en France et en Europe) des agences sanitaires et environnementales a conduit à désencastrer l’expertise des structures du pouvoir administratif et politique ; au moins sur le papier, les procédures d’analyse des risques y ont gagné en transparence et en indépendance. En parallèle, le manque d’ouverture des procédures d’expertise fait l’objet de fortes critiques venant traditionnellement du champ des STS (science and technology studies) mais également, de manière de plus en plus visible, d’acteurs de la société civile. Ces derniers mettent en avant le manque de discussion publique du cadrage des problèmes soumis à l’avis des experts, ainsi qu’un défaut d’intégration des savoirs dits profanes aux processus d’évaluation des risques. Si ces critiques ciblent assurément des problèmes importants, elles laissent souvent de côté une autre dimension de la démocratisation de l’expertise, pourtant tout aussi cruciale : l’orientation (en amont du travail d’expertise) de la recherche publique sur les risques (en particulier, les risques sanitaires et environnementaux). Financer la recherche scientifique, c’est opérer des choix (entre des disciplines, des thèmes, des objets de recherche) et ces choix sont inévitablement porteurs d’une forte charge politique. Comme l’a montré Proctor (2014) dans ses travaux désormais classiques sur l’industrie du tabac, la production d’ignorance ne passe pas exclusivement par l’introduction de « microbiais » dans les études nourrissant l’expertise ; elle est également le résultat de « macrobiais » affectant la manière dont les ressources sont allouées au champ scientifique – des « macrobiais » qui rendent certaines recherches aisées à financer et font obstacle à d’autres. Dans ce cadre, réfléchir à des modes de démocratisation (au sens d’une ouverture des processus de décision) du financement de la recherche liée aux risques se justifie d’un point de vue procédural et substantiel (Bessone et Mineur, 2019) : il s’agit tout à la fois de produire des décisions plus légitimes et plus conformes à l’intérêt commun. Mais comment faire concrètement participer les parties prenantes à l’élaboration d’un agenda de recherche pouvant ensuite nourrir le travail des agences sanitaires et environnementales ? Cette contribution entend rendre compte d’une expérimentation originale menée récemment en ce sens à l’Agence nationale de sécurité de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) : les journées « Rencontres recherche et parties prenantes » (JRP).

Les JRP constituent un dispositif expérimental et novateur de recherche participative organisé par l’Anses – plus précisément par sa direction sciences sociales, économie et société (Disses) – avec l’appui de l’association Sciences citoyennes1 entre janvier et juin 2024. Ces journées2 se greffent sur le dispositif des comités de dialogue, créés au début des années 2010 par l’agence dans le cadre de sa politique de transparence et de dialogue avec la société civile. Au nombre de trois (« Radiofréquences et santé », « Nanotechnologies et santé » et « Biotechnologies, environnement et santé »), les comités de dialogue se réunissent lors d’ateliers organisés par thématique et rassemblent des parties prenantes des secteurs marchand (entreprises, fédérations, associations d’industriels) et non marchand (associations de défense de la santé et de l’environnement, associations de patients, associations familiales, syndicats, notamment). La vocation de ces comités est de servir de lieu d’échange, d’information et de réflexion sur les travaux de recherche et d’expertise conduits par l’Anses autour de plusieurs risques sanitaires et environnementaux. Les JRP ont mobilisé des acteurs issus des trois comités de dialogue, ainsi que des chercheurs de différentes disciplines afin de définir collectivement une série de pistes de recherche « non faites » (au sens de Frickel et al., 2010, cf. infra) ou, selon eux, pas suffisamment traitées actuellement et qui pourraient être inscrites dans le cadre de programmes de financement dans les années à venir – ou dont pourraient se saisir directement les chercheurs présents. En raison du fort investissement de l’Anses dans leur organisation, de leur aspect novateur et d’un relatif succès en matière de participation (une partie des membres des comités de dialogue étaient présents et ont joué le jeu des ateliers), ces journées expérimentales méritent d’être analysées et discutées : dans quelle mesure constituent-elles une voie potentielle pour améliorer le dialogue entre les acteurs de la recherche et de l’expertise (agences, chercheurs, financeurs) et la société civile, particulièrement sur le sujet controversé des risques technologiques en matière de santé et d’environnement ? Quels sont leurs bénéfices et leurs limites en matière de participation ? Que nous apprennent ces journées sur les difficultés et les enjeux associés à la mise en place d’un dispositif de participation ambitieux par une agence d’expertise publique ? Peuvent-elles constituer une source d’inspiration pour d’autres organismes ? Comment ce dispositif expérimental peut-il nourrir la réflexion plus globale sur la démocratisation des politiques publiques de recherche ?

Origine, déroulé et productions des journées

Les JRP ont été conçues afin d’incarner la politique d’ouverture à la société civile de l’Anses et les objectifs de la Charte d’ouverture à la société qu’elle cosigne avec sept autres établissements publics3. L’agence s’engage, dans cette charte à contribuer à une « ouverture à la société [des] processus de recherche, d’expertise et/ou d’évaluation des risques ». Les JRP viennent ainsi compléter une série d’autres dispositifs mis en œuvre par l’agence dans le cadre de cette politique générale d’ouverture (à l’instar des comités de dialogue). Au-delà d’un effort de transparence, de communication ou de diffusion du travail d’expertise, il s’agit pour l’Anses d’expérimenter un dispositif de participation plus directe des parties prenantes aux activités de l’agence. Or la participation de la société à la science et à l’expertise constitue une injonction politique qui peut prendre de nombreux visages. De ce point de vue, les JRP traduisent deux choix forts de la part de l’agence : premièrement, la mise en place d’un dispositif axé sur la question de la participation des parties prenantes aux orientations du financement de la recherche et, deuxièmement, le cadrage des journées autour de la notion de « science non faite », une notion issue de la sociologie des sciences qui désigne les aires de connaissances potentielles non traitées par les institutions scientifiques malgré l’importance qu’elles peuvent revêtir pour des acteurs de la société civile (Frickel et al., 2010). Le premier choix s’explique en partie par l’intérêt de l’agence à générer des synergies avec les organismes ou les instruments de financement de la recherche (Agence nationale de la recherche [ANR], Programme national de recherche environnement-santé-travail [PNR-EST], Horizon Europe) qui affichent également des objectifs d’ouverture de la recherche à la société. Il constitue par ailleurs une demande exprimée par les participants des comités de dialogue. Le second choix est très lié au fort ancrage de la Disses dans les sciences humaines et sociales, notamment au recrutement récent de plusieurs sociologues au sein de cette direction.

Trois journées ont ainsi eu lieu dans les locaux de l’agence à Maisons-Alfort réunissant chacune des membres des trois comités de dialogue4 ainsi que des chercheurs académiques, respectivement les 8 mars, 19 mars et 7 juin 2024, après une journée de présentation générale du dispositif avec l’ensemble des comités le 24 janvier. L’animation, assurée conjointement par l’Anses et par l’association Sciences citoyennes, a consisté en la mise en place d’une série d’ateliers en sous-groupes ou en plénières (cf. infra). En guise d’exemple des personnes présentes, la journée « Nanomatériaux » rassemblait 4 acteurs du secteur marchand (représentant les syndicats professionnels Febea [Fédération des entreprises de la beauté], Fipec [Fédération des industries des peintures, encres, couleurs, colles et adhésifs, résines] et Phytéis5, ainsi que le label Cosmébio), 6 acteurs du secteur non marchand (représentant les associations AVICENN [Association de veille et d’information civique sur les enjeux des nanosciences et nanotechnologies], WECF [Women Engage for a Common Future], Générations futures, France nature environnement et la caisse centrale de la Mutualité sociale agricole, ainsi que la présidente du comité de dialogue « Nanomatériaux et santé »), et 8 chercheurs représentant différentes disciplines des sciences naturelles et des sciences humaines.

Chacune des trois journées était scindée en quatre moments spécifiques. Dans un premier temps, les parties prenantes étaient invitées à se réunir dans des groupes non mixtes, avec les acteurs associatifs et les acteurs marchands, d’un côté (7 personnes la première journée, 7 la seconde, et 10 la troisième), et les chercheurs, de l’autre (9 personnes la première journée, 8 la seconde, et 8 la troisième). Ces ateliers d’une heure avaient pour objectif d’identifier des sujets de recherche considérés comme non suffisamment traités – et, en miroir, les sujets considérés comme déjà très (ou trop) investis par la recherche. À leur issue, une session en plénière permettait de mettre en commun les réflexions des différents groupes sectoriels, afin d’élaborer une liste de questions ou de problèmes plus ou moins ciblés (deuxième temps). Ces derniers étaient ensuite regroupés en thèmes (de 5 à 7 en fonction des journées). La première demi-journée se clôturait alors par le choix collectif (soumis à un vote) de 3 thèmes servant de point de départ aux discussions de l’après-midi. La deuxième colonne du tableau 1 ci-dessous indique les 3 thèmes ainsi définis par les participants à l’issue de la matinée pour chacune des 3 journées. L’après-midi était ensuite dédiée à l’approfondissement de chacun de ces 3 thèmes (c’est-à-dire, à la formulation de questions de recherche plus précises). 3 nouveaux groupes mixant des participants de chacun des groupes sectoriels précédents étaient constitués et chacun de ces groupes disposait d’une heure pour préciser, en ateliers tournants, ces différents thèmes à travers une série de questions de recherche à financer (troisième temps). La troisième colonne du tableau 1 donne des exemples de ces questions de recherche posées au sein des 3 thèmes distincts6. Enfin, les journées se clôturaient par une session en plénière visant à mettre en commun les résultats de la journée, sous la forme d’une liste de questions de recherche affinées collectivement (quatrième temps). Ces questions étaient alors consignées dans un document de travail en vue de la rédaction à venir d’un rapport final à destination de la direction de l’Anses et de l’ensemble des participants.

Tab. 1

Thèmes de recherche retenus à l’issue de la première demi-journée de travail pour chacune des rencontres (deuxième colonne) et exemples de questions de recherche formulées à l’issue des ateliers de la seconde demi-journée (troisième colonne).

Bilan et discussion

Les observations que nous avons réalisées en binôme lors des trois journées, ainsi que les échanges avec les équipes de l’Anses et de l’association Sciences citoyennes, ont permis de dresser un bilan de ces journées, d’en identifier les points forts et les limites, et de proposer finalement un modèle possible pour l’élaboration participative d’un agenda de recherche sur les risques sanitaires et environnementaux.

Tout d’abord, il faut noter que le dispositif a permis la tenue de discussions animées : les participants se sont prêtés avec enthousiasme à l’exercice et ont conçu et discuté des idées (plus ou moins précises) sur des thèmes variés. On peut aussi noter une volonté, de la part des participants, de structurer ces idées, d’établir des liens entre elles afin de constituer des thèmes, ce qui a rendu possible une bonne progression de la réflexion collective. En cela, les journées ont été une réussite et leur organisation s’est révélée bien adaptée pour construire et animer la discussion de groupe.

Sur le fond, les participants ont généralement manifesté (et ce quels que soient les groupes sectoriels) un désir remarquable de questionner : les fondements mêmes de l’expertise, en s’interrogeant sur les modes de financement de la recherche ; le lien du savoir à l’action et les infrastructures sociales, administratives et politiques qui le sous-tendent (et bien souvent le distendent) ; et enfin, le type de savoir généralement produit et mobilisé par l’expertise. Sur ce dernier point, les trois journées ont questionné la valeur, pour l’expertise, de recherches menées suivant ce que Ian Hacking (1983) nommerait le « style de laboratoire » – sur des objets purifiés et isolés des interactions biologiques, écologiques ou physiques qu’ils seraient susceptibles d’entretenir dans le monde naturel. Cette recherche en laboratoire a été opposée par les participants à la connaissance des risques sanitaires et environnementaux (associés aux radiofréquences, aux nanotechnologies ou aux biotechnologies) dans des conditions réelles d’exposition ou d’utilisation. Ces aspects ont d’ailleurs été traduits en thèmes de recherche explicites dans deux des trois journées : le thème « Processus de décision et systèmes de communication » pour les radiofréquences et le thème « Modalités de la prise de décisions » pour les nanotechnologies (voir Tab. 1). La deuxième journée sur les biotechnologies a, quant à elle, fait émerger un thème sur les besoins sociaux, culturels et économiques. Aussi les participants se sont-ils mués, le temps des JRP, en sociologues spontanés des sciences, des techniques et des risques, formulant un certain nombre de problématiques associées à la pratique de l’expertise, à la manière dont elle traduit les questionnements de la société civile, à son encastrement sociopolitique et aux dynamiques d’inclusion et d’exclusion des savoirs qui la sous-tendent.

Un deuxième point important à soulever concerne le rôle qu’ont joué les chercheurs (en tant que groupe sectoriel) dans le dispositif. Ces derniers ont eu tendance à prendre une place d’expert des processus de recherche (par exemple, en expliquant au groupe comment est financée la recherche ou encore en témoignant sur les obstacles rencontrés dans le cadre de leur activité professionnelle) plutôt (ou du moins tout autant) que celle de détenteur d’un savoir sur l’état des connaissances scientifiques. Cette observation était d’autant plus frappante que les autres groupes sectoriels détenaient également une expertise précise et robuste sur cet état des connaissances (surtout dans le cas des JRP « Biotechnologies » et « Nanotechnologies ») : d’ailleurs, la liste des questions de recherche jugées suffisamment ou peu explorées (dressée à l’issue du premier atelier de chaque journée) se recoupait remarquablement bien entre les groupes sectoriels.

Cela étant posé, quelques dysfonctionnements sont apparus, qui s’avèrent riches d’enseignements pour nourrir la réflexion sur les dispositifs de participation publique à l’orientation de la recherche sur les risques. Premièrement, l’une des journées (celle sur les biotechnologies) a été marquée par une forme de déséquilibre des forces entre acteurs marchands et non marchands. En particulier, les acteurs marchands étaient plus nombreux et ont pris la parole de manière plus fréquente (parfois de manière plus offensive), installant une tension qui n’était pas présente lors des autres journées. A contrario, très peu d’acteurs de la société civile (notamment les organisations de défense de l’environnement) étaient présents à cette journée. Ce déséquilibre des forces en recoupe en partie un autre, entre les représentants de l’agriculture dite conventionnelle et ceux des agricultures extensives (agriculture biologique, agriculture paysanne). En effet, les acteurs marchands présents venaient de l’agriculture conventionnelle et des agrofournitures (semences, phytosanitaires), alors qu’aucun représentant de l’agriculture extensive n’a participé. L’engagement particulier des premiers est à mettre en rapport avec les enjeux que le traitement scientifique, politique et administratif du développement des biotechnologies à l’Anses implique pour eux. Ces observations rejoignent le constat bien connu d’une asymétrie des moyens consacrés par les ONG et les représentants des secteurs économiques dominants à la mise en visibilité de leurs positions et de leurs intérêts au sein des arènes de discussion publiques et institutionnelles (Laurens, 2015 ; Aguiton et al., 2021), particulièrement sur les sujets associés à des controverses sanitaires et environnementales. Dans le cas présent, ce déséquilibre a probablement biaisé le contenu des débats. Ainsi, certains acteurs ont largement insisté sur la nécessité d’accélérer la recherche en génie génétique dans le champ des nouveaux OGM (nouvelles techniques génomiques [NTG]), ou encore de réduire les risques juridiques encourus par leurs développeurs en diminuant le temps d’expertise préalable à leur autorisation. Par contraste, certains problèmes publics structurants pour les acteurs de la société civile et pour les représentants de l’agriculture extensive ont été peu évoqués et n’ont pas fait l’objet de questions de recherche : c’est notamment le cas des liens entre les OGM et l’utilisation de pesticides, ou encore des risques de contamination des cultures labellisées agriculture biologique par des plants OGM.

Deuxièmement, les participants au sein de chaque groupe possédaient manifestement des niveaux d’expertise variés, ce qui a parfois pu nuire à la progression des discussions : certains acteurs faisant montre d’une vision plus précise de l’état des savoirs sur une thématique donnée ont en effet pu jouer un rôle important dans la formulation de questions de recherche à traiter, au détriment des autres. Troisièmement (et c’est selon nous l’un des enseignements-clés de ces journées), les discussions ont pu souvent manquer d’une information plus exhaustive sur l’état des savoirs : il est assez vite apparu, lors de chacune des journées, qu’il n’était pas possible d’attendre des chercheurs présents une cartographie complète des champs d’étude associés aux risques en question. D’une part, leur nombre nécessairement limité n’en faisait pas un groupe représentatif de l’ensemble des thématiques pertinentes pour l’étude des risques potentiels associés aux technologies en jeu (radiofréquences, biotechnologies ou nanotechnologies) et, d’autre part, il est bien entendu difficile d’établir une telle cartographie en quelques heures.

Un dernier point enfin, non moins important : le caractère expérimental du dispositif, bien qu’il ait été clairement explicité par les représentants de l’Anses, a pu créer une certaine frustration et un certain flou autour de ses objectifs et de son rôle. Les animateurs de la Disses et de Sciences citoyennes décrivaient au début de chaque journée comment le travail des JRP pourrait, en théorie, nourrir les priorités d’un ou plusieurs programmes de recherche. Ils diffusaient notamment aux participants des extraits des programmes de financement européens Horizon Europe afin d’illustrer leur propos. Mais dans le même temps, ils devaient leur expliquer que l’agence ne s’engageait pas, en pratique, à assurer des débouchés aux documents produits à travers ses propres outils de financement (à l’instar du PNR-EST). On peut par ailleurs noter que plusieurs financeurs de la recherche, au-delà de l’Anses, avaient été invités par l’agence lors de la journée de présentation du dispositif (notamment des responsables de l’appel à projets SAPS – Science avec et pour la société – de l’ANR, qui finance des recherches participatives) et qu’aucun d’entre eux n’a, non plus, pris le risque de s’engager à traduire les résultats des JRP dans ses programmes de recherche. Cette première mise en place du dispositif avait seulement pour objectif de démontrer sa faisabilité et son intérêt pour l’Anses et les autres signataires de la Charte d’ouverture à la société des organismes publics de recherche, d’expertise et d’évaluation des risques sanitaires et environnementaux (BRGM, Ifremer, Ineris, INRAE, IRSN, Santé Publique France, Université Gustave-Eiffel). Ce manque de débouchés concrets a sans doute pu jouer sur l’engagement et la motivation des participants, et donc sur la nature et le degré de précision des questions ou des thèmes de recherche produits. Il a généré une certaine incompréhension ou frustration chez ces participants qui ont demandé plusieurs fois des précisions sur la manière dont leur travail allait concrètement être mobilisé par l’agence et dans quelles temporalités. Les représentants de l’Anses et les animateurs se sont ainsi retrouvés dans une position inconfortable consistant à expliciter des objectifs virtuels.

Notons finalement que le périmètre thématique du dispositif était lui-même porteur d’une certaine ambiguïté : les JRP concernent-elles uniquement la formulation de questions de recherche correspondant à des aires de « science non faite » sur les risques associés aux technologies en question (radiofréquences, biotechnologies, nanotechnologies) ou concernent-elles ces technologies en tant que telles dans toutes leurs dimensions, notamment dans celle de leur développement ? Comme nous l’avons mentionné, des représentants des acteurs marchands ont ainsi pu proposer (notamment lors de la JRP « Biotechnologies ») des thèmes et des questions de recherche relatifs au développement et à l’innovation technique.

Proposition d’un modèle alternatif pour un pilotage participatif de la recherche sur les risques

Sur la base de ces quelques remarques, nous voudrions pour finir proposer et discuter un modèle alternatif pour un financement (et donc un pilotage) plus démocratique des recherches nourrissant l’expertise sur les risques.

Ce dispositif (ici à l’état de modèle théorique) aurait comme visée de permettre une expression à la fois équilibrée et scientifiquement informée des différentes parties prenantes (par exemple, le secteur marchand et la société civile organisée, mais également des chercheurs académiques en tant qu’experts des processus de recherche et de leur lien avec la décision publique) sur l’identification de questions de recherche à traiter prioritairement pour l’évaluation des risques (sanitaires et environnementaux). Il devrait permettre, idéalement, d’identifier (par vote ou consensus) une liste de thèmes ou d’objets qui pourront guider l’élaboration d’appels à projets dédiés. Au vu des observations réalisées lors des JRP, il apparaît que la principale difficulté est d’informer suffisamment les parties prenantes sur l’état des connaissances dans les champs jugés pertinents, tout en laissant le cadrage de ces champs et la définition des questions de recherche ouverts à une délibération inclusive. Pour répondre à cet enjeu, nous proposons un modèle itératif entre un panel d’experts et les parties prenantes :

1. Une première session (par exemple, un atelier d’une journée) réunirait les parties prenantes autour de l’identification de grands thèmes, objets ou questions qui leur semblent mal connus et pertinents à traiter pour l’évaluation du risque associé à un produit, une substance ou une pratique. À ce stade, les discussions se construiraient autour de l’expertise propre des acteurs, sans nécessairement d’apports de connaissances par des chercheurs académiques (autres que ceux pouvant être conviés en tant que participants). Les JRP, telles qu’elles ont eu lieu en 2024, constituent un très bon exemple de ce à quoi pourrait concrètement ressembler cette première phase de notre modèle.

2. Dans un second temps, un panel d’experts pluridisciplinaires serait missionné pour se saisir des thèmes et des questions identifiés, et dresser une cartographie la plus exhaustive possible de l’état des connaissances afférentes. L’objectif est de renseigner les parties prenantes sur les questions déjà bien traitées et, en miroir, celles qui le sont insuffisamment. Ce panel apporterait également des éléments sur la faisabilité des pistes de recherche proposées, leur coût et leur temporalité. Il s’agirait ici de mettre à l’épreuve les questions posées à l’issue de la première journée, en les passant au tamis d’un état de l’art et de l’expérience pratique de chercheurs spécialistes. Ce second temps peut être organisé par les parties prenantes elles-mêmes, qui peuvent constituer (avec l’appui des agences en charge de l’évaluation du risque, telle l’Anses) un panel de chercheurs qui leur semble adéquat, et suivre (voire contribuer à) leurs travaux. Il convient de noter que les experts missionnés pour réaliser cette cartographie lors de cette deuxième phase ne devront pas être les chercheurs qui ont participé à la définition des thèmes et des questions pendant la première phase. Comme nous l’avons mentionné, le rôle des chercheurs s’est révélé ambigu dans les processus délibératifs que nous avons observés lors des JRP : ils étaient à la fois experts de l’état des connaissances dans un champ donné et experts de la mécanique de la recherche elle-même, en tant qu’ensemble de pratiques suivant des règles propres. Nous pensons que ces deux dimensions, toutes deux nécessaires, gagneraient à être temporellement et spatialement séparées : introduire une logique itérative entre un panel d’experts et une assemblée de parties prenantes (incluant des chercheurs) nous semble ainsi être une manière adéquate d’intégrer les exigences démocratiques et épistémiques auxquelles doit répondre une démarche d’ouverture des décisions relatives à l’orientation de la recherche.

3. Cette cartographie serait finalement présentée et commentée lors d’une troisième journée d’ateliers rassemblant les parties prenantes. Ces dernières pourraient alors préciser des questions qu’elles souhaiteraient voir traiter en profitant de l’éclairage apporté par les experts mandatés et leur état de l’art. Éventuellement, une ou plusieurs autres itérations avec le panel d’experts pourraient être effectuées si les parties prenantes en ressentent le besoin. Cette troisième phase pourrait se dérouler sous la forme de deux demi-journées : une matinée dédiée au compte rendu des experts mandatés et une après-midi lors de laquelle les parties prenantes affineraient leurs questions de recherche. In fine, ces dernières devront être effectivement intégrées à des programmes de financement, sous la forme par exemple d’appels à projets et suivant des modalités qui devront être communiquées clairement aux participants dès le début des travaux (c’est-à-dire à l’occasion de la première étape).

Ce modèle itératif peut être mis en regard des travaux théoriques sur les modalités de démocratisation du financement de la recherche. Philip Kitcher (2011), certainement l’auteur le plus emblématique en la matière, propose ainsi un modèle idéal de « science bien ordonnée », inspiré explicitement du modèle rawlsien de « société bien ordonnée » (Rawls, 1971). En empruntant aux théoriciens du libéralisme politique la notion de « délibération idéale », Kitcher met au centre du processus décisionnel un panel de citoyens représentatifs des intérêts présents et futurs des différents groupes sociaux, et aptes à prendre en compte les préférences des autres délibérateurs. Ces délibérations sont encadrées par des experts scientifiques, qui guident les discussions en apportant leurs connaissances de l’état des savoirs (sous la forme de graphes représentant les relations entre les différentes questions traitées dans un champ donné), puis, dans un second temps, en renseignant les délibérateurs idéaux sur la faisabilité des différents projets proposés. Cette proposition a ouvert la voie à une littérature assez foisonnante, portant à la fois sur sa méthode et sur ses résultats. Cependant, ces travaux restent, pour la plupart, cantonnés à la formulation de principes généraux et n’entrent que peu dans le détail des procédures à mettre en œuvre. Les JRP, en tant que forme d’expérimentation sociale, permettent de formuler des propositions plus concrètes dans le cas spécifique de la recherche sur les risques. Comme nous l’avons noté, l’enjeu, dans ce cas, est de contourner les « macrobiais » (Proctor, 2014) qui affectent l’allocation des ressources au champ scientifique, en assurant une expression à la fois équilibrée et scientifiquement informée des différents intérêts (marchands et non marchands) en présence.

Il nous semble qu’un tel modèle serait à même de permettre à l’Anses – ou à d’autres agences animées par les mêmes intentions d’ouverture – de tirer profit des enseignements issus des JRP organisées en 2024 (notamment l’enthousiasme qu’elles ont suscité ainsi que leur capacité à produire des thèmes et des questions de recherche d’intérêt pour un panel d’acteurs de la société civile), tout en optimisant la portée scientifique des pistes de recherche proposées et en assurant leur traduction effective comme des recherches « à faire ».

Références

  • Aguiton S., Déplaude M-O., Jas N., Henry E., Thomas V. (Eds), 2021. Pervasive powers. The politics of corporate authority, New York, Routledge. [Google Scholar]
  • Bessone M., Mineur D., 2019. La démocratie entre substance et procédure, Philosophiques, 46, 1, 3-7, https://doi.org/10.7202/1062009ar. [Google Scholar]
  • Bonneuil C., Joly P.-B., 2013. Sciences, techniques et société, Paris, La Découverte. [Google Scholar]
  • Frickel S., Gibbon S., Howard J., Kempner J., Ottinger G., Hess D.J., 2010. Undone science: charting social movement and civil society challenges to research agenda setting, Science, Technology, & Human Values, 35, 4, 444-473, https://doi.org/10.1177/0162243909345836. [Google Scholar]
  • Hacking I., 1983. Representing and intervening. Introductory topics in the philosophy of natural science, Cambridge, Cambridge University Press. [Google Scholar]
  • Kitcher P., 2011. Science in a democratic society, Armhest, Prometheus Books. [Google Scholar]
  • Laurens S., 2015. Les courtiers du capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles, Marseille, Agone. [Google Scholar]
  • Proctor R., 2014. Golden holocaust. La conspiration des industriels du tabac, Sainte-Marguerite-sur-Mer, Équateurs. [Google Scholar]
  • Rawls J., 1971. A theory of justice, Harvard, Harvard University Press. [Google Scholar]

1

Créée en 2002, l’association Sciences citoyennes s’est donné pour objectif de contribuer à la réappropriation citoyenne et démocratique des sciences et des technologies pour les mettre au service du bien commun (https://sciencescitoyennes.org/).

2

Cette recherche a pour origine les observations réalisées par les auteurs lors des trois journées « Rencontres recherche et parties prenantes » organisées par l’Anses et l’association Sciences citoyennes en 2024.

3

Élaborée en 2008, la Charte d’ouverture à la société des organismes publics de recherche, d’expertise et d’évaluation des risques sanitaires et environnementaux est aujourd’hui cosignée par l’Anses, le BRGM (Bureau de recherches géologiques et minières), l’Ifremer (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer), l’Ineris (Institut national de l’environnement industriel et des risques), INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement), l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire), Santé Publique France et l’Université Gustave-Eiffel. Voir https://www.anses.fr/fr/system/files/CharteOuvertureSociete2020.pdf.

4

Tous les membres des comités de dialogue ont été formellement invités, mais une partie seulement ont répondu à l’invitation.

5

Phytéis représente les intérêts d’entreprises fournisseuses de pesticides agricoles.

6

Ces quelques questions ont été choisies arbitrairement par les auteurs de cet article à titre d’illustration, parmi le grand nombre qui ont été formulées par les parties prenantes lors des journées. L’ensemble des questions formulées lors des JRP ont fait depuis l’objet d’une relecture et d’une validation par les participants. Les exemples de questions que nous mentionnons ci-dessous dans le tableau 1 constituent les énoncés « bruts » tels que formulés textuellement à l’issue des JRP, avant l’étape ultérieure de relecture. En ce sens, le contenu du tableau 1 n’engage ni l’Anses, ni Sciences citoyennes, ni les participants des JRP.

Citation de l’article : Soutjis B., Bedessem B. 2025. Les journées « Rencontres recherche et parties prenantes » de l’Anses : expérimenter un dispositif d’ouverture de l’expertise sur les risques sanitaires et environnementaux. Nat. Sci. Soc. 33, 2, 225-232. https://doi.org/10.1051/nss/2025042

Liste des tableaux

Tab. 1

Thèmes de recherche retenus à l’issue de la première demi-journée de travail pour chacune des rencontres (deuxième colonne) et exemples de questions de recherche formulées à l’issue des ateliers de la seconde demi-journée (troisième colonne).

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