Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 33, Number 2, Avril/Juin 2025
Page(s) 219 - 224
Section Vie de la recherche – Research news
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2025044
Published online 22 September 2025

© L. Dupré et al., Hosted by EDP Sciences

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Le changement climatique apparaît comme un objet de préoccupation et de mobilisation central pour les sciences de la vie et de la Terre, appelant une nécessaire « transition » appliquée à l’ensemble des domaines d’activité de nos sociétés, et dont les contours restent toutefois à préciser. L’avènement de l’Anthropocène alerte sur l’urgence et les responsabilités qui nous incombent, collectivement, pour y faire face (Bonneuil et Fressoz, 2013 ; Bonnet et al., 2021). En contrepoint des mots d’ordre appelant à la transition ou au procès climatique, nous avons souhaité explorer en quoi et comment la crise climatique affecte les mondes des agriculteurs et des agricultrices. Au cours de la journée d’étude « Agriculture et changement climatique : refaire monde dans les territoires face à un “mal commun” ? » organisée à Dijon le 13 juin 20241, nous avons invité les intervenants à explorer ce que nous proposons de nommer un « mal commun ». Que fait-il aux agriculteurs et agricultrices, à leurs activités, aux territoires et à ceux qui les peuplent ? Dans le texte qui suit, nous revenons 1) sur l’expression « mal commun » appliquée au changement climatique en montrant 2) comment il affecte les agriculteurs 3) qui sont au cœur de mondes agricoles mis à l’épreuve avant 4) de nous interroger sur les possibilités de « refaire monde dans les territoires ».

Le changement climatique comme « mal commun »

Nous formulons l’hypothèse que le changement climatique pourrait être considéré, du fait de son ampleur, comme un « mal commun ». L’expression nous permet de nommer les réalités climatiques qui affectent les personnes, altèrent leurs existences et celles des non-humains associés, au quotidien comme à moyen et long terme. Les travaux analysant les façons d’habiter la Terre à l’Anthropocène convergent tous vers un intérêt pour les communs. Ces réflexions renvoient évidemment aux travaux d’Elinor Ostrom sur les biens communs et les possibilités d’auto-organisation collective. L’atmosphère, l’océan et donc le climat sont des « biens communs », « c’est-à-dire une classe de biens “non divisibles” et donc non partageables, en accès libre et ouvert, mais qui, pour autant, ne constituent pas des communs au sens propre, car n’étant soumis à aucune gouvernance permettant de faire respecter les droits d’accès et d’usage » (Coriat, 2015, p. 24) ; en effet, malgré les conférences des parties engagées à respecter la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, les émissions de gaz à effet de serre ne font que croître et suivent le scénario le plus pessimiste établi par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). La gouvernance de ces « biens publics globaux » ou « communs globaux » ne peut être que polycentrique et articuler une multiplicité de niveaux sans ignorer les communautés locales (Hess, 2015, p. 267), une action collective tout aussi nécessaire que difficile. Le réchauffement climatique peine à être reconnu comme un « problème commun » (Hess, 2015, p. 264) tant les responsabilités sont diluées. L’enjeu est alors de faire commun pour agir en commun ; notre proposition vise à réfléchir à partir des publics affectés par les conséquences du changement climatique – en l’occurrence les agriculteurs. Une autre façon de penser les communs est de développer les droits en faveur des lieux et des entités naturelles, invitant à penser nos liens à la nature et aux autres en dehors d’une relation de propriété (Vanuxen, 2020 ; Tanas et Gutwirth, 2021). Le commun renvoie à une forme sociale et juridique positive, valorisée et pleine de promesses en termes notamment de redistribution de la richesse, de la valeur et du pouvoir (Berlan, 2021). Généralement, il est aussi clairement associé à une entité que l’on peut situer dans l’espace et qu’une communauté d’« utilisateurs » s’approprie, à l’instar des communs d’Ostrom (1990) qui se réfèrent à des ressources convoitées, c’est-à-dire à une certaine « positivité des communs » (Maurel, 2023). Par contraste, Bonnet et al. (2021) ont avancé la notion de « communs négatifs », qui fait en partie écho à celle de « mal commun » que nous proposons ici, dans la mesure où elle est construite autour de l’idée d’un bien non désiré, voire redouté. Les communs négatifs de Bonnet et al. désignent ainsi des « ressources négatives », dont personne ne veut (déchets, sols pollués, centrales nucléaires) mais dont nous héritons malgré tout et dont il faut « prendre soin collectivement à défaut de pouvoir faire table rase de ces réalités » (Bonnet et al., 2021, p. 29). Cette approche fait la part belle aux infrastructures matérielles de grande taille, reliefs imposants et encombrants d’un système économique hypothéquant l’habitabilité de la planète, là où nous mettons davantage l’accent sur des vies, des affects, des métiers et des interrelations avec différents environnements.

Le « mal commun » peut également entrer en dialogue avec la notion de « péril commun » proposée par Demonsant et al. (2023). Issue du droit romain antique, liée à la marine marchande et structurée autour de l’avarie commune (un naufrage lié à une tempête), elle permet selon les chercheurs d’aborder et de « réconcilier » l’action climatique et la justice sociale. Leur proposition est d’ouvrir largement la « communauté de concernement » et de responsabilité à ceux qui contribuent comme à ceux qui souffrent du changement climatique. L’idée d’un préjudice subi par une vaste communauté nous paraît alignée avec l’indiscutable universalité du phénomène – ou « comment tout devient climat » (Maljean-Dubois et al., 2024, p. 98) – et entretenir une forme de politisation bienvenue. Avec le « mal commun », il s’agit toutefois non pas d’investir le plan juridique dans un esprit de gestion des risques et de justice, mais de montrer comment le changement climatique affecte les agriculteurs.

Agriculteurs et agricultrices dans le changement climatique

L’agriculture entretient des relations ambivalentes à l’égard du changement climatique. Elle est régulièrement pointée comme une contributrice importante de ce changement, mais également la première à en subir – bien qu’inégalement selon les régions – les effets. Le singulier de l’expression « mal commun » ne doit cacher ni la pluralité des phénomènes visés ni celle de leur réception (Hochedez et Leroux, 2018). En effet, d’un côté, les expressions climatiques sont diverses (gel tardif ou manque de froid, inondations, sécheresse, vents, grêle, etc.) et, de l’autre, l’ampleur, la brutalité, l’imprévisibilité, la violence et la durée des phénomènes, comme leur géographie sont inédits.

Les aléas du climat sont vécus de manière différenciée selon les ressources et les prises dont les agriculteurs disposent pour y faire face, ce qui pourrait nous inviter à tempérer la charge morale de l’expression. Tous en souffrent-ils pareillement ? La réponse est évidemment négative : le Nord et le Sud de la France ne sont pas concernés de manière semblable ; de la même façon, les agriculteurs ne redoutent pas forcément les mêmes aléas aux mêmes moments selon l’altitude à laquelle ils se situent ou la nature de leurs activités. Mais l’usage de cette expression nous sert à pointer le fait que pour toutes et tous, bien qu’il ne soit pas nécessairement nommé comme tel, le changement climatique est désormais une réalité existentielle commune, de laquelle rien ni personne ne pourra s’extraire, un objet de concernement qui se leste chaque année davantage, notamment autour de la question de l’eau. Elle remet en question non seulement l’habitabilité du monde mais aussi sa « cultivabilité », ce à quoi l’agriculture s’emploie, et affecte nos existences – parfois jusqu’à provoquer un sentiment d’écoanxiété (Gousse-Lessard et Lebrun-Paré, 2022).

La double perspective atténuation-adaptation, adoptée par les politiques publiques sur le climat, ne considère pas les manières dont les agriculteurs connaissent et vivent le changement climatique, que ce soit à l’échelle de leurs pratiques quotidiennes, des transformations des systèmes sociotechniques qui en découlent comme de leurs métiers. Dans une recherche pionnière, Petit et al. (2023) décrivent l’impact multidimensionnel des sécheresses répétées qui précarise le travail d’éleveurs en Saône-et-Loire. Notre réflexion s’inscrit dans ce sillon pour (re)placer au centre des questionnements la manière dont les agriculteurs et leurs activités sont affectés par les changements du climat. En d’autres termes, il s’agit de prêter attention à leurs récits et à leurs expériences.

Les agriculteurs sont souvent de fins observateurs des variations du temps et repèrent toute une série d’indices (comme des dates de récolte avancées, l’arrivée de nouvelles espèces, la baisse du niveau des cours d’eau) qui sont des indicateurs indirects du climat, des « proxys » (Petit et al., 2020). Pour Sherren et Darnhofer (2018), les agriculteurs sont même des scientifiques appliqués par excellence (« ultimate applied scientists ») dont il s’agit de prendre au sérieux les perceptions et les observations alors que leurs savoirs sont d’ordinaire mis à l’écart (Soubry et al., 2020). Les travaux sur les perceptions du changement climatique par les agriculteurs sont moins nombreux sous nos latitudes alors que les projets et publications sur l’adaptation et l’atténuation se multiplient, ce qui pourrait vouloir dire que le champ d’étude ne comprend pas ses agriculteurs (« The field does not yet understand its farmers ») (Soubry et al., 2020). Fortement inscrites dans les territoires, les formes d’agriculture que nous étudions s’exercent « à ciel ouvert » (de Torres Alvarez, 2015). Elles entretiennent, de fait, un lien particulièrement étroit avec l’environnement, que ce soit à travers leur ancrage au sol, leur exposition aux intempéries, l’importance des éléments naturels (eau, soleil, vent) et des processus écologiques intervenant dans les cycles de production. Ces formes d’agriculture se trouvent ainsi particulièrement exposées et donc vulnérables aux aléas climatiques dont l’avenir dépend entièrement, tandis que les sociétés dépendent entièrement d’elles pour leur survie.

Des mondes agricoles à l’épreuve

Le « monde » des agriculteurs et des agricultrices est peuplé de nombreux éléments humains (famille, pairs, voisins, techniciens, etc.), non humains (bâtiments, outils, troupeaux, culture, etc.) mais aussi immatériels (savoirs, normes, dispositifs, valeurs, rêves, etc.). Des liens d’attachement permettent de faire tenir ensemble ces éléments au quotidien, au rythme des saisons comme dans le temps long générationnel (Petit et al., 2023), et d’instaurer une stabilité permettant d’accueillir les aléas constitutifs du travail avec le vivant qui caractérisent l’activité agricole. Les agriculteurs – dont l’activité est « météosensible » (La Soudière et Tabeaud, 2009) – doivent de fait intégrer la variabilité météorologique à laquelle ils s’ajustent, composent et rusent tout au long de l’année, bien avant que les politiques publiques férues de la rhétorique de l’adaptation ne les y enjoignent (Stiegler, 2019). Mais la crise climatique est d’un autre registre : elle bouscule violemment un métier dans la mesure où l’instabilité ne porte pas seulement sur un calendrier de moisson, une récolte plus ou moins abondante ou une simple tension en termes de charge de travail. Les aléas climatiques répétés et de forte amplitude sont ainsi susceptibles d’agir comme le révélateur de l’organisation des conduites individuelles et collectives. Les liens aux autres – animaux, végétaux, matières, substances et entités – deviennent saillants et, en même temps qu’ils se défont, compromettent ainsi l’activité telle qu’elle était jusqu’ici conduite en accord avec une idée de ce qui constitue le « bon travail » et le « bien travailler ». La crise climatique comme « mal commun » devient alors l’occasion de repérer « ce et ceux qui comptent », ce qui « fait ressource », ce à quoi un agriculteur tient et ce qui le retient dans son métier et dans son milieu de vie, ce qui donne du sens à son travail.

Ainsi, le terme même de « ressources », que nous utilisons ici avec précaution, ne renvoie pas tant au statut « d’actif » selon la perspective extractiviste de la plantation proposée par Anna Tsing (2018). Il s’élargit aux entités avec lesquelles les sociétés humaines composent un monde et sans lesquelles ce même monde se délite et ne tient plus. De fait, les « ressources » ne sont pas seulement des entités matérielles ou biophysiques ; elles renvoient aussi à une écologie des liens professionnels qui se nouent avec les environnements de travail. Par exemple, des éleveurs situés en Saône-et-Loire ont été particulièrement mis à l’épreuve par la succession de trois sécheresses (2018, 2019 et 2020). La disparition de l’herbe entraîne toute une série de conséquences : techniques (sur la croissance et la fertilité des animaux), économiques (achat de fourrage et d’eau), sociales (tensions locales) et humaines (surcharge de travail, manque de visibilité sur l’avenir) (Petit et al., 2023). Ces impacts en cascade peuvent mener à des situations de détresse psychologique et affecter jusqu’à la santé mentale des personnes (Vins et al., 2015) quand celles-ci se sentent peu soutenues. Les sécheresses couplées à un manque de reconnaissance de leur travail soumis aux critiques sociétales avaient pu conduire certains éleveurs enquêtés à envisager un arrêt anticipé du métier, à formuler le regret de s’être installé, voire à parler de suicide (Petit et al., 2023).

La disparition d’éléments ou, au contraire, l’apparition de certains autres, inattendus, malmènent le travail des hommes et la vie des animaux. En apiculture, par exemple, les périodes de pluie empêchent l’apiculteur de travailler au rucher et contrarient des rythmes de travail qui demandent pourtant une rigueur absolue. Lorsque la pluie se prolonge, les abeilles ne peuvent plus butiner et c’est la famine qui guette les colonies qu’il faut alors nourrir d’une façon ou d’une autre, simplement pour les maintenir en vie. La canicule, quant à elle, rend le travail apicole encore plus éprouvant qu’il n’est déjà et épuise les abeilles, qu’il faut abreuver. Dans certaines régions, le risque d’incendies s’accroît et les feux ravagent certains écosystèmes comme les forêts, précieux milieux de vie pour les abeilles. La dimension indéterminée de la saison apicole fait de l’apiculture une activité à « ascenseur émotionnel » – pour reprendre les termes d’un professionnel. En effet, les phénomènes climatiques tendent à aller au-delà de l’incertitude « ordinaire » avec laquelle les apiculteurs ont appris, par expérience, à composer (Dupré et Fortier, 2024).

Parce qu’ils viennent entraver la continuité de l’expérience, de tels événements instaurent des « situations troubles » (Ogien et Quéré, 2005) qui nécessitent d’être dépassées. Différents dispositifs destinés aux agriculteurs ont été mis en place pour les aider à faire face aux effets du changement climatique : assurance multirisque climatique, aide aux investissements de protection contre les aléas climatiques, etc. Les premiers résultats du projet Traverser2 montrent toutefois une certaine réticence à leur endroit, liée notamment à la préférence accordée à une protection en autonomie par la réorganisation du système agricole (Barranca et al., 2024). Par ailleurs, les dispositifs assurantiels restent prévus pour des situations ponctuelles, mais ils ne constituent pas une réponse transformatrice face au changement climatique (Bassett et Fogelman, 2013). Qu’en est-il lorsque les difficultés ne sont plus épisodiques et deviennent récurrentes ? Comment peut-on s’y préparer ? Fragilisant l’ordre et les appuis progressivement construits par les agriculteurs dans ou à côté de leur travail, leur accumulation conduit à des ruptures, plus ou moins brutales et étendues. L’existence de certains systèmes, pratiques et métiers s’en trouve remise en question ; la fabrique sociale et écologique des territoires à laquelle l’agriculture contribue s’effrite, et la crise climatique semble pouvoir être pensée comme un processus de « détotalisation » du monde (Guinchard, 2011) des agriculteurs.

Refaire monde dans les territoires ?

Milieu de travail et de vie, l’espace agricole offre des ressources (eau, air, sol, herbe…) auxquelles les agriculteurs et les agricultrices sont attachés physiquement, émotionnellement et qu’ils et elles dotent de valeurs symboliques (Mathieu, 2016). Lorsque ces ressources manquent, il est parfois possible de se déplacer dans un territoire pour les trouver ailleurs ; il est toutefois le plus souvent impossible de partir. Il faut dès lors « tenir » dans le temps, dans un territoire singulier que l’on habite, avec ce dont on a besoin mais qui ne s’y trouve plus et que les technopromesses ne pourront faire revivre, ou avec ce qui s’y trouve désormais et s’impose aux agriculteurs. Ainsi, le « mal commun » pose de fait de manière centrale la question des temporalités, entre l’urgence de la catastrophe et le temps de son apprivoisement. Il invite à repenser les rythmes de vie de tous ceux qui en souffrent, à élargir nos cadres d’analyse à des temporalités multiples, celles des êtres vivants dans leur diversité et à sortir du temps linéaire anthropocentré de la modernité (Bensaude-Vincent, 2014).

Faire face à ce mal commun n’est pas qu’une affaire de deuil et de renoncement. Parce qu’il interpelle quant à ce que chacun est prêt à abandonner ou à défendre individuellement mais aussi collectivement (soutenir une certaine façon de s’engager dans le métier, protéger une race, faire collectif autour d’une fruitière, etc.), nous faisons l’hypothèse que le changement climatique permet aussi de générer de nouveaux liens et, peut-être, de nouveaux mondes. Nous nous rapprochons de l’idée défendue par A. Tsing selon laquelle, même dans les ruines du capitalisme, de nouvelles formes de vie et de vivre ensemble peuvent émerger (Tsing, 2017). Ce sont des « communs latents » (latent commons), des enchevêtrements qui pourraient devenir des causes communes (Tsing, 2017). Ils permettent de ne pas être seuls face à la catastrophe socio-écologique, voire pourraient créer de nouvelles solidarités alors que l’écoanxiété prend de l’ampleur en agriculture et dans la société. Mais si un des enjeux est d’« apprendre de nos craintes et [de] les mobiliser au travers d’actions signifiantes et significatives » (Gousse-Lessard et Lebrun-Paré, 2022), il reste encore à savoir dans quelle mesure cela est possible. Considérant le changement climatique comme une « épreuve » (Boltanski et Thévenot, 1991 ; Becerra, 2012) impliquant à la fois un subir et un agir, il nous semble dès lors nécessaire de s’interroger sur la capacité des agriculteurs à y faire face, c’est-à-dire à parvenir à se saisir de la puissance potentiellement transformatrice de la vulnérabilité pour aller au-delà d’une situation critique.

Les agriculteurs et les agricultrices ont-ils – tous et toutes – les moyens et les capacités d’agir dans ce genre de situation qui peut vite devenir paralysante ? Dans quelles conditions cela est-il possible ? Dans cette perspective, nous pouvons porter attention, non seulement aux capacités proprement individuelles des agriculteurs, mais aussi aux possibilités d’émergence de l’action collective et d’une solidarité au sein des territoires. Mieux comprendre les capacités des agriculteurs à faire face à la crise climatique demande alors d’élargir le cadre d’analyse à l’ensemble des opérateurs qui structurent le secteur de l’agriculture. Par exemple, si l’implantation de nouvelles cultures est souvent présentée comme une réponse à envisager, cette dernière ne peut s’avérer efficace qu’à la condition de permettre aux agriculteurs de trouver des débouchés à leurs récoltes. Ainsi, les mondes économiques dans lesquels les agriculteurs sont insérés sont questionnés, contribuant possiblement à leur vulnérabilité. Le collectif excède parfois les limites d’un territoire bien délimité. Par exemple, lorsque les ressources alimentaires pour les abeilles manquent sous l’effet de phénomènes climatiques et que les apiculteurs transhument, les collègues implantés dans les territoires vers lesquels s’organisent les déplacements de survie sont affectés (Dupré et Fortier, 2025). Le collectif de réponse doit alors s’élargir considérablement.

Quelle qu’en soit l’échelle, les réflexions sur l’agir ensemble sont centrales pour répondre aux questions, parfois différentes, que le changement climatique pose à de nombreuses entités. Il s’agit donc de repérer des capacités à créer du commun, que ce soit entre agriculteurs ou avec les autres habitants, quels qu’ils soient, à imaginer de nouvelles manières de « faire métier », de « faire monde » et, ce faisant, de « refaire territoire » face à et dans la crise climatique. Certaines initiatives existent : par exemple, les semences de maïs population (paysannes) dont les cribles de sélection (parmi lesquels la capacité à mieux résister aux sécheresses), les modalités de conservation et de renouvellement contribuent à ce « refaire monde » impulsé par et pour le monde agricole (Derbez, 2018). C’est dans cette optique que nous suivons l’invitation d’A. Tsing à être attentif aux communs latents : « disséminés un peu partout, on ne les remarque que rarement […] ils sont juste à l’état de bourgeonnement. Ils bouillonnent de possibilités non réalisées : ils sont insaisissables » (Tsing, 2017, p. 369). Explorer et observer l’émergence de communs latents ouvre alors une série de questions : quelles sont les nouvelles alliances possibles, espérées mais peut-être aussi inattendues, qui se dessinent ? Quelles sont les solidarités au sein du monde agricole et entre ce dernier et les autres qui permettraient de « refaire monde commun » dans les territoires ? Et comment ces communs pourraient-ils ne pas être uniquement furtifs et offrir un horizon d’action suffisamment lointain et stable pour s’y engager sereinement ? Ces interrogations ouvrent un espace programmatique et spéculatif de travail qui se veut comme un appel à documenter l’émergence de tels communs.

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1

Le programme est accessible sur https://calenda.org/1158162.

2

Travail en élevage, épreuves et ressources face à la sécheresse en région Bourgogne-Franche-Comté (appel à projets de recherche MSA 2023).

Citation de l’article : Dupré L., Calla S., Derbez F., Petit S. 2025. Les agriculteurs et agricultrices dans le changement climatique : faire face à un « mal commun ». Nat. Sci. Soc. 33, 2, 219-224. https://doi.org/10.1051/nss/2025044

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