Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 27, Number 2, Avril/Juin 2019
Dossier « Le groupe des Dix, des précurseurs de l'interdisciplinarité »
Page(s) 219 - 224
Section Vie de la recherche – Research news
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2019025
Published online 28 August 2019

© NSS-Dialogues, EDP Sciences 2019

En matière de diffusion des connaissances scientifiques sur le climat et ses enjeux, la COP 22 de Marrakech1 a offert des opportunités et une vitrine sans précédent à de nombreuses institutions de recherche et d’enseignement supérieur au Maroc, souvent en partenariat avec des organismes internationaux et/ou des groupes privés. Avec l’appui de l’IRD, de l’Université Cadi Ayyad de Marrakech (UCAM) et de divers partenaires locaux, un séminaire international, labellisé « COP 22 » par les autorités marocaines et intitulé « Ressources en eau, sociétés et territoires méditerranéens. L’interdisciplinarité pour répondre aux défis du changement climatique », s’est ainsi déroulé les 25 et 26 octobre 2016 à la Faculté des sciences et techniques (FST) de l’UCAM. Il était organisé par les Laboratoires mixtes internationaux (LMI) MediTer (« Terroirs méditerranéens », 2016-20202) et TREMA (« Télédétection et ressources en eau en Méditerranée semi-aride », 2016-20203). Outre le public, composé principalement d’étudiants, de chercheurs et de professionnels, ce séminaire a réuni une trentaine d’intervenants venant d’horizons variés (chercheurs de différentes disciplines, décideurs, gestionnaires). L’objectif était de questionner les nécessaires interactions entre sciences biophysiques (notamment l’hydrologie) et sciences humaines et sociales (SHS) pour répondre aux défis de la gestion durable des ressources en eau, dans un contexte de changement global au niveau du bassin méditerranéen. Ce thème de la durabilité des usages anthropiques et écosystémiques de l’eau est en effet l’un des enjeux majeurs auquel sont confrontés les pays méditerranéens, en particulier ceux des rives Sud et Est.

L’une des questions initiales du séminaire était la suivante : les SHS détiennent-elles la clé des solutions aux problèmes environnementaux révélés par les sciences de la vie et de la Terre ? Et dans l’hypothèse d’une réponse positive, comment articuler ces différents domaines pour que les sciences biophysiques ne se résument pas à « une science toujours plus exacte de la contemplation des désastres » (Éloi, 2012) ? Les SHS auraient alors un rôle à jouer pour assurer le lien, « le pont », entre les résultats scientifiques et la formulation des politiques publiques. Sans que leurs dynamiques internes ne soient forcément prises en compte, les SHS sont alors « convoquées » pour expliquer comment les sociétés réagissent aux pressions actuelles sur leur environnement, pour identifier des modalités d’adaptation économiquement, socialement et culturellement acceptables et pour aider à une meilleure prise en compte des résultats de la recherche dans les processus de décision.

À travers ce séminaire, il s’agissait donc bien d’interroger les modalités du dialogue entre disciplines, mais aussi de penser le rôle des savoirs scientifiques dans les arènes de la gestion de l’eau. Pour favoriser ce dialogue, les organisateurs ont opté pour un agencement original, associant étroitement des chercheurs des sciences biophysiques et des sciences sociales dans six ateliers thématiques centrés sur des objets de recherche liés à l’eau (Encadré 1). Chacun des six ateliers était organisé selon le même principe : coanimé par un tandem disciplinaire, il devait aborder en deux heures les points suivants : (i) état de l’art sur le thème (synthétique et vulgarisé) selon le point de vue des disciplines mobilisées (objets, méthodes, verrous, etc.) ; (ii) interfaces entre SHS et sciences biophysiques liées à ces sujets ; (iii) questions de recherche adressées par chacun aux autres participants et façons d’y répondre (ou pas). En se basant sur des échanges d’expériences et de connaissances dans le domaine de l’eau, au Nord comme au Sud, les organisateurs souhaitaient mettre en avant les complémentarités entre diverses approches relevant de disciplines différentes s’intéressant à un même sujet. L’objectif de la manifestation était avant tout scientifique et méthodologique, pour progresser grâce à une meilleure synergie entre disciplines4. Nous présenterons ici les éléments saillants issus des ateliers thématiques5.

Une organisation par ateliers thématiques interdisciplinaires6.

Atelier 1. Entre disponibilité de la ressource et accès à l’eau : les différentes manières d’envisager le futur de l’irrigation

Animateurs : M. Kuper (sciences de l’eau, Cirad, Maroc), J. Riaux (anthropologue, IRD, France), F. Sghir (Office régional de mise en valeur agricole du Haouz, Maroc).

Intervenants : S. Khabba (physicien, UCAM, Maroc), L. Bossenbroek (sociologue, École de gouvernance économique de Rabat [EGE], Maroc), Z. Kadiri (sociologue, Université Aïn Chock de Casablanca et EGE, Maroc), R. Fofack (sociologue, Université Paris Nanterre, France), S. Massuel (hydrologue, IRD, France).

Atelier 2. Les territoires de l’eau

Animateurs : M. Mahdane (sociologue, Université d’Agadir, Maroc), T. Ruf (agronome et géographe, IRD, Maroc).

Intervenants : M. Ben Ghanem (Agence de bassin hydraulique du Tensift [ABHT], Maroc), H. Sabri (anthropologue, Université de Nice Sophia-Antipolis, France), T. Ftaïta (anthropologue, Université de Nice Sophia-Antipolis, France).

Atelier 3. Gestion intégrée des ressources en eau

Animateurs : M. Ben Ghanem (ABHT, Maroc), N. Laftouhi (hydrogéologue, UCAM, Maroc).

Intervenants : A. Dezetter (hydrologue, IRD, France), L. Lhuissier (Compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne, France), O. Petit (économiste, Université d’Artois, France), Z. Lili-Chabaane (agrohydrologue, Université de Carthage, Tunisie).

Atelier 4. Réutilisation des eaux usées traitées

Animateurs : P.-L. Mayaux (politiste, Cirad, Maroc) et L. Mandi (biologiste, UCAM, Maroc).

Intervenants : N. Aït-Mouheb (hydrologue, Irstea, France), A. Ennabih (étudiante en master, Sciences Po Lyon, France), A. Bahri (agronome, Institut national agronomique de Tunisie, Tunisie), O. Grunberger (hydrologue, IRD, France).

Atelier 5. Risques et vulnérabilités

Animateurs : M. Messouli (biologiste, UCAM, Maroc), E. Druon (étudiant en master de géographie, Université Montpellier 3, France).

Intervenants : M. Ben Ghanem (ABHT, Maroc), M. El Mehdi Saidi (géologue, UCAM, Maroc), O. Bennani (doctorante en hydrologie, UCAM, Maroc), A. Saidi (hydroclimatologue, direction de la Météorologie nationale, Maroc).

Atelier 6. Eau et bien commun en Méditerranée

Animateurs : O. Petit (économiste, Université d’Artois, France) et A. Buchs (économiste, Université Toulouse-Jean-Jaurès, France).

Intervenants : A. Nahid (hydrogéologue, UCAM, Maroc), A. El Mandour (hydrogéologue, UCAM, Maroc).

Après la session d’ouverture, deux interventions liminaires ont permis d’entrer de plain-pied dans les débats. La première, par Ghani Chehbouni (hydrologue, IRD), portait sur l’équilibre à trouver entre les problématiques de l’adaptation et de l’atténuation en matière climatique. Ce faisant, elle insistait sur le lien nécessaire à tisser entre la recherche et les acteurs engagés dans la construction et la mise en œuvre des politiques publiques ou des modes de gestion des usages de l’eau. La seconde intervention, par Jean-Paul Billaud (sociologue, CNRS), présentait un bilan des expériences françaises dans le champ de l’interdisciplinarité autour des problèmes d’environnement, entre questionnement scientifique et injonction institutionnelle. Ces deux prises de parole illustraient d’emblée un écart de positionnement entre sciences biophysiques et sciences sociales vis-à-vis de la demande sociale, avec un objectif d’opérationnalisation de la science pour l’hydrologue et une posture plus réflexive et interrogative pour le sociologue. Cette dichotomie a jalonné l’ensemble des débats qui ont suivi, mais elle a pu être explicitée et discutée autour des thèmes de réflexion proposés dans chaque atelier.

Atelier « Gestion de l’eau d’irrigation »

Cet atelier consacré au devenir de l’irrigation en Méditerranée avait pour objectif de croiser des approches sur l’accès à la ressource et sur les usages hydroagricoles. La mise en dialogue a suivi deux phases. La première était consacrée à l’illustration de la diversité des regards que l’on peut porter sur l’eau, ses usages et sa gestion à travers des exemples pris au Maroc. Ces approches se sont révélées très contrastées. Du côté des sciences biophysiques, l’optimisation des usages dans une perspective de gestion de la demande a été mise en avant. Les résultats d’une recherche en hydrologie, par exemple, montraient que l’adoption du goutte-à-goutte n’est efficace que si elle est adossée à une méthode de gestion du bilan hydrique de chaque parcelle. Les sociologues, quant à eux, se sont attachés à décrire les processus sociotechniques et politiques d’exclusion de l’accès à l’eau à travers la mise en place d’innovations techniques et institutionnelles. Ces présentations ont permis de constater d’importantes différences dans la manière dont les disciplines abordent leurs questions scientifiques. Ainsi, les sciences biophysiques mettent en avant la quantification des flux et centrent leur discours sur la méthode d’évaluation, alors que les SHS mobilisent pour leur part l’image, la mise en mots, et insistent sur la problématisation de leurs observations. On note aussi un souci d’application des recherches chez les sciences biophysiques, tandis que les SHS se positionnent plutôt en porte-parole (des agriculteurs, des objets techniques, etc.). Plusieurs interventions de la salle ont souligné le manque de dialogue observé entre ces approches : comment éviter l’écueil de la juxtaposition pour réellement travailler ensemble ? Dans la seconde partie de cet atelier, des éléments ont été proposés pour engager l’articulation des démarches. L’intervention d’un gestionnaire régional a permis de rappeler les apports de Paul Pascon, ingénieur et sociologue, qui avait su associer le social et le technique, notamment en accordant une place centrale à la formation et au terrain (Pascon, 1983). L’importance du terrain dans la construction d’une collaboration équilibrée a de nouveau été soulignée dans la présentation d’une recherche interdisciplinaire menée en Tunisie (Riaux et Massuel, 2014). Enfin, l’intérêt du croisement des regards entre disciplines éloignées a permis de discuter la pertinence de l’introduction du goutte-à-goutte pour faire des économies d’eau. Ces présentations ont soulevé deux principaux points de débat. D’abord, l’importance qu’il y a à dialoguer sans s’enfermer dans un dispositif rigide : c’est plutôt l’intérêt partagé pour un fait qui enclenche le processus de dialogue. L’interdisciplinarité est alors un choix fondé sur la complexité intrinsèque du problème posé et donc sur la nécessité de le traiter sous différents angles. Une autre question concernait l’urgence qu’il y a à « convaincre le politique de l’intérêt de nos recherches », avec l’interrogation sous-jacente concernant le rôle de la recherche dans la prise de décision à différents niveaux.

Atelier « Territoires de l’eau »

Dans cet atelier, plusieurs présentations ont permis d’illustrer l’importance de la notion de territoire dans la gestion de l’eau, mais aussi la diversité des manières dont cette notion est abordée et définie. Elle est ainsi mobilisée à la fois dans la gestion opérationnelle (bassin-versant), selon le modèle de la gestion intégrée des ressources en eau (GIRE), et dans l’analyse anthropologique d’espaces sociohydrauliques comme les terroirs irrigués de montagne au nord et au sud de la Méditerranée, ou encore les oasis du Sud marocain. Les recherches présentées ont permis à Thierry Ruf (géographe, IRD) de proposer une synthèse sur les singularités des territoires hydrauliques des arrière-pays méditerranéens, en s’interrogeant sur la mise en place d’un label de gestion durable. Les débats de cet atelier ont ensuite mis en avant la pluralité des savoirs et l’enrichissement mutuel liés à la très grande diversité des territoires de l’eau, de leurs contextes historiques, des problématiques et des différents acteurs concernés par la gestion des interactions eaux / territoires / sociétés (administrations sectorielles et régionales, aménageurs, usagers de l’eau, chercheurs, mouvements associatifs, élus locaux, etc.). L’un des axes de discussion soulevés au cours de cet atelier concerne le classique dualisme entre « tradition » et « modernité ». Le débat a rappelé qu’il ne faudrait pas se laisser enfermer dans un clivage apparent où les sciences biophysiques se focaliseraient sur la promotion des techniques actuelles, alors que les SHS seraient cantonnées à l’étude et à la défense des savoir-faire locaux traditionnels. Comme l’a très bien illustré le travail de Farah Hamamouche (Hamamouche et al., 2017) à propos de l’oasis de Sidi Okba en Algérie, non seulement les communautés d’irrigants anciennement implantées sur un territoire ne sont pas réfractaires à la modernité, mais, en outre, l’innovation (technique, institutionnelle) et l’évolution des usages se nourrissent très largement des acquis matériels et immatériels du passé. Cela a conduit les animateurs de l’atelier à s’accorder sur la nécessaire prise en compte des continuités territoriales et temporelles des espaces irrigués, ainsi que sur leur complémentarité et interdépendance. Dans le cas de Sidi Okba, les nouvelles zones irriguées sont une création ex materia du système oasien traditionnel, les mêmes acteurs sont actifs dans les deux espaces et utilisent la même ressource en eau souterraine. Il apparaît alors fondamental de considérer les anciennes et les nouvelles zones irriguées comme un seul et même territoire partagé.

Atelier « Gestion intégrée des ressources en eau »

Les discussions sur les territoires de l’eau s’articulaient bien avec l’atelier suivant consacré à la GIRE. Là encore, les présentations des participants illustraient la grande diversité des approches. Les sciences biophysiques produisent des outils de recueil d’informations destinés à éclairer les situations dans une perspective d’appui à la gestion, qu’il s’agisse de quantifier des pratiques ou de simuler l’impact de changements climatiques ou d’activités humaines sur les flux d’eau dans un bassin-versant. Le témoignage d’un gestionnaire (Compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne) venait, pour sa part, illustrer la difficile cohabitation des enjeux techniques, environnementaux et politiques auxquels il est confronté concrètement. Ensuite, l’éclairage d’un économiste sur la complexité de la notion de GIRE – liée notamment à des tensions internes entre contraintes économiques, sociales et environnementales – permettait de proposer une formalisation de sa mise en place afin de mieux rendre compte des enjeux multiples qu’elle doit tenter de concilier (cadrage institutionnel, définition de ses territoires et des notions de valeur patrimoniale, écologique, financière, etc.).

En lien avec l’atelier précédent, les discussions qui ont suivi ont souligné la difficulté pour les acteurs de la GIRE à délimiter le système considéré et à l’articuler aux espaces vécus, les « territoires de l’eau », en raison de leur complexité. Il a également été question de la pertinence, souvent remise en cause, des modèles physiques utilisés notamment pour réaliser des projections concernant le changement climatique. Il a été précisé que ces modèles sont employés pour fournir non des projections uniques, mais des faisceaux de projections incluant les incertitudes et l’estimation de la sensibilité de leurs paramètres. Par ailleurs, les projections requièrent une forte composante humaine et ces modélisations représentent une des plateformes possibles à partir desquelles le dialogue entre SHS et sciences biophysiques pourrait être engagé. Toutefois, les différences de posture disciplinaire vis-à-vis de la GIRE devraient d’abord être explicitées et dépassées pour qu’un réel dialogue sur ces questions puisse être engagé. Enfin, il a été souligné que l’interdisciplinarité invoquée par les scientifiques devrait être étendue à l’ensemble des acteurs de la GIRE (privé/public, organismes, particuliers, etc.) et aller jusqu’à ce que l’on pourrait qualifier de transdisciplinarité. Cet élargissement du groupe de réflexion pourrait être un moyen de dépasser les écarts de posture identifiés auparavant en ancrant les discussions sur des problématiques opérationnelles et concrètes.

Atelier « Eau et bien commun en Méditerranée »

Ce thème est plutôt porté par les SHS, mais les sciences biophysiques y contribuent également par exemple par des modèles de simulation d’évolution des ressources sous divers scénarios. En se basant sur une approche à la fois conceptuelle et ancrée sur plusieurs études de cas, cet atelier visait à analyser des situations d’(in)actions collectives autour de la gestion en commun des ressources en eau en Méditerranée. Il a tenté de comprendre si, au-delà de l’identification de pratiques hydrauliques ancestrales, ce type de gestion peut aussi être porteur d’innovations sociales pour l’adaptation des sociétés aux défis du changement climatique. Il ressort des présentations que l’eau souterraine peut être considérée comme un bien ou un patrimoine commun en danger : surexploitation, intensification de l’agriculture, abandon d’infrastructures techniques séculaires, intrusions salines, etc. Cela pose des questions sur l’identification de collectifs (commoners) susceptibles aujourd’hui de gérer et de préserver ces biens. On voit aussi réapparaître la question des ancrages des communs dans le temps et dans l’espace. La discussion a mis en évidence une tension constante entre les niveaux individuel et communautaire, entre le commun comme marchandise et comme ressource patrimoniale. L’analyse nous a conduits à identifier différents types de communs, des ressources naturelles certes, mais aussi des ressources ou des constructions artificielles, d’origine anthropique. Avec l’importance croissante des connaissances et de leur transmission, les communs renvoient aussi bien aux dimensions matérielles qu’immatérielles. En termes d’interdisciplinarité, ils nécessitent un regard sur le temps long (histoire, géologie), sur des aspects touchant à l’organisation sociale, mais aussi sur des enjeux juridiques (droits de propriété), économiques (production et partage de la richesse) et biophysiques (explicitation des processus et dynamiques des ressources partagées, quantification des flux et de leurs évolutions). La complexité de l’approche par les communs, ses diverses filiations idéologiques et les multiples entrées qu’elle propose (Cornu et al., 2017), ainsi que parfois l’ambiguïté sémantique des SHS lorsqu’elles pensent le commun, rendent difficile son partage avec des disciplines éloignées des sciences sociales. On s’interroge alors sur la construction du dialogue interdisciplinaire, notamment lorsque les disciplines mobilisées élaborent leurs approches à partir de cadres théoriques et de langages difficiles à partager.

Conclusion et perspectives

Ce séminaire a permis de soulever des questions importantes relatives au dialogue interdisciplinaire entre SHS et sciences biophysiques autour des problématiques de l’eau. L’intérêt principal de cette rencontre a résidé dans le fait que les participants, dans leur majorité, avaient une expérience du dialogue avec d’autres disciplines que la leur, ce qui est une caractéristique des recherches sur l’eau, mais qu’ils n’avaient pas pour autant formalisé tous les écueils et les atouts de ce dialogue interdisciplinaire.

Le premier constat est que, même si les approches en SHS et en sciences biophysiques ne sont pas faciles à articuler car elles n’abordent pas les mêmes aspects d’un problème, le dialogue interdisciplinaire permet d’identifier des complémentarités. Dans ce dialogue, on avance les uns vers les autres plutôt que d’entériner des oppositions peu fructueuses. L’identification de ces complémentarités implique un travail d’explicitation et de traduction des différents concepts attachés à ces disciplines. Au cours de ce travail, la manière dont certains problèmes sont abordés peut être reformulée, améliorant alors l’articulation des disciplines. Ainsi, par exemple, lorsque le présent ne semble pas permettre de concilier les approches, le recours à l’histoire peut se révéler intéressant pour construire une vision partagée de l’évolution d’un territoire de l’eau. De la même manière, la reformulation d’un problème opérationnel (économie d’eau) en problèmes scientifiques (efficacité technique, équité entre usagers…), si elle est réalisée dans le cadre d’un dialogue interdisciplinaire, peut déboucher sur des objets de recherche interdisciplinaires (efficacité technique et sociale d’une innovation). Ce processus a été très explicite dans l’atelier sur les risques (atelier 5), où la question des extrêmes météorologiques, posée en termes d’hydrologie mais aussi de vulnérabilité, a facilité le dialogue. Il en a été de même, dans l’atelier sur la réutilisation des eaux usées traitées (atelier 4), où la question a été posée en termes de gestion d’une nouvelle ressource.

L’interdisciplinarité est ainsi avant tout une forme de dialogue permettant la mise en commun des apports de chacun pour progresser vers la compréhension d’un problème, d’une situation. À quel(s) moment(s) ce dialogue doit-il intervenir dans une trajectoire de recherche ? Cela peut se faire en amont, dans la formulation des questions de recherche. L’interdisciplinarité peut alors prendre la forme d’une maïeutique croisée entre SHS et sciences biophysiques, pour reprendre les mots de J.-P. Billaud dans sa conférence introductive. Il s’agit, pour chaque discipline en présence, d’accompagner les prises de conscience de l’autre de nouvelles questions qu’il convient de se poser. L’interdisciplinarité contribue ainsi à modifier les disciplines, et non pas seulement à articuler leurs résultats. Le dialogue peut aussi intervenir en aval, dans l’élaboration de réponses à visée plus opérationnelle, ou encore à l’extrême aval, dans le transfert des résultats vers la société. Cela nous amène à un dernier point soulevé dans le cadre de ce séminaire. Tout au long des discussions, s’est posée la question de la place du transfert des résultats de la recherche vers les décideurs, et plus généralement des relations entre les faits scientifiques et les « choix » de gestion. Si pour certains, la science s’arrête là où commence le politique, pour d’autres, la production de savoir elle-même influence l’acte politique, notamment en raison de la position que le chercheur occupe dans la société (Lane, 2014). Ces différences de postures axiologiques complexifient le dialogue interdisciplinaire. Enfin, une autre question concernant les temporalités a émergé de ces discussions. La plus ou moins grande ancienneté d’une thématique de recherche la rend-elle plus ou moins favorable à la mise en œuvre d’un dialogue interdisciplinaire ? Il est probable, par exemple, qu’un thème émergent, comme la réutilisation des eaux usées traitées, se prête davantage à l’interdisciplinarité que celui, déjà bien ancré, de la gestion quantitative de l’eau. Toutefois, la manière dont les dispositifs de recherche sont façonnés et la place qu’ils laissent aux approches des différentes disciplines en présence jouent un rôle prépondérant dans la mise en œuvre effective de l’interdisciplinarité (Massuel et al., 2018).

Références

  • Cornu M., Orsi F., Rochfeld J. (Eds), 2017. Dictionnaire des biens communs, Paris, PUF. [Google Scholar]
  • Éloi L., 2012. Quelle place de l’économie dans la science de la soutenabilité ?, in Éloi L. (Ed.), Économie du développement soutenable, Paris, OFCE, 7-12. [Google Scholar]
  • Hamamouche M.-F., Kuper M., Riaux J., Leduc C., 2017. Conjunctive use of surface and ground water resources in a community-managed irrigation system — The case of the Sidi Okba palm grove in the Algerian Sahara, Agricultural Water Management, 193, 116-130, https://doi.org/10.1016/j.agwat.2017.08.005. [Google Scholar]
  • Lane S., 2014. Acting, predicting and intervening in a socio-hydrological world, Hydrology and Earth System Sciences, 18, 927-952, https://doi.org/10.5194/hess-18-927-2014. [Google Scholar]
  • Massuel S., Riaux J., Molle F., Kuper M., Ogilvie A., Collard A.L., Leduc C., Barreteau O., 2018. Inspiring a broader socio‐hydrological negotiation approach with interdisciplinary field‐based experience, Water Resources Research, 54, 4, 2510-2522, https://doi.org/10.1002/2017WR021691. [Google Scholar]
  • Pascon P., 1983. Le Haouz de Marrakech (vol. 1 et 2), Rabat / Tanger, Éditions marocaines et internationales. [Google Scholar]
  • Riaux J., Massuel S., 2014. Construire un regard socio-hydrologique (2). Le terrain en commun, générateur de convergences scientifiques, Natures Sciences Sociétés, 22, 4, 329-339, https://doi.org/10.1051/nss/2014046. [CrossRef] [EDP Sciences] [Google Scholar]
  • Tubiello F.N., Salvatore M., Cóndor Golec R.D., Ferrara A., Rossi S., Biancalani R., Federici S., Jacobs H., Flammini A., 2014. Agriculture, forestry and other land use emissions by sources and removals by sinks, FAO Statistics Division Working Paper Series, ESS/14-02, www.fao.org/3/i3671e.pdf. [Google Scholar]

1

La 22e Conférence des parties (COP 22) de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques s’est tenue à Marrakech du 7 au 18 novembre 2016. Elle a été pour le Maroc, comme pour l’ensemble des pays africains, un événement de première importance. L’agriculture, en particulier celle du continent africain, y était à l’honneur. Longtemps ignorée dans les négociations climatiques, cette dernière représenterait pourtant un quart des émissions mondiales de gaz à effet de serre selon Tubiello et al. (2014).

4

Une séance de restitution des débats auprès de représentants de la société civile était prévue le 27 octobre dans la matinée, organisée avec la Commission régionale des droits de l’homme (CRDH) de Marrakech, mais elle a dû être annulée pour des raisons logistiques.

5

Pour donner un aperçu des discussions qui ont eu lieu au cours des six ateliers, nous avons sélectionné les éléments les plus marquants de notre point de vue.

6

Nous remercions l’ensemble des participants à ces ateliers pour leur implication dans la préparation et dans le déroulé du séminaire. Dans chaque atelier, les animateurs ont aussi fait des présentations en tant qu’intervenants.

Citation de l’article : Romagny B., Simonneaux V., Boujrouf S., Er-Raki S., Riaux J., 2019. Ressources en eau, sociétés et territoires méditerranéens. L’interdisciplinarité pour répondre aux défis du changement climatique. Nat. Sci. Soc. 27, 2, 219-224.

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