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Nat. Sci. Soc.
Volume 27, Number 2, Avril/Juin 2019
Dossier « Le groupe des Dix, des précurseurs de l'interdisciplinarité »
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Page(s) | 225 - 237 | |
Section | Regards – Focus | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2019028 | |
Published online | 30 August 2019 |
Dossier : Le groupe des Dix, des précurseurs de l'interdisciplinarité – Edgar Morin et René Passet : Les passeurs du Groupe des Dix★
Propos recueillis par Franck-Dominique Vivien et Henry Dicks
1
Sociologie et philosophie, directeur de recherche émérite, CNRS,
Paris, France
2
Économie, professeur émérite, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne,
Paris, France
3
Économie, Université de Reims Champagne-Ardenne, EA6292 Laboratoire Regards,
Reims, France
4
Philosophie, Université Jean-Moulin-Lyon 3,
Lyon, France
* Auteur correspondant : franck-dominiqu.vivien@univ-reims.fr
Edgar Morin, directeur de recherche émérite au CNRS, est né en 1921 à Paris. Son œuvre traite de questions anthropologiques (L’homme et la mort, 1951 ;Le cinéma ou l’homme imaginaire, 1956) et de sociologie du monde contemporain (Commune en France. La métamorphose de Plozévet, 1967 ; Mai 68 : la brèche, 1968, en collaboration avec Claude Lefort et Jean-Marc Coudray ; La rumeur d’Orléans, 1969). C’est aussi un important penseur de la complexité, comme en témoignent les six volumes de La Méthode : 1.La nature de la nature (1977) ; 2. La vie de la vie (1980) ; 3. La connaissance de la connaissance (1986) ; 4. Les idées. Leur habitat, leur vie, leurs mœurs, leur organisation (1991) ; 5.L’humanité de l’humanité. L’identité humaine (2001) ; 6. Éthique (2004). Il est aussi l’auteur d’écrits plus personnels, comme Autocritique (1959) dans lequel il fait retour sur son exclusion du PCF, ses différents journaux (Le vif du sujet [1969] ; Journal de Californie [1970]…), Vidal et les siens (1989), dans lequel il conte l’histoire de son père et de sa famille, ou Mes démons (1994) qui est une autobiographie intellectuelle. Un entretien entre Edgar Morin, d’une part, et Nicole Mathieu, Alfredo Pena Vega et Marianne Cohen, d’autre part, a été publié dans NSS (4, 3,1996, https://doi.org/10.1051/nss/19960403250).
René Passet est né en 1926 à Bègles (Gironde). Agrégé de l’enseignement supérieur en 1958, sa carrière s’est déroulée dans les Universités de Rabat, Bordeaux et surtout Paris (1968-1995). Sa spécialisation en économie du développement l’a conduit à s’intéresser très tôt à l’économie de l’environnement et au développement durable. Sa prédilection pour la transdisciplinarité et les approches en termes de systèmes complexes s’est exprimée dans ses enseignements, dans les travaux de recherche du Centre Économie, Espace, Environnement (C3E) qu’il a créé et dirigé à l’Université Paris 1, ainsi que dans le cadre de ses activités de militant, au sein d’Attac, notamment, dont il a été un des fondateurs. On la retrouve dans ses principaux ouvrages : L’économique et le vivant (1979), L’illusion néolibérale (2000), Les grandes représentations du monde et de l’économie à travers l’histoire (2010). Un entretien de René Passet a paru dans NSS (19, 4, 2011, https://doi.org/10.1051/nss/2011168).
Les figures marquantes du Groupe des Dix
Franck-Dominique Vivien : Tous les membres du Groupe des Dix témoignent que leur participation à cette aventure collective a constitué un moment important dans leur parcours intellectuel1. Qu’en est-il pour vous ?
René Passet : Tous le disent et je crois que cela a été particulièrement vrai en ce qui me concerne. Je débarquais de l’économie, une discipline encore frémissante des combats épiques entre la primauté de l’épargne préconisée par Friedrich Hayek ou celle de la dépense soutenue par John Maynard Keynes2. Nous étions très loin de l’immatériel, des approches de la complexité ou de la substitution du paradigme du vivant à celui des sciences physiques comme modèle fédérateur de l’économie. C’est au Groupe des Dix que j’ai appris cette nouvelle façon de penser ma discipline. Mon livre de 1979, L’économique et le vivant, témoigne clairement de ce que je dois à mes amis.
Edgar Morin : Pour ma part, je me souviens d’avoir publié en 1965 un ouvrage qui est resté tout à fait méconnu : Introduction à une politique de l’homme3. Jacques Robin, qui lisait beaucoup, qui s’enthousiasmait vite, a lu ce livre et m’a demandé de faire partie de ce groupe en création. Il y avait Robert Buron. Il y avait Gérard Rosenthal, dont on ne connaît pas la vie admirable, qui a été l’ami et le défenseur de Trotsky. Il y avait le docteur Jacques Sauvan, qui était cybernéticien, avec qui j’ai appris beaucoup. À l’époque, j’avais une vision banale de la cybernétique, celle que l’on retrouvait alors dans les milieux des sciences humaines, qui disait que recourir à la cybernétique revenait à mécaniser la société et l’individu. Puis, j’ai commencé à comprendre, grâce à Sauvan, qu’elle était une contribution à la connaissance de l’autonomie des systèmes, alors que, dans les sciences humaines, on parlait plutôt de la liberté ou du déterminisme.
René Passet : Jacques Sauvan était un grand chercheur et créateur de machines d’avant-garde4. Il avait créé, à la Snecma, un laboratoire de cybernétique rassemblant une vingtaine de collaborateurs. Selon ses propres dires, il fonctionnait à l’intuition. Un jour où, dans notre groupe, nous parlions des processus de la découverte scientifique, il nous a dit qu’il commençait par inventer ses machines d’une manière un peu « pifométrique » et, que quand ça marchait, il essayait de comprendre les principes sur lesquels tout cela reposait. Il était animé par une conception humaniste de sa spécialité qui a fortement influencé une école franco-belge de la cybernétique moins mécaniste et déterministe que son homologue américaine. Malheureusement, s’il a laissé quelques articles5 (je me souviens de l’un d’eux – passionnant – sur les questions philosophiques soulevées par la reconnaissance des formes par les machines), il n’a jamais synthétisé ses idées dans un ouvrage d’ensemble. Il fait partie des chercheurs auxquels justice ne sera jamais rendue.
J’étais également lié à Gérard Rosenthal depuis les années 1950 quand nous militions ensemble au sein de la Gauche européenne. Ayant quitté Paris après avoir pris sa retraite, celui-ci entretenait avec Robin et moi une correspondance très touchante exprimant le vide que lui laissait son éloignement du Groupe des Dix.
Edgar Morin : Il y avait aussi le docteur Jack Baillet, qui nous frappait par ses paradoxes6. Et Henri Laborit, qui lui aussi a beaucoup souffert d’être sous-estimé ou méconnu, du fait de sa formation de médecin militaire. Lui aussi a été un grand inventeur, qui appliquait à ses recherches médicales les concepts cybernétiques et systémiques.
René Passet : Et parfois inconsciemment ! J’ai déjà évoqué, dans cette même revue7, le jour où, chez les Robin, alors que Laborit nous exposait sa conception du cerveau « triunique » en dessinant un schéma sur le miroir du salon, avec le bâton de rouge à lèvres d’Annie Robin, Sauvan s’est levé pour lui révéler que sa démonstration reposait sur certains concepts de cybernétique dont la connaissance lui ferait gagner beaucoup de temps. Après qu’il nous en ait fourni la démonstration, Laborit a poursuivi son exposé. Cela illustre, je crois, l’un des meilleurs aspects de l’esprit qui régnait entre nous.
Contrairement à Sauvan, Laborit partait, me semble-t-il, de ses représentations théoriques pour en tirer les applications concrètes. C’est ainsi que, de sa découverte, dans le cerveau, d’un système inhibiteur de l’action (le SIA) – à côté des deux faisceaux bien connus, de la récompense que chacun cherche à maximiser et de la punition que l’on tend à éviter – est née, sous le nom de Cantor, la molécule de la désinhibition.
Edgar Morin : Il faut aussi mentionner Henri Atlan qui, lui aussi, a été une personnalité importante du Groupe des Dix. À l’époque, il était isolé et mal perçu par les biologistes pour avoir dit que l’ADN n’est pas analogue au programme d’une machine puisqu’il s’agit d’un programme qui a besoin de ses produits. Il introduisait dans cette idée – qui, pour moi, est devenue clé8 – une pensée récursive où les produits sont nécessaires à leur producteur. Son livre traitant de la biologie et de la théorie de l’information9 était très important parce qu’il rompait avec une vulgate. Dans le Groupe des Dix, il y a eu aussi Joël de Rosnay, qui est venu un peu plus tard. Michel Serres est venu de temps en temps.
René Passet : Atlan nous a beaucoup aidés à progresser dans l’analyse du concept d’information. Grâce à lui, nous avons mieux apprécié son importance cruciale dans le champ de la biologie et des sciences sociales, et donc, pour ce qui me concernait, de l’économie. Il s’intéressait notamment, dans la ligne ouverte par Heinz von Foerster, à approfondir les processus par lesquels un désordre peut spontanément engendrer un ordre. Il partagera avec nous les avancées que lui suggérera la préparation de ses ouvrages ultérieurs10. Nous avons eu aussi de nombreux échanges autour du Macroscope, le livre dans lequel Joël de Rosnay11 synthétisait le renouvellement des approches méthodologiques qu’impliquait notre vision systémique du monde. Très informé des dernières innovations, Joël nous sensibilisait aussi, bien avant l’heure, aux conséquences d’une société vécue en temps réel et nous annonçait les bouleversements qu’apporterait bientôt l’apparition de l’Internet. Ceci, à une époque où très peu de personnes avaient conscience de ces choses-là. Nous avions beaucoup de chance d’être au courant des dernières évolutions.
Franck-Dominique Vivien : Et Michel Rocard ?
Edgar Morin : Rocard était très fidèle.
René Passet : Après la mort de Robert Buron, Michel Rocard et Jacques Delors sont venus apporter au Groupe la continuité d’une présence politique. Ils se sont remarquablement intégrés et ont su faire le lien entre nos préoccupations théoriques et les impératifs du réel immédiat dans lequel ils étaient immergés. La même profondeur de pensée caractérisait leurs réflexions respectives. Chacun avait son style. Tout le monde connaît la spontanéité et la vivacité des interventions du premier, ainsi que la placidité et la finesse des déclarations du second.
Edgar Morin : Oui, Delors était très fin. Et nous avions aussi des invités extérieurs. Je me rappelle avoir fait inviter Jacques Monod et François Jacob à des séances spéciales du Groupe des Dix12.
Le déroulement des séances de travail
Franck-Dominique Vivien : Pouvez-vous décrire ces réunions du Groupe des Dix ?
Edgar Morin : On était dans le salon de l’appartement d’Annie et Jacques Robin. On se mettait à parler. Un initiateur lançait un thème, on discutait et, à un moment donné, nous passions au buffet, toujours excellent, et, après ce buffet, on continuait la discussion.
René Passet : Oui, pendant et après le repas.
Edgar Morin : Ce qui fait que c’était des soirées très riches et très bonnes, dont je sortais tout le temps content.
Franck-Dominique Vivien : Combien de temps durait une soirée ?
René Passet : Si je me souviens bien, nous avions rendez-vous à Paris, rue de Prony, vers 19 heures. On se quittait, au plus tôt, vers une heure du matin. Souvent, plus tard. Au rythme d’une réunion par mois, nous étions toujours, pratiquement au complet. Certaines des séances étaient organisées autour d’un thème introduit par un texte, une brève présentation ou un exposé préalable d’un auteur. D’autres, sous forme de libre discussion, se transformaient parfois en une sorte de brainstorming un peu désordonné dont nous sortions rarement satisfaits. Pourtant, avec un peu de recul, nous constations avec surprise que ce n’étaient pas ces dernières qui nous avaient nécessairement laissé les empreintes les moins profondes. Il est important de préciser que nos échanges ne se limitaient pas à cela. Nous nous rencontrions aussi, individuellement, en dehors de ce cadre. De fréquents dîners, chez Jacques et Annie Robin, étaient l’occasion de reprendre, en petit nombre, nos débats. Nous profitions des colloques auxquels il arrivait que quelques-uns d’entre nous soient simultanément invités – en province ou à l’étranger – pour nous regrouper sur un coin de table et reprendre nos éternelles discussions. En juin 1974, André Leroi-Gourhan, qui avait fortement contribué à bouleverser les méthodes d’exploration de la paléontologie et avait rejoint notre groupe, nous a fait visiter pendant toute une journée son site de fouilles archéologiques de Pincevent. Il était, pour nous tous, un modèle de probité et d’humilité intellectuelles.
Edgar Morin : D’ailleurs, notre mouvement aurait pu continuer indéfiniment si Robin et sa femme ne s’étaient pas séparés.
René Passet : C’est vrai et pourtant l’aventure a continué après la disparition du Groupe. La plupart d’entre nous n’avons cessé de nous rencontrer et de coopérer au sein de différentes organisations dont beaucoup étaient dues à l’infatigable esprit d’initiative de Jacques Robin.
Franck-Dominique Vivien : Restons encore sur le Groupe des Dix avant de parler de ses suites. Plusieurs de ses membres disent qu’il y a eu deux périodes dans son existence13.
René Passet : Oui. La première est celle où nous communiquions entre nous ; chacun découvrait ce que les autres avaient à dire. Les échanges tournaient beaucoup autour de toi, Edgar, de Henri Laborit, Henri Atlan, Jacques Sauvan, Joël de Rosnay… C’est l’époque où tu avais mis en chantier ton immense travail sur La méthode14. Tu nous envoyais parfois les ébauches de certains de tes chapitres à venir et nous en discutions. Nous voyions ainsi se former « à la source » une « pensée complexe » soulignant l’interdépendance des choses, n’excluant plus la coexistence des contraires et déplaçant le questionnement, des objets vers les fonctions. Cette façon de travailler, sur des documents encore inédits, révèle la confiance totale qui régnait entre nous. La seconde phase a commencé, me semble-t-il, lorsque nous savions d’avance, ce que dirait celui qui prenait la parole et, souvent, lequel se lèverait après lui et ce qu’il répondrait. Les passes d’armes entre Laborit et Baillet étaient célèbres de ce point de vue. Si nous ne voulions pas tourner en rond, nous devions nous ouvrir. C’est alors que nous avons fait appel à des personnalités extérieures dont les travaux nous intéressaient : Jacques Monod, François Jacob, André Leroi-Gourhan (qui ne nous quittera plus), François Meyer, René Thom, Aurelio Peccei du Club de Rome. Contrairement à ce que disent certains membres du Groupe des Dix15, cette période ne m’a pas semblé moins riche que la précédente.
Edgar Morin : Oui, elle l’était de façon différente.
René Passet : Je crois que, tout au long de ces deux phases, s’est déroulé un processus continu d’enrichissement de notre grille de lecture. En nous attachant à préciser le champ légitime et les limites de l’approche analytique cartésienne, nous étions amenés à nous intéresser à la théorie générale des systèmes de Ludwig von Bertalanffy16, et plus particulièrement aux systèmes complexes de John von Neumann (dont Henri Laborit et toi, Edgar, vous attachiez à dégager les implications dans le champ du vivant et du social) : nous découvrions aussi, grâce aux « structures dissipatives » d’Ilya Prigogine, les conditions dans lesquelles un système énergétique ouvert peut se complexifier ; la théorie des catastrophes de René Thom nous révélait que le déterminisme peut engendrer la rupture et le chaos. L’instabilité du point critique associé à la bifurcation mettait en évidence le rôle du singulier et de l’improbable dans l’évolution des systèmes. Le phénomène d’émergence, accompagnant le changement de niveau d’organisation faisait apparaître la pluralité des logiques, parfois contradictoires, articulées à l’intérieur d’un système. L’information, conçue comme levée d’incertitude et phénomène d’organisation, jouait un rôle essentiel dans tous ces phénomènes. Nous entrions alors dans le domaine de l’immatériel et du vivant. Telle est, me semble-t-il, la ligne générale qui a marqué nos travaux… même si l’ordre ci-dessus ne doit pas être considéré comme strictement chronologique. Il est normal, à mesure que s’élargissait notre champ d’exploration, que nos contacts se soient élargis. Dans les deux sens d’ailleurs : ainsi, en même temps que Peccei venait d’Italie pour nous rencontrer, Prigogine, à la suite d’un papier que j’avais publié sous le titre « La thermodynamique d’un monde vivant. Des structures dissipatives à l’économie17 », m’invitait à Bruxelles où nous avons enregistré une série de conversations pour le compte de France Culture.
La communauté de vues, au sein du Groupe, sur la démarche générale n’était évidemment pas exempte de divergences parfois importantes. Ainsi, bien que considérant le SIA de Laborit comme un phénomène primordial à travers lequel la pression sociale pouvait affecter gravement les comportements individuels et mettre en échec l’hypothèse de calcul purement rationnel d’optimisation de l’économie orthodoxe, je refusais de le suivre lorsqu’il semblait considérer qu’il avait réglé, du même coup, la question du passage de l’individuel au social. Pour moi, ce passage impliquait un franchissement de niveau d’organisation, donc un changement de logique interdisant de le réduire à une somme de comportements individuels… même enrichis par le SIA. Nous en discutions sans fin.
Edgar Morin : Je suis tout à fait d’accord avec toi, le paradoxe était que Laborit, qui avait complexifié le fonctionnement de l’organisme humain avec cette sorte de dialectique ou dialogique permanente, était devenu réductionniste, c’est-à-dire qu’il ne voyait pas ce que tu appelles les niveaux d’organisation différents.
René Passet : En fait, il les voyait, mais il n’en tirait pas toutes les conséquences, au moins dans le champ du social.
Edgar Morin : On le voit bien dans le film d’Alain Resnais, Mon oncle d’Amérique (1980), dans lequel Laborit intervient à plusieurs reprises pour expliquer les résultats de ses recherches. Malgré cela, René, je crois qu’il a contribué à te faire découvrir la relation entre le biologique, l’humain et le social ; cela a été une chose déterminante pour toi… Il me vient une autre réflexion : au début du Groupe des Dix, l’idée, du reste extrêmement naïve, de Robin, était que la politique avait besoin d’être fécondée par les sciences. Il pensait qu’une politique scientifique serait une bonne politique. Or, je crois que tout notre cheminement au sein du Groupe des Dix, où en quelque sorte nous sommes redevenus des étudiants, a été d’arriver à l’idée presque contraire, à savoir que la science quelle qu’elle soit ne peut pas être un exemple pour la politique. Nous sommes aussi arrivés à une autre façon de problématiser les sciences, en unissant ce qui était toujours séparé. Nous sommes arrivés à l’expression d’un autre paradigme.
Une influence du Groupe des Dix sur les politiques ?
Henry Dicks : Est-ce que vous avez eu un peu d’influence sur les hommes politiques du Groupe ou plus généralement sur la politique française de l’époque ?
Edgar Morin : Non, nous n’en avons eu aucune. On avait de temps en temps l’ambition avec Robin d’aller faire des prêchi-prêcha auprès des socialistes, d’aller leur expliquer un peu la complexité, mais le parti s’en désintéressait complètement. On a fait plusieurs tentatives d’organisation de séminaires, mais sans succès. Michel Rocard est le seul homme politique qui a tiré quelque profit du Groupe des Dix. Il avait le sens de la complexité.
Franck-Dominique Vivien : C’est ce qu’il affirmait, en effet. Selon lui, grâce à sa participation au Groupe des Dix, il a été beaucoup plus ouvert aux questions d’environnement que tous les autres Premiers ministres de la Ve République18.
René Passet : Michel Rocard nous a fait l’amitié de déclarer que, lorsqu’il était Premier ministre, j’avais contribué à sa prise de conscience écologique et que toi, Edgar, n’étais pas pour rien dans sa décision de lancer en 1989, l’appel de La Haye19 qui devait aboutir à l’inscription du climat parmi les problèmes traités par le Sommet de Rio en 1992… Mais, il est bien le seul. Globalement, on peut dire qu’en tant que groupe, notre influence a été à peu près nulle. Je pense en particulier à plusieurs colloques ou réunions qui se sont tenus, de 2001 à 2004, à l’initiative du PS sur le thème d’« un socialisme pour le XXIe siècle20 », auxquels j’avais été convié à présenter plusieurs contributions, d’abord, me semble-t-il, en tant que président du conseil scientifique d’Attac. Tout le gratin était là. On a beaucoup parlé. Il n’en est jamais rien sorti. Je croyais que de telles rencontres étaient faites pour alimenter une réflexion visant à orienter la politique. En réalité, elles étaient faites pour décorer le calendrier des activités du parti. Il était indispensable, dans une période de mutation qui bouleversait le monde, de se repenser soi-même. On l’avait dit, c’était comme si on l’avait fait. Le quotidien pouvait reprendre ses droits… Il y a, me semble-t-il, deux obstacles à la communication entre les politiques et nous : celui du temps et celui des valeurs. Nous raisonnons dans le long terme des évolutions, ils vivent sous la pression du court terme, de l’équilibre, des conséquences immédiates de leurs décisions (en des temps de mutation, tout particulièrement, c’est la logique du système encore existant et non celle du système à édifier qui sanctionne ces dernières) et, en période électorale, des petites astuces tacticiennes qui viennent brouiller la perception des vrais problèmes.
En ce qui concerne les valeurs, tout engagement repose sur une conception du monde et des finalités, dont les politiques (lorsqu’ils veulent bien s’en aviser) attendent de nous la démonstration qu’elles sont scientifiquement établies. Or, aucune science ne peut démontrer le bien-fondé d’aucun système de valeurs, de même qu’aucun de ces derniers ne peut déterminer la véracité d’une loi scientifique. Souvenons-nous de la sinistre affaire Lyssenko. Pourtant, si l’économie est une science appelée à déboucher sur l’action, nous devons définir ce que nous croyons être le meilleur. Nous ne pouvons donc court-circuiter la question des valeurs. Mais, chacun, en la matière, n’engage que lui. Le discours sur les valeurs doit être soigneusement séparé de la question scientifique proprement dite.
Edgar Morin : Je ne suis pas tout à fait d’accord. Une politique doit d’abord se fonder sur quelque chose qui est plus que les valeurs, sur une vision du monde, une façon de le penser et de considérer les problèmes fondamentaux de l’époque. Par exemple, le socialisme n’a pu se développer comme force historique qu’avec la pensée de Marx, et pas seulement Le capital, mais aussi sa conception de l’histoire, de la lutte des classes… La part de vérité, la part de fausseté, la part d’illusion et la part de perspicacité, peu importe. La politique du centre, de la droite, se fondait sur Tocqueville, sur un certain nombre d’idées de penseurs comme Maurras, Joseph de Maistre… Autrement dit, il y a toujours eu une pensée à la base des grands courants politiques. Or, aujourd’hui, on constate une désintégration totale de la pensée. Quelques-uns ont voulu garder de façon fétichiste Marx… en vain, ils sont dans le vide le plus total. Par ailleurs, les politiques font appel à des experts, à des spécialistes de la démographie, de l’économie, etc., qui leur donnent des vues parcellaires et non pas une vue synthétique et complète. Autrement dit, je trouve qu’aujourd’hui le problème n’est pas tellement celui des valeurs, c’est celui de la pensée. D’ailleurs, on voit très bien que les uns et les autres, Macron, Hollande, Sarkozy… appliquent la même économie libérale à quelques nuances près ; la politique s’est mise à la remorque de l’économie, et pas n’importe quelle économie, la plus simpliste, l’économie néolibérale, qui elle-même est fondée sur une pseudoscience et une absence totale de pensée. Qu’est-ce qui règne aujourd’hui ? Le culte des chiffres, le PIB, le taux de croissance, les sondages d’opinion, les statistiques. La vie réelle est camouflée par des chiffres et les responsables politiques vivent dans ce monde-là, ils vivent dans une bulle. Ils se gargarisent du mot « valeur », ils invoquent les valeurs de la République, « Liberté, Égalité, Fraternité », mais ce ne sont que des mots. Moi je crois que la pensée politique aujourd’hui est complètement inexistante.
René Passet : Ma dernière phrase – que l’on pourrait prendre pour une conclusion – était tout à fait excessive. En fait, pour tout le reste, nous sommes sur la même longueur d’onde. Le titre même de mon dernier bouquin – Les grandes représentations du monde et de l’économie à travers l’histoire21 – repose sur la conception que tu viens d’exprimer. Les politiques ne savent plus ce qu’est la politique. Ils ne font pas de la politique mais de la gestion au coup par coup. Ils réagissent ponctuellement aux événements sans les relier entre eux ni les situer dans le temps. À l’issue de l’une des réunions auxquelles j’ai fait allusion plus haut, je me suis légèrement accroché avec une responsable du PS qui n’était pourtant pas la plus éloignée de nos positions. Je m’étais efforcé d’anticiper les transformations sociales qu’entraînerait l’émergence de l’immatériel et elle trouvait la démarche peu réaliste. Je lui ai seulement demandé si le « réalisme » consistait à attendre que les événements se soient « réalisés » pour mieux leur courir après, ou bien à s’efforcer de les prévoir afin de les orienter ou les devancer.
Edgar Morin : Tu as raison, c’était Bernard Groethuysen qui disait : « Être réaliste, quelle utopie ! ». Pour revenir au Groupe des Dix, l’ambition de Robin, au départ, bien qu’elle fût très naïve, était politique. La preuve, on voulait faire des séminaires pour les socialistes, on était prêts, mais malheureusement, cela ne les intéressait pas.
René Passet : Il me paraît significatif que notre effort de communication le plus réussi ne concerne pas le politique mais le milieu scientifique. Il s’agit d’un séminaire organisé, en 1975, pour le compte du CNRS, en coopération avec le Centre d’éducation permanente que je dirigeais à l’Université Paris 1. Il était destiné à des chercheurs confirmés (économistes, sociologues, psychologues, mathématiciens, physiciens, biologistes…), sur le thème « Les transferts de modèles à l’usage des sciences humaines22 ». Tous les intervenants appartenaient au Groupe des Dix. Cela a marché parce que nous avions en commun, avec notre auditoire, d’être des scientifiques s’interrogeant sur la portée de nos disciplines et de nos méthodes. En revanche, le monde de la politique ne comprenait pas très bien où nous voulions en venir.
Après le Groupe des Dix
Edgar Morin : Ce faisant, René, tu fais allusion à la métamorphose ou à la postérité du Groupe des Dix. Robin, dans le fond, a continué. D’autres réunions ont eu lieu chez lui. Le Centre d’étude des systèmes et techniques avancées (Cesta23) a été mis en place…
René Passet : Il y a eu d’abord une lettre qui s’appelait Macroscope24 ; Serge Lier, qui dirigeait un cabinet d’ingénieurs-conseils et nous avait rejoints, en avait fourni les moyens de financement. Après, il y a eu la Lettre Science Culture du GRI25, la revue Transversales Science Culture… Si le noyau dur du Groupe se retrouve dans ces initiatives, nous sommes déjà au-delà du cadre initial de ce dernier.
Edgar Morin : Des générations nouvelles, toujours dans le sillage de Robin, sont arrivées : Annie Batlle, Patrick Viveret. Dans cette continuité, ce sont l’activisme et la bonne volonté de Robin qui sont extraordinaires ; à chaque fois qu’il devait abandonner quelque chose, il rebondissait sur un autre terrain ; il a terminé avec son livre Changer d’ère26, en faisant la synthèse de notre groupe.
Henry Dicks : Et il y a aujourd’hui le forum « Changer d’ère », animé par Véronique Anger-de Friberg27, une initiative dont le nom vient précisément du titre de ce livre de Robin. Joël de Rosnay y est très présent.
Edgar Morin : C’est beaucoup plus éclectique que notre esprit. Il y a là un petit côté « show-business ».
René Passet : L’expression « show-business » exprime assez bien le sentiment que j’ai éprouvé lors du premier colloque de cette organisation, auquel j’avais été invité28. L’intention louable était, sans doute, de prolonger l’esprit des Dix par-delà les générations. Mais les temps avaient changé. Cela tournait essentiellement autour de l’entreprise et d’initiatives stimulées par les nouvelles technologies de l’immatériel. Personnellement, je n’y ai pas retrouvé l’esprit critique de notre Groupe, attentif à l’ambivalence des évolutions. Les pays de Cocagne que nous promettent certains managers et intellectuels qui y prennent la parole ne sont pas inscrits par avance dans l’histoire à venir et tous les enjeux de l’économie ne se situent pas au niveau de l’entreprise, même si celle-ci constitue un élément fondamental de la vie sociale.
Le rapport à l’entreprise et à l’État
Franck-Dominique Vivien : Peut-on parler de ce rapport à l’entreprise au sein du Groupe des Dix ? Certains de ses membres appartenaient à ce monde : Jacques Robin était directeur général d’un laboratoire pharmaceutique (Clin-Midy) ; Jacques Baillet était un conseiller à la recherche de ce laboratoire ; Jacques Sauvan travaillait à la Snecma ; Joël de Rosnay était directeur d’une société de capital-risque, Venture Capital… Est-ce que l’entreprise et le monde des affaires étaient présents dans vos débats ?
Edgar Morin : Ce n’était pas la même « entreprise ». D’ailleurs, le mot s’est imposé dans les années 1980 mitterrandiennes. Avant, on ne parlait pas d’entreprise, on parlait des patrons, du patronat, etc. L’entreprise est une façon d’unifier le monde public et le monde capitaliste.
René Passet : L’entreprise et le monde des affaires ont été inévitablement évoqués dans nos débats puisque nos travaux visaient aussi à éclairer le regard que nous portions sur le monde et la société. Mais ils ne l’ont été qu’à ce titre. L’axe principal de nos préoccupations se situait sur le terrain de l’épistémologie scientifique. Quant aux responsabilités professionnelles de certains membres du groupe, j’affirme clairement qu’elles n’ont influencé en rien la nature et les conclusions de nos débats. Nous étions assez ouverts à la diversité des opinions pour que celle-ci ne fasse pas problème entre nous. Enfin, sur un terrain plus matériel, nos besoins étaient assez limités pour que la question de nos ressources financières ne nous place sous la dépendance de personne : quand il le fallait, nous mettions simplement la main au gousset. Je suis d’accord avec Edgar pour souligner la multiplicité de réalités que peut désigner le terme « entreprise ». Le discours des « Trente Glorieuses » – période de forte croissance, dominée par la pensée keynésienne – n’avait pas grand-chose à voir avec celui que nous entendons aujourd’hui. Dans les stages – où, dans les années 1954 à 1958, je représentais le Commissariat général à la productivité, un organisme rattaché au ministère de l’Économie –, j’entendais de grands capitaines d’industrie tenir le langage de l’entreprise, cellule de production certes, mais également cellule sociale responsable du bien-être de ses salariés. Et ce n’étaient pas que des mots.
Franck-Dominique Vivien : Et il y avait aussi au cours de ces « Trente Glorieuses » un État modernisateur.
René Passet : C’était encore l’État hérité de la conception gaullienne : un État dépositaire de l’intérêt général par-dessus les intérêts particuliers, dont il arbitrait les conflits ; un État fort qui avait une politique industrielle, une politique sociale et une politique de développement. Le système de planification quadriennale souple qu’il avait mis en place conciliait une part de contrainte limitée aux activités déterminantes pour la croissance, avec un principe de liberté pour toutes les autres ; toutes les forces vives de la Nation (syndicales, administratives, professionnelles, intellectuelles, politiques…) étaient associées – sans distinction d’opinion – dans les commissions où s’élaboraient les objectifs à réaliser au cours des années à venir. C’est la situation opposée à celle de nos jours où le jeu des intérêts à court terme est censé incarner l’intérêt général.
Franck-Dominique Vivien : Et quand le Groupe des Dix va s’arrêter, dans la deuxième moitié des années 1970, cela va correspondre au moment où l’on va basculer dans un autre type de capitalisme, dans d’autres représentations de l’État et de l’entreprise.
René Passet : C’est en effet, dans les années 1980, que – sous l’égide de Reagan et Thatcher – la situation va s’inverser. La déréglementation de la sphère financière et la libération des mouvements de capitaux vont permettre la formation, à l’échelle planétaire, d’un pouvoir financier supérieur à celui des nations. La finance devient alors la finalité du système et l’humain se trouve rabaissé au rang de variable d’ajustement. Au regard de ce monde-là, il y a trop d’humain, trop de social, trop de protection environnementale, trop d’État, trop de tout ce qui n’est pas lui. De ce point de vue, le salaire ne représente plus qu’un coût de production – qu’il faut réduire pour la bonne santé de l’appareil économique. Et la solidarité sociale, une charge pour la collectivité. Dans une logique dominée par les impératifs financiers de l’équilibre et du rendement à court terme, l’entreprise devient le creuset du conflit social.
Franck-Dominique Vivien : Or, précisément, ce qui a été une des grandes forces de la réflexion menée au sein du Groupe des Dix, c’est l’effort constant de tenter d’articuler le court terme et le long terme.
René Passet : Et cela change tout. Le Groupe des Dix nous a incontestablement appris le temps long des évolutions. Du « big bang » ont jailli simultanément l’Univers et le mouvement d’expansion qui l’emporte. Tout ce qui existe en ce monde n’existe que par l’évolution. Supprimez celle-ci et tout s’effondre. Il n’est d’autre équilibre que la mort. L’état présent des choses et le temps du court terme ne trouvent leur sens que dans le long terme qui les porte. L’équilibre statique cher à l’économie orthodoxe n’existe pas. Il n’est qu’une convention, au mieux acceptable d’un point de vue opérationnel, comme l’est l’hypothèse de linéarité lorsque je me rends chez mon boulanger, dans l’Univers convexe d’Einstein. Mais, si je veux envoyer une fusée dans l’espace, il vaut mieux que mes calculs prennent en compte cette convexité. Le temps long n’est pas une addition de temps courts : une série d’optima à court terme, dit Schumpeter, ne donnera jamais un optimum de long terme. À mesure que s’allonge la période d’analyse, des éléments appartenant à l’ordre des données entrent dans le champ des variables : ainsi le salaire révèle sa dimension de revenu et de pouvoir d’achat ; le solde du budget n’est plus un simple résultat comptable mais, bien plus, un instrument de gestion dont le déficit peut avoir pour effet de stimuler l’activité ; la nature ne représente plus seulement un facteur limitant mais aussi une source gigantesque d’énergies renouvelables et d’investissements indispensables à sa pérennité. C’est en fonction de ce long terme que devrait être conçue toute politique conjoncturelle.
Un lien avec les États-Unis ?
Franck-Dominique Vivien : Un point que vous n’avez pas abordé M. Morin, c’est votre séjour aux États-Unis, notamment au Salk Institute, qui se déroule à l’époque où est créé le Groupe des Dix.
Edgar Morin : Je pars en Californie en 196929. Il est évident que cela a eu un effet de catapultage intéressant parce que, dès le début, j’ai pu dépouiller les annuaires et les encyclopédies de la General Systems Theory. J’ai pu y découvrir Heinz von Foerster30, qui, pour moi, est devenu un Socrate. Il était très inventif, il avait invité Gotthard Günther qui réfléchissait sur la conscience des machines, un auteur que l’on commence à connaître maintenant en France. J’ai pu découvrir – autre découverte importante – l’œuvre de Gregory Bateson31. Au Salk Institute for Biological Studies, où je retrouvais Jacques Monod, j’étais plongé dans la « révolution biologique ». Il y avait nombre de débats intéressants, de chercheurs très inventifs, très créatifs autour de la biologie, même s’ils restaient toujours dans le cadre du paradigme hasard/nécessité. Je baignais dans ce milieu, j’ai découvert beaucoup de choses, cela m’a donné une culture. Et, en même temps, j’avais aussi une culture métabiologique que je pouvais faire communiquer avec celle-là32. On peut dire que j’ai pu utiliser les concepts de systémique et d’auto-organisation grâce au Groupe des Dix. Et c’est un peu cela qui m’a poussé à envisager ce qui s’appellerait plus tard La méthode33. À mon retour de Californie, la première chose que l’on a faite avec Jacques Monod et François Jacob, a été de créer, en 1972, le Centre Royaumont pour une science de l’homme, dont le but était d’étudier l’humain aussi bien d’un point de vue des sciences humaines que des sciences biologiques, ce qui a provoqué pas mal de frictions entre le réductionnisme des uns et la volonté des autres de rester frileusement en dehors de la biologie. On a quand même organisé le colloque international « L’unité de l’homme » à l’abbaye de Royaumont en septembre 197234. Heinz von Foerster et Henri Atlan y étaient mes invités personnels, mais, hélas, y compris pour Monod, ils n’étaient pas considérés comme des scientifiques « sérieux35 ». C’est à l’occasion de ce colloque que j’ai rédigé une communication qui s’appelait « Le paradigme perdu de la nature humaine ». Serge Moscovici m’a dit : « tu devrais en faire un livre36 ».
René Passet : Pour moi, c’est le Paradigme perdu qui marque le tournant vers l’esprit des Dix.
Edgar Morin : Oui, c’est le tournant. Il faut dire qu’il témoigne du fait que, dans les années 1960, une coïncidence historique d’un ensemble de progrès de la connaissance a permis de combler le fossé énorme qui existait jusqu’alors entre le monde du vivant et Homo sapiens. Pensons à la préhistoire qui – grâce aux travaux de Michel Brunet37 notamment – a fait un grand pas en avant avec une histoire de l’hominisation de quelques millions d’années ; pensons aux communications avec les chimpanzés, avec les études de Jane Goodall, qui ont montré un univers d’une complexité inouïe, et les conversations des époux Gardner38 avec Washoe dans le langage des sourds-muets ; ce qui a permis de jeter un pont avec l’éthologie animale et, dans le fond, avec la sociologie. J’ai pu organiser les connaissances qui étaient disponibles à cette époque. Le colloque « L’unité de l’homme » a d’ailleurs suscité beaucoup de vocations d’éthologues, d’études sur les bonobos, sur les chimpanzés, etc. Et pourtant, je me rappelle que Lévi-Strauss à son séminaire – et d’autres avec lui – soutenaient que ce n’était pas possible que les chimpanzés puissent utiliser un vocabulaire, qu’ils imitaient nécessairement. Dans le fond, le fossé semble toujours exister, on croit avoir fait des progrès, mais finalement pas tant que cela.
Franck-Dominique Vivien : À propos de votre séjour aux États-Unis et de cette « influence américaine » dans la vie du Groupe des Dix qu’évoque Brigitte Chamak39, un point que je voudrais creuser avec vous, M. Morin, c’est la référence aux conférences Macy. Dans Le macroscope40, Joël de Rosnay, qui lui aussi a séjourné aux États-Unis dans les années 1960-1970, esquisse ce rapprochement entre les conférences Macy et la systémique conçue au sein du Groupe des Dix.
Edgar Morin : C’est lors de mon séjour en Californie que j’ai découvert ces fameuses conférences Macy41. Elles réunissaient des anthropologues, des biologistes, des neurologues, des cybernéticiens, un ensemble de chercheurs de grande réputation… von Foerster en était le secrétaire42. Il en est sorti quelque chose d’extraordinaire, mais qui malheureusement n’a pas brisé la compartimentation des savoirs. Dès les années 1950-1960, ont émergé des instruments de connaissance et de pensée qui pouvaient être utilisés dans tous les domaines, mais qui, malgré tout, sont restés confinés. La systémique qui, au fond, devait être la chose la plus générale, la plus banale de l’enseignement, a été victime de la compartimentation et est restée complètement ignorée. Tout le monde parle de système sans savoir ce que c’est.
Certes, il y a des points communs entre les conférences Macy et le Groupe des Dix, mais les différences sont assez importantes, parce que, bien qu’elles aient été d’avant-garde, les conférences Macy étaient insérées dans un establishment, dans une structure à l’américaine, avec un budget, des comptes rendus, des ouvrages importants, des colloques… Alors qu’avec notre Groupe des Dix, nous étions des amateurs.
Une bande d’amateurs
René Passet : Je nous représente, en effet, comme une bande d’amateurs, au sens propre du terme, c’est-à-dire des gens animés par l’amour de ce qu’ils font. Des bricoleurs (pour reprendre l’image que François Jacob43 applique à la vie) qui progressent par exploration et tâtonnement. Personnellement, j’apprécie beaucoup cette image du bricolage. Furetant dans toutes les directions, nous faisions venir des gens, non point parce que nous étions nécessairement d’accord avec eux, mais pour l’intérêt de leurs thèses et parfois pour explorer nos désaccords. Beaucoup d’entre nous, par exemple, considéraient Jacques Monod comme trop étroitement déterministe à leur goût et c’est pour cela que nous avons éprouvé le besoin d’échanger avec lui sur son livre Le hasard et la nécessité. Mais, bien sûr, nous avions également besoin de rencontrer des gens (comme André Leroi-Gourhan, François Meyer, René Thom…), dont les conceptions nous semblaient plus proches des nôtres, pour enrichir notre propre argumentation. Parfois, enfin, c’était la curiosité envers des choses que nous connaissions moins (comme la composition musicale de Michel Philippot44) qui nous guidait. Fureter un peu dans tous les sens, c’était cela notre tâtonnement. C’est ce côté bricoleur, je crois, qui nous a mis à l’abri de tout dogmatisme. Sur la question du déterminisme, par exemple, il y avait parfois entre nous des divergences plus ou moins marquées45, mais je n’ai jamais ressenti cela – serait-ce angélisme de ma part ? – comme un affrontement entre camps. Nous étions dans un esprit de recherche commune – souvent animée – plus que dans l’affrontement de convictions préétablies.
Franck-Dominique Vivien : Il y a eu des comptes rendus des réunions du Groupe des Dix, mais ce ne sont que des notes, prises par J. Robin et A. Laurent, qui n’étaient pas destinées à être publiées. Il y a eu les deux Cahiers des Dix publiés en 1972. Il y a eu un souci au sein du Groupe des Dix de ne pas figer la pensée à travers des écrits. Cela permettait de libérer complètement les esprits, de favoriser les explorations. Atlan46 dit que cela permettait de dire des bêtises. Il dit que cette liberté de pouvoir s’exprimer au regard des autres était très importante dans le fonctionnement du groupe.
René Passet : On n’a pas besoin du Groupe des Dix pour dire des bêtises ; chacun peut le faire tout seul.
Franck-Dominique Vivien : Mais cela peut être une méthode de travail intéressante que de se laisser parler et de ne rien cristalliser, non ?
René Passet : Tu as raison, j’ai parlé trop vite ! Se sentir totalement libérés, ne pas figer prématurément une pensée encore en cours de formation et, plus encore, ne pas se laisser totalement absorber par des responsabilités éditoriales qui nous auraient détournés de nos objectifs premiers, telles étaient précisément les raisons pour lesquelles j’ai été de ceux qui se sont opposés – à ce moment-là – à la création d’une revue.
La philosophie et la psychanalyse au sein du Groupe des Dix
Henry Dicks : Quel était le rapport du Groupe des Dix à la philosophie ? Celle-ci a traditionnellement joué un rôle transdisciplinaire et de rassemblement des sciences. Pourtant, la cybernétique a amené l’idée que le transdisciplinaire peut être scientifique et qu’il peut se passer de la philosophie. Or, de grands philosophes – je pense à Foucault, Levinas, Deleuze, Derrida – sont contemporains du Groupe des Dix ; la phénoménologie, le structuralisme et le postculturalisme, la déconstruction, etc., sont les courants de cette période. Pourtant, on ne perçoit pas de contacts entre vous et ces philosophes. Est-ce en raison de votre paradigme cybernétique et systémique ?
Edgar Morin : Cela tient au fait que toutes ces théories scientifiques ne faisaient pas partie de la culture des philosophes. Elles étaient des histoires d’ingénieurs, de mathématiciens ; les philosophes n’ont pas compris qu’il s’agissait de concepts organisationnels. La philosophie, non seulement, est restée compartimentée, voire provinciale, mais, de plus, elle s’est montrée fière d’être ce qu’elle est. En général, les philosophes méprisaient les scientifiques – « la science ne pense pas » – et les scientifiques prenaient les philosophes pour des farfelus.
Franck-Dominique Vivien : Mais, par rapport à ces clivages et mépris, Michel Serres a une position intéressante47.
Edgar Morin : C’est l’exception, d’autant plus que lui-même, au départ, n’est pas un philosophe professionnel. Il s’est intéressé à ces questions à partir de la philosophie des sciences, de la thermodynamique, notamment. Sur ces problèmes, c’est le seul. Le sociologue Abraham Moles a développé une intéressante théorie cybernétique de la culture48. Mais, du point de vue des philosophes, non, il y a eu une fermeture totale, même de la part de mes amis les plus proches, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis.
Franck-Dominique Vivien : Est-ce que Castoriadis a participé à vos débats ? Il était présent au colloque « L’unité de l’homme ».
Edgar Morin : Oui, je l’avais invité. Un très vif conflit a éclaté, quand Jacques Monod s’est moqué de la psychanalyse. Or, Castoriadis était un psychanalyste et Claude Lefort, pour pouvoir terminer sa grande thèse sur Machiavel, avait dû se faire psychanalyser. Ces paroles sur la psychanalyse étaient pour eux absolument insupportables et ils ont claqué la porte dès le début du colloque, qui s’en est trouvé mutilé.
Franck-Dominique Vivien : Et qu’en est-il de la psychanalyse au sein du Groupe des Dix ? Selon les propos de Jacques Robin, il faut penser avec Marx, mais ne pas verser dans le marxisme, et penser avec Freud, mais ne pas verser dans le freudisme. On a évoqué tout à l’heure le fonctionnement du cerveau, un Cahier des Dix porte sur la violence, etc., est-ce que vos discussions tournaient aussi autour de la psychanalyse49 ?
Edgar Morin : Je peux dire deux mots sur la psychanalyse. Je me suis beaucoup penché sur les psychanalystes quand j’ai écrit mon livre L’Homme et la mort50. Freud comme Jung, et les autres psychanalystes, m’ont intéressé, non pas en tant que thérapeutes, mais en tant que penseurs de la condition humaine. Cela m’a beaucoup influencé. Par contre, tout ce qui relevait de la thérapie, je ne crois pas en avoir eu besoin, parce que j’ai été soigné par la guerre, par pas mal de traumatismes… Mais, en France, on ne considérait la psychanalyse que du point de vue de la thérapie, et j’étais tout à fait en dehors de ce cadre-là. L’époque de la dictature structuraliste, avec la coupure épistémologique de Lacan qui rejette l’homme biologique pour ne voir que l’homme culturel, ne m’a pas intéressé. Pour moi, Lacan, Lévi-Strauss, Barthes, etc., sont des esprits très brillants, souvent géniaux, notamment comme écrivains, mais aux théories et aux conceptions de la société, de l’homme et de la vie complètement fausses.
René Passet : Toute cette discussion est partie de la question d’Henry Dicks concernant notre rapport à la philosophie. La réponse dépend de la façon dont nous concevons celle-ci. Si elle consiste à s’immerger dans les querelles d’écoles ou d’auteurs (comme disait notre célèbre humoriste Fernand Raynaud, « passer son temps à réfléchir sur ce que les autres pensent »), les précisions d’Edgar m’autorisent à croire que nous n’avons eu que des rapports lointains avec cette philosophie-là. S’y intéresser évidemment, mais au regard de nos propres préoccupations et non en fonction des modes. En revanche, partir du mouvement des sciences pour s’interroger sur la marche du monde et affiner les approches qui permettent de l’appréhender, n’est-ce pas philosopher ? Le point critique, les niveaux d’organisation, l’interdépendance, la cohabitation des contraires et la pluralité des avenirs possibles dans les systèmes complexes, l’existence de déterminismes débouchant sur l’indéterminisme dans les systèmes chaotiques et, réciproquement, de phénomènes erratiques générateurs d’ordre et d’organisation, etc., ne remettent-ils pas directement en question le déterminisme mécaniste, la conception selon laquelle le Tout n’est que la somme des éléments qui le composent (et, par voie de conséquence, la société une somme d’individus) ? Parler biologie en pensant complexité, paradigme du vivant, représentation du monde, n’est-ce pas déboucher sur la philosophie ? Contrairement aux illusions scientistes, on n’échappe pas à la philosophie, et nous n’avons jamais eu la prétention d’y échapper.
Edgar Morin : Alors que la science a cru devoir éliminer la philosophie, toutes ses avancées mènent aux grandes questions philosophiques. Hubert Reeves, Michel Cassé, Trinh Xuan Thuan sont en même temps des scientifiques et des philosophes non officiels. La pensée complexe relève d’une tradition philosophique, certes marginale et minoritaire en Occident, qui part d’Héraclite, passe par Pascal qui s’oppose à la méthode analytique de Descartes (« toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, je tiens impossible de connaître le tout sans les parties ni de connaître les parties sans le tout »), passe par la dialectique de Hegel et Marx (et non leur système rigidifié), aboutit à une pensée qui lie indissolublement connaissance philosophique et connaissance scientifique et surtout aspire à transformer nos modes de pensée dominants en tous domaines, qui sont fondés sur la réduction et la disjonction. Cela dit, je me suis nourri diversement de philosophes comme Heidegger, Gadamer, Ricœur, sans parler de mes compagnons, Lefort et Castoriadis.
L’interdisciplinarité
Franck-Dominique Vivien : Avec le recul, comment voyez-vous aujourd’hui l’influence du Groupe des Dix sur le plan de l’interdisciplinarité ?
René Passet : Avec le recul du temps, le passé se fige et s’achemine vers la forme définitive qu’il conservera dans notre esprit. Il y a d’abord ce que le groupe m’a personnellement apporté et dont j’ai eu pleinement conscience dès le début de notre aventure commune. Tout d’abord, un regard sur le monde qui débouchait, pour moi, sur une conception totalement transformée de l’économie. Dans une approche systémique, celle-ci – à son niveau d’organisation – trouvait désormais sa place, importante, mais non première, parmi les choses de la vie. Une économie dont la reproduction dépend du milieu naturel qui la porte, comme celui-ci dépend de la gestion qu’elle lui inflige. Finie l’idée de bien « libre » – don du Ciel, indestructible, inaltérable et inépuisable – que l’on nous ressassait comme une évidence. La nature entrant désormais dans le champ de la reproductibilité et du calcul économique, sans pouvoir s’y réduire, mais lui ouvrant aussi de nouvelles opportunités. Je revois encore ce moment de 1971 où, après la publication d’un de mes papiers, Laborit me conseillait d’intégrer dans mon raisonnement les dimensions énergétiques et informationnelles de l’économie, sans se douter un instant (moi, non plus, d’ailleurs) de ce que cela déclencherait dans mon esprit : une économie au cœur de laquelle se situent les finalités humaines ; l’humain non point réintroduit après coup – comme par un remords – pour atténuer les effets d’une rationalité matérialiste qui serait première, mais l’humain, point de départ autour duquel s’articule tout le reste. Grâce à cela le sentiment, par-delà les figures d’optimisation rigoureusement abstraites de rencontrer – enfin ! – le réel. Le temps qui passe ne fait que renforcer ces impressions de la première heure.
On peut ensuite se poser la question : avons-nous semé quelque chose ? Sous ce que Hegel appelait « l’apparence bariolée des événements », circule la réalité profonde. En refusant de nous exprimer collectivement par l’intermédiaire d’une revue, pour travailler prioritairement sur nous-mêmes, nous assumions la conséquence d’une certaine confidentialité. Si ce que nous faisons sert à quelque chose, pensions-nous, c’est à travers nos travaux personnels que cela s’exprimera. Et je crois que c’est ainsi que les choses se sont passées.
Sur le plan des faits, tout d’abord, on se demandera qui avait pressenti et annoncé les grandes transformations de l’avenir : problèmes environnementaux, émergence de l’immatériel, désastres du capitalisme financier… Seraient-ce les puristes qui, armés de leurs balances d’apothicaires, et au nom de leurs infimes pesées marginales, se permettent de nier l’utilité de l’histoire (dans un monde en perpétuelle évolution) et de récuser tout caractère scientifique aux approches transdisciplinaires de l’économie ? Possèdent-ils seulement la moindre notion d’épistémologie ?
Sur le plan des idées, ensuite, la plupart des concepts auxquels nous avions abouti, ou des instruments d’analyse que nous avions préconisés (systèmes, complexité, mutation, information…), sont entrés au moins dans le champ du discours. Nous avons donc pressenti ce qui se préparait, en avons accompagné l’éclosion et facilité la transmission. Nous avons été, au moins, des passeurs d’idées. C’est déjà beaucoup, mais il y a plus. Certains d’entre nous – je pense tout particulièrement à toi Edgar, à Henri Laborit, à Henri Atlan, à Jacques Sauvan – ont joué un rôle actif dans le développement de ces nouvelles approches. La belle aventure des Dix restera donc définitivement, pour moi, l’événement majeur qui aura bouleversé ma vision de l’économie et m’aura permis de l’harmoniser avec une représentation du monde.
Edgar Morin : J’ai aussi beaucoup appris, et de façon décisive ; j’ai commencé sans le savoir à entrer dans l’univers de la complexité, et cela s’est poursuivi en Californie. Et, sous la houlette de Jacques Robin, esprit fraternel s’il en est, nous nous entre-fécondions. Nous étions en convivialité, sans aucune de ces vanités qui pervertissent le monde universitaire. On a vécu une belle aventure à la fois collective et individuelle. Ce fut une belle époque.
La publication en 1930 du Treatise on money de Keynes est suivie d’une série de conférences hostiles que Hayek prononce à l’invitation de la London School of Economics. Ainsi s’amorce l’une des plus célèbres controverses de l’histoire économique entre partisans du « laisser faire » et ceux qui militent pour une intervention des pouvoirs publics afin de soutenir et encadrer le capitalisme. Elle se prolonge jusqu’à aujourd’hui dans les débats qui opposent les tenants de la rigueur à ceux d’une relance par la dépense.
Cf. l’entretien de J. Sauvan avec B. Chamak (op. cit., p. 104 et suiv.), dans lequel il déclare avoir travaillé sur la cybernétique pendant dix ans jusqu’en 1970, des recherches qui se sont arrêtées, faute de financement. « Une des machines que j’ai conçue, à la Snecma, le S4, explique-t-il, était un multistat, un homéostat […] qui, lorsqu’une impulsion trop forte arrivait sur l’une des aiguilles, modifiait le point de référence pour chercher son équilibre, différent de l’équilibre de départ. La différence avec l’homéostat d’Ashby, c’est que chaque aiguille pouvait atteindre un équilibre a ou b, donc deux états différents. C’est le passage de l’homéostat vers l’homme que j’ai essayé d’initier avec le multistat. Par la suite, quatre multistats ont été couplés. Il y avait seize puissances, seize combinaisons possibles pour les équilibres. » À la question de B. Chamak (op. cit., p. 107), « Avez-vous décrit ces appareils au sein des réunions du Groupe des Dix ? », J. Sauvan répond : « Oui. Mon idée était de fabriquer des machines autonomes capables de fonctionner sans l’aide d’un homme dans des lieux hostiles, par exemple sur la Lune. » Plus loin dans l’ouvrage, J. Sauvan évoque la fabrication d’une mémoire parallèle.
Dans l’« avertissement » du tome 1 de La méthode, Morin (1977, p. 28) écrit : « À l’origine des idées que j’y développe, je trouve d’abord Henri Atlan qui m’a réveillé de mon sommeil empirique en m’initiant à l’idée de désordre créateur, puis à ses variantes (hasard organisateur, désorganisation/réorganisation). Atlan m’a introduit à von Foerster, notre Socrate électronique, à qui je suis redevable pour beaucoup de mes idées-sources ; von Foerster m’a fait découvrir Günther, Maturana et Varela. Chacun à sa façon m’a permis de regarder enfin l’invisible, la notion auto, et de réintroduire le concept de sujet. »
Jacques Monod fut invité le 2 décembre 1970 à venir présenter son livre, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne (Paris, Le Seuil, 1970) ; François Jacob fut invité en 1972 pour présenter son livre, La logique du vivant. Une histoire de l’hérédité (Paris, Gallimard, 1970). En compagnie d’André Lwoff, les deux hommes reçurent le prix Nobel de médecine en 1965 pour leurs découvertes concernant le contrôle génétique de la synthèse des enzymes et des virus.
« L’œuvre principale du Groupe des Dix, déclare J. Sauvan, a été de permettre à des individus de toutes disciplines de se comprendre. Nous avons mis trois ou quatre ans à nous comprendre et mon sentiment profond est que la première période s’est terminée à partir du moment où nous nous sommes bien compris. » (in B. Chamak, op. cit., p. 104).
« À partir de 1975, dit J. Robin, nous avons commencé à consacrer une réunion ou une partie de la réunion à la critique d’un livre d’un des membres du groupe, avant sa publication. C’était un fonctionnement qui ‘‘tournait en rond’’ parce que nous n’arrivions pas à exprimer vers l’extérieur une action, nous en restions simplement à une information ou à une autocritique. » (in B. Chamak, op. cit., p. 69). Voir aussi l’entretien avec J. Baillet et A. Laurent (in B. Chamak, op. cit., p. 214).
Dans l’entretien qu’il accorde à B. Chamak (op. cit., p. 231) en juillet 1995, M. Rocard déclare : « René Passet intégrait une pensée écologiquement fournie et analytiquement assez complète à une pensée macroéconomique […] cela me paraissait déjà très important et m’a influencé. Quand je suis arrivé à Matignon, j’étais le premier Premier ministre de la Ve République à être un peu “vert”, et cette sensibilité se lit à travers ce que j’ai fait à propos de l’Antarctique, des déchets, des eaux, de la voiture polluante, l’appel de La Haye. C’est le produit des réflexions commencées au Groupe des Dix et qui, dans un cas particulier, l’appel de La Haye, doivent beaucoup à une idée d’Edgar Morin. »
Voir notamment Passet R., 2004. Le socialisme, une grille de lecture du monde et de la société, Les Notes de la Fondation Jean-Jaurès, 37, « Socialisme et libéralisme », 9-37, https://jean-jaures.org/sites/default/files/notes37.pdf.
Ce séminaire, qui avait pour objectif de permettre à des chercheurs d’acquérir un complément d’information sur les techniques de modélisations utilisées ou utilisables dans les sciences sociales, s’est déroulé en trois séances de trois jours chacune. Le programme comptait, dans cet ordre, les interventions de J. Sauvan (« Épistémologie de la méthode des modèles »), J.-F. Boissel (« Concepts utilisés en cybernétique et informatique »), A. Laurent (« Le modèle comme alibi »), J. Robin (« Les grandes séquences bio-anthropologiques »), A. Leroi-Gourhan (« Modèles de sociétés préhistoriques »), M. Philippot (« Les modèles dans les activités de création esthétiques »), H. Laborit (« La nouvelle grille : décodage des comportements de l’homme en situation sociale »), O. Thibault (« Les modèles du féminin et du masculin »), J. Baillet (« Les modèles de comportement »), G. Rosenthal (« Modèles de sociétés et types d’organisations juridiques »), J. de Rosnay (« De la bio-énergétique à l’éco-énergétique »), J. Attali (« Vers de nouveaux modèles économiques : le concept d’information dans la modélisation sociale »), R. Passet (« Vers de nouveaux modèles économiques : l’économique et le vivant »), J. Piette (« Modèles politiques »).
Le Cesta était un observatoire qui avait pour mission la prévision et la prospective technologiques, ainsi que la mise en œuvre de grands programmes de coopération internationaux en matière de technologies de pointe. Ce « think tank », qui était articulé à la présidence de la République, a fonctionné de 1982 à 1986. Voir le dossier dirigé par Marc Chopplet dans Quaderni : Chopplet M. (Ed.), 2016. Penser l’avenir : le CESTA, un think tank atypique, Quaderni, 89, 1, 5-75, https://journals.openedition.org/quaderni/940.
Macroscope était une association créée en mai 1977, soit quelques mois après la dernière réunion du Groupe des Dix, pour diffuser une lettre mensuelle d’information et de réflexion. « Macroscope, écrit B. Chamak (op. cit., p. 251), est marqué par une orientation écologiste et par une volonté d’agir et de se démarquer du système socio-économique en place. La transdisciplinarité est mise en avant pour tenter de mieux comprendre un monde que l’on veut transformer ». Les moyens étant modestes, cinq numéros seulement parurent. « Pour obtenir une diffusion plus importante, écrit encore B. Chamak (op. cit., p. 252), des contacts avec l’équipe de Futuribles furent pris et, en octobre 1978, Crible parut, « sélection bimensuelle des faits porteurs d’avenir par les équipes de Futuribles et de Macroscope ». Cette lettre de deux pages fut publiée jusqu’en juin 1979.
Le Groupe de réflexion interdisciplinaire (GRI), qui se présentait comme un prolongement et une amplification des activités du Groupe des Dix (Chamak, op. cit., p. 269), était un des départements de l’association Groupe Science/Culture, laquelle était conventionnée par le Cesta. La Lettre Science Culture, lettre d’information mensuelle, fut publiée de 1985 à 1989. « Sous l’impulsion de Jacques Robin, le GRI fut transformé en GRIT (Groupe de recherche inter et transdisciplinaire), structure associative régie par la loi 1901, qui a continué à publier la Lettre Science Culture jusqu’en janvier 1990. Après la parution du livre de Jacques Robin, Changer d’ère (1989), une lettre bimestrielle, Transversales Science Culture, remplaça la Lettre Science Culture en poursuivant ses objectifs. » (B. Chamak, op. cit., p. 272). Le GRIT s’est dissous en 2009. Pour accéder à des archives, voir le site : http://grit-transversales.org/.
Dans Mes démons, E. Morin (op. cit., p. 43-44) écrit : « J’ai été introduit aux problèmes de la biologie par deux entrées différentes. La première m’a été ouverte par Jacques Monod […] et John Hunt [qui] m’avaient fait inviter pour un an à l’Institut Salk de recherches biologiques à La Jolla, Californie, et là […] je découvrais la “révolution biologique” qu’avait suscitée la découverte […] du code génétique dans l’ADN. Mais, alors que la plupart des biologistes voyaient dans cette révolution le triomphe du réductionnisme […], je voyais, grâce à ma seconde entrée dans les sciences, que le problème clé de la vie était celui de l’originalité de l’organisation vivante par rapport aux organisations seulement physico-chimiques. En effet, je m’étais également introduit en biologie par une entrée de service lorsqu’en 1967 j’étais devenu membre du “groupe des dix” animé par Jacques Robin. Henri Laborit et Jacques Sauvan m’avaient révélé le caractère fécond de la pensée cybernétique que j’avais jusqu’alors méconnu. Une fois dans le formidable bouillon de culture californienne de la fin des années 60, […], je fus amené à la conviction que le sens véritable qu’il fallait dégager de la révolution biologique était organisationnel. » Voir aussi le récit de cette période dans l’avant-propos du Paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Le Seuil, 1973, p. 12-13.
Sur ce point, voir Mes démons, op. cit., p. 222. Voir aussi le témoignage de Claude Fischler, qui participa à ce colloque : Fischler C., 2005. « L’unité de l’homme », retour sur un colloque fondateur, Sciences Humaines, n° spécial « L’origine des cultures », 1, 88-91. Ainsi écrit-il : « Ceux qui ont assisté au colloque − “J’y étais”, dit-on volontiers, et l’auteur de ces lignes n’échappe pas à cette tentation − s’en souviennent comme d’un moment de contact rare et fugitif entre des cultures disciplinaires profondément étrangères les unes aux autres. En même temps, on peut voir la rencontre comme un terrain quasi expérimental pour mettre en évidence les incompréhensions, oppositions, incompatibilités (de fond ou d’humeur) entre les disciplines ».
Quand B. Chamak (op. cit., p. 66) lui demande : « Quel rôle a joué la psychanalyse dans le Groupe des Dix ? », J. Robin répond : « Nous en reconnaissions tous l’importance. À la demande de Jack Baillet, nous avions invité Held, un psychanalyste qui nous a parlé, de manière éblouissante, du rôle de l’argent dans la vie des individus et dans la société en général. Un autre psychanalyste, Diatkine, nous a instruits sur le rôle des phénomènes inconscients pendant la période de l’adolescence ».
Citation de l’article : Morin E., Passet R., Vivien F.-D., Dicks H., 2019. Edgar Morin et René Passet : Les passeurs du Groupe des Dix Propos recueillis par Franck-Dominique Vivien et Henry Dicks. Nat. Sci. Soc. 27, 2, 225-237.
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