Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 32, Number 2, Avril/Juin 2024
Page(s) 190 - 197
Section Vie de la recherche – Research news
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2024046
Published online 15 November 2024

© G. Carrère et al., Hosted by EDP Sciences, 2024

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

En mars 2022 s’est tenue la 14e édition du congrès international du Groupement de recherche universitaire sur les techniques de traitement et d’épuration des eaux (GRUTTEE) sur le thème « Gestion durable des eaux : s’adapter pour atteindre disponibilité et qualité pour tous1 ». Ce groupement est une association d’universitaires français spécialisés en chimie, microbiologie, physicochimie, génie des procédés ou santé publique. Plus de 100 chercheurs ont participé durant trois jours à ce congrès comportant 62 présentations et l’exposition de posters scientifiques. L’originalité de ce congrès, par rapport aux éditions précédentes, est d’avoir proposé, pour la première fois, une session spécifique dédiée à des interventions relevant des sciences humaines et sociales (SHS). Plusieurs chercheurs ont répondu favorablement à l’appel dans le but d’engager un dialogue entre disciplines sur la question de l’eau (accès, pollution, sécheresse). En complément, il s’agissait aussi pour eux d’interpeller l’auditoire en rappelant l’importance de resituer les solutions techniques et technologiques dans leurs contextes historiques, sociaux et politiques d’origine.

Dans ce cadre, une session SHS, précédée d’une conférence plénière, a rassemblé cinq présentations éclectiques autour des enjeux socio-économiques de l’eau. Cette session, elle-même interdisciplinaire, regroupait des chercheurs en sociologie, en sciences économiques, en sciences de gestion, en géographie et en agronomie, et se clôturait par un retour d’expérience d’un opérateur industriel. Les eaux étudiées étaient elles-mêmes plurielles : brutes, potables, usées, réutilisées, domestiques, industrielles. Le présent compte rendu critique vise à proposer des pistes de réflexion a posteriori pour « resocialiser » la gestion de l’eau auprès de la communauté technicienne issue des sciences de l’ingénieur afin d’apporter des éléments féconds à la construction de l’interdisciplinarité.

L’article se structure en trois parties. La première revient sur la genèse de ce rapprochement disciplinaire et examine ses raisons scientifiques et politiques. La deuxième rend compte de manière synthétique des différentes contributions de la session SHS, tandis que la troisième analyse deux processus interdisciplinaires en train de se faire. Le premier s’opère au sein même du champ des SHS et propose une lecture croisée des contributions afin de mettre en évidence les principaux messages et de discuter leur apport. Le second concerne les interactions entre les SHS et les sciences naturelles et ingénieuriales, ainsi que leurs principaux enseignements.

Aux origines du rapprochement interdisciplinaire : entre initiatives individuelles et injonction des politiques scientifiques

Il serait inexact de notre part d’avancer la thèse de la réalisation d’une interdisciplinarité pleine et entière au sein du congrès du GRUTTEE. Cette manifestation fut plutôt l’occasion d’un apprivoisement disciplinaire respectif. Aussi, il convient de revenir sur ce que cet apprivoisement raconte sur le champ scientifique, sur les enjeux environnementaux auxquels il se confronte ainsi que sur le positionnement des acteurs scientifiques par rapport à ces enjeux.

Il n’y aurait pas eu de session SHS au sein du congrès du GRUTTEE sans une invitation préalable des membres du comité d’organisation issus des sciences du génie chimique et des procédés. Animés par un engagement personnel d’agir à leur échelle sur l’amélioration de la qualité de la ressource en eau et sur sa préservation, ces chercheurs reconnaissent la nécessité de recourir aux SHS afin de tendre vers une approche holistique des problèmes sanitaires et environnementaux de la gestion des eaux. La demande de ces membres portait sur la nécessité de compléter les analyses des sciences de l’ingénieur et leurs angles morts, à savoir les causes structurelles des problématiques liées à l’eau, mais aussi les pratiques sociales, leviers ou freins d’une gestion durable de l’eau.

Portés par cette ambition scientifique, ces chercheurs ont été à l’initiative de la création du Groupement d’intérêt scientifique (GIS) Eau Toulouse. Créé en 2019, ce GIS, qui vise à favoriser des collaborations interdisciplinaires entre chercheurs de 20 laboratoires toulousains (sciences de l’ingénieur et SHS) travaillant dans le domaine de l’eau, fut à la base de premières collaborations et à l’origine d’une ouverture d’une session SHS au sein du colloque du GRUTTEE. Cette manifestation fut donc un événement permettant à la fois de mettre en visibilité ces collaborations interdisciplinaires, de faire valoir leur valeur heuristique, mais aussi stratégique dans le cadre des modes de financement de la recherche aujourd’hui.

En effet, ces positionnements scientifiques individuels ne peuvent à eux seuls qualifier la nature des interactions interdisciplinaires entre SHS et sciences de l’ingénieur au sein du congrès du GRUTTEE. Ces ouvertures disciplinaires sont aussi orientées par les politiques actuelles de soutien à la recherche. Qu’ils soient locaux (par exemple, financements régionaux) ou nationaux (par exemple, l’instrument « Projet de recherche collaborative » [PRC] de l’Agence nationale de la recherche [ANR]), les appels à projets, à la portée de plus en plus opérationnelle, orientent les scientifiques, en recherche de financements, vers la construction de consortiums scientifiques interdisciplinaires. Le cas des sept défis-clés de la région Occitanie en est une bonne illustration. Si les enjeux de taille auxquels renvoient ces défis (réutiliser les eaux usées traitées, réussir la transition énergétique, contribuer à des systèmes alimentaires durables urbains, anticiper et maîtriser les mutations actuelles au bénéfice de la santé…) induisent la mise en place de recherches interdisciplinaires pour répondre à la complexité des problèmes, la position du Comité consultatif régional pour la recherche et le développement technologique (CCRRDT) sur l’interdisciplinarité est encore plus explicite. Il appelle à la fois au décloisonnement des disciplines et à la centralité de la place accordée aux SHS comme spécificité de la recherche en Occitanie :

« Les interdépendances entre la sociologie, l’économie, le droit, la psychologie cognitive, la linguistique, l’ethnologie, l’anthropologie, l’esthétique, l’archéologie, l’histoire et la philosophie (éthique) avec les sciences “dites dures” créent de nouvelles transversalités épistémologiques. On pourrait même conclure à l’émergence d’une nouvelle discipline en soi, congruente à toutes celles énoncées plus haut […]. Aujourd’hui, il ne s’agirait pas moins de définir une approche pour l’anthropocène. La focalisation de ces enjeux porterait moins sur un approfondissement de chacune des composantes des SHS que sur le fait d’encourager leur convergence et leur intégration en une démarche unique. L’interfaçage des SHS aux sept défis bénéficierait d’une approche interdisciplinaire, reposant sur une démarche épistémologique commune. La contextualisation “SHS” (soutenabilité) des axes de recherche scientifique devrait devenir ainsi une spécificité de la recherche en Occitanie. » (CCRRDT, 2020, p. 21)

L’intégration d’une session SHS au sein du congrès international du GRUTTEE à Toulouse n’est donc pas anodine. Elle relève à la fois de volontés individuelles locales visant à faire converger les différentes disciplines scientifiques travaillant dans le domaine de l’eau, mais également des orientations stratégiques des politiques nationales de financement de la recherche favorisant l’entrecroisement disciplinaire. Toutefois, si l’on définit l’interdisciplinarité comme une collaboration entre disciplines mettant en jeu « […] des rapports de légitimité, des conflits de valeurs, des confrontations interculturelles, mais aussi des alliances dans la volonté commune de dépasser des limites liées à des spécialisations excessives, de résoudre certains problèmes, d’explorer des convergences […] » (Joulian et al., 2005), force est de constater, par la pratique, que l’interdisciplinarité ne se décrète pas, mais qu’elle fait l’objet d’un travail difficile ne pouvant s’inscrire que dans du temps long. Outre qu’ils doivent faire face à des temps d’apprentissage et d’appropriation des différentes cultures scientifiques et de leurs fondements épistémologiques, impliquant souvent une résolution de malentendus, voire de disputes (Lenay et al., 2014), les acteurs de la recherche se retrouvent toujours confrontés à des arbitrages visant à gérer des tensions toujours plus nombreuses, issues du monde académique (Bartoli et al., 2011 ; Puig de la Bellacasa, 2003 ; Renisio et Zamith, 2015) : scientificité versus engagement politique ; jugements et quantification de la performance ; investissement sur des projets de recherche versus temps long de valorisation ; incitation à l’interdisciplinarité versus prégnance des logiques institutionnelles disciplinaires (par exemple, qualifications du Conseil national des universités [CNU]). Dès lors, l’interdisciplinarité devient un espace maillé de tensions et de transactions aux échelles à la fois individuelles et collectives, qui ne peut être stabilisé et concrétisé au travers d’un événement unique tel que ce congrès du GRUTTEE.

Une synthèse des contributions SHS : la mise en évidence d’une diversité d’approches de la gestion des eaux

Les contributions SHS sont présentées selon trois types d’approches portant principalement sur des niveaux d’analyse différents : depuis le macro, par l’analyse des institutions structurant le secteur, puis le niveau méso, qui analyse des dispositifs sociotechniques relatifs notamment à l’économie d’eau portés par des acteurs intermédiaires, jusqu’au niveau micro, qui invite à porter son regard sur les pratiques et expertises citoyennes.

Le processus de changement institutionnel dans la gestion de l’eau : l’importance des contextes

La conférence plénière de Bernard Barraqué, ingénieur civil des mines et directeur de recherche CNRS émérite spécialiste de l’eau, a évoqué les mécanismes de financement des services publics d’eau en France au regard de leur compatibilité avec une conception de l’eau comme commun. Le commun est entendu ici au sens de l’économie publique, c’est-à-dire comme une ressource caractérisée par une forte rivalité d’accès, par une difficulté d’exclure un usager potentiel et par l’établissement de règles communes de gouvernance (Barraqué, 2008 ; Coriat, 2013). Par une approche historique comparative des agences de bassin en Europe, il a abordé les enjeux institutionnels de financement de ces dernières. Il a montré dans le cas de la France que les agences de l’eau, en raison de leur statut d’établissements publics d’État, sont contraintes dans leur rôle de chef de file de la gouvernance de l’eau car elles ne peuvent ni percevoir d’autres financements que les redevances pour services rendus ni exercer la maîtrise d’ouvrage. Cela restreint en conséquence leurs modalités d’action en matière de protection des ressources, ainsi que la mise en pratique d’une gestion de l’eau comme bien commun contrairement à d’autres modèles européens, comme celui des wateringues néerlandaises.

Marine Colon (AgroParisTech) et Héloïse Valette (Université Toulouse 2 – Jean-Jaurès) ont abordé la question du changement institutionnel dans le secteur de l’assainissement. Elles ont proposé une réflexion sur les conditions du changement pour le développement de l’assainissement dans les pays des Suds. Un paradoxe anime leur recherche : alors que le bénéfice de l’assainissement pour les populations est reconnu et permis par le foisonnement d’innovations technologiques (toilettes à séparation d’urine, réutilisation des boues…) dans ce domaine, les taux d’accès aux toilettes et du traitement des eaux usées restent faibles. Or, les freins à l’adoption durable d’innovations technologiques sont essentiellement d’ordre institutionnel et organisationnel (Colon et Rieu, 2022 ; Ménard, 2018). L’enjeu est de saisir le processus propice à la construction d’un cadre institutionnel permettant à tous d’accéder à un service, financé par une organisation identifiée et en capacité d’agir pour investir dans des solutions technologiques dont la maintenance peut être assurée. La légitimité locale ou politique des entrepreneurs de solutions d’assainissement est essentielle pour que ce processus aboutisse (Muller, 2020 ; Valette et Colon, 2024). Il s’agit également de dépasser le tabou associé à l’assainissement qui est un frein majeur à la prise en charge publique et politique de ce secteur (Black et Fawcett, 2010).

Les dispositifs sociotechniques : la technique à l’épreuve du social

Alexis Aubignac, expert en entreprise, a présenté un outil d’audit construit par le secteur privé, qui vise à établir un bilan hydrique des consommations d’eau réalisées sur un site industriel afin de les réduire et de les optimiser. Il a détaillé la mise en place de cet outil de rationalisation des usages qui prévoit trois évaluations : technique, opérationnelle et organisationnelle. L’originalité de ce dispositif d’aide à la décision réside dans l’association d’une analyse technique avec une analyse de l’organisation et de la gestion, mettant en exergue le pouvoir d’action des acteurs de l’entreprise dans une optique d’économie d’eau et, plus globalement, dans une démarche de responsabilité sociétale et environnementale des entreprises (RSE).

La contribution d’Anne-Laure Collard, Patrice Garin et Nassim Ait Mouheb (INRAE) s’interrogeait sur les processus d’incorporation sociale des eaux usées traitées à des fins agricoles à la suite de l’installation d’unités de traitement de pointe. Les auteurs ont montré, à travers deux études de cas situés en région Occitanie, comment des dispositifs techniques pour réutiliser les eaux traitées couplés à des outils pour une irrigation pilotée à distance favorisent un éloignement des agriculteurs vis-à-vis de ces eaux (suivi physicochimique, distribution automatisée) et leur désocialisation en niant les dimensions collectives du partage de l’eau. Ce faisant, les eaux salies échappent aux agriculteurs, pour être confisquées par les acteurs du traitement de l’eau jusqu’ici absents de la régulation des interactions entre les sphères agricole et hydrique.

Mettre en visibilité les expertises et pratiques citoyennes

Kevin Caillaud (INRAE) a souligné la déconnexion des politiques publiques à l’égard des usagers destinataires de l’action publique. Ces derniers disposent de leurs propres savoirs, de leur propre expertise et ils sont loin d’être passifs. Leurs pratiques routinières sont « un lieu de réalisation du social » (Dubuisson-Quellier et Plessz, 2013) et intègrent à la fois des dimensions structurelles (dont le poids des processus de socialisation qui favorisent un contrôle et des sanctions parentaux), des médiations techniques (système technique qui soulage et opère le travail à notre place), savoirs et représentations (rapport cognitif que les usagers entretiennent avec l’eau) (Barbier, 2013 ; Kaufmann, 1997). À ce titre, les usagers qualifient et inscrivent la ressource dans différents registres symboliques donnant lieu à des pratiques et des usages spécifiques (eau qui soigne, eau bien commun, eau source de vie, notamment).

Dans la continuité de cette analyse, la présentation de Geoffrey Carrère (Université Toulouse 2 – Jean-Jaurès) a mis en évidence les différentes formes de perception des risques liés à l’eau ainsi que les modes de gouvernement citoyens de la ressource en eau. Il a rappelé que les citoyens développent une expertise sur l’eau (Collins et Evans, 2007 ; Durant, 2008 ; Van der Ploeg, 1993), éprouvée à travers des expériences vécues (Dubet, 1995 ; Lash, 1999) et des événements ponctuant leurs trajectoires respectives (restriction des eaux usées, interdiction de baignade…). Qualifiable par certains de « profane », cette expertise les autorise néanmoins à se positionner en tant que force de proposition pour accompagner les politiques de gestion de l’eau (exemple d’un changement de pratique individuel : récupérateur d’eau de pluie) ou pour proposer un nouvel art de gouverner la ressource (Foucault, 1979) (changement structurel dans le domaine agricole, contrôle citoyen des instances décisionnelles…). Derrière la variété des perceptions et projets politiques exprimés par la population se manifeste en réalité l’importance des rapports de classe à l’endroit des enjeux de l’eau.

De l’intérêt du dialogue interdisciplinaire autour de la gestion des eaux

Le processus interdisciplinaire initié lors du congrès du GRUTTEE s’est opéré au sein de la session SHS, elle-même interdisciplinaire, avec la mise en évidence de points de convergence dans les analyses. Il a aussi été initié avec les sciences naturelles et ingénieuriales, autour de la déconstruction de certains concepts et de l’identification d’objets de recherche communs.

Points de convergence des présentations SHS : des gestions des eaux plurielles qui s’ignorent

Les différentes présentations de la session SHS convergent autour de la question des frottements observés entre institutions publiques, gestionnaires de l’eau et usagers, ainsi que sur la manière dont, au regard des enjeux environnementaux actuels, la ressource en eau peut être gouvernée. Observons-nous une gestion démocratique ? En commun ? Ou, à l’inverse, n’assistons-nous pas à des formes de dépolitisation, de confiscation de la gestion de l’eau, de marginalisation d’autres formes d’expertise considérées en l’occurrence par certains comme « profanes » ?

Les travaux présentés ont distingué deux formes de gestion. D’une part, une prise en charge officielle, visible dans l’espace public, portée par des institutions publiques ou des entreprises et médiée par un ensemble de dispositifs réglementaires et techniques, dont des outils d’évaluation censés « objectiver » les situations et guider une forme de « rationalisation » de l’action (comme l’outil d’audit mentionné dans la partie précédente).

De l’autre, une prise en charge plus feutrée portée par des groupes professionnels ou des citoyens qui s’inscrit dans des pratiques routinières, du « quotidien », qui révèle une incorporation profonde de schèmes de pensée et d’action singuliers (règles informelles d’économie d’eau dans un foyer, par exemple).

Les décalages et les difficultés de convergence entre ces formes de gestion révèlent moins à notre sens un cloisonnement et une ignorance réciproques entre acteurs et dispositifs qu’une mise en cause de leur légitimité respective dans le cadre de luttes définitionnelles (Gilbert et Henry, 2012) autour des formes de qualification du problème et des solutions envisagées. Ainsi, parfois désancrés des contextes sociaux, certaines politiques publiques ou certains dispositifs sociotechniques vont générer des effets contre-productifs mettant en concurrence les destinataires de la politique au lieu de susciter un rapprochement au service d’une prise en charge collective et partagée du problème (Caillaud et Nougarol, 2021). S’immiscent ainsi des contraintes pouvant être tout à la fois d’ordre matériel, politique, cognitif, voire juridictionnel. Enfin, le caractère clivé de certaines positions citoyennes met en évidence le poids des idéologies dans l’appréhension (et l’appréciation) des politiques de gestion de l’eau, opposant au cours d’un continuum les promoteurs de l’individualisation et de la responsabilisation sociale aux défenseurs du collectivisme (Caillaud, 2018 ; Coutard et Pflieger, 2002). Ces prises de position s’affinent par ailleurs au travers de projections spatiotemporelles spécifiques, allant de visions extrêmement localisées et présentistes jusqu’à des conceptions holistiques et de l’anticipation.

La mise en dialogue entre disciplines : expliciter des réalités plurielles derrière des concepts communs

Les différentes interactions lors de ce congrès ont surtout été l’occasion de découvrir les objets de recherche des différents orateurs du congrès, leurs démarches méthodologiques et les débats. Parmi ces interactions, un élément récurrent de mise en dialogue a porté sur les acceptions plurielles de certains concepts employés. Ces débats sémantiques, nombreux parmi les contributions SHS, ont mis en évidence la nécessité de remettre en question la neutralité supposée de ces termes auprès d’un public issu des sciences de l’ingénieur.

Selon la définition donnée par le Partenariat mondial de l’eau et régulièrement citée comme référence, la gouvernance de l’eau est entendue comme « l’ensemble des systèmes politiques, sociaux, économiques et administratifs mis en œuvre pour développer et gérer les ressources en eau et la fourniture de services d’eau, et ce à différents niveaux de la société » (Rogers et Hall, 2003, p. 7). Plus globalement, elle renvoie aux mécanismes de coordination entre acteurs (Stoker, 1998) à différentes échelles, et permet d’analyser la façon dont ceux-ci s’entendent ou contestent les choix politiques opérés dans le secteur. Pour certains auteurs, la gouvernance présenterait l’intérêt d’introduire la question des relations de pouvoir inhérentes à la prise en charge des problèmes publics, dans une perspective transversale (Brisbois et de Loë, 2016 ; Budds et Hinojosa, 2012). D’autres la considèrent au contraire comme une notion dépolitisant les jeux de domination entre gouvernants et gouvernés, préférant alors le concept de mode de gouvernement, dans une perspective foucaldienne (Foucault, 1979 ; Lascoumes et Le Galès, 2005). Ce dernier vise ainsi à mettre l’accent sur les processus d’établissement d’un « ordre public » de l’eau (Barbier, 2021), issu d’un travail d’enrôlement cognitif des acteurs et qui se matérialise en pratique au travers d’une diversité d’instruments plus ou moins coercitifs.

Concernant la notion de gestion de l’eau, certains considèrent qu’elle ne recouvre que les aspects techniques, économiques et de planification alors que d’autres ont choisi une conception plus étendue de la gestion, entendue comme « un agir réflexif, orienté par une certaine conception de la performance et l’efficacité, qui se déploie à travers des dispositifs et agencements visant à remodeler et à stabiliser certaines relations entre acteurs, mais également […] certains états de nature et les relations entre acteurs et entités non humaines » (Barbier et al., 2020, p. 13). La « gestion durable », thème du colloque, est aussi sujette à débat. La durabilité doit-elle être entendue de manière normative comme l’enjeu ou l’ambition de « rationaliser » les usages pour servir une gestion qui serait nécessairement plus « efficace » (et « préférable ») sans pour autant remettre en question les paradigmes actuellement en vigueur (par exemple, poursuivre et satisfaire la croissance des consommations) ? Ou ne renvoie-t-elle pas à un projet politique dont il s’agit d’en comprendre la rationalité ? De plus, dans cette quête de durabilité, comment intégrer les enjeux de justice sociale, d’anticipation des besoins ou des attentes spécifiques des générations futures, ainsi que de cohabitation, voire de cohésion avec les éléments non humains qui structurent nos sociétés ? Autant de questionnements qui méritent d’être rappelés et mis en perspective.

Enfin, l’institution peut être entendue dans son sens commun comme institution publique ou établissement officiel. Pour les chercheurs s’inscrivant dans des approches institutionnalistes, elle est comprise de façon plus générique comme une « action collective qui contrôle, libère et étend le champ de l’action individuelle » (Commons, 1931, p. 651). Dans une acception plus sociologique, elle repose sur trois piliers, le réglementaire (réglementations formelles), le normatif (normes, standards, valeurs) et le cognitif (cadres partagés de références) (Scott, 1995). Identifier les institutions qui structurent le secteur est nécessaire pour saisir ce qui va permettre (ou pas) le développement d’une technologie et son adoption par les usagers. Par ailleurs, cette approche institutionnelle politise les dispositifs sociotechniques en révélant les présupposés moraux conduisant à leur institutionnalisation, entre solutions individualisant les problèmes collectifs ou permettant l’application d’un principe de gestion de l’eau comme bien commun.

Au-delà du choix de cadres d’analyse propres à chaque discipline, ces mises en dialogue sémantiques auprès d’un public en sciences de l’ingénieur révèlent, d’une part, des façons plurielles de qualifier et penser les enjeux d’eaux et, de l’autre, la nécessité de déconstruire les « mots-valises » qui circulent dans les discours des décideurs de l’action publique (Petit et al., 2014). Elles plaident aussi pour un raffinement et un rapprochement des perspectives relevant des SHS et des sciences de l’ingénieur (Carrère et Salles, 2015), en vue de dépasser une certaine « naturalisation » des situations de gestion de l’eau et ainsi renverser certains impensés liés à la technicisation des faits sociaux et environnementaux.

Ces enjeux sémantiques renvoient par effet miroir aux propres limites des SHS. Tributaires de leur langage naturel et non artificiel, contrairement à celui des sciences naturelles (Passeron, 1991), les SHS peinent également à se faire comprendre dans un espace interdisciplinaire « exogène » (Jollivet et Legay, 2005, p. 185), c’est-à-dire dans des espaces de mise en relation entre des domaines scientifiques disciplinairement éloignés.

Toutefois, ces frontières disciplinaires ne paraissent pas indépassables lorsque l’objet de recherche même dicte aux disciplines la convergence disciplinaire à suivre. Ce fut notamment le cas lors de la présentation d’une étude portant sur l’analyse des filières de séparation à la source des matières fécales et de leurs conséquences sanitaires. Ces objets, que l’on peut qualifier d’intégratifs, c’est-à-dire des objets « […] dont les dimensions sont elles-mêmes disciplinaires » (Schmid et al., 2011, p. 115) sont des artéfacts propices aux échanges interdisciplinaires. Ces travaux ingénieuriaux renseignent les SHS sur les pratiques à l’œuvre dans le cadre des gestions fécales alternatives au tout-à-l’égout (par exemple, les toilettes sèches), ainsi que sur les contraintes chimiques auxquels ces systèmes sont confrontés pour être efficaces et conformes à la réglementation. De leur côté, les chercheurs en SHS peuvent conceptualiser autour des pratiques identifiées dont, notamment, celles de l’ordre, du sale et du tabou (Douglas, 2005 [1966]) intimement liées aux pratiques d’hygiène. Ces débats ont pu montrer à nouveau la centralité du rôle de l’objet de recherche comme déterminant majeur aux échanges interdisciplinaires. L’interdisciplinarité pourrait donc s’appliquer non pas à l’ensemble des objets de recherche, mais uniquement à ceux dont l’intelligibilité des différentes dimensions qui les composent renvoie à la nécessité de recourir aux spécificités disciplinaires ainsi qu’à leur dépassement.

Références


1

Cet article est né de réflexions interdisciplinaires suite au congrès du GRUTTEE tenu en mars 2022 à Toulouse. Un retour réflexif sur les principaux messages de ce colloque a été publié dans la revue TSM (Paul et al., 2022). Le programme du colloque est disponible en ligne : https://gruttee2022.sciencesconf.org.

Citation de l’article : Carrère G., Valette H., Caillaud K., Collard A.-L., Colon M., 2024. Construire un dialogue interdisciplinaire entre sciences sociales et sciences de l’ingénieur autour de la gestion de l’eau. Retour sur le congrès du GRUTTEE 2022. Nat. Sci. Soc., 32, 2, 190-197.

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