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Nat. Sci. Soc.
Volume 32, Number 2, Avril/Juin 2024
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Page(s) | 198 - 203 | |
Section | Vie de la recherche – Research news | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2024038 | |
Published online | 25 October 2024 |
Pour une perspective critique et interdisciplinaire de l’écomodernisation des gares. Retour sur le colloque « La nouvelle nature des gares »
A critical and interdisciplinary perspective on ecomodernization of railway stations. Comments on the conference ‘The new nature of railway stations’
1
Géographie urbaine, Université Gustave Eiffel, UMR Laboratoire ville mobilité transport, Champs-sur-Marne, France
2
Urbanisme et aménagement, École nationale supérieure d’architecture Paris-Val de Seine, UMR Laboratoire interdisciplinaire solidarités sociétés territoires, Paris, France
3
Architecture, École nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais, Laboratoire infrastructure architecture territoire, Paris, France
* Auteur correspondant : nacima.baron@enpc.fr
Depuis peu, avec le slogan de gare post-carbone, les métiers de la conception et de la réhabilitation ferroviaire diffusent un cadre d’analyse théorique et pratique en faveur de l’approche écosystémique et métabolique de ces bâtiments. Les contenus et visées de ce mouvement qui cherche à renouveler et étendre l’écologie ferroviaire ont fait l’objet d’un colloque en juillet 2022. Nous explicitons comment nous avons retravaillé le cadre d’analyse pour que les communications et débats dépassent une démarche fonctionnaliste d’« infrastructuration » de la nature au profit de performances (écologie, énergie, transport). Deux résultats ressortent : 1) un cadre typologique des articulations entre les gares et les espaces et objets rapportés à la nature ; 2) une discussion sur les conditions à travers lesquelles la gare peut devenir un objet-frontière transdisciplinaire efficace pour articuler des perspectives naturalistes, techniques, urbaines et sociopolitiques.
Abstract
Recently, the professions involved in the design and renovation of the French railway structures, challenged by the slogan of post-carbon railway stations, circulated a theoretical and practical framework proposing an ecosystemic and metabolistic perspective for these buildings. The content and aims of this movement, which seeks to renovate and extend the field of railway ecology, were discussed at a symposium held in July 2022 at Paris Sorbonne. We explain how we reworked the analytical framework so that the papers and debates might move beyond a functionalist approach focused on the infrastructuring of nature for performance goals (mainly ecosystemic services and energy sobriety). After presenting and discussing six outstanding presentations, we select two main results that emerged from the animated debates: 1) a typological framework of articulations between railway stations and natural entities, taking account of spatio-temporal (dis)continuities or, on the contrary, of integrative relationalities; 2) a discussion on the conditions under which the railway station can be heuristically considered as a transdisciplinary object capable of linking naturalistic, technical, urban and socio-political perspectives.
Mots clés : gares / écologie ferroviaire / écoconception / infrastructures sociotechniques / économie politique
Key words: railway stations / railway ecology / eco-design / sociotechnical infrastructures / political economy
© N. Baron et al., Hosted by EDP Sciences, 2024
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.
En septembre 2023, lors d’une conférence devant l’Association des journalistes des transports et de la mobilité, le président de la SNCF a souligné que la compagnie a vendu 24 millions de billets de train durant l’été 2023. Il a attribué ce succès au fait que les Français sont convaincus que ce moyen de transport est écologiquement le plus vertueux. Il a annoncé d’ambitieux projets de décarbonation et de verdissement des gares. Ce discours prolonge et amplifie l’engagement de la société d’ingénierie interne de l’entreprise ferroviaire pour la construction et la réhabilitation des gares, AREP (Architecture recherche engagement post-carbone), qui met en avant les questions de décarbonation, de sobriété énergétique, de recyclage des matériaux, de verdissement et de biodiversité dans les nouveaux projets de l’agence (Ménard, 2021). Une démarche qui semble trouver de l’écho partout en Europe où fleurissent les projets d’écogares, les gares-jardins et les gares vertes.
Peut-on alors parler d’un renouveau de l’écologie ferroviaire ? Comment comprendre les termes en vogue qui parsèment les discours des acteurs du monde ferroviaire comme métabolisme, résilience et circularité ? Et comment en établir une critique éclairée ?
En dédiant un colloque au rapprochement entre gares et écologie, nous avons voulu tester à la fois le contenu et le sens de ce qui est présenté par les professionnels du rail comme un important tournant à la fois moral, théorique et pratique. Une session spéciale a été organisée au sein du congrès du centenaire de l’Union géographique internationale (UGI) à Paris en juillet 20221. À travers une vingtaine de communications et des débats animés, on a d’abord partagé le constat suivant. Alors que des expérimentations multiples sont actuellement menées dans des gares métropolitaines et dans de plus petites gares rurales, pour rendre les processus écologiques plus visibles et plus présents dans les projets de conception ou de réhabilitation, alors que de la littérature grise se développe rapidement sur les gares vertes, les gares climatiques, les gares décarbonées, les gares anthropocènes…, nous n’avons pas, du côté de l’université, un regard transversal sur les processus à l’œuvre.
Cette session a donc poursuivi trois principaux objectifs : d’abord, constituer un premier état de l’art ; ensuite, réaliser un travail de clarification et de classification des modes d’association entre la gare et diverses configurations idéelles et matérielles de l’idée de nature ; enfin, questionner cet appel à la reconnaissance et la visibilité de l’idée de gares post-carbone ou vertes dans l’espace et la dynamique des connaissances au croisement de la ville et des enjeux du changement global.
Nous, organisateurs de cette manifestation, sommes des enseignants-chercheurs bien introduits dans les réseaux professionnels avec la responsabilité d’une chaire sur les gares à l’École des Ponts (2012-2018) et à travers la réalisation et la supervision de thèse Cifre (convention industrielle de formation par la recherche) avec AREP. Nous travaillons depuis longtemps sur les gares sous des angles divers (gestion des flux, projet urbain, régénération des réseaux de transport, diversification servicielle…). Nous sommes donc déjà convaincus de l’intérêt que représente la gare comme objet de réflexion sur les liens entre ville et environnement au sens large. Nous avons rassemblé un panel de chercheurs et chercheuses dans des champs de l’ingénierie et des sciences humaines et sociales pour tester en quoi la gare peut aussi offrir des prises heuristiques intéressantes pour consolider des approches interdisciplinaires.
Nous rappelons, dans une première partie, le contexte du questionnement auquel répond l’événement, puis présentons la teneur de quelques communications et des débats associés (partie 2). Nous soulignons ensuite les deux résultats obtenus lors de cette journée, d’abord en proposant une typologie des modalités d’articulation des gares avec des formes de nature urbaine (partie 3), ensuite en discutant des conditions à partir desquelles des avancées interdisciplinaires peuvent être réalisées sur ce champ (partie 4).
Sonder une demande de reconnaissance et d’élargissement de l’écologie ferroviaire
Le monde de l’ingénierie ferroviaire s’appuie depuis quelques années sur un sentiment d’urgence environnementale et climatique et tente de convaincre l’opinion qu’il a effectué des réformes à la fois morales, institutionnelles et techniques et qu’il se donne les moyens d’affronter les défis posés par le changement global. Des ruptures seraient en cours dans les pratiques professionnelles de l’ingénierie, de l’architecture, du design, qui permettraient aux opérateurs de s’aligner avec les injonctions politiques en matière de transition et de planification écologique.
Ce tournant prend singulièrement appui sur les gares, qui constituent des supports matériels et symboliques dans diverses campagnes médiatiques. Des dossiers de presse montrent des panneaux photovoltaïques sur les toits des édifices et des chantiers de végétalisation des zones de circulation des voyageurs. Les sommes allouées à ces investissements pluriannuels, très importantes, n’empêchent pas les controverses relatives au greenwashing. Plus intéressant à nos yeux, est l’appel à la science porté par ces communautés professionnelles. Elles affirment leur attachement à l’écologie ferroviaire – un domaine qui existe déjà en tant que branche de l’écologie des populations et des habitats (Borda-de-Água et al., 2017) – et veulent la voir s’étendre dans deux directions.
La première direction est l’approche (éco)systémique élargie. Construire une infrastructure ferrée pose un problème de connectivité des habitats naturels du fait de l’effet barrière de la ligne. Une vision élargie consisterait à dépasser la dimension trame verte et bleue et à travailler à plusieurs échelles, du microbe au paysage, d’après une approche relationnelle. Il s’agit d’appréhender et de modéliser la ligne et les gares comme un assemblage biotique et abiotique incluant des espèces et communautés en mouvement, puis de les étudier comme des systèmes socio-écologiques évolutifs. La deuxième perspective tourne autour du métabolisme : la gare est placée au centre (et dans une fonction de redirection ou de hub) d’une multitude de mouvements (impulsions électriques, masse de données, courants d’air, migrations d’espèces, flux de matière). Une approche circulaire vise à analyser puis optimiser ces mobilités dans une perspective de plus grande qualité des milieux (bâtis et naturels) et dans l’optique de gains de performance et de productivité (de Wijs et al., 2016). Ainsi, l’écologie ferroviaire passerait d’une approche par les impacts, les nuisances et les dérangements produits par l’infrastructure sur les milieux, à une perspective thermodynamique (Spoorbeeld, 2023). Elle comptabiliserait des flux inscrits dans des circulations et des cycles et progresserait via des expérimentations écotechnologiques in situ associant (ou non) la connaissance vernaculaire des professionnels de terrain et des usagers, et intégrant (ou non) les enjeux délibératifs associés à ces transformations de bâtiments publics.
En tant qu’organisateurs de ce colloque, nous avons souhaité tester l’intérêt des entrées écosystémiques et métaboliques et voulu réfléchir collectivement au sens et aux visées de cet appel à la reconnaissance et à l’élargissement d’une telle écologie ferroviaire. Nous avons cependant choisi le cadre d’une grande conférence de géographie des transports pour mettre une certaine distance entre les approches strictement applicatives qui auraient été abordées de manière surtout descriptive dans une conférence centrée sur les transports. Nous avons tenu à placer ce sujet à l’articulation des sciences de l’environnement, de l’ingénierie ferroviaire et des sciences sociales. Nous avons donc demandé aux participants et participantes, à partir de leur sujet singulier, de réfléchir aussi à ce que pouvait signifier à la fois cette science, l’écologie ferroviaire, et cette demande de science dans le contexte académique et dans l’expertise. Outre les deux entrées citées, nous avons aussi prévu dans l’appel à communications un troisième axe sur la vulnérabilité des gares face aux transformations environnementales et climatiques locales et globales.
Des débats animés
Pour donner une idée du contenu de cette session, nous présenterons synthétiquement deux communications relevant de chacun de ces trois axes et nous mettrons en avant les riches discussions établies entre les auteurs et avec la salle.
Dans l’axe sur les gares et habitats, une communication était centrée sur les moyens de compenser l’effet barrière de la série de gares de la ligne du Transilien N (A. Auvray, Y. Sahraoui, N. Le Bot, P. Marty, Université Paris 1, AREP). Ce travail appelait à la construction de solutions écologiques et de leviers destinés à renforcer la prise de conscience, auprès de toutes les parties prenantes, de la nécessité de favoriser la mobilité des vivants non humains. Une autre communication a comparé les trajectoires de reconquête faunistique et floristique à partir de gares désaffectées dans un contexte de traversée urbaine en milieu très dense (H. Veloso Zarate, M. Trigggianese, TU Delft). Les deux interventions contrastaient sur deux points. L’une prenait en compte l’activité ferroviaire, l’autre travaillait sur des gares sans trafic de train. Les deux présentations n’offraient pas le même niveau de caractérisation des espèces en milieu ferroviaire et ne développaient pas de la même façon les fonctionnalités écologiques des habitats. En revanche, ce qui rassemblait les deux intervenants était leur insistance quant au dépassement d’une approche écologique stricto sensu et leur commune volonté d’articuler théoriquement et méthodologiquement l’analyse des écosystèmes et celle des systèmes d’acteurs. Leurs deux communications posaient finalement la même question fondamentale : comment constituer un espace d’échange, de partage des notions et des connaissances mises en jeu entre les spécialistes du ferroviaire et les chercheurs en sciences de l’environnement ? Il s’agissait assez clairement, en réalité, dans les deux cas, d’une problématique de sociologie de la traduction.
Dans l’axe consacré au métabolisme ferroviaire, une première communication a analysé les causes de la quasi-absence de réemploi des terres excavées à partir des chantiers du Grand Paris Express, malgré la mobilisation de géologues et d’architectes engagés dans la lutte pour la reconnaissance des vertus de la construction en terre crue (S. Cherkaoui El Baraka, ENSA Paris-Belleville). En contrepoint, une seconde communication a montré d’anciennes initiatives de réemploi des pierres, des poutres métalliques ou du bois de charpente de gares sous le Second Empire (A. Striffling Marcu, P. Detavernier, AREP, ENSA Paris-Malaquais). Les débats ont souligné que la mise en œuvre de la circularité dépend de conditions qui échappent souvent largement aux promoteurs de ces stratégies vertueuses. La discussion a laissé apparaître des causes comparables d’un siècle à l’autre : le recyclage dépend de conditions techniques contextualisées et situées des chantiers ferroviaires. Dans le cas contemporain, la réponse à la question posée réside dans les modalités organisationnelles et l’outillage du métro du Grand Paris. La foreuse mélange les sources qui deviennent rapidement non traçables. Dans le cas historique, il faut revenir aux technologies matérielles et sociales des chantiers de démolition. Le détour commun des deux équipes par une approche sociotechnique des innovations a permis de souligner que la réutilisation de produits de construction des gares se heurte à la résistance et l’inertie de certains acteurs du bâtiment et à la lenteur des flux réglementaires qui pourraient protéger des filières naissantes de réemploi.
Enfin, dans le registre des risques et des vulnérabilités, une première communication a montré combien les gares ont été envisagées, à la fin du XIXe siècle, comme des zones malsaines du fait des fumées des trains à vapeur qui inquiétaient riverains et autorités publiques (A. Emile, EPFL). Elle a été mise en écho avec une communication sur les vagues caniculaires qui sont un problème émergent, mais de plus en plus prégnant, pour l’exploitation des infrastructures techniques (flambage des rails, courts-circuits électroniques) et pour le confort et la santé des voyageurs (N. Baron, H. Zouad, Université Gustave Eiffel). Les deux présentations ont illustré le fait que l’écologie ferroviaire aborde non seulement des questions de sites et d’espèces, mais aussi des intangibles (ici l’air ou le carbone). Une perspective d’écologie politique a permis de souligner que la problématisation du lien entre la gare et l’environnement émanait d’une vision très dualiste, cachant la complexité bien plus importante des interactions entre causes et effets environnementaux (les gares représentent des lieux surchauffés dans l’îlot de chaleur urbain parce qu’on y a multiplié parkings et zones de circulation très minérales). Par ailleurs, cette dialectique entre gare polluante versus gare victime des déséquilibres environnementaux s’ancre dans des champs scientifiques et des représentations inscrits dans la culture d’une société, de l’hygiénisme d’hier aux angoisses contemporaines du réchauffement global aujourd’hui.
Premier résultat : vers une typologie des liens entre gares et formes de nature urbaine
Ces présentations et discussions ont débouché sur une première proposition collective. On peut déterminer trois idéal-types pour rapprocher la forme architecturale de la gare et les formes urbaines de nature. Ces idéal-types renvoient à des réalités actuelles ou passées et à des imaginaires qui jouent aujourd’hui aussi un rôle dans la capacité des promoteurs de l’écomodernisation des gares à obtenir des soutiens scientifiques et institutionnels.
Le premier idéal-type (Tab. 1) se fonde sur un paradigme dualiste : la discontinuité ontologique et spatiale, avec la gare au milieu et un ensemble d’éléments « naturels » aux alentours. Ce cadre épistémologique s’enracine dans l’écologie du paysage ferroviaire, un domaine de savoirs et de pratiques qui s’inscrit dans une longue tradition et qui s’est déployé dans des contextes variés (États-Unis, Japon, Angleterre, France…). Dès l’origine, les cités-jardins types étaient pensées et dessinées autour de gares (Stilgoe, 1982). Les modèles de gares forestières ou jardinées (incorporant des éléments de typologie architecturale comme le jardin cheminot, l’avenue plantée ou le jardin de gare avec parterres, fontaines, bancs et jeux d’enfants) se sont multipliés il y a cent cinquante ans et ils perdurent en partie à travers des projets d’écoquartiers ferroviaires qu’on appelle parfois, outre-Atlantique, des green transit-oriented development (Cervero et Sullivan, 2011). Par-delà cette longévité et cette plasticité formelle, ces gares n’ont pas toujours été produites avec les mêmes intentions. Les ingénieurs d’hier visaient la composition urbaine, l’embellissement et l’agrément. Ceux d’aujourd’hui parlent de rafraîchissement climatique ou de compensation environnementale. Mais on retrouve aussi une continuité. Le verdissement des gares augmente la valeur foncière déjà élevée par l’accessibilité ferroviaire, elle accompagne souvent un processus avoué ou non de gentrification des quartiers de gare (Argüelles et al., 2022).
Dans le deuxième idéal-type, la nature précède la gare ou lui succède, et les trajectoires de dégradation et de régénération environnementale et ferroviaire se croisent et s’interpénètrent. La désindustrialisation a multiplié les cas d’ensauvagement de gares. Une littérature sur la décroissance et les ruines postindustrielles a mis en avant les représentations et usages d’une nature ferroviaire romantique, sinon érotisée (Edensor, 2005), puis la transformation de linéaires de rails en voies vertes et en parcs linéaires (Lindner et Rosa, 2017). Les gares inscrites dans cette seconde nature urbaine intègrent de nouveaux usages de loisirs et de nouveaux modes de mobilité (souvent cyclable, CPRE, 2023). Le terme ambigu de régénération est souvent plaqué sur ces cas. Il floute les limites entre la régénération urbaine (réhabilitation des logements, diversification morphologique et fonctionnelle du tissu urbain proche de la ligne) et la régénération ferroviaire (qui contrecarre la dévitalisation technologique par des investissements de modernisation) et les subsume sous la métaphore de régénération biologique (la capacité de faire renaître la gare et son quartier urbain comme s’il s’agissait d’un organisme vivant).
Au total, les récentes demandes de reconnaissance d’une écologie ferroviaire des gares sont façonnées par l’épaisseur historique des représentations et des héritages de la relation entre la gare, la nature et l’écologie. En même temps, ces demandes tentent de renouveler cette relation et travaillent à partir de répertoires formels et de représentations paysagères héritées. Le souhait des professionnels est que la gare, forte de cette mémoire, devienne un espace générateur de services écosystémiques autant que de valeurs écologiques susceptibles de réenchanter le projet d’aménagement et de créer des consensus entre des partenaires ferroviaires, urbains, citoyens, etc.
Juxtaposition, succession, intégration : trois idéal-types de relation entre gare et nature.
Accompagner l’écologie ferroviaire vers plus d’interdisciplinarité
Le troisième idéal-type est celui des promoteurs de la gare post-carbone. Il s’appuie notamment sur des prototypes high-tech ou low-tech dans le domaine des énergies renouvelables et de l’architecture bioclimatique. Il promeut une vision plus intégrative des trajectoires écologiques et infrastructurelles (Birch, 2016) et appelle à une mobilisation pluridisciplinaire, de la mécanique des fluides à l’analyse en cycle de vie des matériaux, des recherches sur la santé et le bien-être en ville à la gouvernance en réseau.
Cependant, parvenir à cette approche très intégrative est difficile. Le constat de départ en matière de recherche sur les gares est tout à l’inverse : leur étude s’inscrit dans des cadres disciplinaires très compartimentés. Ce domaine a été traditionnellement réservé aux ingénieurs des ponts et chaussées (Ribeill, 1996). Reconnaître la nature monumentale des gares et savoir ce qui fait leur valeur patrimoniale est toujours l’affaire d’historiens de l’architecture (Bowie, 1987). Dès les années 1980 et 1990, les gares sont aussi explorées par des sociologues du quotidien (Joseph, 1999) et par des géographes des réseaux qui reconnaissent leur rôle dans le processus de métropolisation (Peters et Novy, 2012). Il y a donc ici une « écologie de la connaissance et des pratiques scientifiques » (Stengers, 2005) qui a structuré dans le temps long des cultures épistémiques distinctes, inscrites dans des rapports de pouvoir et des logiques institutionnelles. Affirmer aujourd’hui la prépondérance de l’écologie ferroviaire à partir d’un vocabulaire de termes à la mode (résilience, métabolisme, sobriété…) doit aussi être lu comme la volonté de gagner des positions dans des champs extrascientifiques : marché de l’expertise, image publique des acteurs ferroviaires, etc.
Nous avons cependant clos la journée avec la conviction partagée qu’une gare constitue véritablement un objet-frontière. Mais il faut pour cela développer des conditions favorables. Les logiques de la recherche sur contrat ne permettent pas toujours de réaliser en profondeur le travail de traduction. Dans un monde de fast science, « l’absorption sélective d’idées, de concepts et de logiques d’un domaine dans un autre ne suffira pas à créer des compréhensions et des modes d’abstraction véritablement nouveaux et transcendant les disciplines2 » (Schwanen, 2023, p. 224).
Cette journée a pourtant d’ores et déjà constitué une zone d’échange interdisciplinaire (Galieson, 2010) car elle a réuni quelques-unes de ces conditions : hétérogénéité des ancrages disciplinaires (parmi les collègues en présence, on rencontrait environ un tiers d’ingénieurs, un tiers d’architectes, un tiers de biogéographes et de chercheurs en planification urbaine et aménagement), plasticité des postures en raison de la présence de chercheurs et chercheuses jeunes et ouverts à une certaine malléabilité (40 % de doctorants et 40 % de chercheurs et enseignants-chercheurs en début de carrière), équilibre entre recherche fondamentale et programmes de recherche-action (moitié des travaux menés dans le cadre de contrats Cifre ou de programmes partenariaux impliquant des entités comme la Société du Grand Paris, la SNCF, etc.).
Le succès principal est pour les participants d’avoir tout au long de la journée pu négocier collectivement et affiner individuellement des postures réflexives variées vis-à-vis de l’offensive idéologique et scientifique sur cette écomodernisation des gares. Chacun s’est finalement situé sur une ligne allant de la pure perspective analytique (par la tentative de cartographier et d’interpréter l’extension des relations entre l’équipement et les ensembles humains et non humains) à l’écologie politique radicale (consistant notamment à s’interroger sur le réductionnisme des modèles métaboliques et écosystémiques à des processus qui émanent des gares ou reviennent de manière unidirectionnelle vers elles et qui cherchent essentiellement l’optimisation de performances). Publier ces résultats (un ouvrage est paru en septembre 2024 aux Presses universitaires de Vincennes) et intégrer à l’avenir d’autres disciplines SHS permettra à notre petite communauté de continuer à mettre en avant les gares comme de passionnants laboratoires d’interdisciplinarité pour aborder les transitions.
Références
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Le programme du colloque est disponible à cette adresse : https://igu-online.org/. Signalons également que les actes du colloque sont parus en septembre 2024 : Baron N., Le Bot N., Detavernier P. (Eds), 2024. La nouvelle nature des gares, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes.
Citation de l’article : Baron N., Le Bot N., Detavernier P. 2024. Pour une perspective critique et interdisciplinaire de l’écomodernisation des gares. Retour sur le colloque « La nouvelle nature des gares ». Nat. Sci. Soc. 32, 2, 198-203.
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Juxtaposition, succession, intégration : trois idéal-types de relation entre gare et nature.
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