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Nat. Sci. Soc.
Volume 32, Number 2, Avril/Juin 2024
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Page(s) | 174 - 189 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2024043 | |
Published online | 08 November 2024 |
La méthanisation agricole saisie par les sciences humaines et sociales : transition énergétique versus transition écologique ?
Agricultural anaerobic digestion as seen by the human and social sciences: energy transition versus ecological transition?
1
Sociologie, Université de Strasbourg, UMR SAGE, Strasbourg, France
2
Production et traitement de données, CNRS, UMR SAGE, Strasbourg, France
3
Sociologie, Université de Strasbourg, UMR SAGE, Strasbourg, France
* Auteur correspondant : phamman@unistra.fr
Reçu :
3
Avril
2023
Accepté :
7
Mars
2024
Cet article éclaire le champ de recherche de la méthanisation agricole en interrogeant la tension qui ressort entre le répertoire de la transition énergétique et celui de la transition écologique lorsqu’on examine la territorialisation des acteurs et des processus, et non simplement la production d’énergie renouvelable. L’analyse repose sur une approche bibliométrique à partir des travaux publiés en français et en anglais – en mobilisant le logiciel libre IRaMuTeQ –, couplée à la lecture qualitative de ces articles. Loin de tout regard unique, la problématique sociétale de la méthanisation agricole s’analyse à la jonction des deux registres du projet – la territorialisation de l’enjeu se marque à la fois spatialement et par rapport à une pluralité d’acteurs en interaction – et de la production énergétique (qui s’appréhende en lien à une conformation d’opportunités et de contraintes sociales, économiques et réglementaires). Il apparaît que la méthanisation agricole est sous-étudiée en durabilité et nécessite une analyse relationnelle afin de rendre raison de la diversité des positionnements et des débats, à la fois en tant que filière d’énergie renouvelable et quant à ses impacts socioécologiques.
Abstract
This paper sheds light on agricultural anaerobic digestion, examining the tension between the challenges of energy transition and those of ecological transition when we consider the territorialisation of actors and processes, and not only the production of renewable energy. Based on the existing studies devoted to the subject, the analysis aims to present an outline of the field. The authors adopt a bibliometric approach based on works in both French and English. They use the free software IRaMuTeQ, which counts occurrences of words and takes lexical proximity into account and provides graphical representations. This lexical analysis is combined with a qualitative reading of the articles. It appears that the societal issues linked to agricultural anaerobic digestion cannot be grasped from one single perspective but should be analysed both in terms of project —its territorialised dimension is reflected spatially and through the interactions between the multiple actors involved— and of energy production —reconfigured in relation to a set of social, economic and regulatory opportunities and obligations. These dynamics are reflected socially in stakeholders’ interactions and differing perceptions, and materially rooted in a whole ecosystem, having a strong influence on the technologies used (the management of effluents, etc.) as well as on the social groups involved (when faced with calls to change their agricultural and cultivation practices for example). This raises the issue of repositioning the energy repertoire that primarily characterizes the studies about anaerobic digestion projects within a broader ecological transition frame: biogas production appears to be under-studied in terms of sustainability and, even more than other renewable energies, requires a relational analysis to account for the diversity of positions and debates at stake.
Mots clés : agriculture / technologies / développement durable / interdisciplinarité / lexicométrie
Key words: agriculture / technologies / sustainable development / interdisciplinarity / lexicometry
© P. Hamman et al., Hosted by EDP Sciences, 2024
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.
Diverses évolutions affectent en profondeur les activités agricoles sous l’effet de politiques liées au climat, à l’environnement et à l’énergie. Parmi celles-ci, la méthanisation retient sans doute moins l’attention en matière d’énergie renouvelable que les éoliennes ou le photovoltaïque. D’où l’intérêt de cet article interdisciplinaire révélant que les chercheurs de sciences humaines et sociales qui l’étudient abordent différents enjeux, et pas seulement énergétiques. À travers une analyse lexicométrique réalisée sur une soixantaine d’articles, les auteurs instruisent le dossier controversé de la méthanisation agricole de façon fine et approfondie. Ils montrent qu’une large variété d’enjeux y est abordée, notamment celui des dynamiques de territorialisation qui sont à l’œuvre, en relation à des réseaux plus larges et, dans une bien moindre mesure, hélas, celui de la durabilité.
La Rédaction
Le changement climatique et la transition énergétique sont aujourd’hui placés en tête des interpellations des décideurs : on parle d’une « carbonisation » de l’action publique nationale et locale, qui met au premier rang les objectifs de limitation des gaz à effet de serre et le bilan carbone, et resserre ainsi le mot d’ordre du développement durable des territoires (Scanu, 2019). Le dérèglement climatique est vu comme le risque le plus caractéristique de la « modernité tardive » (Beck, 2009) et comme une problématique socioécologique « totale » (Foyer, 2016) : il focalise les débats car il remet en question simultanément les dimensions économiques, environnementales et sociales de la durabilité. Ce constat se traduit par une mise en relation entre des évolutions à encourager de la part du secteur de production d’énergie et « une approche intégrée des usages de l’énergie en lien avec l’enjeu climatique » (Hourcade et Van Neste, 2019, p. 6).
Dans ce contexte, les approches en sciences humaines et sociales (SHS) gagnent à dépasser certains clivages, illustrés en particulier par les sciences and technology studies (STS) penchant vers des lectures d’efficience économique, d’un côté, et l’étude des résistances que suscite l’installation d’équipements d’énergie renouvelable, lorsqu’il est question d’acceptabilité sociale, de l’autre côté. L’on risque de compartimenter le raisonnement à chaque fois. D’une part, les énoncés de la « modernisation écologique » ou des sociosystèmes techniques tendent souvent à présumer une centralité des technologies (Labussière et Nadaï, 2018) ou à surestimer la compatibilité entre les volets économique, environnemental et social autour de dispositifs de production d’énergies renouvelables au seul motif de leur « re-localisation », en leur attribuant la capacité – utopique – de résoudre localement des problématiques énergétiques (Aiken, 2015). D’autre part, les approches en termes d’acceptabilité peuvent se limiter à une lecture restrictive des « publics » en jeu (Wolsink, 2019) centrée sur les habitants. Or, un projet d’énergies renouvelables « embarque » des acteurs économiques, politiques et de la société civile, ce qui nécessite de concilier des dimensions à la fois financières, matérielles et sociales.
Pensons à l’interrogation formulée en 2014 par Arthur P.J. Mol (2014), un des principaux tenants de la « modernisation écologique » : a-t-on affaire à deux systèmes séparés de biocarburants, les biocombustibles liquides et le biogaz, distincts par le fait que le second est fortement ancré localement et suscite moins de polémiques, ou est-ce que le développement et la globalisation de la production de biogaz vont conduire aux mêmes controverses en durabilité suscitées par les combustibles liquides ? Pour y répondre, on ne peut simplement considérer des systèmes sociotechniques ou des rationalités économiques en soi. Des compromis de gouvernance pluriscalaires sont liés à des jeux d’acteurs multiples, où l’épaisseur du social est aux prises, dans la transition énergétique revendiquée, avec une didactique de relocalisation des circuits de l’énergie versus des réseaux étendus, y compris de transport des combustibles et de l’électricité (Hamman, 2022b). La production de systèmes énergétiques s’analyse concrètement d’abord comme le résultat transactionnel d’accommodements des parties prenantes et des objectifs technico-économiques (Chailleux et Hourcade, 2021). Sovacool et al. (2015) le soulignent du reste en partant d’une perspective STS, intégrant la pluralité des échelles de pertinence en regard des groupes sociaux concernés : l’introduction d’unités de biogaz « flexibles » directement auprès de ménages ruraux au Kenya se veut correspondre à la fois aux enjeux de vulnérabilités climatique, énergétique et agricole, et améliorer la résilience sociale.
Quant aux travaux ciblant l’acceptabilité, ils ne peuvent faire l’économie de la diversité des profils et des trajectoires des acteurs parties prenantes à un projet de méthanisation agricole, en intégrant à la fois les mises en réseaux dans des systèmes d’innovation (régionaux, nationaux…) et la coexistence locale de différents groupes qui cohabitent de façon semi-autonome, avec des proximités géographiques et sociales participant de l’ancrage ou non d’une installation (Niang et al., 2022).
À ce titre, pour être effective, la transition énergétique doit correspondre à « un ensemble de changements attendus dans les manières à la fois de produire, de consommer et de penser l’énergie » (Cacciari et al., 2014, p. 1), et ce triptyque vaut tout autant pour le changement socioenvironnemental. Cette nodalité est au cœur de notre questionnement : si les enjeux de la transition énergétique apparaissent au premier plan, tendanciellement au détriment de la transition écologique, comment penser ensemble ces deux plans plutôt que les découpler ? C’est cette interrogation plus vaste qu’informe ce point de littérature sur la méthanisation agricole, en s’attachant à la territorialisation des acteurs et des processus en jeu, et non pas uniquement à la production d’énergie renouvelable.
Dans le paysage des énergies renouvelables, ce sont les aspects à la fois environnementaux et de représentations de la nature, d’engagements citoyens ou de mobilisations locales de l’éolien et du photovoltaïque qui retiennent fréquemment l’attention des acteurs et des chercheurs (Hamman, 2022a ; 2022b). La méthanisation agricole a moins suscité l’intérêt, quand bien même son développement est net. Elle se définit comme un processus naturel de dégradation de matières organiques en absence d’oxygène, techniquement contrôlé à travers les méthaniseurs. Ceux-ci sont alimentés par des intrants : des résidus agricoles et une part de cultures qui leur sont spécialement destinées (du maïs et de la betterave, par exemple). La dégradation produit le biogaz – valorisé dans la transition énergétique, en tant qu’énergie renouvelable – et le digestat – qui peut servir de fertilisant organique par épandage dans les champs, mais fait débat quant à ses impacts, en raison notamment d’un risque de pollution des nappes phréatiques par des pathogènes, là même où est pompée l’eau potable pour tout un territoire.
Or, l’accroissement de la production de biogaz a été fort, ces dernières années, passant, par exemple, en France de 1 à 12,2 térawattheures (TWh) par an entre 2007 et mars 20241. Cette mise en œuvre s’accompagne d’un ensemble d’imaginaires et de débats (Dziebowski et al., 2023). On peut penser aux croisements et aux tensions entre les aspects économiques (Bourdin, 2020), les questions actuelles de la profession et du travail agricoles (Dobigny, 2015 ; Anzalone et Mazaud, 2021), du développement des territoires (Bourdin et al., 2019) et de leur autonomie énergétique (Dobigny, 2015), ainsi que le répertoire des « nouvelles ruralités » qui dépasse la seule production agricole (Larrue, 2017).
Nous avons mené une analyse lexicométrique à partir des recherches existantes en français et en anglais afin de tenir un point de comparaison et d’asseoir les résultats. Nous présentons à la suite (i) le dispositif méthodologique retenu, puis (ii) les principaux résultats dégagés à partir d’une analyse statistique et lexicale, avant d’engager (iii) des pistes de discussion associant les résultats bibliométriques et la lecture des articles en question.
Il s’agit ainsi de croiser un regard quantitatif et qualitatif sur un même matériau afin de prôner une approche relationnelle. Celle-ci permet de dégager deux conclusions : d’une part, la méthanisation agricole passe par des processus de territorialisation des projets qui diffractent les références et les représentations des problématiques en jeu à mesure de leur opérationnalisation, autour d’acteurs-pivots que sont les agriculteurs ; d’autre part, elle se présente comme un objet rattaché d’abord au domaine de l’énergie au détriment de ses enjeux plus larges en termes de durabilité.
Corpus et dispositif méthodologique de la recherche
La constitution des deux corpus a été opérée en juillet 2022, via le portail de recherche BibCNRS. En langue française, nous avons recouru à trois plateformes en SHS : Cairn et OpenEdition pour les publications récentes, ainsi que Persée, afin de remonter davantage dans le temps. Une recherche de contrôle a été menée à travers Érudit pour s’assurer de la complétude de la base constituée. Nous avons ensuite reproduit la démarche pour la littérature anglophone à partir de ScienceDirect, Web of Science et SpringerLink, et assuré une vérification en testant Wiley Online Library. À chaque fois, la recherche a été lancée par mots-clés dans le moteur dédié via BibCNRS, en utilisant la fonction « recherche avancée »/« advanced search » : d’une part, « méthanisation agricole » dans Cairn ; « méthanisation agricole », « méthanisation, agriculture » et « biogaz agricole » dans OpenEdition ; « méthanisation agricole, biogaz » dans Persée ; d’autre part, « biogas production, agriculture, social sciences » dans ScienceDirect, Web of Science et SpringerLink. En anglais, nous avons privilégié le terme « biogas », et non « methanization » ou « methanation » qui renvoient à un registre technique spécifique2.
Le ciblage des sciences sociales a été fait pour le corpus francophone par la sélection de trois bases de données du domaine, et pour le corpus anglophone, où les bases de données sont davantage généralistes, par le mot-clé « social sciences » dans la requête. Cette exploration confirme une dimension de « niche » du sujet de la méthanisation agricole : la suppression des doublons entre bases et la vérification de la pertinence de chaque article par la lecture des résumés ont permis de faire ressortir 24 textes en français et 38 en anglais (voir liste complète en Annexe 13). Nous les avons considérés séparément afin d’écarter un biais de surreprésentation d’un corpus par rapport à l’autre.
Nous avons mobilisé le logiciel libre IRaMuTeQ, qui recense les occurrences tout en tenant compte des proximités entre les termes, et propose des représentations graphiques4. Nous avons écarté les bibliographies des articles ainsi que les figures et tableaux qui pouvaient accompagner les textes, afin d’éviter une récurrence excessive de noms d’auteurs et/ou de chiffres. Ensuite, les deux corpus ont fait l’objet d’un travail de formatage et à chaque article ont été attribuées des variables illustratives telles que la date de publication. Un premier niveau d’information est ainsi délivré : la méthanisation agricole apparaît comme un enjeu énergétique et social relativement récent dans sa mise en œuvre si l’on considère les articles en SHS qui s’y rapportent comme un miroir d’une mise en politique et en projets. Leur nombre a considérablement augmenté depuis la décennie 2010. Ainsi que le représente la figure 1, parmi les 24 articles repérés en langue française, 4 ont été publiés en 2020-2022, 15 au cours de la décennie 2010, contre 1 durant la décennie 2000 et 4 antérieurement (le premier datant de 1980). De même, sur les 38 textes recensés en anglais, l’on dénombre 13 articles parus depuis 2020 contre 24 pour la période 2010-2019, 1 sur les 10 années précédentes et aucun avant 2000.
Cette première étape fait également ressortir les disciplines représentées, en considérant celle du premier auteur à chaque fois. La place des sciences économiques et de gestion s’impose, soit 9 articles sur 24 en français, et 18 sur 38 en anglais ; un second pôle en géographie-aménagement se détache ensuite, avant la sociologie et les STS.
Puis le vocabulaire a été lemmatisé : les verbes sont ramenés à l’infinitif, les noms au singulier et les adjectifs au masculin singulier. Sont pris en compte les adjectifs, les adverbes, les formes non reconnues, les noms communs et les verbes, à l’exclusion de termes itératifs (par exemple « et al. » pour des auteurs collectifs cités dans le texte).
Fig. 1 Répartition et évolution par discipline des articles des deux corpus francophone et anglophone. |
Analyses statistique et lexicale : la méthanisation agricole davantage saisie dans une pluralité de débats à la croisée des deux répertoires du projet et de l’énergie qu’inscrite en durabilité
L’approche statistique des deux corpus d’articles est convergente et fait éclater d’emblée toute vision unitaire du répertoire de la méthanisation agricole. Pour le corpus francophone, 8 781 formes sont distinguées parmi 170 487 occurrences, dont 3 503 hapax (mots présents une seule fois) ; le corpus anglophone compte, quant à lui, 9 670 formes distinguées parmi 283 633 occurrences, dont 3 763 hapax.
Un nuage de mots représente les 600 formes les plus fréquentes en français (Fig. 2) et en anglais (Fig. 3). Plutôt qu’une ligne de force unique, se dégage une quadruple caractérisation. Le développement des installations de méthanisation agricole est :
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associé à la question énergétique sous l’angle de la production (F5 ; « énergie » : 890 occurrences ;
« production » : 531 ; « énergétique » : 478 ; « produire » : 289 ; « électricité » : 206 – E : « biogas » : 3 945 ; « energy » : 2 077 ; « plant » : 1 937 ; « production » : 1 338), tandis que la dimension d’énergie renouvelable est proportionnellement davantage en retrait (F : « renouvelables » : 192 occurrences − E : « renewable » : 455) ;
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incarné dans des démarches territorialisées (F : « projet » :
913 occurrences ; « local » : 314 ; « développement » : 302 ; « territoire » : 203 − E : « local » : 923 ; « development » : 780 ; « project » : 561 ; « area » : 514 ; « rural » : 468) et liées d’abord aux exploitations et aux activités agricoles (F : « agriculteur » : 509 occurrences ; « agricole » : 471 ; « exploitation » : 272 ; « culture » : 222 – E : « farm » : 1 164 ; « agricultural » : 831 ; « farmer » : 630 ; « crop » : 561) ;
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il se fait aussi en lien avec un ensemble d’autres
acteurs (F : « système » : 176 occurrences ; « industriel » : 173 – E : « system » : 816 ; « network » : 469 ; « sector » : 427 ; « actor » : 404).
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enfin, les processus techniques à l’œuvre
(F : « déchet » : 418 occurrences ; « biomasse » : 301 ; « matière » : 210 – E : « technology » : 764 ; « process » : 575 ; « anaerobic digestion » : 520 ; « waste » : 481 ; « biomass » : 367) sont intégrés plus largement dans une dimension sociétale (F : « politique » : 336 occurrences ; « économique » : 304 ; « social » : 214 – E : « social » : 610 ; « community » : 517 ; « economic » : 413 ; « sustainability » : 386 ; « market » : 382 ; « environmental » : 375 ; « policy » : 359), qu’il convient de rapporter à l’inscription du corpus en SHS.
Concrètement, la méthanisation agricole est surtout rattachée à des projets énergétiques et seulement dans une moindre mesure à des préoccupations écologiques ou en termes de durabilité. Mais cela ne produit pas un seul univers de sens, compte tenu de trois séries de facteurs. Premièrement, la littérature se distribue dans un balancement autour de deux focales – le projet et l’énergie – plutôt que sous une forme monocentrée. Deuxièmement, l’actualité de la méthanisation agricole rapportée à la transition énergétique se vérifie autour de la diversification des procédés de production, mais n’est pas strictement associée aux énoncés des énergies renouvelables, peu visibles dans les fréquences les plus élevées. Cela donne à voir une réalité des processus plus complexe : les unités de méthanisation sont alimentées par divers déchets (agricoles, stations d’épuration, etc.) et aussi une part de cultures dédiées (maïs, betterave, sorgho…). Troisièmement, la figure de l’agriculteur apparaît prévalente dans le champ du projet mais n’est pas la seule ; elle se situe en rapport à une pluralité d’acteurs et d’enjeux : unité de méthanisation rattachée à l’exploitation agricole, dimension territoriale plus large ou liens avec une activité industrielle, concourant à une approche systémique et multiéchelles et impliquant l’étude des jeux d’acteurs, loin d’être nécessairement stabilisés.
Afin d’aller plus loin, nous réalisons une classification hiérarchique descendante (CHD), en suivant la méthode de statistique co-occurrentielle de Max Reinert (1983). Les classes textuelles obtenues expriment le vocabulaire caractérisant chacune d’entre elles, par ordre décroissant du chi2 de liaison aux classes6. Des univers de sens à la fois cohérents et liés entre eux se dégagent ainsi, représentés par des dendrogrammes. Au-delà des fréquences, c’est la proximité ou non entre les mots qui se lit, c’est-à-dire leur lien ou leur disjonction. À ce titre, l’analyse lexicale permet de revenir sur le contenu même des articles.
S’agissant du corpus francophone (codé F), une représentation en 4 classes agrège 72,27 % des segments analysés (Fig. 4). Deux blocs apparaissent initialement sur le dendrogramme, où l’on retrouve l’entrée par le projet (classe 3F, qui renferme le plus d’informations classées : 37,5 %) et celle autour de l’énergie, distribuée dans les classes 4F, 2F et 1F, ce qui affine le regard.
Pareillement pour le corpus anglophone (codé E), se dégage une représentation en 4 classes qui rassemble 89,82 % des segments analysés (Fig. 5). Là aussi, le dendrogramme se partitionne en deux blocs traduisant respectivement la méthanisation agricole sous l’angle du projet (classes 3E et 4E, qui comptent le plus d’informations classées, soit 33,2 % et 25,6 %) et en tant que production d’énergie (classes 1E et 2E).
Fig. 2 Nuage de mots du corpus francophone. Les 600 formes les plus fréquentes. |
Fig. 3 Nuage de mots du corpus anglophone. Les 600 formes les plus fréquentes. |
Fig. 4 Dendrogramme de la CHD en 4 classes relative au corpus francophone. |
Fig. 5 Dendrogramme de la CHD en 4 classes relative au corpus anglophone. |
Les projets d’installations de méthanisation agricole : une territorialisation aux prises avec les jeux d’acteurs plus qu’une exemplarité en durabilité
Parmi le corpus francophone, la classe 3F identifie le registre du « projet » dans son inscription « territoriale » (« territoire », « local », « riverain »…), en termes d’« acteur », « acceptabilité » et « gouvernance », avec en particulier les « agriculteurs » comme « porteurs », mais aussi des marqueurs de « contestation » et d’« opposition ». Cette inscription locale du projet l’emporte sur un positionnement plus global en transition écologique, qui ne ressort guère. L’extraction de segments caractéristiques par le logiciel IRaMuTeQ (qui découpe le texte formaté en séquence de plus ou moins 40 mots en fonction de la ponctuation) le confirme qualitativement, en particulier parmi les 10 extraits les plus saillants de la classe 3F ; par exemple :
« La mise en œuvre d’une unité de biogaz doit être vue comme un processus de changement social s’inscrivant dans un projet de territoire. Il faut donc aller au-delà d’une analyse des décisions relatives à l’emplacement de l’installation pour comprendre les mécanismes inhérents aux dynamiques d’acceptabilité sociale ».
Dans le corpus anglophone, la lecture par le projet est plus nette encore, incarnée par les deux classes 3E et 4E. La classe 3E approche les projets de méthanisation agricole comme des dispositifs à la fois techniques et économiques, d’une part (« innovation », « technology », « business », « strategy », « system », « technical »…), et enserrés dans le social, d’autre part (« social », « transition », « sustainability », « policy », « socio »…). Cela incarne les deux polarités en tension du registre de la durabilité : technico-économique versus écologico-sociale, à la faveur de la première dans la diffusion de la méthanisation (« niche », « regime », « development »…), en écho aux approches niche-régime-paysage des STS7. Les segments significatifs sont explicites, notamment le suivant :
« thus allowing the diffusion of the technology at local, national and market levels. It is now suggested that the development of the social niche is a contributing factor in promoting the innovation and sustainable transition as financial and policy support ».
La classe 4E caractérise quant à elle la matérialisation des projets de méthanisation agricole (« plant », « anaerobic digestion ») dans leur inscription territoriale. La territorialisation se marque bien à la fois en termes spatiaux (« local », « proximity », « geographical », « spatial », « village »…) et d’acteurs (« farmer », « actor », « network » ; « project », « stakeholder », « conflict », « governance », « population », « acceptance », « embeddedness »…), et non en lien avec des préoccupations proprement environnementales. Les extraits textuels le corroborent, par exemple :
« The joint mobilization of proximities greatly facilitates the implementation of the anaerobic digestion project and the modes of organization of local stakeholders of all kinds, from producers to associations, including public authorities and territorial communities ».
D’abord produire de l’énergie : des processus techniques enserrés dans des cadrages institués multiscalaires
Sur les dendrogrammes, un deuxième bloc positionne la méthanisation agricole comme production d’énergie. Les deux corpus linguistiques l’étayent à nouveau. C’est lié aux réglementations énergétiques, aux procédés techniques et à la viabilité économique auxquels se réfère le fonctionnement concret des méthaniseurs. Les problématiques socioécologiques apparaissent moins investies : ainsi, les réflexions tenant à une concurrence entre cultures alimentaires et cultures énergétiques ne se matérialisent pas dans un sous-champ lexical propre.
Dans le corpus francophone, se détache la classe 4F, avec 23,6 % des unités textuelles considérées, suivie de la classe 2F (21,3 %) et de la classe 1F (17,7 %). La CHD distingue de la sorte trois registres structurants qui se répondent.
La classe 4F caractérise le répertoire contextuel de la transition énergétique au sens institutionnel (« loi », « renouvelables », « électrique », « union » « européenne »…). Qu’il s’agisse des modes d’organisation du secteur et des plans lancés par les pouvoirs publics, de la place des énergies renouvelables et de la production d’électricité, des enjeux de tarification, etc., ce sont les cadres juridiques, réglementaires et de planification pluri-échelles qui se dessinent, comment le fait comprendre l’extrait suivant :
« Le plan électrique national indicatif inclut les objectifs de production électrique du plan d’incitation aux énergies renouvelables qui prévoit l’augmentation des prévisions de participation des énergies renouvelables dans la production électrique espagnole, principalement de la biomasse, de l’énergie éolienne et de l’électricité thermique ».
Dans ces configurations, la classe 2F expose le processus de méthanisation, des intrants au digestat (« matière » « organique », « effluents », « déchet », « culture », « substrats », « digestat », « résidu », « digestion »…), par exemple :
« Les agriculteurs utilisent les coproduits de leur activité principale – effluents d’élevage (fumier et/ou lisier) et résidus de culture – en tant que matière première pour leur UM [unité de méthanisation] ».
« Le biogaz est une source d’énergie verte produite par digestion anaérobie de matières premières organiques biodégradables (déchets municipaux et industriels, résidus animaux et agricoles). Le biogaz valorisé peut être injecté dans un réseau de gaz naturel ou encore être transformé en électricité et en chaleur lorsqu’il est produit en cogénération ».
Enfin, la classe 1F informe le répertoire de l’activité agricole (« laitier », « lait », « maïs », « éleveur », « viande », « betterave »…), en particulier à travers la structure de contraintes ou d’opportunités pesant sur l’exploitation et pouvant pousser ou non à s’engager en méthanisation (« prix », « coût », « dépense »…) :
« […] placés dans des conditions de production et des perspectives bien plus sécurisantes que ne l’offrent la PAC et les politiques publiques régionales aux éleveurs laitiers soumis aux incertitudes liées à l’abandon du régime européen de quotas laitiers et tributaires d’un prix du lait accusant baisse tendancielle et volatilité croissante ».
Le dendrogramme relatif au corpus anglophone rejoint directement les constats et interprétations précédents. Les classes 2E et 1E rassemblent respectivement 22,2 % et 19,1 % des informations classées.
La classe 1E correspond au volet de production énergétique en biogaz, tout en intégrant les considérations de marché et les cadres nationaux et européens de production d’électricité ou de chaleur (« heat », « gas », « grid », « price », « tariff », « demand »…). Elle se situe ainsi en correspondance directe avec les classes 2F et 4F, ce que confortent les extraits, par exemple :
« In all three countries, the biogas sector has received strong political support during the last years. The incentives provided through the introduction of cost reflective feed-in tariffs for electricity produced from biogas by combined heat and power (CHP) plants pushed the growth of the national biogas sectors ».
De même, la classe 2E aborde la production énergétique à partir du volet intrants/cultures, par parallélisme avec les classes 2F et 1F, surtout sous l’angle de la valorisation des déchets (« crop », « residue »), mais aussi de l’utilisation de cultures dédiées (« land », « maize »…). Les extraits explicitent des corrélations toujours technico-économiques plus que socioécologiques :
« The raw material for [biogas production] can be any kind of organic matter: energy crops, maize and grass silage, expired foods, restaurants and households’ leftovers, sewage sludge, waste from the agro-food industry and agriculture (liquid manure, manure, sugar beet leaves, etc.) ».
Apparaissent ainsi l’importance de la figure de l’agriculteur et, en même temps, les interdépendances plus larges dans le champ des projets de méthanisation, qui impliquent à chaque fois une diversité de parties prenantes. C’est pourquoi la mise en œuvre concrète d’installations nécessite que les porteurs disposent localement de ressources sociales efficaces et reconnues, c’est-à-dire d’un « capital social » qui se définit comme un équilibre entre leadership et action collective. Il y a là une figure de « passeur » que peut endosser l’agriculteur, s’il est suffisamment investi localement dans des réseaux d’interconnaissance, d’une part, et s’il a un accès satisfaisant à l’information et aux connaissances, d’autre part (Bock und Polach et al., 2015).
Discussion : une pensée du désencastrement ?
L’analyse statistique et lexicométrique est d’autant mieux fondée qu’elle aboutit aux mêmes conclusions pour les deux corpus francophone et anglophone. En lien avec une lecture qualitative des articles rassemblés, nous proposons à présent d’en discuter les deux principaux résultats : l’intérêt à penser relationnellement la diversité des positionnements des enjeux et débats observés, et ce qui se joue dans la production territorialisée d’un cadrage énergétique en regard des appels actuels concomitants à la transition écologique.
Pour une approche relationnelle de la méthanisation agricole : un triptyque processus-échelles-enjeux ?
Associant le double répertoire du projet et de la production énergétique, trois principaux niveaux d’interprétation valident une perspective relationnelle. Le premier porte sur les processus en jeu dans la méthanisation agricole sous l’angle des filières technico-économiques, plutôt que se focaliser sur la technique per se. Le modèle économique s’appréhende à la jonction entre les ressources nécessaires, les subventions accordées et les motifs d’engagement des agriculteurs (Bourdin, 2020), y compris en intégrant les apports en matière de durabilité sociale et environnementale comme des bénéfices indirects ou au contraire au centre du business model (Karlsson, 2019). Une perspective d’économie politique institutionnelle permet de mieux saisir les différents modèles organisationnels en les mettant en rapport avec les stratégies des agriculteurs. Par exemple, la diversité des installations observable en France se comprend précisément en relation avec les dynamiques variables d’adoption des technologies au niveau des projets effectifs, dans des configurations qui associent des acteurs du secteur agricole et à l’extérieur du champ. Quatre idéaux-types ont été identifiés : « internalisation et symbiose » (ces agriculteurs cherchent à maîtriser au maximum les coûts d’entretien des installations en les internalisant, et jouent l’autosuffisance en matière d’intrants) ; « petit groupe d’agriculteurs » (des céréaliers et des éleveurs peuvent mettre en place un projet collectif de coopérative avec un recrutement d’employés ad hoc, notamment grâce à des aides publiques, comme dans le cas précédent) ; « céréalier produisant du biogaz en injection » (soit une installation individuelle ou sur la base d’un groupe limité autour d’un céréalier, avec des mises en réseau afin de compléter les intrants via des accords avec des coopératives ou avec l’agro-industrie) ; et « externalisation partielle et technologie générique » (des agriculteurs plutôt isolés, d’abord éleveurs, marqués par une dépendance vis-à-vis des constructeurs) (Berthe et al., 2022).
Cela fait le lien avec une part croissante prise par l’« énergiculture » en matière de diversification des activités productives des agriculteurs (Dobigny, 2015), à côté de l’agrotourisme, par exemple. Parler d’« énergiculteurs » pour qualifier les exploitants qui se lancent dans les énergies renouvelables est une dénomination faîtière ; elle se décline aussi bien via des installations photovoltaïques, éoliennes que de méthanisation. Dans ce dernier cas, on repère la « superposition d’organisations avec des périmètres différents et empilements de statuts juridiques ; une organisation collective du travail ; un nouveau projet fondé sur un historique de collaborations variées, notamment dans des projets d’énergies renouvelables autres que la méthanisation » (Anzalone et Mazaud, 2021, p. 6). D’où une gouvernance située à la jonction de plusieurs mondes sociaux et professionnels, notamment parce qu’il s’agit de nouvelles formes de production, non alimentaire. En matière de procédures, de technicité ou d’ancrage, ces projets de méthanisation passent par des « proximités » géographiques et organisationnelles, entre acteurs, facilitées en particulier par l’intermédiaire de communes ou d’intercommunalités (Bourdin et al., 2019).
Corrélativement, se dégage un deuxième niveau de questionnement : il a trait à la multiplicité des échelles en interaction et matérialise aussi une diversité des acteurs, en lien avec les cadrages juridiques et politiques (Dziebowski et al., 2023). Parmi d’autres, le programme MéthaLAE l’a attesté en France autour de quatre critères qui se combinent ou s’excluent selon les cas : 1) le lien juridique, soit le rapport entre l’exploitation agricole et le méthaniseur (séparés ou non), et si l’unité est individuelle ou collective ; 2) le lien au capital : les agriculteurs sont-ils actionnaires majoritaires ? ; 3) le lien au gisement : y a-t-il apport propre de biomasse et/ou reprise de digestat ? ; et 4) le lien en matière d’activité : les agriculteurs exploitent-ils l’unité, et sur quels aspects ? (ADEME, Solagro, 2018).
De telles lignes structurantes dessinant un paysage diversifié de la méthanisation agricole ne sont pas propres au cadre français. Par exemple, en Italie, Giovanni Carrosio a dégagé quatre types-idéaux d’unités agricoles de production de biogaz à partir d’un double balancement : la diversification ambitionnée de la production de l’exploitation agricole versus une spécialisation de fait comme conséquence de l’introduction de la méthanisation ; et l’ancrage ou la déconnexion vis-à-vis des systèmes d’acteurs du territoire et des sites d’implantation des méthaniseurs. Cela conduit à distinguer entre des exploitations agricoles multifonctionnelles ou entrepreneuriales, respectivement des fermes d’abord inscrites soit territorialement, soit économiquement dans les bioénergies (Carrosio, 2013, p. 6). Quant à Bock und Polach et al. (2015), ils ont montré, à l’exemple de « villages bioénergétiques » en Allemagne (Bioenergiedörfer), que le développement local d’énergies renouvelables et ses modes d’organisation s’analysent à l’intersection entre les trois principales variables du capital social des porteurs, des cadres juridiques de possibilité et des formes de coopération entre la pluralité des parties prenantes.
Selon la littérature internationale, les modes d’organisation sociale de la production de biogaz se comprennent de façon générale suivant des combinaisons entre cinq principaux paramètres : le réseau d’approvisionnement, le réseau de distribution, la répartition des bénéfices, l’ouverture ou la fermeture du système en matière d’acteurs intégrés, et les échelles en jeu (Bluemling et al., 2013). En ce sens, une unité de méthanisation apparaît à la fois viable économiquement et durable socialement et sur le moyen terme suivant qu’elle délivre plus ou moins de bénéfices appropriables territorialement, et cela pas uniquement en production énergétique (He et al., 2020 ; Carrosio, 2013). Les typologies de projets se déclinent alors en pratique : (i) selon la façon dont ce qui provient d’une ressource localisée (les intrants) retourne à la société locale (Carrosio, 2013) ; (ii) en fonction de la diversification des fournisseurs et des bénéficiaires (He et al., 2020, en partant d’une étude de cas en Chine) ; le tout (iii) dépendant des échelles d’action, en regard d’une mise en filière du biogaz : s’agit-il d’embarquer des (co)fournisseurs et (co)producteurs dans l’institutionnalisation d’une filière nationale et/ou de soutenir un cadre hybride dans lequel coexistent des agriculteurs visant une certaine autonomie énergétique sur leur exploitation, ou encore à l’échelon d’un territoire, avec une intégration renforcée de parties prenantes nationalement ? (Bluemling et al., 2013, p. 16).
L’étude d’une centrale biométhane dans les Hauts-de-France, pilotée par l’entreprise Engie Bioz et rassemblant 29 agriculteurs, illustre in concreto ces cheminements. On repère à la fois des caractéristiques diversifiées et plusieurs constantes sociologiques du groupe : il s’agit de diplômés bac + 2 jusqu’à ingénieur agronome dont la trajectoire est marquée par une expérience professionnelle antérieure à la reprise de l’exploitation agricole, le plus souvent en filiation familiale. La typologie des profils d’agriculteurs dégagée souligne la complexité des processus décisionnels : entre « agriculteurs-leaders », se plaçant dans une logique managériale et d’affirmation du développement territorial ; « agriculteurs-moteurs », s’inscrivant dans un répertoire d’abord agricole, économique et agronomique de l’exploitation et subsidiairement un référentiel territorial élargi ; et « agriculteurs-entrepreneurs », dans une perspective individuelle de l’exploitation et non un rapport au territoire. La dynamique collective ne va donc pas de soi ; elle passe par la figure leader qui endosse un rôle d’interface, tant entre agriculteurs engagés que vis-à-vis des autres acteurs, pour désamorcer des divergences (Rakotovao et al., 2021, p. 49-50).
La pluralité des échelles et des acteurs attribue un rôle nodal à des profils d’agriculteurs-pivots multipositionnés dans le territoire. Les études sont unanimes : les projets agroénergétiques passent par des porteurs définis « autant par leur profil multi-actoriel (agriculteurs, élus locaux, responsables associatifs) que par leur ancrage socio-territorial » (Pierre, 2015, p. 1-2). L’analyse des conditions de développement de « villages bioénergétiques » en Allemagne le corrobore, mettant au premier plan les dimensions de coopération et de confiance entre des acteurs en proximité locale (Bock und Polach et al., 2015, p. 134). C’est à la double condition pour le porteur d’être inclus dans les routines du lieu (Bock und Polach et al., 2015, p. 134) et de travailler à la production d’un consensus entre élites locales qu’un projet pourra être perçu sous le registre du « bien commun » territorial (Hamman, 2022b).
Ces deux premières entrées délivrent une leçon d’importance : à la différence d’autres énergies renouvelables comme l’éolien ou la géothermie, qui connaissant également des problématiques d’acceptabilité socioterritoriale, surtout autour de leur site et de covisibilités (Hamman, 2022a), la méthanisation agricole passe par des modes de représentations et des configurations de mises en œuvre encore plus divers et entremêlés. En effet, elle mobilise, en plus de la question de la localisation matérielle, un intermédiaire incarné, social et professionnel, à savoir l’agriculteur, et son exploitation sur le plan économique. Cela correspond à la figure de l’installation « à la ferme », en écho au rôle précurseur des agriculteurs dans le champ des énergies renouvelables, qui renvoie à un certain rapport à la nature et à la technique ainsi qu’à une capacité d’adaptation (Dobigny, 2015, p. 349). L’engagement d’agriculteurs en méthanisation « s’accompagne de transformations importantes des organisations productives et du travail », en associant des industries, des collectivités, des coopératives ou des organisations professionnelles (Anzalone et Mazaud, 2021, p. 15). Cela en fait immanquablement un sujet proprement sociétal et non uniquement de procédés énergétiques.
Précisément, une troisième approche s’attache aux débats d’actualité, à la croisée de la viabilité économique, de la qualité environnementale, de l’acceptabilité sociale et d’appropriations territoriales ou non. Il a été établi dans l’Ouest français comme dans la région du Rhin supérieur, entre France, Allemagne et Suisse, que les résistances à une installation de méthanisation agricole sont d’abord corrélées avec la proximité matérielle aux habitations : la spatialisation du projet peut le faire percevoir négativement, au-delà d’une représentation aujourd’hui plutôt favorable des énergies renouvelables en général (Bourdin, 2020). Une étude par questionnaire a souligné que seuls respectivement 18,5 %, 29,6 % et 33,3 % des répondants allemands, suisses et français enquêtés dans le Rhin supérieur se déclarent prêts à accepter un méthaniseur à une distance de moins d’1 km de leur domicile, alors qu’un éloignement de 3 km ou plus est jugé suffisant par une large majorité (Schumacher et Schultmann, 2017). La distance interagit avec d’autres facteurs, à commencer par celui de l’organisation ou non d’une opposition locale structurée, de nature à mettre en cause à la fois le sens des bénéfices des projets (en termes d’inégalités distributives entre les initiateurs, qui en tireraient profit, et les riverains, les habitants ou l’environnement susceptibles de subir des nuisances ou pollutions) et le porteur local individuellement, tandis que les accompagnements financiers sont un levier favorable avéré (Bourdin, 2020).
Les réalités sont de facto hybrides. D’une part, c’est aussi la nature des substrats qui distingue des unités de méthanisation fonctionnant à partir de résidus agricoles, voire d’une part de cultures ad hoc, là où d’autres recourent à des intrants agroalimentaires, industriels ou issus des milieux urbains (déchets ménagers, etc.). D’autre part, les lignes de partage entre ces catégories sont perméables. Ainsi, en France, une installation « collective » peut-elle comprendre des actionnaires non agricoles tant qu’ils ne sont pas majoritaires (Berthe et al., 2020).
Ce champ des possibles n’est pas sans conséquences pratiques pour l’acceptabilité. Une analyse communicationnelle de mobilisations locales contre l’implantation d’unités de méthanisation agricole en Occitanie a montré que le caractère non stabilisé d’un montage technique – quant au pouvoir méthanogène limité des intrants agricoles mis en avant, à savoir du marc de raisin distillé, censé parler à un imaginaire local – renforce les réserves d’habitants et d’associations environnementales. L’hypothèse qu’il faille à terme introduire des intrants non agricoles, à partir de l’industrie agroalimentaire ou de boues de stations d’épuration, est de nature à transformer le récit localisé d’une technologie vertueuse de valorisation de déchets grâce à un agriculteur sur site, jusqu’à interroger la viabilité économique s’il est besoin de recourir à d’autres intrants et les transporter. Cela pose la question récurrente de la visibilisation publique des tenants et aboutissants des projets (tant sur le plan technologique qu’économique et environnemental) et sa temporalité dans le processus de montage (réaliser une concertation citoyenne en amont ?), sachant que cette mise au jour peut, selon les configurations, aussi bien lever qu’accroître des résistances territorialisées (Camguilhem, 2018).
Dans un contexte national différent, une étude conduite en Slovaquie a dépeint les craintes exprimées par les habitants de subir des contrecoups sur leur qualité de vie au quotidien. Certains résultats se retrouvent dans le cas d’autres sources renouvelables (tel l’éolien : Hamman, 2022a). Ainsi, l’on n’est guère surpris de constater que l’expérience vécue de problèmes concrets sur des méthaniseurs réduit le soutien exprimé à cette technologie, sinon aux énergies renouvelables plus largement, et qu’à l’inverse la perception directe d’un fonctionnement sans incident accroît une perception globale positive. Mais il n’y a pas que cela. Deux traits saillants apparaissent en matière d’implications pratiques spécifiquement pour la méthanisation agricole :
L’acceptation ou le rejet des méthaniseurs par les habitants se forge progressivement, dès les premières étapes du projet, et s’exprime ensuite de façon relativement constante (Kulla et al., 2022, p. 10) – là où la littérature sur les énergies renouvelables a davantage conclu au fait que l’acceptation peut évoluer suivant une courbe en U à mesure de l’avancée du processus d’installation (Wolsink, 2006). Cela pose d’autant plus la question, soulevée précédemment, d’une association précoce des acteurs locaux et de la population. Toutefois, d’autres études – notamment une comparaison trinationale dans le Rhin supérieur – ont noté l’absence d’influence significative des modes d’information à l’intention des habitants sur le niveau d’acceptation locale des projets de méthanisation (Schumacher et Schultmann, 2017). Plutôt que de parler d’incidence propre, ces résultats confortent l’importance d’une approche configurationnelle pour approcher les représentations et les usages.
En ce sens, l’effet favorable lié à la perception concrète d’une installation « qui marche » ne se repère que dans le cas où les méthaniseurs sont implantés à une certaine distance du lieu de résidence des interrogés. Cela traduit une représentation territoriale in fine tout aussi complexe en termes d’acceptabilité habitante que relativement à l’engagement polymorphe des acteurs de l’agriculture et de l’économie locale, relevé plus haut (Kulla et al., 2022, p. 10).
La territorialisation de la transition énergétique : contre la transition écologique ?
Ainsi que l’ont caractérisé les univers de sens des dendrogrammes, interroger le développement d’installations de méthanisation agricole suppose de croiser les transformations du métier d’agriculteur avec leur inscription territoriale. Ces dynamiques s’inscrivent socialement dans des jeux d’acteurs et des perceptions diverses des ressources, mais aussi matériellement dans tout un écosystème dont ne s’abstraient ni les technologies (les intrants, les procédés de dégradation chimique, etc.) ni les groupes sociaux impliqués lorsqu’il est question d’épandage et de changements de pratiques culturales. Il y a là un enchâssement au sein d’un référentiel socioécologique.
La problématique des cultures destinées à la méthanisation a, en particulier, retenu l’attention depuis les années 2010. Leur accroissement peut induire des impacts négatifs en matière de sélection des cultures et de fertilité des sols, ainsi que de risques de pollutions. Une concurrence entre débouchés alimentaires et débouchés énergétiques peut aussi peser sur les prix de l’alimentation. Cela interroge les politiques d’aménagement des territoires, alors même que la capacité des instruments juridiques à encadrer les pratiques a pu paraître limitée (Lupp et al., 2014).
Pour toutes ces raisons, la gouvernance de la durabilité dans le secteur de la méthanisation agricole peut être questionnée en particulier par rapport à une grande diversité d’acteurs en présence, en tension et/ou en interaction (agriculteurs, mais également opérateurs, collectivités, associations locales, etc.). Et cette première focale se double d’une seconde, quant aux objectifs poursuivis : les politiques d’énergie liées à la méthanisation agricole entrent-elles ou non en correspondance avec une bioéconomie ? Cela s’incarne dans le pilotage, plus ou moins réglementé ou volontaire, de la durabilité, et dépend aussi de l’échelle (régionale, nationale ou internationale) à laquelle il s’opère. Les attentes, notamment entre une production agricole intensive et l’attention à l’environnement, pas nécessairement identiques, peuvent s’entrechoquer. Dans le cas allemand, par exemple, les opérateurs de méthanisation aussi bien que les autres parties prenantes aux projets s’expriment en faveur de modes de régulation durables au niveau national (y compris des certifications), mais sont bien plus réservés s’agissant du niveau local. Là où les premiers refusent de se voir imposer des normes, les seconds s’y déclarent favorables (Horschig et al., 2020).
Nous l’avons relevé, le rapport proprement environnemental ne ressort pas au premier plan de la littérature considérée. Mais ce volet n’est pas absent pour autant ; il s’avère directement en prise avec la problématique des échelles qui sous-tend transversalement les classes textuelles dégagées : échelles réglementaires (européenne, nationale et infranationale) de l’énergie et des soutiens publics, échelle du projet de méthanisation rapporté à un territoire, et échelle de l’exploitation agricole, entre freins et leviers. La compétition possible sur l’usage des sols, par rapport à l’élevage, aux cultures voire aux usages résidentiels, en est un exemple, qui renvoie aux directives et aux engagements européens concernant la promotion des énergies renouvelables en général et du biogaz en particulier, depuis les années 2000 (notamment la directive n°2003/30/EU du Parlement et du Conseil) et leur transposition dans des documents de planification territoriale au niveau des États et des régions (Sánchez Sáez, 2005).
La trajectoire de la méthanisation agricole en Italie, au début des années 2010, l’illustre également. Le primat d’une production de biogaz fondée sur un marché monopolistique, des réglementations et des subventions aboutit à des installations technologiquement standardisées et s’accompagne d’une faible efficience environnementale. Lorsque certains agriculteurs accroissent leur cheptel afin de disposer de plus d’intrants pour les méthaniseurs, ce n’est pas sans effet sur les sols (phosphore et azote, etc.). On s’inscrit dans une vision de croissance demandant à trouver de nouveaux marchés d’export pour la viande et cela ne se fait pas sans risque économique. Le référentiel est clairement tourné vers la production énergétique au détriment des facteurs agronomiques et environnementaux. Une approche davantage intégrée passerait par une diversification des techniques afin de les adapter aux contextes socioterritoriaux, et non l’inverse, et par une implication plus grande des agriculteurs dans ces projets locaux (Carrosio, 2013). On rejoint in fine les trois aspects des processus, échelles et enjeux transverses de l’approche relationnelle explicitée précédemment.
La rentabilité même des installations de méthanisation pour les agriculteurs est parfois moindre qu’imaginée – et ceci en relation aux investissements, selon les montages retenus (Berthe et al., 2022), précisément parce que le business model n’intègre pas suffisamment une dimension de durabilité. Il a ainsi été souligné, dans le cas d’agriculteurs suédois, qu’ils gagneraient financièrement à adopter une stratégie de développement durable proactive (quels services rendus ?), c’est-à-dire intégrer dans la chaîne de valeur en quoi la méthanisation est susceptible d’avoir des effets sur l’environnement, sur le comportement des parties prenantes et sur la projection en faveur des générations futures, au même titre que les considérations opérationnelles. Un tel modèle suppose de tisser et d’entretenir des relations permanentes avec un ensemble de partenaires du territoire, et de raisonner selon une économie circulaire (Karlsson, 2019).
Saisir les appropriations et les controverses autour de la méthanisation agricole demande en somme de s’attacher à la fois aux dispositifs, à ce qui fait innovation pour les agriculteurs (Berthe et al., 2022) et à la possibilité de les étendre plus ou moins, en fonction de l’acceptabilité locale et des procédures mises en œuvre ou pas à cet effet (Camguilhem, 2018 ; Bourdin, 2020). Et ces enjeux requièrent de s’intéresser aux jeux d’acteurs à l’œuvre territorialement. Les circulations de références via des acteurs-passeurs et des institutions intermédiaires – à commencer par les collectivités locales (Bourdin et al., 2019) – sont décisives, entre des mondes sociaux et/ou des espaces différents : en proximité (exploitation agricole, commune…) et dans des cercles agricoles plus larges, quant à ce qui fait exemplarité ou polémique (Pierre, 2015 ; Rakotovao et al., 2021).
Mises en perspective
Ces résultats suggèrent d’approfondir deux chantiers de recherche. D’abord, un point d’attention porte sur le rapport entre permanence et renouvellement dans la relation traditionnelle qui associe agriculture et territoire. Si une légitimation se joue bien par le territoire – dont le rapport à la nature, ses usages et son entretien –, elle se comprend aussi en regard des évolutions de la profession d’agriculteur : la qualité des intrants peut renvoyer aux pratiques agricoles, donc au type d’agriculture, à des rapports différents à la technique, etc. Le chercheur est dès lors tenu à une double vigilance. Premièrement, ne pas considérer le territoire simplement comme un « ancrage », mais l’analyser comme un cadre dynamique où interagissent des représentations sociales et professionnelles, de soi et de son environnement. Deuxièmement, intégrer la capacité de maîtrise d’une transition énergétique d’abord équipée techniquement autour de la méthanisation, faisant que des différenciations peuvent se manifester dans la possibilité des agriculteurs, des habitants et des acteurs locaux, dans leur pluralité, à reconnaître, voire à contribuer ou non aux dispositifs sociotechniques impulsés par les opérateurs – avec des adaptations de ces derniers en retour. C’est aussi cela que traduit une mise en relation entre la figure de l’entrepreneur au sens économique et celle de l’entrepreneur au sens politique. Lorsque des agriculteurs souhaitant s’engager dans la méthanisation font face à un cadre réglementaire qui leur apparaît décalé et se lancent alors dans un travail de mise sur agenda de leur problématique à l’endroit des décideurs, un tel engagement se présente comme complémentaire de la démarche économique, dans l’intégration d’une nécessaire expertise (Attarça et Lassalle de Salins, 2013).
D’autre part, l’entrée incarnée d’abord « au ras du sol » par les trajectoires des agriculteurs et des exploitations – plutôt que par des grands équilibres économiques ou réglementaires, et sans négliger ces possibles incitations ou obstacles – se comprend en miroir d’enjeux socioenvironnementaux territoriaux suivant un triptyque air-sol-eau. On se situe en permanence entre ce qui est le plus « visible » ou perçu (la problématique des odeurs) [Schumacher et Schultmann, 2017, p. 2405], par qui et à quelle échelle : celle des installations, celle des épandages, ou le bruit des camions rejoignant le site de méthanisation… ; et ce qui peut être davantage invisibilisé mais a des effets réels (la contamination des sols et des eaux de surface et/ou souterraines…). À ce titre, il ne faut pas simplifier la gouvernance « relocalisée » de la transition énergétique, mais plutôt la reconfigurer suivant cette pluralité d’enjeux (intrants, contaminants…). Cela invite le chercheur à ne pas se contenter d’approches normatives consistant à « surmonter des barrières » pas plus qu’uniquement endosser des approches critiques affirmant le poids des structures.
On rejoint ici la question de possibles implications pratiques des résultats rassemblés et discutés. Le tour d’horizon en SHS montre que, plus encore que pour d’autres énergies renouvelables, l’on a affaire à des processus toujours en train de se faire, de se défaire et de se recomposer. Ce n’est pas un modèle linéaire qui se repère dans le cas du biogaz mais davantage des boucles de rétroaction entre la novation technique, la démonstration, la commercialisation et la diffusion, où les initiatives d’acteurs privés sont sensibles aux politiques publiques (Lybæk et al., 2013, à partir du cas danois).
Ces dynamiques positionnent les projets concrets suivant une double ligne de tension : sociospatiale, entre territorialisation (ancrage, capital social efficace, confiance [Bock und Polach et al., 2015] ; mais sans proximité trop directe avec le voisinage…) et mise en réseaux élargie (jeux d’acteurs, établissement d’une filière économique…) ; et sociotemporelle, entre des échelles à relativement court (viabilité économique et acceptation sociale du projet) et plus long terme (l’inscription en durabilité, la décarbonation de l’économie). C’est pourquoi ce qui semble cohérent au niveau d’une exploitation peut ne pas l’être sociétalement, et ce qui est raisonné en matière de production/transition énergétique peut s’éloigner de la qualité environnementale et de la transition écologique. Plusieurs interrogations sont ainsi ouvertes. Quels modèles économiques et financiers retenir en regard des échelles de projets et des trajectoires d’innovation (unités « à la ferme »/industrielles, cogénération et injection…) [Karlsson, 2019 ; Berthe et al., 2022] ? Quelle place des agriculteurs (« -moteurs ») [Pierre, 2015] et quels modes d’accompagnement dans les configurations d’acteurs : montage, financement, disponibilité de la biomasse, etc. ? La littérature met en évidence la place centrale des exploitants agricoles et des collectivités territoriales dans les systèmes d’acteurs locaux (Dobigny, 2015 ; Bourdin et al., 2019 ; Niang et al., 2022). Mais elle pointe aussi un encastrement dans les conditions de possibilité juridiques – ou, à l’inverse, un manque de régulation (Lupp et al., 2014) – et dans une complexité technique et de filière de plus en plus difficile à maîtriser pour l’agriculteur seul – ce que soulignait déjà en Allemagne Anke Bischoff (2012), voilà plus de dix ans. D’autres travaux pourraient à l’avenir mieux qualifier le système d’interactions avec les énergéticiens et les distributeurs de gaz afin de cerner les enjeux de compétition sur les ressources en même temps que les discours sur le partage de la valeur ajoutée entre acteurs. En effet, trois barrières cumulatives au développement de la méthanisation agricole, à savoir un cadre législatif et réglementaire trop fluctuant, des obstacles financiers et une communication faible entre les parties prenantes agricoles, les collectivités et les acteurs privés, ont été régulièrement relevées (Mateescu et Dima, 2020, à partir du cas roumain).
Dans la perspective de la durabilité, tout cela signifie se demander quels systèmes de cultures associer à l’avenir à la méthanisation agricole : faut-il se limiter à utiliser des résidus agricoles, et/ou accepter de recourir à des cultures dédiées ou encore des cultures intermédiaires réalisées entre des cultures principales alimentaires ? Cette question renvoie à la mobilisation des sols agricoles et à la place accordée à l’élevage, initialement pensé pour fournir, par exemple, du lisier au pouvoir méthanogène mais possiblement concurrencé par des cultures énergétiques qui ne viennent plus alimenter le cheptel. C’est pourquoi, dans le cas du marché du biogaz en Allemagne – le plus important en Europe –, il a été montré qu’un développement durable de la méthanisation agricole suppose une législation adaptée du secteur de l’énergie et un suivi régulier des évolutions du secteur agricole, qu’il s’agisse de la part de l’élevage, qui peut être menacée par une production industrielle de biogaz, ou des incidences environnementales des processus de méthanisation (Thrän et al., 2020).
Cela appelle à mesurer les impacts de ces choix en même temps que les transformations de sens qui y sont liées. Parler d’« énergiculture » interroge aussi la production de récits : celui de la méthanisation dans et pour les territoires, en acceptabilité (sociale pour les habitants, politique pour les élus ; voire à la jonction des deux lorsque l’agriculteur s’engage sur la scène politique [Attarça et Lassalle de Salins, 2013]) ; et celui du métier d’agriculteur : comme fournisseur de biomasse, par rapport à la représentation de l’éleveur, du céréalier, etc., ou encore quant à l’avenir des exploitations familiales (dont le déclin en Allemagne n’a pas été stoppé par le développement plus précoce qu’ailleurs de la méthanisation [Bischoff, 2012]), cette fois en professionnalité. Ce peut être aussi le sens de l’interdisciplinarité de relever ces défis.
Remerciements
Ce travail prend place dans le cadre du projet METHATIP « Enjeux socio-environnementaux de la METHanisation Agricole : Transition énergétique, Identités Professionnelles et “nouvelles ruralités” » (2022-2025), soutenu par le CNRS à travers le programme 80|Prime de la Mission pour les initiatives transverses et interdisciplinaires, que nous souhaitons ici remercier. Nous exprimons également notre reconnaissance envers l’Institut thématique interdisciplinaire Making European Society du programme ITI 2021-2028 de l’Université de Strasbourg, du CNRS et de l’INSERM, pour son appui dans le cadre du projet MéthAEurope « Énergies renouvelables, territoires et risques : acteurs et enjeux comparés de la méthanisation agricole en Europe » (2024-2026). L’ITI MAKErS a bénéficié du soutien financier de l’IdEx Unistra (ANR-10-IDEX-0002) et de financements au titre du Programme d’investissements d’avenir (PIA) dans le cadre des projets SFRI-STRAT’US (ANR-20-SFRI-0012).
Matériel supplémentaire
Le matériel supplémentaire, constitué d’une annexe, est accessible par ce lien : https://seafile.unistra.fr/d/63714291257a4815bbfc/.
Annexe 1 : Caractérisation et liste complète des articles des deux corpus analysés. Access here
Références
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Citation de l’article : Hamman P., Monicolle C., Henck S., 2024. La méthanisation agricole saisie par les sciences humaines et sociales : transition énergétique versus transition écologique ? Nat. Sci. Soc. 32, 2, 174-189.
Liste des figures
Fig. 1 Répartition et évolution par discipline des articles des deux corpus francophone et anglophone. |
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Fig. 2 Nuage de mots du corpus francophone. Les 600 formes les plus fréquentes. |
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Fig. 3 Nuage de mots du corpus anglophone. Les 600 formes les plus fréquentes. |
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Fig. 4 Dendrogramme de la CHD en 4 classes relative au corpus francophone. |
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Fig. 5 Dendrogramme de la CHD en 4 classes relative au corpus anglophone. |
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