Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 32, Number 2, Avril/Juin 2024
Page(s) 165 - 173
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2024040
Published online 08 November 2024

© L. Juillard et al., Hosted by EDP Sciences, 2024

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

Laura Juillard et ses coauteur et coautrices proposent dans cet article une réflexion sur la question de la mémoire phénoménologique. Ces travaux se situent dans la lignée d’une réflexion longue dans NSS. En 2003, était publié, dans le cadre d’une présentation des zones atelier du CNRS, le compte rendu d’un colloque sur ce thème des mémoires environnementales (NSS, 11, 1). Par la suite, les mémoires ont été le plus souvent convoquées pour des réflexions sur les situations de risque et de catastrophes. Le texte présenté ici, qui pense la relation entre mémoires et conservation, est donc original. Parmi ses mérites, nous soulignerons sa capacité à susciter le débat entre disciplines qui, en l’occasion, s’organise autour du regard croisé entre approche mémorielle et psychologie sociale. L’attention portée aux expériences personnelles, aux émotions et aux significations culturelles de l’environnement au sein des mémoires phénoménologiques, est au cœur d’une analyse qui en explore la complémentarité avec la mémoire logico-scientifique.

La Rédaction

La crise de la biodiversité au niveau mondial et local conduit à une altération de tous les écosystèmes (IPCC, 2022). Cependant, l’urgence de cette crise reste difficile à accepter malgré les rappels réguliers de la science (Ripple et al., 2017). Cette inertie est notamment imputable aux relations que les humains entretiennent avec la nature telle que définie par l’IPBES (2018).

En effet, les technologies actuelles permettent des rencontres dématérialisées et idéalisées avec la nature, accessibles partout et sans cesse. Mais les représentations qu’elles suscitent n’impliquent que la vue et rendent les expériences de nature moins mémorables (Jones, 2015 ; Truong et Clayton, 2020). Romain Bertrand (2019) fait également le constat d’une disparition du vocabulaire permettant la description des paysages, historiquement investie par la science et la littérature mais aujourd’hui uniquement réservée aux sciences environnementales. On assiste donc à une transformation, voire une diminution, des expériences de nature (Dubois, 2012 ; Pyle, 1993 ; Soga et Gaston, 2016), ce qui affecte la conscience de la crise de la biodiversité.

Cette dernière est de plus menacée par le shifting baseline syndrome (SBS) défini dans la gestion des ressources marines comme l’utilisation d’une base de référence inappropriée, car trop récente, pour évaluer les changements environnementaux (Pauly, 1995). Lorsque cette base de référence ne prend pas en compte les conditions environnementales des générations antérieures, Kahn et Friedman (1995) parlent d’« amnésie environnementale générationnelle ». Lorsqu’une personne oublie les conditions environnementales de son propre vécu au profit des conditions les plus récentes, Papworth et al. (2009) parlent d’« amnésie environnementale personnelle ». Ainsi, en nous résignant à la dégradation de nos conditions environnementales, nous sommes susceptibles d’agir à la manière d’une grenouille ébouillantée qui n’aurait pas tenu compte de l’augmentation de la température de l’eau (Moore et al., 2019).

Pourtant, nous n’avons jamais eu autant d’informations sur les conditions passées grâce à des moyens de stockage illimités (Candau, 2005 ; Coveney et al., 2016). Mais ceux-ci semblent inefficaces pour contribuer à réduire la crise de la biodiversité et favoriser sa conservation. Ainsi, comment les informations sur l’état antérieur de la biodiversité peuvent-elles favoriser la conservation, notamment au travers des émotions ? Dans cet article1, nous abordons à cet égard le rôle de la mémoire phénoménologique, c’est-à-dire ancrée dans les mémoires humaines, collectives ou personnelles, et qui se distingue de la mémoire logico-scientifique résultant de travaux techniques et scientifiques (Guarnieri et al., 2003). La mémoire phénoménologique joue un rôle essentiel dans la construction des connaissances, dans la perception du temps qui passe et dans les relations individuelles au monde (Candau, 2005). De plus, elle intervient dans la création de systèmes de valeurs et dans la construction d’imaginaires (Chan et al., 2012, p. 10 ; Derrien et Stokowski, 2020), et influence à ce titre les représentations individuelles et collectives. Par conséquent, nous soutenons qu’elle peut permettre de reconsidérer les relations à la nature et la conservation de la biodiversité.

Dans cet article, nous utilisons les notions de mémoire environnementale et de mémoire socioécologique. La mémoire environnementale peut être définie comme une représentation de l’environnement et de ses interactions avec une communauté ou un individu, lors d’un passé plus ou moins proche, vécu ou transmis. La mémoire socioécologique, quant à elle, représente « l’accumulation des expériences et de l’histoire de la gestion collective des écosystèmes dans un système socio-écologique (Nykvist et von Heland, 2014, p. 2) » et se rapproche à cet égard de la notion de savoir écologique traditionnel qui fait référence à « un ensemble cumulatif de connaissances et de croyances, évoluant par des processus adaptatifs et transmis de génération en génération par la transmission culturelle, concernant la relation des êtres vivants (y compris les humains) entre eux et avec leur environnement » (Berkes, 1999, p. 8). La mémoire socioécologique est donc une partie de la mémoire environnementale inhérente à un contexte socioculturel particulier.

Dans ce cadre, nous avons réalisé un travail de revue de littérature sur les facteurs psychologiques et sociaux de la mémoire et sur son rôle dans les pratiques de conservation et d’adaptation à l’environnement. Pour commencer, nous montrons que les propriétés propres à la mémoire phénoménologique lui confèrent une influence sur les significations apportées au monde. Puis, nous nous intéressons à l’impact spécifique de cette mémoire sur les représentations de la nature et le passage à l’action. Pour finir, nous discutons de la nécessité de prendre en compte cette mémoire dans les stratégies de conservation de la biodiversité.

La mémoire phénoménologique influence les significations du monde

La mémoire phénoménologique est construite et vit à partir des émotions

Une composante essentielle des mémoires phénoménologiques, personnelles comme collectives, est l’implication d’émotions dans les informations retenues. Dans une expérience menée par Hyman et Pentland (1996), dans laquelle des étudiants étaient interrogés sur des anecdotes de leur enfance, les événements dont ils se souvenaient spontanément comportaient une plus grande implication émotionnelle que les événements qu’ils avaient oubliés. Par ailleurs, des études ont montré que la mauvaise humeur améliore la précision des souvenirs (Fiedler et al., 1991 ; Forgas et al., 2005). Cela s’expliquerait par un mécanisme adaptatif d’intégration des informations externes, tandis que la bonne humeur favoriserait plutôt la confiance dans le champ déjà établi des connaissances (Bless, 2000 ; Fiedler et al., 1991). Dans le cas de la mémoire environnementale, Forgas et al. (2009) montrent ainsi qu’une météo pluvieuse et nuageuse est corrélée à une mémoire plus précise des détails de l’environnement. L’implication d’émotions dans la construction de la mémoire explique ainsi pourquoi les expériences personnelles y occupent une place importante (idiosyncrasie, Hollander, 1958). Par ailleurs, les souvenirs d’un environnement donné sont plus vivaces lorsque ce lieu fait l’objet d’un attachement particulier (Scannell et Gifford, 2017), c’est-à-dire d’un « lien (normalement) positif que les gens entretiennent avec les lieux » (Quinn et al., 2019). L’attachement au lieu montre ainsi comment les émotions peuvent ancrer la mémoire spatialement et la rendre spécifique à un lieu donné (Churchman et Mitrani, 1997).

Les émotions portées par la mémoire phénoménologique transmettent des significations du monde

Les émotions caractéristiques de la mémoire phénoménologique constituent des vecteurs qui lui permettent de persister et de ressurgir. Ainsi, Halbwachs (1950) indique que le souvenir d’un lieu donné, même si celui-ci disparaît, peut être conservé dans la mémoire collective s’il est intégré au sein d’un groupe social. Le lieu n’est ici pas remémoré pour lui-même, mais pour les souvenirs et les émotions partagés qui font partie de l’identité du groupe. L’auteur conclut sur le caractère « vivant » de la mémoire, qui transmet non seulement des informations mais également des conceptions, des courants et des atmosphères passés. Ce caractère vivant de la mémoire phénoménologique est également travaillé par Nora (1989), qui considère que cette mémoire, dont la transmission est spontanée plutôt que réfléchie, est incarnée dans les habitudes, les gestes et la tradition muette.

Parce qu’elle est porteuse d’émotions, la mémoire ne peut être évoquée comme une bibliothèque d’images fixes et fidèles, mais plutôt comme une reconstruction des traces d’événements passés dont la résurgence est soumise à de multiples influences. Dans le cas de la mémoire personnelle, Chawla (1986) montre ainsi que la signification donnée aux souvenirs de l’environnement d’enfance est moins influencée par les caractéristiques propres au milieu (rural, urbain…) que par le lieu, le statut économique, les configurations sociales, les règles imposées par le noyau familial, le regard de la société, ainsi que par l’âge du sujet au moment des événements remémorés.

La mémoire phénoménologique est donc subjective et, par conséquent, transmet des représentations. Pour Halbwachs (1950), la petite enfance n’est pas remémorée car, à cet âge, nous ne dotons pas encore les objets qui nous entourent de significations. À titre collectif, la mémoire transmet les significations données aux objets de l’environnement par un groupe social particulier, ces significations étant délimitées dans des cadres sociaux (Halbwachs, 1950). Ainsi, les représentations sociales portées par la mémoire collective peuvent influencer les significations données aux observations : par exemple, dans les mythes prémodernes islandais (aux XIIIe et XIVe siècles), la déforestation est considérée comme un changement positif car elle représente pour ce groupe une émancipation des conditions environnementales (Hennig, 2019), alors qu’elle est considérée comme problématique aujourd’hui (Hennig, 2018). La mémoire transmet également les représentations d’un milieu influencées par les artistes qui l’investissent (Blanc et Lolive, 2009). Zhong Mengual (2021) montre ainsi comment la manière de représenter l’environnement dans les peintures incarne et transmet les conceptions sur la nature (au XVe siècle, elle était présente en tant que décor, tandis qu’aujourd’hui elle acquiert une existence propre). Les récits véhiculés par les médias sont également susceptibles d’influencer les représentations environnementales transmises par la mémoire (Boykoff, 2008 ; Carvalho et Burgess, 2005). Simon Schama (1995, p. 6) résume ces multiples influences en considérant que le paysage est avant tout une construction faite de récits, de mythes collectifs, et d’images culturellement partagées et gravées dans la mémoire : « Si la vision de la nature par un enfant peut déjà être chargée de souvenirs, de mythes et de significations complexes, le cadre à travers lequel nos yeux d’adultes observent les paysages n’en est que plus élaboré2 ».

Cette mémoire subjective a pourtant une influence significative sur les représentations du monde, et ce malgré la disponibilité de données plus objectives. Ainsi, le poids réservé à certaines expériences vécues peut déformer les mémoires et créer une représentation des normes différentes de celles observées scientifiquement. Cela est particulièrement saillant dans la différence caractérisant le visible et l’invisible, le spectaculaire et le discret, et pose la question des informations remémorées mais également de celles qui sont oubliées : ainsi les événements météorologiques drastiques ancrent plus les mémoires que des conditions moyennes (Eden, 2009 ; Hall et Endfield, 2016 ; Forgas et al., 2009 ; Pillatt, 2012), de même que les événements récents marquent la mémoire au détriment des plus anciens (Haas et Jacquart, 2006), et que la disparition d’espèces charismatiques est regrettée tandis que d’autres passent inaperçues (Dubois, 2012). De même, le sentiment de nostalgie éprouvé à l’égard d’un environnement perdu peut conduire à en embellir le souvenir et à en oublier les aspects négatifs (Bélanger, 2002 ; Hennig, 2019). L’oubli contribue alors à une sélection des informations permettant leur mise en résonance avec une « réalité sociale » (Haas et Jacquart, 2006, p. 55) ou à un imaginaire idéal (Moscovici, 1992). Ces exemples montrent bien que nos représentations du monde ne dépendent pas seulement de données objectives, mais également des informations subjectives transmises par la mémoire phénoménologique.

Impact de la mémoire environnementale phénoménologique sur les représentations de la nature et le désir d’action

La mémoire environnementale phénoménologique influence les représentations de la nature et de la crise de la biodiversité

L’analyse que nous avons conduite implique que les émotions portées par la mémoire phénoménologique lui permettent de subsister. Or, l’un des défis de la conservation de la biodiversité est la méconnaissance de l’environnement et des espèces (Dunn et al., 2006). Ainsi, plutôt que d’évaluer le déclin de la biodiversité à la lumière de références trop récentes (SBS), nous pensons que les mémoires environnementales phénoménologiques sont susceptibles de perpétuer la connaissance empirique des écosystèmes et de conserver la conscience des conditions environnementales passées. Ainsi, et en adéquation avec les travaux de Nora (1989), cette mémoire peut être intégrée dans des pratiques et des gestes tels que le jardinage domestique ou la collecte de plantes sauvages (Soga et Gaston, 2016). À ce titre, White (1996) propose qu’une forme respectueuse d’agriculture, en tant que pratique favorisant un contact direct et intime avec la nature, puisse participer à sa connaissance et à l’attachement à celle-ci. Ces expériences conservées dans la mémoire phénoménologique peuvent donc favoriser la préservation des connaissances naturalistes ainsi que des expériences de nature.

Par ailleurs, cette mémoire devrait permettre de percevoir les transformations de l’environnement liées à la crise de la biodiversité. Folke et al. (2003) insistent sur l’importance des personnes âgées, dont la connaissance empirique de l’écologie et des écosystèmes leur donne une compréhension des dynamiques à long terme et à large échelle de l’environnement. Portée par la tradition orale et les mythes, cette mémoire découle également des pratiques telles que l’agriculture, qui favorise l’attention portée aux plantes, aux paysages et à la météo au cours du temps, et restitue ainsi une conscience des changements (Berkes et Folke, 2002). Ainsi, même si les anomalies induites par les changements environnementaux sont moins remarquées à force de répétition (Moore et al., 2019), la conscience des changements n’en reste pas moins dans les mémoires.

Pour finir, les représentations de la nature incarnées dans les mémoires environnementales phénoménologiques telles que les témoignages recueillis sur la faune et la flore passées devraient alimenter les imaginaires en rappelant la diversité et l’abondance possible, en comparaison des conditions actuelles. Des exemples très anciens montrent le potentiel de conservation à long terme de tels imaginaires. Ainsi, Pausanias a fourni de nombreuses descriptions des paysages de la Grèce antique entre l’an 155 et l’an 180 (Schliephake, 2020).

La mémoire environnementale phénoménologique peut favoriser le désir d’action

Parce que la mémoire phénoménologique transmet des représentations inhérentes à un groupe social, elle peut permettre à ce groupe de maintenir son identité collective. Cette appartenance peut renforcer l’attachement au lieu (Raymond et al., 2010) et ainsi contribuer au désir de préserver les conditions environnementales et les espèces connues. C’est l’exemple des larmes-de-Job (Coix lachryma-jobi L.) et du millet italien (Setaria italica) qui, malgré une rentabilité moindre par rapport à d’autres espèces, sont toujours cultivés car ils sont utilisés lors de rituels dans la société Kantu, en Asie du Sud-Est (Dove, 1999). Les mythes associés à ces deux espèces sont témoins de leur importance dans l’agronomie de la société Kantu avant la culture du riz.

Par ailleurs, et parce qu’elles touchent des motivations qui ne sont pas uniquement rationnelles, les émotions portées par la mémoire phénoménologique peuvent fournir des arguments clés pour freiner les pratiques destructrices. En Tasmanie, l’identité culturelle est fortement associée à la neige et sa disparition induit une réponse émotive de la part des habitants. Ces observations sont source de préoccupations à propos des changements environnementaux constatés et affectent sérieusement les significations et les activités culturelles des parties prenantes. Cette étude met ainsi en lumière des arguments supplémentaires pour lutter contre les changements environnementaux (Gorman-Murray, 2010). Par ailleurs, si la mémoire personnelle illustre parfois la nostalgie de l’environnement d’enfance, elle peut aussi conserver son influence négative. Buell (2017) prend l’exemple de Body toxic3, ouvrage dans lequel l’auteure raconte son enfance dans le New Jersey où la campagne rendue toxique par les déchets nucléaires a eu des conséquences désastreuses sur la santé de toute sa famille. Dans ce livre, Susanne Antonetta ne peut se souvenir de son environnement d’enfance sans penser aux dégâts qu’il a causés. Ici, la mémoire vécue d’un environnement toxique constitue un moyen d’expérimenter et d’intégrer les effets de certaines pratiques anthropiques et d’encourager leur fin. Le témoignage de l’auteure s’inscrit ainsi dans une mémoire collective qui a favorisé les protestations anti-toxicité (Buell, 2017). Face à ces exemples, nous soutenons que la mémoire phénoménologique peut également porter des arguments en faveur de la protection de la biodiversité. Ainsi, une étude menée par Prévot et al. (2018) a montré que les personnes impliquées dans des expériences de nature étaient plus fréquemment enclines à des pratiques en faveur de la biodiversité que les autres.

Favoriser l’intégration de la mémoire phénoménologique dans les stratégies de conservation

Les rapports de domination et les conflits de mémoire peuvent nuire à la conservation

Pourquoi la mémoire phénoménologique n’est-elle pas utilisée comme un levier de la conservation malgré son rôle potentiel ? Tout d’abord, parce que les conflits de mémoire environnementale à toutes les échelles empêchent la mise en place d’une stratégie concertée. Les exemples ne manquent pas de projets d’aménagements du territoire ou de gestion de ressources qui ont fait l’objet de désaccords entre les différentes parties prenantes, qu’il s’agisse de différents groupes sociaux, d’institutions ou d’organisations positionnées en qualité d’experts. À titre d’exemple, on peut citer les conflits opposant les propriétaires fonciers, les associations environnementales, les chasseurs et les pêcheurs dans l’aménagement de l’espace et des ressources rurales (Decrop, 1995 ; Baltzinger et al., 2016). Mais ces conflits de mémoire peuvent concerner différentes catégories d’acteurs : c’est le cas d’un conflit autour du risque d’éboulement, opposant des habitants d’un hameau à risque qui choisissent de vivre avec ce danger aux habitants des communes voisines ainsi qu’aux décideurs politiques comme à leurs experts (Decrop, 2004).

De plus, les confrontations entre mémoires environnementales peuvent également prendre la forme de rapports de domination. C’est le cas de la création de grandes aires protégées aux États-Unis et du déplacement de force des populations autochtones dont on a nié la mémoire socioécologique (Domínguez et Luoma, 2020) au profit d’une mémoire colonisatrice créant des représentations d’une nature vierge de toute intervention humaine (Ducarme, 2019). Cet exemple historique est perpétué par la prégnance de mémoires dominantes qui peuvent être renforcées par la fixation écrite (Nazarea, 2006b). Louise Chawla (1986) note que les autobiographies qu’elle a analysées sont toutes d’origine occidentale et nécessairement écrites par des personnes capables d’écrire pour être publiées. La tentative de domination d’une forme particulière de mémoire, l’Histoire, est d’autant plus dommageable qu’en revendiquant une seule réalité, celle-ci reconstitue un récit à partir d’informations disparates et sélectionnées, et contribue ainsi à l’oubli d’autres mémoires (Bélanger, 2002).

Or, la question environnementale est extrêmement institutionnalisée dans les contextes occidentaux, incluse dans le « rationalisme occidental » qui tente d’imposer une morale universelle (Delanty, 1997). Mais cette mémoire institutionnelle, produit d’une science occidentale, n’échappe pas non plus à ses influences culturelles. Blanc (2017) résume les différentes directions prises par la discipline de l’histoire environnementale. En partant de la volonté de décrire l’environnement en tant qu’objet d’étude en lui-même, cette discipline a ensuite voulu inclure les populations marginalisées dans cette analyse, puis a enfin souhaité traiter des relations entre les sociétés et leur environnement. Cette étude montre bien que les questions traitées par les disciplines environnementales dépendent des époques, des courants de pensée et des préoccupations sociétales, et par conséquent que les informations scientifiques concernant l’environnement sont partielles et contextuelles.

Par ailleurs, les mémoires logico-scientifiques peinent finalement à se faire entendre dans le domaine de la conservation, qu’il s’agisse d’informer un grand public apte au scepticisme (Catellani, 2021), d’engager des acteurs privés peu prompts à changer de modèles (Vlès, 2021) ou encore de rendre compte de l’urgence aux décideurs politiques (Delepouve, 2023). Ce constat montre bien qu’une mémoire planétaire et universelle de la crise de la biodiversité n’est pas suffisante pour rendre compte du problème, car elle n’est pas suffisamment reliée aux expériences personnelles ni aux émotions. Pour Buell (2017), c’est la raison pour laquelle les discours portés par les institutions ne parviennent que difficilement à toucher les populations visées. Heise et al. (2017) complètent son propos en affirmant que les significations sociales, affectives et culturelles, telles que la valeur et la mémoire liées à une espèce de plante ou d’animal, doivent nécessairement être prises en compte dans les mesures de conservation pour être pertinentes aux yeux des communautés visées. Pour cette raison, Moscovici (2002) appelle à intégrer les savoirs scientifiques dans le sens commun afin que ceux-ci soient réellement pris en compte, mais également à recourir à une diversité de formes de savoirs pour protéger efficacement la nature.

Encourager des modes de transmission multiples pour préserver la mémoire phénoménologique

La mémoire environnementale phénoménologique emprunte des canaux particuliers tels que la transmission orale incluant la musique (Hyman et Rubin, 1990), mais aussi les mythes, les récits, les proverbes, le folklore, et les conversations de tous les jours (Bartlett, 1932 ; Strauss et Orlove, 2003). Les informations qu’elle porte évoluent dans le temps et peuvent admettre plusieurs versions, sélectionnées en fonction du contexte socioculturel (Rubin, 1995). Ce mode de transmission constitue un mode d’accès privilégié aux souvenirs d’un passé qui n’a pas été vécu tel que la mémoire des grands-parents, dont Halbwachs (1950, p. 34) parle en ces termes : « Ce ne sont pas seulement les faits, mais les manières d’être et de penser d’autrefois qui se fixent ainsi dans [la] mémoire ». Cette transmission de la mémoire, majoritairement orale, est également prégnante dans la transmission des savoirs écologiques traditionnels (Usher, 2000).

La reproduction des pratiques par l’observation des plus expérimentés constitue un vecteur de transmission intergénérationnelle susceptible de préserver les conditions environnementales passées dans l’imaginaire (Bandura, 1977 ; Barthel et al., 2010). Cette reproduction permet également de relier les connaissances à l’expérience (Latour, 1990) et peut ainsi favoriser des comportements écologiques empiriques (Barthel et al., 2010). Ce mode de transmission est favorable à la conservation, car l’effort des populations consacré à la préservation de l’environnement est moindre si celui-ci est ancré dans les pratiques culturelles (Chapin, 1991).

L’écriture et l’alimentation de bases de données, si elles constituent un mode de transmission d’informations fidèles dans le temps et qui peuvent être validées scientifiquement, risquent cependant de conduire à un enregistrement artificiel des informations (Fumaroli, 1992). Pour cette raison, nous soutenons que les modes de transmission de la mémoire environnementale phénoménologique favoriseraient une réelle prise en compte des informations sur l’environnement passé. Ainsi, Nazarea (2006a) montre la nécessité de conserver conjointement une banque génétique de cultigènes4 ainsi qu’une banque de mémoire sur la connaissance et les usages indigènes de ces cultigènes afin de préserver la diversité des espèces.

Considérer la complémentarité entre mémoire logico-scientifique et mémoire phénoménologique

Il apparaît que la mémoire phénoménologique est nécessaire pour donner un sens aux informations objectives portées par la mémoire logico-scientifique. Cette dernière n’est pas assez reliée aux expériences personnelles, aux émotions et aux significations culturelles de l’environnement, ce qui explique la faible efficacité des discours institutionnels sur les changements environnementaux (Buell, 2017 ; Heise et al., 2017 ; Slocum, 2004). Les mémoires environnementales phénoménologiques, localisées et empreintes d’émotions (D’Ercole et Dollfus, 1996), ainsi que les TEK, qui portent les significations culturelles (Usher, 2000), permettent la conservation précise d’informations liées à l’expérience, même si elles sont difficilement généralisables à large échelle (Hulme, 2009) et peuvent conduire à des illusions de mémoire (Papworth et al., 2009 ; Forgas et al., 2009). Nous insistons donc sur la complémentarité de la mémoire logico-scientifique pour fournir un cadre global et de la mémoire phénoménologique pour favoriser la diffusion et la prise de conscience à l’échelle locale.

L’intégration de la mémoire phénoménologique dans les stratégies de prévention devrait également prendre en compte la multiplicité des mémoires, dépendantes des contextes culturels et sociaux. La conservation de ces multiples sources d’information permettrait ainsi de constituer une diversité de représentations de la nature et de favoriser la création d’une pluralité d’imaginaires environnementaux afin de faire face à la déconnexion de la nature dans les récits tels que les médias populaires (Dugmore et al., 2005 ; Nykvist et von Heland, 2014 ; Prévot-Julliard et al., 2015).

Conclusion

Cet article explore le rôle de la mémoire environnementale phénoménologique pour intégrer les informations sur la biodiversité passée et favoriser la conservation de la biodiversité actuelle. Nous avons soutenu que le caractère intrinsèquement émotionnel de la mémoire phénoménologique lui conférait une influence importante sur les représentations du monde en véhiculant des significations personnelles, des significations portées par un groupe social, ainsi que des représentations invoquées par les médias et les artistes. Nous considérons que les représentations environnementales ne sont pas uniquement influencées par des informations issues des sciences de l’environnement et de la géographie, mais qu’elles dépendent également d’informations plus sensibles portées par la mémoire phénoménologique. Celle-ci, de par l’importance qui peut lui être conférée par l’individu ou le groupe social, serait donc à même de conserver des informations sur la biodiversité passée.

Face à ce constat, la seule valorisation d’une mémoire logico-scientifique dans les stratégies de prévention apparaît non seulement inefficace, mais parfois même contre-productive face au défi de la conservation de la biodiversité. Il apparaît donc nécessaire d’adjoindre aux discours institutionnels et à leur mode de transmission une diversité de mémoires phénoménologiques, plus à même de susciter une préoccupation pour la crise de la biodiversité. La vitesse des changements globaux (Coste et al., 2018 ; Dubois, 2012) ainsi que les mutations des formes de transmission et des expériences de nature (Clayton et al., 2017) sont susceptibles de créer de nouvelles mémoires environnementales et appellent ainsi à repenser les liens entre nature et sociétés au prisme du numérique (Charvolin et Kohlmann, 2022). Les mémoires environnementales devraient donc être étudiées au regard de ces nouveaux défis.

Remerciements

Cet article a été réalisé grâce au soutien financier d’un projet Prime5 80 initié par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS).

Références


1

Ce travail a été réalisé dans le cadre d’une thèse de doctorat soutenue par le projet Prime 80 du CNRS. Il a fait l’objet de deux communications : la première au colloque international Écologie, Santés, Sociétés en Afrique, qui s’est tenu les 21, 22 et 23 février 2023 à Dakar, la seconde au European Congress of Conservation Biology, les 17, 18, 19, 20 et 21 juin 2024 à Bologne.

2

« If a child’s vision of nature can already be loaded with complicating memories, myths, and meanings, how much more elaborately wrought is the frame through which our adult eyes survey the landscapes ».

3

Antonetta S., 2002. Body toxic. An environmental memoir, Washington (DC), Counterpoint.

4

Espèces cultivées de plante délibérément altérées ou sélectionnées par l’homme.

5

Prime : projet de recherche interdisciplinaire multi-équipes.

Citation de l’article : Juillard L., Prévot A.-C., Duboz P., Macia E., 2024. Les mémoires phénoménologiques peuvent promouvoir la conservation de la nature. Nat. Sci. Soc. 32, 2, 165-173.

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