Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 32, Number 1, Janvier/Mars 2024
Page(s) 69 - 75
Section Vie de la recherche – Research news
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2024031
Published online 23 July 2024

© H. Artaud, Hosted by EDP Sciences, 2024

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

Le 12 janvier 2023, un colloque réunissant une quinzaine de chercheurs, scientifiques et artistes s’est tenu à l’amphithéâtre de la grande galerie de l’Évolution (Muséum national d’histoire naturelle [MNHN]) à Paris. L’objectif de cette journée, intitulée « Les arts face aux problématiques océaniques contemporaines : révéler, témoigner, réparer1 » était de préciser la place des arts dans les enjeux océaniques contemporains. Pour comprendre ce qui nous a amenés à aborder cette problématique, qui s’inscrit dans le champ particulièrement vivace ces dernières décennies des relations entre arts et écologie, il convient de revenir, un peu en amont, sur un autre colloque organisé trois ans auparavant, par Frédérique Chlous, Émilie Mariat-Roy et moi-même autour des océans anthropocéniques (Artaud et al., 2021).

L’anthropocène qualifie une ère, la nôtre, consécutive à l’holocène, dans laquelle l’humain occupe une place prépondérante, susceptible de changer peut-être irrémédiablement le visage du monde. Les transformations radicales et globales qu’engage cette ère anthropocénique ne sont pas simplement visibles dans la manière dont la Terre répond aux actions humaines : de façon brutale, totale, cataclysmique ; elles le sont également dans l’amplitude et la créativité des réponses humaines engagées pour y faire face. Car le paradoxe de ce monde, que certains apparentent à un monde de l’effondrement, est sans doute d’appeler et stimuler une inventivité inédite. Dans l’anthropocène, en effet, les vieilles distinctions sur lesquelles se sont échafaudés nos sciences et nos questionnements – le partage nature et culture, humains et non-humains, passé et futur… – deviennent inopérantes et la volonté est désormais de réformer des méthodes et des concepts devenus obsolètes pour se saisir d’un monde en profonde mutation ; de démultiplier les récits et, simultanément, d’opérer la déconstruction de celui, jusqu’alors dominant, qui paraît avoir généré cette crise : un récit que l’on apparente, suivant les qualificatifs en usage, aux Modernes, à l’ontologie naturaliste, à une société capitalocentrée (DeLoughrey, 2019 ; Haraway, 2015).

Dans le colloque précédent, c’est à partir de l’océan que nous avions engagé cette réflexion et c’est sur la place des arts qu’il s’était conclu. Deux gestes artistiques convergents étaient apparus. Ils portaient respectivement sur la critique d’un modèle capitaliste ou impérialiste, dont la propagation tentaculaire s’était opérée via l’océan, mais un océan demeuré invisible, un « océan oublié », car borné à n’être qu’un espace de transit : une surface permettant de diffuser un modèle extractiviste, destructeur des diversités écologiques et culturelles. Le travail du photographe Allan Sekula, notamment dans son œuvre intitulée L’espace oublié, qui l’avait amené à réfléchir à l’impact de l’économie maritime sur les invisibles que sont les 100 000 navires et le million et demi de marins soumis au mouvement des marchandises, ou celui de Jason deCaires qui rend hommage, dans Vicissitudes, aux vies acheminées à bord des navires négriers, procédaient tous deux, avec des perspectives sensiblement différentes, à la critique d’un modèle situé, en même temps qu’ils engageaient à œuvrer à la fabrique d’autres mondes possibles. C’est de là que nous avons souhaité repartir pour préciser le rôle de dénonciateur, témoin ou réparateur, qui incombe aux artistes dans le spectre toujours plus étendu de problématiques océaniques contemporaines.

Interroger l’interdisciplinarité : vers la fin des grands partages ?

Comme la précédente, cette réflexion a été menée en démultipliant les points de vue et en conviant des artistes, mais également des historiens, anthropologues, hydrologues, océanographes, biologistes marins à venir porter le récit d’artistes ou faire part d’une expérience collaborative avec un ou plusieurs d’entre eux. Car l’une des questions qui a été abordée et se pose avec une acuité sans précédent est bien celle de savoir si la place de plus en plus importante conférée à l’art dans les débats écologiques n’est pas l’indice que nous avons atteint les limites de ce grand partage disciplinaire opéré par la Modernité, partage qui a participé à démanteler une réalité enchevêtrée et sensible, dont les Grecs avaient chanté la force et les beautés, et dont l’ère de l’anthropocène fait à nouveau apparaître la porosité et les palpitations, stimulant, parmi les chercheurs et artistes qui y travaillent, un retour vers le concept grec de Gaïa, soit vers l’idée d’un cosmos interconnecté qui déjoue toute possibilité de séparation entre les vivants, de hiérarchisation dans les savoirs qui leur seraient respectivement associés (Latour, 2015 ; Stengers, 1997, 2015).

Tout concourt, en effet, à démentir la profondeur et le bien-fondé de telles séparations. La simple exploration des biographies de la plupart des scientifiques ou artistes démontre que ces frontières disciplinaires sont meubles et que leurs recherches et inspirations se sont coconstruites en regard les unes des autres. L’éthologue Jakob von Uexküll (2004 [1934]), le premier sans doute à avoir fait de chaque vivant, tique ou homme, un sujet porteur d’un monde propre, ne le faisait-il pas en s’inspirant de la musique et en pointant la nécessité de développer « une théorie musicale de la vie », relevant pour chaque monde spécifique une partition dont l’harmonie « ne peut pleinement apparaître que dans un duo ». Même lorsque ces inspirations ne sont pas aussi explicites, comment ne pas relever, entre les expérimentations scientifiques et artistiques, d’ineffables connivences, ainsi que l’attestent les genèses parallèles de la théorie quantique et de l’art abstrait, de la théorie cellulaire et du pointillisme ? Enfin, à un niveau plus intérieur et individuel, est-on seulement capable de reconnaître et se départir de toutes ces œuvres qui vivent clandestinement en chacun de nous, façonnent notre perception et nos questionnements ? Bougainville affectionnait le monde gréco-latin au point que la côte élevée par laquelle il découvrit Tahiti – qu’il nomma d’ailleurs Nouvelle-Cythère – lui donna l’impression d’un « amphithéâtre » et que les vers de l’Énéide lui ravissaient bien souvent la primeur d’une narration. Bronislaw Malinowski, pénétrant quelques siècles plus tard ce vaste océan, puisait à la Méditerranée d’Homère ou de Conrad la matière d’un mot, d’une image, d’une couleur susceptible de décrire l’immensité qui s’étendait devant lui. Ce façonnement tout intérieur que les historiens du paysage qualifient d’artialisation n’est-il pas le témoignage le plus ostensible que notre rapport au monde est tout entier tramé par les arts et que chacun de nous est « à son insu une intense forgerie artistique » (Roger, 1997, 16) ?

Surmonter ces partages disciplinaires, est-ce donc seulement possible ? Est-ce réellement souhaitable ? La question n’a pas été tranchée dans ce colloque de savoir si le dépassement des rebords disciplinaires construits à l’Époque moderne doit aboutir à rendre les rôles interchangeables. Il a davantage été souligné l’extraordinaire bienfait qui résulte de collaborations plus systématiques et noté que tous, artistes, scientifiques, « par-delà leurs grandes différences, sont, au fond, attentifs à une même situation, […] participant à la création progressive d’une esthétique commune, au sens d’un “partage du sensible” » (Latour dans Enjalbert, 2013).

Des typologies d’articulations arts/sciences

Si la possibilité de dépasser de tels « partages » a donc été relevée par l’ensemble des interventions, toutes ont également fait apparaître l’amplitude des articulations possibles entre arts et sciences (Helmreich et Jones, 2018).

L’art : un support d’analyse

L’intervention d’Anne-Sophie Tribot, écologue, membre du laboratoire Temps, espaces, langages, Europe méridionale, Méditerranée (Telemme), de Thomas Changeux, hydrobiologiste de l’Institut méditerranéen d’océanologie, et de Daniel Faget, maître de conférences d’histoire moderne à Aix-Marseille Université, déclinait la première de ces modalités de rapprochement entre arts et sciences. Le parti pris de leur communication, intitulée « Les représentations de la biodiversité aquatique dans la peinture de l’Époque moderne (XVIe-XVIIe s.) : interprétation historique, écologique et réception contemporaine », était en effet de faire de l’art un support de données inédites permettant l’identification des taxons, l’analyse et l’interprétation de leurs variations spatiales et temporelles. Le vaste corpus d’œuvres picturales retenu pour mener à bien ces analyses diachroniques et systématiques ne permettait pas seulement de préciser les transformations survenues dans les écosystèmes marins, il avait également pour rôle de favoriser autrement la conservation de la biodiversité en stimulant, par l’expérience esthétique, une connexion émotionnelle. L’idée de cette recherche, inscrite dans le cadre du projet BIODIVAQUART (Biodiversité aquatique dans l’art), étant in fine de renverser cette « amnésie écologique » qui consiste, pour chaque génération, à se considérer comme le point de référence initial d’un écosystème connu depuis sa naissance, en favorisant l’inscription de ses représentations dans la durée et en la sensibilisant aux variations qui la traversent.

Fournir aux scientifiques des données inédites et diachroniques sur l’environnement aquatique est également l’une des nombreuses facettes de l’œuvre du photographe Nicolas Floc’h. Dans une partie de son travail, mené en collaboration avec la station marine de Wimereux, puis la Villa Albertine et la fondation Camargo, le plasticien a initié une recherche au long cours sur la couleur des eaux. Sa communication, intitulée « Dialogues entre biologie marine et photographie au sujet de la couleur des eaux », décline une production photographique que caractérise une approche chromatique double des représentations des fonds marins. Les séries en noir et blanc, présentes dans les œuvres de Nicolas Floc’h, Paysages productifs, Invisible ou Initium maris, visent à rompre avec l’exotisme des eaux tropicales sur lesquelles s’est plus massivement dirigée l’attention des artistes. Par le noir et blanc, Nicolas Floc’h entend produire un contre-imaginaire des fonds marins et inviter le spectateur à s’interroger sur les raisons qui ont poussé à la marginalisation de certains éléments océaniques. L’une des explications qu’il donne consiste à dire que les représentations océaniques ont souvent été corrélées à l’aquarium, en fronçant la perspective sur l’animal. C’est en réponse à cette tendance que l’artiste photographie des paysages nus, dans lesquels les espèces aquatiques sont rares ou strictement végétales. La couleur est une autre stratégie esthétique pour faire apparaître la brutalité de ces mondes immergés, dont l’essentiel demeure le plus souvent dans le domaine de l’invisible. Dans l’abstraction des couleurs, une autre forme de biodiversité, moins évidente, moins figurative, est amenée à se révéler. Ce sont ces coupes chromatiques de paysages aquatiques, océaniques et fluviaux, que l’auteur soumet à l’analyse des équipes de chercheurs pour permettre un déchiffrement dynamique et diachronique des écosystèmes marins.

Collaborations arts/sciences : inspirations et médiations scientifiques

Ces formes collaboratives associant scientifiques et artistes ont été également évoquées dans les communications de Christine Paillard et Jozée Sarrazin qui soulignaient toutes deux l’importance de l’art pour comprendre ou transmettre les enjeux d’un travail scientifique portant, là encore, sur des organismes discrets ou des lieux inaccessibles. Cette démarche collaborative fait de l’art une source d’inspiration créative, comme dans le travail de Christine Paillard, ou un biais de médiation scientifique, comme dans celui de Jozée Sarrazin.

Dans l’intervention de cette dernière, « Les projets “art & science”, de puissants outils de médiation scientifique », la chercheuse en écologie benthique à l’Ifremer (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer), dont les travaux portent sur la structure et le fonctionnement des écosystèmes marins profonds, fait part d’une expérience collaborative inédite menée avec la compagnie Teatr Piba, embarquée, en 2017, à bord du navire océanographique Le Pourquoi pas. L’objectif de cette aventure, conçue avec son collègue Pierre-Marie Sarradin, était de traduire en mots la poésie des profondeurs. Deux pièces de théâtre immersives, Spluj et Donvor, en ont résulté. Toutes deux avaient vocation à rendre sensible à un public élargi ce monde encore peu connu et inaccessible. Spluj (« plongée » en breton) est une petite forme immersive proposée en marge de la création Donvor (« mer profonde ») qui se présente, quant à elle, comme une aventure théâtrale radiophonique et sensorielle dans laquelle l’auteur, David Wahl, amène les spectateurs à prendre part à une plongée dans les abysses, entrecoupée de scènes de vie à bord du navire (pour en savoir plus, voir Sarrazin et al., 2023).

C’est autant comme une forme de sensibilisation des publics aux impacts des changements climatiques sur des organismes marins vulnérables que comme une façon de comprendre autrement ses objets de recherche que Christine Paillard, directrice de recherche au CNRS, au sein du Laboratoire des sciences de l’environnement marin (Lemar), a évoqué ses collaborations avec des artistes dans une communication intitulée « Symbioses marines à l’écoute du changement climatique ». La perspective de sculpteurs, chorégraphes ou artistes sonores, notamment dans les projets « Frontières coquillières en milieu marin » et « Auris maris », a amené Christine Paillard à emprunter des biais nouveaux sur l’écologie des interactions hôtes-pathogènes et les capacités d’adaptation de ces organismes vivant dans le contexte environnemental changeant. En ouvrant les possibilités de « ressentir corporellement l’impact des facteurs environnementaux sur le processus de biominéralisation », le compagnonnage avec ces artistes a stimulé des analyses inédites sur la façon dont les mouvements s’opèrent parmi les organismes marins. Les dispositifs sonores mis en œuvre dans le cadre de ces collaborations ont permis de rendre manifestes des variations autrement silencieuses entre les organismes sains et malades, tout comme la danse a favorisé la compréhension de mobilités spécifiques difficilement perceptibles. Ces collaborations avec les artistes soulignent, en restituant l’épaisseur sensible vivante des variations coquillières, les limites d’une approche scientifique uniquement fondée sur la raison et démontrent l’importance de l’émotion et des sensations dans le déploiement de nouvelles hypothèses.

Quand l’océan stimule des inspirations conjointes

Que les rapprochements entre arts et sciences puissent redonner vie à des organismes qui, au fil des protocoles scientifiques, se sont désanimés, et créer ainsi des rencontres interspécifiques nouvelles, est également manifeste dans les collaborations entre arts et sciences décrites par Jeremie Brugidou. Revenant sur l’idée développée par Nicolas Floc’h de l’océan comme d’une image noire, Jeremie Brugidou, docteur en études cinématographiques, a rappelé la nature d’un projet interdisciplinaire mené en partenariat avec l’océanographe Christian Tamburini, directeur de recherche au CNRS, et l’architecte Olivier Bocquet, responsable du Laboratoire de recherche en architecture prospective Rougerie + Tangram (Lab R+T2). Dans sa communication intitulée « BathyBot + BathyReef : une collaboration Arts & Sciences à la lumière des abysses », le chercheur a souligné l’importance de ces submersibles pour l’observation de mondes immergés à 2 500 mètres de fond, peuplés pour les trois quarts par des espèces bioluminescentes. Pour Jeremie Brugidou, la bioluminescence est avant tout « un phénomène relationnel ». Les projets architecturaux conçus par Olivier Bocquet ne sauraient mieux en témoigner. La bioluminescence des abysses est une source d’inspiration unique pour concevoir des architectures qui ne se pensent plus simplement comme un habitat humain mais constituent davantage une « pouponnière de vie » accueillant une multiplicité de modes d’habiter. Ce projet, qu’il conçoit depuis la perspective d’un « mérien », en s’inspirant des adaptations des organismes marins, ne se fonde donc pas sur un « biomimétisme » strict. Il s’agit non pas, en effet, d’isoler une qualité de l’espèce et de faire abstraction de l’environnement auquel elle appartient, mais bien de fournir à l’organisme, en l’occurrence les bactéries luminescentes, un milieu de vie propice aux interactions. L’habitat sous-marin est donc moins un lieu qu’un milieu vivant composé de relations écologiques dont il importe, par l’architecture, de maintenir le dynamisme.

Arts et océan dans l’horizon postcolonial

Si les organismes marins autorisent le développement de méthodologies et concepts architecturaux nouveaux, les qualités intrinsèques de l’océan – mobilité, dynamisme, fluidité et transparence – permettent également de mieux se saisir de certains phénomènes contemporains. C’est sur la singularité des outils que l’océan met à disposition, pour les expliciter, faire valoir un autre récit et amorcer l’avènement d’un autre paradigme dans lequel des différences qui avaient été jusqu’alors invisibilisées ou tues peuvent réapparaître, que s’est penchée la seconde question du colloque.

Un art transocéanique

Les historiens, Bernard Klein et Gesa Mackenthun (2012), reviennent sur le fait que « l’océan ait été un lieu de la perte, de l’éparpillement et des migrations forcées mais aussi l’occasion d’une forme nouvelle de solidarité et de parenté affective entre les hommes, le paradigme du capitalisme tout autant que de sa réinterprétation créative, une figure de la mort autant que de la vie ». C’est en effet cette créativité à l’œuvre dans les mondes autrefois colonisés qui culmine dans le tournant océanique postcolonial. Aux Antilles, comme en Océanie, en dépit des différences et singularités qui sont les leurs, affleure, dans les années 1970, par réaction, par contraste aussi avec la culture coloniale et impérialiste qui avait fait de la mer cet espace d’oppression, d’isolement et de séparation, une identité océanique partagée. L’océan devient une métonymie de la révolte pour les peuples réduits en esclavage ou victimes de la traite négrière, comme pour les insulaires coupés de leurs traditions par une conversion radicale aux valeurs de l’Occident. Dans la forme de réflexivité qui s’amorce et fera de la mer un espace commun de renaissance, la littérature occupe une place essentielle. Cette littérature océanique féconde de nouveaux concepts et de nouvelles parentés. Des liens se tissent entre des insulaires qui trouvent dans la mémoire d’un autre l’écho ou la part manquante de la leur (Artaud, 2023 ; DeLoughrey et Flores, 2020 ; Keown, 2007). La négritude des poètes antillais et l’autochtonie insulaire revendiquée par les peuples océaniens ou austronésiens se rejoignent et circulent à la faveur de dynamiques nouvelles, directement stimulées par un contre-imaginaire océanique. C’est ce que note l’écrivain et anthropologue fidjien, Epeli Hau’ofa, quand il mentionne l’héritage que partagent des mondes désormais inscrits dans une forme de continuité de récits et de témoignages, rendue possible par le sentiment d’une parenté transocéanique. C’est également ce qui est manifestement apparu dans la première session de ce colloque qui a mis en évidence avec une vivacité inédite les relations entre écologie et politique, et démontré les liens transocéaniques que l’art construisait entre des mondes unis par un vivier de textes et d’auteurs.

Gwennaël Gaffric a emprunté sur cette question une perspective originale en centrant sa communication, intitulée « Traduire l’océan : archipélité et postcolonialité », sur la place qu’occupe la traduction dans l’œuvre de l’écrivain taïwanais Syamon Rapongan. Maître de conférences en études chinoises à l’Université Lyon 3, Gwennaël Gaffric a souligné dans son intervention un paradoxe : le fait que les œuvres de Rapongan soient soumises, de l’intérieur, à des processus de colonisation discrets – ceux de la langue et de l’imaginaire – qui placent d’emblée la traduction au cœur d’un enjeu postcolonial majeur. La question de la traduction est, en effet, structurante dans l’œuvre de Rapongan car elle opère autant au niveau de l’expérience sensible de l’océan, à laquelle la culture tao est étroitement chevillée, que dans la langue dans laquelle cet océan doit être transmis. « Ma langue maternelle est réellement indissociable de l’océan. Voyez, quand je plonge, c’est ça, ma littérature ; et quand ma littérature remonte à la surface, elle prend la forme de “sinogrammes”. C’est une traduction3 ». Dans ce projet de « traduire » l’océan, Rapongan est donc voué à opérer une torsion double : celle, d’une part, qui emprunte la sémiologie du colonisateur pour parler de la mer des colonisés, et, d’autre part, de s’en servir pour évoquer un espace qui y a été radicalement « impensé » et pour l’expression duquel les mots sont à créer.

Impulsions créatives des océans anthropocéniques postcoloniaux

C’est dans un contexte où les enjeux postcoloniaux et océaniques ne sont pas davantage dissociables que s’inscrivent les contributions de Florence Ménez et Géraldine Le Roux. Leurs communications respectives démontrent l’amplitude des significations que l’art est susceptible de déployer pour « traduire » un océan qui est non pas pourvu de qualités ou valeurs objectives mais source de potentialités heuristiques inédites et qui est capable de convertir en des sources d’inspirations créatives des phénomènes de dégradations environnementales avérés.

Dans sa communication, intitulée « Une sargasse inspirante : créations et traductions à partir de proliférations d’algues aux Antilles », Florence Ménez, docteure de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) en anthropologie sociale, rapporte le cas d’une invasion spécifique qui a généré, depuis son origine en 2011, des récits et performances artistiques d’une grande hétérogénéité en Martinique. Florence Ménez poursuit depuis sa thèse ses recherches autour des trajectoires d’espèces envahissantes et coordonne le projet de recherche-action SaRiMed (impacts sanitaires des sargasses en Martinique et à Marie-Galante), dont l’objectif est de rendre compte des stratégies adoptées par les riverains pour continuer à habiter le littoral malgré l’afflux des sargasses. Ce sont ces différentes voies, par lesquelles les populations locales s’emparent d’un phénomène qui transfigure le paysage visuel et olfactif des côtes antillaises, qui ont été déclinées. De la fabrique d’objets artisanaux aux manifestations culturelles, comme « Sargas, ich man gaz », présentées lors du carnaval de Fort de France en 2015, en passant par les stratégies de dérision à l’œuvre dans le détournement des campagnes de publicité, la sargasse traverse dans son ensemble les imaginaires insulaires, les renouvelant parfois dans des trames discursives et interprétatives préalables. Si l’enjeu, via un certain nombre d’installations d’artistes, est en effet de sensibiliser ou mobiliser autrement l’attention des riverains sur le phénomène, en « personnifiant la sargasse », ces initiatives rejoignent également directement le sens de la créolité à laquelle la sargasse a été avec précocité chevillée. Citant les vers d’Aimé Césaire, qui en font un élément essentiel de la description de l’île, « Île de sang de sargasse, île morsure de rémora, île arrière-rire des cétacés », Florence Ménez indique les soubassements politiques de ces phénomènes d’échouages massifs qui exhibent le contraste entre l’imaginaire de mondes insulaires prétendument préservés et les dégradations environnementales majeures auxquelles ils font face.

Géraldine Le Roux, anthropologue à l’Université de Bretagne occidentale, auteure de l’ouvrage L’art des ghostnets. Approche anthropologique et esthétique des filets-fantômes, paru aux publications scientifiques du MNHN (Le Roux, 2022), fait d’une autre forme de pollution marine, directement anthropique celle-ci, une impulsion à la créativité. Elle rappelle l’impact écologique des filets-fantômes qui déciment la faune, étouffent les mangroves, se délitent en microparticules, mais le fait en insistant également sur le renouveau artistique qu’ils stimulent le long des côtes du Queensland. Présentant notamment l’initiative de l’alliance GhostNets Australia, composée d’une cinquantaine d’artistes, dont l’ambition est de donner une seconde vie aux déchets marins que collectent les rangers et les écogardes autochtones, Géraldine Le Roux souligne l’importance de « visibiliser des déchets marins », plutôt que de les enfouir, d’amener les riverains à s’en emparer pour en retracer l’origine ou de sensibiliser les industries à leurs impacts sur l’océan, plutôt que de les subir. En mettant en avant plus spécifiquement dans son intervention le concept de « care océanique », soit une façon d’envisager l’environnement comme un ensemble de valeurs, de lieux et d’histoires auquel des obligations culturelles, spirituelles sont associées, Géraldine Le Roux précise, sur la base d’exemples artistiques précis, comme les œuvres de Mavis Ngallametta, le rôle que joue l’art dans une forme d’éveil holistique, dynamique et intime à l’océan.

Face à l’effondrement : l’émerveillement

Les stratégies élaborées par les artistes, pour « nous faire dépasser l’effet démobilisateur de la sidération » qu’attisent les mondes anthropocéniques (Latour, dans Lequeux, 2014), sont donc infinies : elles peuvent être d’en accroître la rugosité, d’attiser la peur et l’effroi ou, comme dans les œuvres des chercheurs présents lors de ce colloque, de réenchanter le monde par la beauté et l’émerveillement (Hessler, 2018 ; 2020). David Wahl, auteur, dramaturge et interprète, dont l’œuvre prend, depuis 2013, la forme de « causeries4 », de récits à la croisée du théâtre et de la science mêlant avec humour savoirs érudits et traditions populaires, en donne un aperçu brillant. Dans une communication intitulée « Comment la rencontre avec un manchot a-t-elle changé ma vie ? », il retrace l’itinéraire qui l’a conduit vers l’océan. La rencontre avec le manchot Dominique, dont il relate avec espièglerie et tendresse les circonstances, est l’occasion pour David Wahl de préciser le rôle de l’artiste dans les collaborations avec les océanographes et biologistes marins. L’artiste n’est pas l’observateur passif d’un savoir scientifique qu’il se contenterait d’illustrer. Son rôle ne se borne pas davantage à sensibiliser les publics aux vulnérabilités environnementales. S’il participe à transmettre et informer – comme David Wahl l’a d’ailleurs démontré, en portant, dans ses « causeries » Le sale discours, Histoire de fouilles ou La visite curieuse et secrète, un message sans ambiguïté sur l’urgence à s’enquérir d’un environnement malmené par les pratiques humaines –, il le fait en amenant son auditoire à examiner la réciprocité des relations que les sociétés humaines tissent avec la nature. C’est en insistant autant sur la façon dont nos actes quotidiens et nos stratégies d’enfouissements reconfigurent en profondeur notre environnement, que sur la manière dont ce dernier informe à son tour un corps construit en symbiose poétique avec lui, que David Wahl nous engage à pénétrer les strates et les contradictions qui travaillent les liens de l’homme à la mer et déjouent toute lecture moralisatrice, binaire ou simpliste.

Conclusion

Ce colloque a fait apparaître un enchevêtrement de dimensions épistémologiques, artistiques et politiques. Il a souligné l’amplitude des relations qui se nouent entre l’art et la science, le dynamisme et la réversibilité des sources d’inspiration qu’ils constituent l’un pour l’autre. Ces collaborations, dont la typologie a été ici esquissée, plus nombreuses et vivaces qu’auparavant, ont-elles abouti à dissoudre les séparations disciplinaires sur lesquelles elles se fondent ? Sans doute en partie. Des résistances subsistent toutefois qui ne sont peut-être pas à chercher là où on les suppose. Les obstacles les plus tangibles au dépassement des rebords disciplinaires semblent moins résider, en effet, dans les institutions, dont Jozée Sarrazin relevait qu’elles existaient mais n’étaient pas figées, qu’en nous-mêmes. L’intériorisation de ces séparations, en nous dissuadant – scientifiques ou artistes – d’emprunter la prose ou les objets qui semblent plus légitimement revenir à l’autre, constitue peut-être l’obstacle le plus réel à un tel dépassement. Outre ce questionnement transversal autour de l’interdisciplinarité, le colloque a pointé l’impossibilité de distinguer les problématiques océaniques contemporaines des perspectives historiques et postcoloniales qui les trament. Il a souligné l’importance des arts pour rendre compte de la complexité d’enjeux environnementaux, dont le sens et la traduction demeurent, à l’image de l’océan, souples et labiles. Ce sont la singularité et la pluralité des images, métaphores et inspirations que nous délivre l’océan pour penser et juguler la crise qui en font un espace de créativité – scientifique, artistique ou ontologique – d’exception pour survivre aux mondes anthropocéniques.

Références


3

Entretien de Syamon Rapongan sur Radio Taiwan International, le 20 décembre 2022 : https://fr.rti.org.tw/radio/programMessagePlayer/programId/1477/id/108023.

Citation de l’article : Artaud H. 2024. Quelques réflexions autour des liens entre océan, arts et sciences. À propos d’un colloque au Muséum national d’histoire naturelle. Nat. Sci. Soc. 32, 1, 69-75.

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