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Nat. Sci. Soc.
Volume 32, Number 3, Juillet/Septembre 2024
Dossier « L’évaluation des jeux sérieux sur les thématiques agro-environnementales, territoriales et alimentaires »
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Page(s) | 330 - 339 | |
Section | Vie de la recherche – Research news | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2025001 | |
Published online | 17 March 2025 |
Des recherches sur la biodiversité à la décision. Quel statut pour les recommandations ?
From biodiversity research to decision-making. What status for recommendations?
Directrice générale de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité, Paris, France
* Auteur correspondant : helene.soubelet@fondationbiodiversite.fr
La Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB) a organisé le 30 juin 2023 sa journée annuelle sur la recommandation scientifique et son cheminement, de la recherche à la décision. Au travers d’une dizaine d’interventions, cette journée a permis de dégager des pistes pour mieux appréhender les freins et leviers à l’élaboration, la prise en compte de recommandations basées sur la connaissance scientifique. Le colloque s’est tenu en trois parties interconnectées par une question transversale, titre de la journée : des recherches sur la biodiversité à la décision, quel statut pour les recommandations ? Au fil des propos, les intervenants ont discuté de ce qu’était une recommandation, de ce qui la rendait efficace et compréhensible, du processus de son élaboration, des freins à sa prise en compte.
Abstract
On June 30, 2023, the Foundation for Research on Biodiversity (FRB) organized its annual event about scientific recommendations and their way from research to decision-making. Several speakers took part in the event, which provided an opportunity to identify the obstacles and levers to the development and implementation of recommendations based on scientific knowledge. The symposium was held in three parts, interconnected by a cross-cutting question: from biodiversity research to decision-making, what status for recommendations? Over the course of the day, the speakers discussed what a recommendation is, what makes it effective and understandable, the process underlying its elaboration and the obstacles to taking them into account.
Mots clés : décision / recommandation / État / élus / citoyens / recherche-action / biodiversité / enjeux globaux
Key words: decision / recommendation / government / elected representatives / citizens / action research / biodiversity / global issues
© H. Soubelet, Hosted by EDP Sciences
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.
Introduction
La Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB) a organisé le 30 juin 2023 sa journée annuelle1 sur la recommandation scientifique et son cheminement, intitulée « Des recherches sur la biodiversité à la décision : quel statut pour les recommandations ? ».
La journée a débuté par deux conférences introductives de Denis Couvet, président de la FRB, professeur au Muséum national d’histoire naturelle, et Michel Eddi, haut fonctionnaire au développement durable pour l’enseignement supérieur et pour la recherche.
La recommandation doit cheminer de l’imaginaire sociotechnique dominant au changement transformateur
Dans un monde idéal, la recommandation pourrait être une proposition intégrative, inclusive et participative incarnant la façon de mettre en œuvre le changement transformateur2 préconisé par la science pour inverser le déclin de la biodiversité et des contributions que l’homme en retire.
Les sciences et les techniques ont un rôle à jouer dans la construction collective de futurs désirables. Mais elles peinent parfois à sortir de la vision dominante, avec un imaginaire sociotechnique sous-jacent institutionnalisé, une compréhension partagée de la vie et de l’ordre social (Jasanoff et Simmet, 2021), qui n’est pas celui du changement transformateur, mais plutôt celui du statu quo. En particulier, les sciences et techniques associées au changement climatique, prônant des éoliennes de plus en plus hautes, des fermes solaires de plus en plus grandes, occultent le rôle important que pourrait apporter une meilleure gestion des écosystèmes absorbant un quart des émissions de gaz à effet de serre anthropique.
Les choses évoluent. Les solutions fondées sur la nature, une des visions permettant de construire un monde intégrant les enjeux du vivant, en le préservant afin qu’il devienne, ou reste, un atout pour la société, sont présentes dans le Cadre mondial de la biodiversité, adopté en 2022 par les États membres de la Convention sur la diversité biologique, aux côtés de la notion d’intégrité des écosystèmes (Hansen et al., 2021). De même, les recommandations scientifiques pour la transition agricole, dont on connaît l’urgence, sont bien identifiées : diversifier les assolements et les rotations, préserver les sols et leur biodiversité, maintenir et restaurer les auxiliaires des cultures, favoriser la diversité des paysages, valoriser la diversité génétique.
La prépondérance des imaginaires sociotechniques associés aux nouvelles technologies (robotique, numérique, génétique) implique de s’interroger sur leur durabilité afin d’éviter un effet imprévu, la simplification des paysages. Or il est difficile d’ajuster le numérique à une grande diversité de cultures, notamment les moins répandues. Depuis 25 ans, on assiste donc à une simplification des assolements, constatée sur plus de 200 millions d’hectares à l’échelle de la planète avec trois espèces (soja, maïs, coton) représentant plus de 90 % de la surface occupée par les plantes génétiquement modifiées en 2015 (Royal Society, 2016). Il faut également interroger l’ensemble des dimensions environnementales, leur robustesse face à des analyses de cycle de vie complètes, sans oublier les enjeux sociaux, en particulier l’accessibilité des recommandations à tous les types d’exploitations agricoles, y compris les plus petites.
Passer d’un imaginaire sociotechnique, dominant, à un autre est un défi posé à la recommandation et à la science qui doit tout à la fois mobiliser, tester des alternatives, plus ou moins utopiques, pour en démocratiser les pratiques. La recommandation s’incarne parfois dans des changements consensuels (par exemple, l’économie et la finance « vertes ») ou dans les sciences écologiques elles-mêmes (Bennett et al., 2017), mais elle peut aussi trouver des appuis politiques difficilement prévisibles ou maîtrisables (par exemple, les Soulèvements de la Terre et les zones à défendre [ZAD]).
Avelino et Wittmayer (2016) insistent sur le rôle du tiers-secteur, à l’interface entre trois types d’acteurs aux logiques contrastées, le secteur privé, le secteur public et la société civile. Le nouveau Cadre mondial de la biodiversité recommande aux États d’imposer au secteur privé, responsable de la majorité de l’empreinte Biodiversité, de contrôler, d’évaluer et de divulguer régulièrement et de manière transparente ses risques, ses dépendances et ses impacts sur la biodiversité, tout au long des opérations, des chaînes d’approvisionnement et de valeur et des portefeuilles. Le secteur privé doit aussi fournir les informations nécessaires aux consommateurs pour promouvoir des modes de consommation durable.
Le monde de la finance joue également un rôle crucial, avec des outils en développement, comme les certificats Biodiversité, qui doivent s’accompagner d’un cadrage en matière d’imaginaires sociotechniques : paiements en nature et à échelle locale, cobénéfices multiples, environnementaux et sociaux, amélioration des pratiques, rémunération des impacts positifs pour la biodiversité.
La recherche en France, un écosystème divers et complexe
La recherche française, c’est 74 universités, 230 écoles et une quinzaine d’organismes de recherche sous tutelle du ministère chargé de la recherche. Les deux grands accords internationaux sur le climat et la biodiversité portent la parole scientifique, centrée sur l’état de la biodiversité, les risques et conséquences pour l’humain.
La difficulté commence lorsqu’on parle de mise en œuvre et de moyens à mobiliser, or la société fait de plus en plus appel à la science. Par exemple, la planification écologique est devenue un sujet de gouvernement avec un secrétariat général dédié. Son rôle est de trouver les moins mauvais optimums à travers l’articulation de deux stratégies nationales, celle sur la biodiversité et celle « bas carbone », du Plan national d’adaptation au changement climatique et de la programmation pluriannuelle de l’énergie. Le Plan climat est censé aligner l’ensemble, mais peine à répondre à cette injonction, car les défis intellectuels et méthodologiques sont sans réponse actuellement, malgré des innovations comme les expertises collectives et la recherche participative ou partenariale. La recherche doit continuer à améliorer ses modes de transfert et accepter de se mettre à la place des acteurs, de la société.
La relation entre science et politiques publiques n’est pas optimale, en premier lieu parce que les univers professionnels sont différents entre éthique de la conviction prenant en compte les faits, pour la recherche, et éthique de la responsabilité prenant en compte la société civile, pour les acteurs publics et les décideurs.
Par exemple, l’évaluation, par la FRB, des mesures de la troisième stratégie nationale pour la biodiversité (SNB 3) dans sa version pré-COP 15 – ce qui a représenté un gros travail, scientifiquement très utile –, n’a pas servi à élaborer la SNB 3 post-COP 15 attendue fin 2023, alors même que les recommandations de la FRB ont été publiées dès mars 2023. La FRB est le lieu de la synthèse et de la vision politique en tant qu’instance commune à tous les opérateurs de la recherche. Le ministère chargé de l’écologie a donc tout intérêt à se servir de ce travail pour le déploiement de la stratégie nationale pour la biodiversité. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ?
Tout d’abord, la question posée par le ministère commanditaire a évolué au fur et à mesure du temps. Elle est passée de « Est-ce que les mesures choisies pour la stratégie participent au changement transformateur de l’IPBES3 ? » (Brondizio et al., 2019) à « Comment s’aligner sur le Cadre mondial de la biodiversité ? ». La méthode d’évaluation des mesures de la SNB 3 pré-COP 15 mise au point par la FRB, proche de la question initiale, s’est éloignée de la question finale.
Ensuite, le ministère n’a pas été assez associé au processus de production de connaissances. En a résulté un défaut d’appropriation qui a empêché que ce travail serve au pilotage et au suivi de la stratégie.
Enfin, l’appropriation de longs documents scientifiques n’est pas forcément simple. Il faut réfléchir au produit à fabriquer pour être compris des acteurs.
Les trois sessions de la journée ont été entrecoupées de slams, élaborés au fil de l’eau par deux artistes de La Tribut Du Verbe4, invités pour rythmer la journée. Quatre extraits sont proposés ici (voir Encadrés 1, 2, 3 et 4).
Extrait de slam 1 (©SanDenKR).
Si le monde est en transition
Pour vous, j’ai les moins mauvaises solutions J’ai les meilleures réponses
Aux plus mauvaises questions.
On a bio dire, c’est sûr
On a bio faire plus
Ça urge mais on y croit déjà plus
Il y a urgence mais ça sonne comme une résurgence Alors je me demande qui est légitime ?
Qui légifère ?
Qui est légaliste ?
Qui est prêt à boire le Calice ?
De toute façon vous pourrez toujours vous jeter dans la piscine Si vous vous relevez avec le sourire !
Dans ce monde fluctuant
S’il s’agit de ré-enchanter les risques
N’oublions pas que nous sommes tous des êtres humains…
Euh (enfin) des parasites.
Extrait de slam 2 (©MixÔmaprose).
Contrairement à l’aéroport de Paris
Rien ne décolle vraiment par ici
Entre les pros et les antis
Les discours restent de sourds
Pourtant aujourd’hui ce n’est plus un cri
Mais bien un appel au secours
Si l’on exagère il s’agit d’un meurtre
Alors comment la science pourrait rester neutre
Ainsi quand tout sujet est politique
Pour ma part j’invoque les forces poétiques
Révoque la collapsologie
Pour garder la foi
Préserver nos droits
Et, c’est un devoir
Pour cela je suis prêt à tout revoir
Alors
Visons le bonheur universel
Sortons, enfin, de nos univers sales !
Extrait de slam 3 (©MixÔmaprose).
Entre recherche et décision
Entre action et démission
Entre sérieux et dérision
Entre douleurs et rémission
Il est temps de changer de dimension
Il est temps de ranger les dissensions
Même si rien n’est simple
Que les effets sont souvent d’annonce
Que dans les faits souvent on renonce
Qu’on peine à répondre aux questions
Qu’on freine parfois face aux solutions
Quand
Dans nos différents champs de travail
On se regarde comme des épouvantails
Pourtant nos différences sont une force
Le début d’une solution, une amorce
Pour traiter les problèmes
Au cœur de nos systèmes
Extrait de slam 4 (©MixÔmaprose et SanDenKR).
Et maintenant ?
De l’économie à l’écologie
Les champs s’élargissent
Ainsi dans le sablier du temps
Ce minuteur de l’urgent Même la cours décompte Et maintenant ?
On accourt partout On obéit au temps court Ou on chill ?
La biodiversité est un défi C’est votre temps-long d’Achille.
Et maintenant on fait quoi ?
On s’y met, on s’immole
On simule, on s’ignore
On implore le seigneur On explore les scénars On espère ou c’est mort ?
Alors c’est certain que l’on peut changer
Tant que le système n’est pas en danger
Tant que cela génère une économie
Il y aura un avenir pour l’écologie
Bien sûr, bien sûr, on peut en rire Mais sans écologie : pas d’avenir.
Sciences de la durabilité et recommandations : qui peut, doit émettre les recommandations pour répondre à l’urgence écologique et comment ?
La première partie de la journée, consacrée aux sciences de la durabilité, était animée par Philippe Billet, professeur à l’Institut de droit de l’environnement de l’Université Jean-Moulin – Lyon III et vice-président du Conseil scientifique de la FRB, et était composée des interventions d’Olivier Hamant, directeur de l’Institut Michel Serres, et de Michel Badré, ancien président de l’Autorité environnementale.
Les paradoxes de la recommandation
La recommandation a parfois plus de valeur du fait de celui qui la formule que par ce qu’elle contient. Or, aujourd’hui, la défiance envers les décideurs et les sachants complique l’élaboration des recommandations. Il est difficile de connaître le pourcentage de recommandations qui sont suivies d’effets.
Les chercheurs s’engagent sur le contenu et la véracité scientifique des recommandations qu’ils produisent mais ils sont confrontés à une difficulté : la recommandation n’a pas de valeur juridique mais peut avoir des effets juridiques. C’est la double peine pour celui qui l’émet, les décideurs peuvent ne pas l’écouter, mais si la recommandation n’est pas efficace et échoue à prévenir un dommage, sa responsabilité peut être engagée.
Les experts sont souvent sollicités sur les modalités d’un projet, plan ou programme et pas sur son opportunité, les décideurs partant du principe qu’il n’y a pas d’alternatives (en anglais, There is no alternative, TINA, expression attribuée à Margaret Thatcher). Le seul « TINA » qui reste vrai en toutes circonstances, est le fait qu’il n’y a pas d’autre planète. Or, bien souvent, nos décisions sont basées sur trois hypothèses cachées, mais fausses : le monde est stable, nous avons à notre disposition une abondance de ressources et nous sommes en paix. Les solutions basées sur ces hypothèses ne fonctionnent pas sur le long terme.
Souvent, la complexité et l’intrication des enjeux sous-jacents, la dimension multifactorielle des problèmes, les tensions entre différents intérêts amènent à la simplification du problème, en sous-estimant la pluralité des impacts et en donnant la priorité à un seul enjeu aux détriments des autres. Cette simplification peut aussi transformer les mesures en cibles ; elles cessent alors d’être fiables car elles ne tendent pas vers un objectif commun, partagé, mais elles deviennent l’objectif, partiel, orienté.
Cette situation permet d’être plus rapide pour trouver des solutions, plus performant pour définir l’enjeu choisi, mais elle est inefficace pour résoudre les problèmes systémiques.
Passer de la performance à la robustesse
La performance humaine, basée en grande partie sur une économie extractive de quantités de plus en plus grandes de ressources, contribue à leur épuisement et menace donc notre viabilité sur Terre en détruisant très efficacement la biodiversité et le climat. Le monde de la performance est par ailleurs technophobe, il harmonise, homogénéise et tue les techniques plus anciennes et diversifiées. Alors que dans le monde de la robustesse, les citoyens sont autonomes et il y a beaucoup d’alternatives technologiques.
Dans l’avenir instable qui nous attend, la solution n’est donc pas de chercher à optimiser encore plus, par exemple avec des fermes solaires encore plus grandes, le « tout électrique » ou l’agriculture de précision au service de la monoculture, si c’est au détriment des écosystèmes, du tissu vivant, des grands cycles des éléments et, à terme, de l’habitabilité de la Terre.
Il est donc important de retrouver une vision holistique et systémique qui s’appuie sur le fonctionnement du vivant (Hamant, 2022).
C’est la robustesse et non la performance qui est sélectionnée au cours de l’évolution. Le vivant n’optimise pas, il ne va pas rapidement à la solution, mais il utilise des voies détournées, il laisse mûrir le problème, il favorise une hétérogénéité de partenaires, il coopère et collabore. Pour maintenir un système fiable à court terme et viable à long terme, malgré les fluctuations, le vivant est majoritairement contre-performant, car il n’atteint jamais un objectif unique. Il peut ainsi paraître hétérogène, incertain, lent, redondant, incohérent, inachevé : il est en réalité en constante adaptation et évolution.
Par exemple, la photosynthèse existe depuis 3,8 milliards d’années, elle nourrit la quasi-totalité des êtres vivants sur Terre avec un rendement très faible, avoisinant les 0,3 à 0,8 % : les plantes « gâchent » donc 99 % de l’énergie solaire. Leur couleur verte les rend moins efficaces que le noir des panneaux solaires qui ont un rendement de 15 %. Mais cette couleur verte permet aux plantes d’absorber le bleu et le rouge, des spectres opposés, et donc de mieux gérer les fluctuations lumineuses.
Les êtres vivants sont robustes en permanence et performants en cas de crise, pour faire face à l’urgence : par exemple, la température corporelle humaine à 37 °C n’est pas optimale : certaines de nos enzymes métaboliques sont un million de fois plus actives à 40 °C, mais cette performance est réservée à la crise. Le métabolisme est certes très performant à 40 °C, mais pas longtemps.
Une recommandation est donc que les innovations futures, dans un monde instable, recherchent la robustesse plutôt que la performance.
L’agroécologie en est un bon exemple car elle est moins performante dans des conditions favorables, mais elle est plus robuste et résiliente. Les mélanges variétaux le démontrent : le champ est plus résistant à la sécheresse et aux pathogènes, même s’il produit moins à l’hectare dans une situation sans aléas.
Poser les bonnes questions, changer de regard
Pour aller vers un changement transformateur, il faut aussi parfois renouveler la question, passer plus de temps à la formuler, pour éviter de chercher la meilleure réponse à une mauvaise question. Par exemple, la décarbonation de l’économie induit l’utilisation d’encore plus de ressources, et donc plus d’extraction.
Les injonctions industrielles nous poussent ainsi à utiliser plus de matière pour gagner du temps, alors que le vivant nous incite à utiliser du temps pour économiser la matière, ce qui est favorable à la fois à la santé humaine, à celle des écosystèmes (eau, sols, écosystèmes) et à la santé sociale.
En matière d’agriculture, il faut se demander non pas comment exploiter les écosystèmes pour augmenter la production, mais comment orienter la production pour qu’elle nourrisse les écosystèmes en favorisant les insectes auxiliaires, la fertilité, etc.
L’expertise confrontée aux enjeux de terrain : l’exemple des aéroports de Notre-Dame-des-Landes et de Nantes-Atlantique
Au moment de la mission de médiation (Boquet et al., 2017) intervenue au milieu des années 2010, il s’agissait de comparer deux alternatives, la création d’un nouvel aéroport au nord-ouest de Nantes (Notre-Dame-des-Landes) et un aménagement de l’aéroport actuel dans une zone très urbanisée (Nantes-Atlantique).
Deux questions relatives à la biodiversité se sont posées. Est-ce que l’aménagement de Nantes-Atlantique menace la réserve du lac de Grand-Lieu ? Est-ce que le projet Notre-Dame-des-Landes, sur une tête de bassin-versant, est compatible avec la loi sur l’eau et les dérogations « espèces protégées » ?
Pour Nantes-Atlantique, une expertise a été conduite en 2017 par le Muséum national d’histoire naturelle et a conclu que l’extension de l’aéroport n’aurait pas d’impacts irréversibles et graves sur la réserve de Grand-Lieu (étude du contexte local et comparaison avec des aéroports similaires dans le monde entier). Cette expertise a été fructueuse, car la question était simple, les experts étaient reconnus et le destinataire de l’expertise n’était pas en conflit d’intérêts.
Pour Notre-Dame-des-Landes, l’évitement a été mis de côté dans une optique TINA et des mesures de compensation ont été proposées. Un comité d’experts a été mis en place, il a rendu un rapport sévère – les mesures de compensation n’avaient pas de justification scientifique –, avec des conclusions recommandant de trouver 2 500 hectares pour compenser l’intégralité des dommages créés par le nouvel aéroport et la destruction de la zone humide. Par ailleurs, il y avait un conflit d’intérêts et un manque d’indépendance des parties, car la DREAL (direction régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement) était à la fois rédactrice des arrêtés de dérogations et maître d’ouvrage (construction d’une route). Cette expertise a échoué bien que les experts soient reconnus, car la question était complexe, le destinataire de l’expertise était en fort conflit d’intérêts et les conclusions de l’expertise étaient impossibles à mettre en œuvre.
Les forces de l’expertise pluridisciplinaire
Pour prendre des décisions démocratiques acceptables dans un contexte de désaccord, de valeurs et d’intérêts différents, il faut un débat triangulaire, experts, citoyens, politiques. C’est ce qui a été mis en œuvre pour l’élaboration du plan national de gestion des matières et déchets radioactifs. Un comité pluridisciplinaire a été mis en place avec le CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives), l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire), les producteurs de déchets, les ONG antinucléaires. De nombreux désaccords sont apparus, mais également des accords, notamment le processus de la gouvernance de la démarche. L’expertise a été suivie d’effets, car elle était pluraliste avec un mélange d’experts académiques et sociétaux.
La décision publique ne doit pas chercher à rendre les personnes heureuses, mais doit s’attacher à ce que chacun puisse bénéficier des droits qui lui sont reconnus, comme le stipule la charte de l’environnement : « chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé ».
De la dynamique des recommandations : qui reçoit les recommandations, que deviennent-elles, quels sont les éléments de blocage, de prise en compte ?
La deuxième partie de la journée, consacrée à la dynamique des recommandations, était animée par Denis Couvet, président de la FRB, avec tout d’abord l’intervention d’Emma Haziza, présidente de Mayane, centre de recherche-action sur la résilience et l’adaptation climatique, puis une table ronde composée d’Allain Bougrain Dubourg, président de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) et du Conseil d’orientation stratégique de la FRB ; de Romain Debray, responsable de l’Agence normande de la biodiversité et du développement durable ; de Chantal Jouanno, ancienne présidente de la Commission nationale du débat public et ancienne secrétaire d’État à l’écologie ; de Lionel Heurtin, membre de la Société nationale de protection de la nature (SNPN) et analyste ISR (investissement socialement responsable).
La recherche doit aller sur le terrain pour apporter des éclairages
Mayane a été créé en 2015 pour développer la recherche-action sur les territoires ; la rentabilité n’est pas au centre de ses objectifs, car une bonne recherche prend du temps et commence par un état de l’art pour s’appuyer sur l’existant. Dans le cas de l’analyse de la vulnérabilité au risque inondation à Nice, cet état de l’art a duré 6 mois, ce qui est très long pour un décideur. La première des missions est donc de faire comprendre l’intérêt de ce temps long. Les objectifs du projet peuvent aider, par exemple lorsque cette première phase permet de mieux accompagner les habitants, les entreprises, les services de la ville, qui sont tous vulnérables, pour rendre résilients les habitations, les bâtiments.
L’approche doit être pluridisciplinaire afin d’être pertinente sur le terrain. Les chercheurs au sein de Mayane collaborent fortement avec la recherche académique. Des partenariats internationaux sont développés, en particulier avec le Canada où les liens entre la recherche et la société sont plus poreux. En France, il peut y avoir des barrières disciplinaires ; ainsi, un hydrologue n’est pas un hydrogéologue et il est complexe de mêler sciences dures (mécanismes physiques) et sciences sociales et humaines (comportement, adaptation humaine).
Le chercheur doit-il être lanceur d’alerte ou attendre qu’on l’interroge ?
La science étant en concurrence avec toutes les autres sources d’information du grand public, il faut que les chercheurs donnent des chiffres, qu’ils forment les politiques, qu’ils sortent de la description de l’état de la biodiversité pour aller sur le terrain des recommandations, y compris en entrant dans les entreprises, par exemple dans les conseils d’administration.
Se pose la question des acteurs infréquentables : faut-il les ignorer ou travailler avec eux quitte à risquer son indépendance ou perdre son temps ? La question reste ouverte, mais discuter avec des personnes déjà convaincues ne fait pas avancer les choses : il y a donc un devoir d’alerte. Le scientifique doit sortir de son laboratoire.
En matière de communication, un autre point fait débat : faut-il utiliser des images fortes et anxiogènes à l’instar de ce qui est fait dans le cadre de la sécurité routière ou de la lutte antitabac ? De récents travaux sur l’irrigation, commentés par des journalistes ou des conférenciers, ont forcé les lobbys à prendre conscience de la complexité du monde, notamment du cycle de l’eau, en démontrant que les zones irriguées permettent certes de capter plus de carbone, mais qu’elles provoquent également une aridification, des émissions de méthane, qu’elles ont des conséquences sur le cycle de l’eau en aval, en particulier avec des risques d’inondations. Une étude de géophysique met ainsi en évidence que la Terre s’est désaxée de près de 80 cm en raison de la surexploitation des nappes phréatiques, au-delà de leur capacité de renouvellement (Seo et al., 2023). Cette complexité doit être abordée dans les recommandations pour faciliter la prise de conscience.
Il faut trouver des lieux de rencontre entre chercheurs et décideurs
Dans un monde où l’économie reste l’objectif prioritaire, bras armé du développement, il est nécessaire que les décideurs rencontrent les chercheurs pour rétablir le lien entre recherche et action. Les résultats de la recherche sont négociés par les parties prenantes et, transformés par ce processus, terminent chez les décideurs. Or les décideurs politiques n’ont reçu aucun enseignement sur la biodiversité au cours de leur parcours de formation. Ils ont un biais culturel énorme, avec une vision de l’homme, possesseur de la nature, qui sépare les espèces, les hiérarchise, les catégorise en espèces nuisibles et utiles. Ils n’ont aucune connaissance des écosystèmes, et leurs décisions sont prises au détriment de la biosphère, pourtant essentielle à notre survie à long terme.
Les travaux de la recherche percolent cependant dans certains lieux, comme les Agences régionales de biodiversité, les associations naturalistes, les think tanks, au sein desquels les chercheurs s’impliquent ou avec qui ils collaborent. La FRB est un de ces lieux avec son Conseil d’orientation stratégique composé de 36 structures regroupées en trois collèges, institutions publiques, industrie et société civile, dont l’objectif est de coconstruire des questions de recherche, de prendre connaissance des résultats scientifiques.
Comment s’assurer que les décideurs ne s’affranchissent pas de leurs devoirs ?
Les décideurs ont deux devoirs fondamentaux :
Leurs décisions doivent respecter le droit, ce qui n’est pas toujours le cas, les procès gagnés par de nombreuses associations devant le conseil d’État ou la Cour de justice de l’Union européenne en témoignant.
Les décideurs doivent écouter la science et doivent évoluer avec la société pour ne pas être en décalage par rapport à elle. Selon un récent sondage (BVA et OFB, 2022), 75 % des sondés considèrent que l’être humain fait partie de la biodiversité, 85 % pensent que leur vie dépend de la biodiversité, 39 % sont en attente d’informations sur leurs impacts, 32 % souhaitent avoir des bonnes pratiques pour savoir comment agir.
Or des décisions néfastes à la biodiversité continuent d’être prises. À Nevers, on maintient un feu d’artifice sur un pont à 300 m du lieu de nidification d’une espèce protégée de sternes. Le même mécanisme prévaut pour d’autres pratiques délétères comme les fauches précoces ou les coupes rases forestières. Mais le changement est possible ; ainsi, certaines mairies modifient leurs pratiques, comme en Touraine et à Grenoble où des feux d’artifice ont été annulés ou suspendus.
Des catégories d’acteurs avancent plus vite que d’autres, poussées ou non par la loi. Ainsi, le secteur financier est soumis à une réglementation, elle-même influencée par les scientifiques, qui l’oblige à donner des informations sur l’impact et la dépendance de ses portefeuilles à la biodiversité.
Si l’exécutif n’entend pas la science, est-ce une question de fond ou de forme ?
Quel que soit le sujet, il ne faut pas oublier le facteur humain et les incohérences au sein même des organisations qui peuvent protéger d’une main et détruire de l’autre. Il faut partir du principe que les décideurs n’ont pas de connaissance sur la biodiversité et que les rapports scientifiques en anglais ou les guides techniques trop longs ne les aident pas à se saisir du sujet. Pour sortir de cette ornière, le fond doit être enrobé de forme, pour capter les esprits.
Par exemple, l’entreprise Shell, régulièrement responsable de déversements importants de pétrole dans le monde et de violations des droits humains, a été pointée du doigt dans la presse financière. Cela a eu plus d’impact que bien des rapports très complets auxquels les investisseurs n’avaient pas accès.
L’effondrement des populations d’oiseaux ou de chauves-souris fait sourire les financiers. Il faut donc leur parler avec leurs mots, leur vocabulaire, ce que fait la Banque mondiale en affichant que 50 % du PIB mondial dépend de la biodiversité, que les services écosystémiques représentent 200 % du PIB mondial. L’IPBES démontre aussi que les solutions technologiques sont souvent plus chères que les solutions fondées sur la nature, sur la restauration des écosystèmes : la question est complexe, mais pas nécessairement le moyen d’action.
L’impact des tornades et tsunamis sur l’être humain est plus évident que l’impact de la disparition de l’outarde canepetière ou du vison d’Europe. Il peut être important de faire appel aux émotions, aux expériences des interlocuteurs, de trouver des alliés parmi eux, par exemple, des personnes sensibles aux oiseaux des jardins, aux sols, à la santé, aux communautés autochtones qui dépendent de certains paysages pour leur mode de vie.
Il faut ainsi bien comprendre à qui l’on s’adresse, élus locaux, entreprises, citoyens, pour les relier à leur propre capacité d’action, les mettre face à leur pouvoir et non face à leur impuissance. Il ne faut pas hésiter à utiliser des logiques marketing, pour rendre désirables des solutions positives.
Et maintenant ? Comment améliorer l’efficacité des trajectoires des recommandations scientifiques afin qu’elles soient transcrites en décisions ?
La troisième partie de la journée, consacrée à l’amélioration des recommandations, était animée par Hélène Soubelet, directrice de la FRB, et était composée des interventions de Nathalie Gimenes, docteure en sciences de gestion, consultante en stratégie et gouvernance d’entreprise, et Lucile Schmid, cofondatrice et vice-présidente du think tank « La Fabrique écologique ».
Faire entrer les enjeux de biodiversité et la connaissance dans les entreprises
La biodiversité entre dans l’entreprise par les politiques de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), en tant qu’enjeu de durabilité. La réglementation pousse à la prise en compte de l’enjeu environnemental, avec un défi collectif qui est la transformation des modèles économiques. La RSE a émergé aux États-Unis dans les années 1950. Elle est un « instrument » permettant de concilier recherche de profit et bien-être social. Elle constitue un processus d’autorégulation du monde des affaires, d’interface entre société et économie. Elle permet d’intégrer les objectifs de la société civile dans les entreprises, tout en faisant de la performance financière grâce à l’environnement.
La RSE peut être classée en quatre visions : fonctionnaliste – la RSE comme fonction sociale –, sociopolitique – la RSE comme relation de pouvoir –, culturaliste – la RSE comme produit culturel – et constructiviste – la RSE comme construction sociocognitive – (Gond et Igalens, 2014). Une analyse de 2 250 études académiques publiées de 1970 à 2014 montre que les critères extrafinanciers contribuent de manière positive à la performance financière des entreprises dans 62,6 % des cas, de manière négative dans seulement 10 % des cas et n’ont aucun effet dans 27,4 % des cas (Clark et al., 2015). D’après France Stratégie, il existe un écart de performance économique d’environ 13 % en moyenne entre les entreprises qui mettent en place des pratiques RSE et celles qui ne le font pas, en faveur des premières (Benhamou et al., 2016).
Les entreprises ont besoin d’un temps long pour changer leur façon de faire, mais le monde des affaires est dans le temps court. La question pour un dirigeant est donc de faire de la RSE un avantage compétitif, avec le développement d’outils de comptabilité intégrée : le climat, la biodiversité deviennent des dettes, des parties prenantes.
En premier lieu, il faut que les entrepreneurs comprennent le sujet (intellection). La norme ISO 26000 présente les 42 domaines d’action relatifs à la responsabilité sociétale des entreprises, la biodiversité n’en étant qu’un parmi tous. Ensuite, il faut que ces dirigeants portent le sujet (incarnation), qu’ils s’y investissent personnellement (implication), qu’il soit mis en œuvre concrètement (implémentation).
La RSE fait aussi l’objet de luttes de pouvoir entre les ONG et les entreprises, les premières dénonçant le green washing, les secondes se réfugiant derrière leurs actions de RSE pour contrer les attaques, en mettant en avant leur capacité à être sensibles à leur environnement et leur capacité d’apprentissage. Selon la théorie des parties prenantes (Hill et Jones, 1992), l’entreprise n’est pas seule sur son marché. Sa légitimité cognitive, pragmatique, morale lui est attribuée par la société qui lui donne le droit d’opérer. Il y a donc une coconstruction, dépendante des pays et des contextes, dont découlent les labels et les réglementations.
Le choix de l’Europe est de miser sur la finance durable pour accompagner les transitions, avec la Directive relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises, également appelée directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive, en anglais).
Réfléchir sur son reporting signifie réfléchir sur l’impact de ses activités sur la biodiversité. Dans les premières discussions de la CSRD, des indicateurs de biodiversité devaient être imposés pour faire de la biodiversité un enjeu matériel, c’est-à-dire mesurable. La science a alors été interpellée pour savoir comment mesurer, quoi mesurer, comment intégrer. En Europe et aux États-Unis, deux approches différentes se sont imposées, la matérialité financière (États-Unis) et la matérialité de l’impact (Europe).
Le devoir de vigilance devenant juridiquement opposable, les entreprises peuvent être assignées en justice. Elles doivent ainsi prévoir ce qui va arriver sur toute leur chaîne de valeur, y compris chez les fournisseurs. Sans stratégie RSE et sans engagement vis-à-vis de la biodiversité, il devient de plus en plus difficile de gagner des marchés publics, de recruter des collaborateurs.
Le défi des nouveaux modèles économiques et de consommation est de répondre à la question : comment faire quand la menace sur la biodiversité provient d’un comportement collectif et multifactoriel ?
Cela relance le débat récurrent sur le rôle de l’entreprise dans la société : certes, elle ne doit pas nuire, mais quel est son rôle dans la contribution à un monde meilleur ? Est-ce qu’elle a un rôle politique, au-delà de la performance financière et de la diminution de ses impacts ? Les entreprises à mission sont une évolution emblématique de ce mouvement, avec l’intégration de ces considérations dans leurs statuts. Volontairement, elles rendent donc ces objectifs opposables et prennent un risque.
La question ultime est sans doute : est-ce que les entreprises qui ont trop d’impacts devraient choisir de disparaître ? C’est sans doute radical, mais certaines ont choisi d’abandonner des produits dont elles ne pouvaient garantir la soutenabilité de l’approvisionnement. Par exemple, le MOB, un hôtel écologique, a limité sa croissance à 4 % (pour garantir la stabilité de l’emploi) et doit chaque année convaincre son conseil d’administration.
Les enjeux de biodiversité, les institutions et la société civile : l’administration a-t-elle été décervelée ?
Le think tank « La Fabrique écologique », créé il y a 10 ans par des agents de l’État et des personnalités de tous bords politiques, illustre la difficulté à transformer une recommandation en décision. Les démonstrations et recommandations, aussi opérationnelles, limpides, clairvoyantes, intelligentes qu’elles puissent être, sont rarement transformées en actions. Pourquoi ?
Quel que soit le monde professionnel auquel on appartient, la question de la conscience citoyenne est plus ou moins importante selon les individus. Ainsi, les décideurs publics sont très variés : élus nationaux, européens, agents d’une administration territoriale, nationale, européenne. Pour tester la compétence d’empathie d’un interlocuteur, il est possible de l’interpeller avec une question comme « Que feriez-vous si les baleines disparaissaient ? ». Face à ceux qui répondent « je n’agis pas » et ceux qui répondent « j’agis », les solutions sont opposées.
Il y a également un hiatus grandissant entre les fonctionnaires et les politiques. La pétition de l’Affaire du siècle, signée par 2,5 millions de Français, dit une chose simple : « nous voulons un autre État ». C’est un avis partagé par de nombreux fonctionnaires qui estiment que le niveau d’ambition des politiques sur les enjeux de la transition écologique n’est pas à la hauteur. Ils n’ont pas postulé pour être au service d’un État obsédé par le court terme, incarné par le « tweet du ministre ». Mais être lanceur d’alerte n’est pas toujours la solution.
Le passage à l’action est nécessaire, mais les scénarios sont différents en fonction du territoire et des acteurs en présence.
Donner de l’importance à l’écologie dans notre vie quotidienne et dans la vie démocratique, c’est respecter les savoirs, la controverse, les débats et les valeurs différentes. Mais en politique, on s’éloigne des savoirs, car ce ne sont pas eux qui assurent la reconnaissance par les pairs. Il faut remettre de la transdisciplinarité au sein de l’État.
Le problème vient aussi d’une écologie qui tombe d’en haut. Il faut redonner l’initiative et restituer la conscience citoyenne aux fonctionnaires.
Conclusion
Philip Roche, directeur de recherche à INRAE et chargé de mission Biodiversité au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, et Céline Liret, directrice scientifique d’Océanopolis et membre du Conseil d’orientation stratégique de la FRB, ont conclu la journée.
Le chercheur face aux injonctions de la société
Le savoir scientifique n’est pas forcément l’argument qui a le plus de poids. Une recommandation robuste peut ne pas être acceptable par la société et ne pas être reprise au plan politique. Même si la connaissance sur la biodiversité progresse, son cheminement est plus chaotique. Le premier écueil est le fait que la norme scientifique soit construite sur la production des savoirs, sur le test d’hypothèses, mais ce n’est pas ainsi que sont formés les décideurs ou le grand public.
Néanmoins, des avancées ont été obtenues, comme en témoigne la mise en place de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques. Aujourd’hui, de grandes évaluations scientifiques sont réalisées par elle et font l’objet de résumés pour décideurs, validés par les États, ce qui concourt à l’appropriation des messages et à une validation de l’interprétation scientifique. C’est sans doute ce qui manque à la trajectoire de la connaissance scientifique en France.
Cette journée a montré les responsabilités énormes qui pèsent sur les chercheurs qui doivent être à la fois excellents scientifiquement, pratiquer l’interdisciplinarité et discuter avec tout le monde. Tous ne peuvent pas le faire et des médiateurs, comme la FRB, sont nécessaires pour transformer la connaissance produite en préconisations.
Les médiateurs scientifiques au cœur de la décision
La pluridisciplinarité implique que différentes disciplines en sciences dures, en sciences économiques ou sociales se concertent, que la connaissance se décloisonne, que les enjeux de biodiversité entrent dans les entreprises. Ensuite, le débat, la controverse, l’esprit critique doivent prévaloir. Pour que les acteurs s’approprient les résultats de la recherche, il est essentiel de territorialiser les enjeux et de privilégier des entrées par l’émotion et la participation. La décision pourrait également prendre son temps pour débattre, échanger et se remettre elle-même en question. La complexité de la biodiversité et de ses interactions doit être comprise et ne doit pas être éludée : l’aborder avec des acteurs éloignés de ce champ disciplinaire est un enjeu, y compris pour des questions de langage et de références.
La transition n’est pas facile, il y aura des gagnants et des perdants, car il s’agit de baisser un niveau de production de ressources au profit d’autres contributions, comme la régulation du climat, la qualité de l’eau ou la fertilité des sols.
La journée a permis de mettre en scène des acteurs de la médiation et des artistes pour mieux comprendre les enjeux et faciliter le dialogue. La FRB, notamment à travers son Conseil scientifique et son Conseil d’orientation stratégique, pourrait être un espace pilote afin d’apprendre aux acteurs et aux chercheurs à trouver les briques nécessaires pour créer et maintenir le dialogue.
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Citation de l’article : Soubelet H., 2024. Des recherches sur la biodiversité à la décision. Quel statut pour les recommandations ? Nat. Sci. Soc. 32, 3, 330-339. https://doi.org/10.1051/nss/2025001
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