Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 27, Number 2, Avril/Juin 2019
Dossier « Le groupe des Dix, des précurseurs de l'interdisciplinarité »
Page(s) 205 - 211
Section Vie de la recherche – Research news
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2019029
Published online 26 August 2019

© NSS-Dialogues, EDP Sciences 2019

Ambivalence de la collaboration

La collaboration en science n’est assurément pas une nouveauté. Farrell (2001), par exemple, a montré le rôle majeur des cercles collaboratifs dans l’élaboration de nouvelles manières de voir, de penser et de faire, dans de nombreuses activités dont la recherche scientifique.

Les collaborations entre chercheurs ont cependant acquis ces dernières années des proportions et une visibilité sans précédent (Leahey, 2016). À rebours de l’image du savant solitaire, le chercheur ou la chercheuse est ouvertement devenu un homme ou une femme de réseau, qui voyage à l’étranger, publie avec d’autres et communique désormais sur les réseaux sociaux. Il ou elle collabore en permanence. Les politiques de la recherche, de l’échelle des centres universitaires à l’échelle nationale et européenne, l’y encouragent fortement (Bammer, 2008 ; van Rijnsoever et Hessels, 2011). Toutes les disciplines sont concernées, même si l’engouement collaboratif a été plus précoce dans certaines, comme la physique de la haute énergie (Knorr Cetina, 1999), et si les collaborations y prennent des formes différentes. La collaboration est largement présentée comme « une bonne chose » (Katz et Martin, 1997) et est même devenue un impératif (Leahey, 2016 ; Bozeman et Boardman, 2014) voire un mantra (Macfarlane, 2017).

Cette montée en puissance des collaborations scientifiques et de leur visibilité a fait émerger en sociologie des sciences de nouveaux champs de recherche, les « collaboration studies » (Parker et al., 2010) et la « science of team science » (Stokols et al., 2008). Leur objectif est de clarifier les concepts et d’identifier les modalités des collaborations et leurs effets sur les connaissances produites, les identités professionnelles et les relations entre science et société. Les recherches menées ont montré la difficulté à définir les frontières de la collaboration et à en proposer une définition consensuelle (Katz et Martin, 1997). Nous retiendrons ici celle qu’a proposée Hackett (2005, p. 671, notre traduction) : « la collaboration est une famille de relations de travail délibérées entre au moins deux personnes, groupes ou organisations. Elle vise à partager une expertise, de la crédibilité, des ressources matérielles et techniques, du capital social et symbolique. » Les recherches soulignent l’importance des échanges dans le phénomène collaboratif, qui repose in fine sur l’existence de différences entre les collaborateurs. Selon la formule de Hirsch Hadorn et al. (2010, p. 446), « collaborations are all about harnessing difference1 ». Mais les différences qui fondent l’intérêt de la collaboration et peuvent de ce fait être qualifiées de « productives » (Bammer, 2008) s’accompagnent généralement de différences, par exemple dans les objectifs, les méthodes ou les façons d’être, susceptibles, elles, d’entraver la collaboration (Bammer, 2008). Collaborer a un coût et comporte des difficultés et des risques inégalement répartis entre les participants (Katz et Martin, 1997 ; Bozeman et Boardman, 2014 ; Leahey, 2016). D’autres auteurs soulignent que la collaboration peut prendre des sens très différents et même opposés : elle signifie travailler avec d’autres dans un objectif commun, mais aussi pactiser avec l’ennemi en trahissant les siens, sens qui s’est incarné en Europe après la Seconde Guerre mondiale dans la figure honnie du « collabo » (Shrum, 2010). Macfarlane (2017) distingue dans la collaboration un gradient moral qui va du partage gratuit au parasitisme. Ces travaux invitent à une approche plus symétrique de la collaboration, qui envisage aussi sa face sombre et ses difficultés (Katz et Martin, 1997).

Les collaborations transdisciplinaires, entre travail de liaison et travail de démarcation

Si la terminologie n’est pas stabilisée, de nombreux auteurs s’accordent aujourd’hui pour qualifier de transdisciplinaires les collaborations orientées vers la résolution de problèmes concrets qui associent des chercheurs et des acteurs extérieurs à la sphère académique (Wickson et al., 2006 ; Hirsch Hadorn et al., 2008). Ces collaborations sont elles aussi en plein essor (Hirsch Hadorn et al., 2008 ; Landström, 2017), en particulier dans les sciences de l’environnement et de la durabilité (Wickson et al., 2006 ; Fam et al., 2017). La transdisciplinarité apparaît comme une réponse adéquate à la prolifération de problèmes d’environnement caractérisés par leur complexité, un degré d’incertitude élevé, la diversité des points de vue et l’ampleur des enjeux (Hirsch Hadorn et al., 2010) : l’idée prévaut aujourd’hui selon laquelle les chercheurs seuls ne peuvent pas appréhender correctement de tels problèmes.

Ils doivent donc montrer qu’ils sont en prise avec les problèmes du moment et établir leur capacité à travailler avec d’autres types d’acteurs. Mais ils doivent aussi continuer à se démarquer d’autres activités comme le militantisme environnemental ou l’élaboration de politiques publiques. Leurs collaborations avec des acteurs non académiques s’inscrivent dans l’espace étroit que dessine cette double exigence : exigence de liaison, d’une part, pour démontrer leur utilité et leur pertinence sociales ; exigence de démarcation (Gieryn, 1983), d’autre part, pour préserver la possibilité d’affirmer l’existence d’une frontière entre la science et d’autres activités, dont dépend leur crédibilité.

En dépit de leur importance croissante, les collaborations transdisciplinaires sont assez mal documentées et difficiles à saisir. Sont principalement utilisées pour étudier les collaborations des analyses bibliométriques consistant à tracer les copublications (Katz et Martin, 1997 ; van Rijnsoever et Hessels, 2011 ; Bozeman et Boardman, 2014). Or, la copublication est un indicateur partiel et très imparfait de la collaboration (Katz et Martin, 1997), notamment pour aborder les collaborations transdisciplinaires, dont une part difficilement évaluable mais certainement importante ne se traduit pas par des copublications et est de ce fait occultée par les analyses bibliométriques. Il faut alors employer d’autres méthodes. Landström (2017) a ainsi recueilli des récits de personnes impliquées dans des collaborations transdisciplinaires autour de la gestion d’une rivière pour saisir en quoi elles consistent, leurs apports et leurs problèmes propres.

Une enquête et des rencontres pour explorer et encourager les collaborations entre chercheurs et gestionnaires d’espaces naturels protégés

L’enquête nationale menée en 2016 et en 2017 par la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB) sur les collaborations entre chercheurs et gestionnaires d’espaces naturels protégés (ENP) s’inscrit dans ce contexte de multiplication des collaborations, en particulier transdisciplinaires, et des études à leur sujet. Ces collaborations sont anciennes, du fait notamment du rôle des chercheurs dans la création de certains ENP et dans leurs instances de gestion (conseils scientifiques). Elles sont particulièrement développées, notamment parce que les gestionnaires ont constitué des séries de données qui suscitent l’intérêt des chercheurs en sciences de la vie, parce que les ENP offrent des terrains de recherche relativement stables et parce que leur diversité permet la comparaison entre des territoires anthropisés selon des modalités et à des degrés très variables. Elles sont aussi fortement encouragées à la fois par les institutions de la recherche pour les raisons évoquées précédemment, et par les institutions de la nature, pour lesquelles le lien avec la recherche constitue une source essentielle de légitimité. Les ENP sont ainsi volontiers présentés comme des territoires d’accueil privilégiés de la recherche, ou des « laboratoires de plein air ». Pour autant, les collaborations entre chercheurs et gestionnaires ne sont pas systématiques. Les gestionnaires ignorent parfois le contenu voire l’existence des recherches menées sur leur territoire et certains d’entre eux mènent des recherches avec les seules forces de leur institution. Lorsque des collaborations existent, leur établissement et leur maintien dans le temps demandent de la part des uns et des autres un investissement constant.

Ces collaborations et leurs difficultés ont suscité un ensemble de réflexions et de travaux, en augmentation depuis 2010 et qui se sont pour la plupart focalisés sur certains organismes de recherche ou certains ENP. Elles ont en particulier été abordées en ce qui concerne le Conservatoire du littoral (Chenat et al., 2004) et les réserves de biosphère (Cibien, 2006). Des enquêtes récentes ont visé les collaborations entre l’Inra et les parcs (Mollard, 2012), les modalités de collaborations entre chercheurs et gestionnaires dans les aires marines protégées (2015)2 et les relations entre recherche et parcs naturels régionaux (2016-2017)3.

Il manquait toutefois un panorama général des collaborations entre chercheurs et gestionnaires d’ENP en France. Un premier groupe de réflexion sur les relations entre recherche et gestion, constitué dans le cadre de l’Institut français de la biodiversité, avait été actif en 2007 et en 2008. Son travail avait permis de souligner l’importance de trois grandes thématiques : la formation des gestionnaires à la recherche et des chercheurs à la fourniture d’une aide à la décision, le rôle des médiateurs entre recherche et gestion, le fonctionnement des conseils scientifiques (Cibien et al., 2010). Mais il n’avait pas pu mener d’enquête spécifique et n’avait pas produit de données globales sur les collaborations.

Une méthode d’enquête mixte a cette fois-ci été mise en place par la FRB : une enquête quantitative par questionnaires « en miroir » auprès d’un échantillon de chercheurs (n = 185) et de gestionnaires (n = 115), et une enquête qualitative par entretiens semi-directifs auprès de neuf binômes de chercheurs et de gestionnaires ayant récemment collaboré (Mazard, 2017). L’enquête quantitative a fourni une vision d’ensemble des collaborations et l’enquête qualitative a permis d’approfondir les modalités et les facteurs d’établissement et d’évolution des collaborations4. Les résultats ont été présentés et discutés lors des 2es rencontres Espaces naturels protégés et recherche en 20175. Durant ces rencontres, des ateliers mêlant des chercheurs et des gestionnaires ont cherché à dégager des recommandations pour développer leurs collaborations. L’ensemble du travail a d’emblée et résolument associé des membres des deux groupes professionnels et résulte donc lui-même de collaborations transdisciplinaires.

Une communauté de pratique entre science et gestion de la nature

La question de savoir comment des acteurs issus de plusieurs mondes sociaux parviennent à collaborer en dépit de leurs différences a beaucoup occupé les sociologues ces dernières décennies. Leur principale réponse a consisté en une série de concepts-frontières – objets-frontières (Star et Griesemer, 1989), organisations-frontières (Guston, 2001), zones frontières (Kohler, 2002) : des objets, des organisations et des espaces permettent à des mondes sociaux de se rencontrer, d’échanger et de se transformer tout en restant distincts, assurant à la frontière sa double fonction de rencontre et de séparation. Les professionnels qui circulent entre recherche scientifique et gestion de la nature peuvent être appréhendés comme une communauté de pratique transdisciplinaire. Les communautés de pratique sont définies comme des ensembles de personnes désireuses de résoudre un problème en mettant en commun leurs connaissances respectives (Wenger et al., 2002). Elles se caractérisent dans le cas des communautés transdisciplinaires par l’hétérogénéité de leurs membres (Cundill et al., 2015).

Dans le cas des chercheurs et des gestionnaires, cette hétérogénéité est cependant modérée. Certes, chercheurs et gestionnaires appartiennent à deux groupes professionnels distincts, pourvus d’objectifs, de méthodes et de valeurs propres, mais une proportion significative de gestionnaires les plus en lien avec les chercheurs ont eu une expérience plus ou moins poussée de la recherche et, symétriquement, certains chercheurs connaissent assez bien le monde de la gestion de la nature, pour le fréquenter depuis longtemps ou pour y avoir effectué un passage. Une même personne peut même assumer simultanément les deux fonctions, bien que cela reste exceptionnel (pour un exemple, voir Marion et Hubert, 2002). La frontière en question est ainsi particulièrement poreuse.

Pour autant, cette communauté n’est pas exempte des rapports de pouvoir et des inégalités qui caractérisent les communautés de pratique transdisciplinaires (Cundill et al., 2015). Ces rapports de pouvoir existent entre chercheurs et gestionnaires, du fait de leur différence de statut professionnel, même si le fait que les collaborations se déroulent pour l’essentiel sur le terrain des gestionnaires tend à les atténuer. Les chercheurs n’ont par ailleurs pas le même accès aux collaborations transdisciplinaires et pas la même expérience de la transdisciplinarité en fonction notamment de leur discipline et de leur stade d’avancement dans la carrière (Landström, 2017). Les gestionnaires ont eux aussi des accès inégaux aux collaborations avec les chercheurs, parce que leurs ENP sont inégalement visibles par le monde de la recherche (voir Cibien [2006] pour les réserves de biosphère) et qu’ils ont des moyens très variables à consacrer aux liens avec les chercheurs et des statuts qui accordent une importance plus ou moins grande à la connaissance scientifique. Des deux côtés, certains peinent donc à développer des collaborations transdisciplinaires : c’est notamment le cas des chercheurs en sciences humaines et sociales (avec des exceptions notables, comme le GIS HomMer6 qui a constitué jusqu’à présent un forum original et actif), du fait de la rareté des gestionnaires formés à ces disciplines dans plusieurs types d’ENP ; et également des gestionnaires qui travaillent dans des ENP faiblement dotés en moyens humains et financiers ou très récents.

Diversité des pratiques collaboratives

La diversité des pratiques collaboratives est sans doute un des principaux enseignements de l’enquête de la FRB et des rencontres de Montpellier en 2017.

Diversité, d’abord, des acteurs. Elle apparaît déjà dans l’enquête de la FRB, bien que celle-ci se soit focalisée sur les relations entre les chercheurs et les responsables scientifiques ou ceux qui en font office dans les ENP (par exemple les responsables des services scientifiques lorsqu’ils existent ou les conservateurs des réserves naturelles). Or, bien d’autres personnes interviennent dans les collaborations : des agents de terrain des ENP, mais aussi des financeurs, des acteurs locaux, des élus, avec une place variable selon le statut et dans une moindre mesure l’histoire des ENP (Enengel et al., 2012). Cette diversité d’acteurs est davantage apparue lors des rencontres, les 111 participants comptant 43 % de chercheurs, 37 % de gestionnaires d’ENP, 15 % de représentants d’institutions et 5 % de personnes membres d’associations, de bureaux d’étude ou venues à titre personnel. La présence d’étudiants de master, de doctorants et de post-doctorants était également notable. C’est là une autre caractéristique de cette communauté : elle est constituée pour une part significative d’étudiants et de débutants, particulièrement attirés par la transdisciplinarité et ses perspectives d’ouverture mais aussi particulièrement exposés à ses risques (Tress et al., 2009).

Diversité, ensuite, des cadres collaboratifs. L’accent a été mis, dans les ENP français, sur la création de conseils scientifiques, devenue presque systématique (Quayle, 2015). Mais d’autres cadres permettent le développement de collaborations entre chercheurs et gestionnaires. C’est par exemple le cas des programmes transdisciplinaires, des structures fédératives comme les zones ateliers du CNRS et du co-encadrement de travaux d’étudiants. Des formules d’accueil de chercheurs dans les ENP (« chercheurs en résidence ») et, symétriquement, de gestionnaires dans les laboratoires de recherche, commencent à voir le jour mais restent, à notre connaissance, relativement marginales. Ces cadres influencent la continuité, la pérennité et le périmètre des collaborations. Ainsi, les conseils scientifiques tendent à favoriser des collaborations ponctuelles (les échanges se concentrent lors des quelques séances annuelles), sur le long terme (les conseils scientifiques sont créés pour durer) et sur des périmètres larges (ils interviennent sur des thématiques extrêmement variées). À l’inverse, les programmes de recherche transdisciplinaires favorisent des relations plus continues, sur une durée limitée à celle du programme et sur une thématique bien circonscrite. Les espaces naturels protégés peuvent dans une certaine mesure combiner ces différents cadres, en fonction des moyens humains et financiers dont ils disposent. Dans les faits, seuls les ENP les mieux dotés parviennent à tirer parti de cette diversité de possibilités et à ne pas se reposer sur leur seul conseil scientifique pour nouer des liens avec les chercheurs.

Diversité, enfin, des modèles collaboratifs, identifiés en examinant la part respective des chercheurs et des gestionnaires dans la réalisation des étapes de la recherche, de la formulation du problème à la diffusion des résultats (Enengel et al., 2012 ; Mazard, 2017). Trois modèles principaux se dégagent : un modèle scientifico-centré, orienté vers la production de connaissances académiques et où la majorité des étapes sont effectuées par les chercheurs ; un modèle pratico-centré, orienté vers la résolution d’un problème de gestion et où les gestionnaires maîtrisent la majorité des étapes ; un modèle hybride, qui vise à la fois à produire des connaissances académiques et à répondre à une préoccupation de gestion et où les étapes sont majoritairement réalisées conjointement par les chercheurs et par les gestionnaires. L’examen d’un ensemble de recherches ayant associé des chercheurs et des gestionnaires montre que le modèle hybride, généralement considéré comme idéal, est loin d’être le seul. Nombre de collaborations ne visent pas à résoudre une question ou un problème des gestionnaires et correspondent mal à la définition habituelle de la transdisciplinarité (Wickson et al., 2006 ; Hirsch Hadorn et al., 2008). L’enquête indique par ailleurs que le niveau de satisfaction des chercheurs et des gestionnaires dépend moins du modèle dont relèvent leurs collaborations que de l’alignement de leurs attentes respectives. Des gestionnaires se disent par exemple satisfaits de collaborations scientifico-centrées, et des chercheurs de collaborations pratico-centrées.

Complexité des pratiques collaboratives

Peut-on identifier pourquoi les chercheurs et les gestionnaires collaborent ou pas et pourquoi ils procèdent de telle ou telle manière ? Quels sont, en d’autres termes, les facteurs des collaborations ? L’enquête a mis en évidence l’influence de facteurs structurels, institutionnels et personnels.

Les facteurs structurels sont d’une part le manque chronique et croissant de moyens auquel sont confrontés à des degrés divers les ENP et les laboratoires de recherche et, d’autre part, le mode d’évaluation des chercheurs, essentiellement fondé sur les publications académiques. Or, les possibilités de publication qui rendent compte des recherches transdisciplinaires demeurent relativement limitées et la communauté de chercheurs rompus à ces recherches et à même de les évaluer est réduite (Wickson et al., 2006). Le développement actuel des recherches transdisciplinaires donne toutefois à penser que cette situation, déjà décrite au début des années 2000 (voir Marion et Hubert, 2002) devrait évoluer. Quant au manque de moyens, il exerce plusieurs effets sur les collaborations : il limite leur nombre, certains projets étant abandonnés faute de ressources et il les oriente vers les sujets qui apparaissent les plus « solvables », au détriment parfois de questions qui intéressent les gestionnaires mais qu’ils ne parviennent pas à financer. Il incite également à faire réaliser les recherches par des étudiants, à la fois moins coûteux et plus disponibles que les chercheurs expérimentés.

La visibilité des ENP pour les chercheurs constitue un premier facteur institutionnel. Elle dépend en particulier de leur statut, de leur ancienneté, de leur localisation géographique et de leur histoire collaborative, certains ENP ayant plus fortement que d’autres investi dans ce domaine. La reconnaissance institutionnelle de l’importance des collaborations joue aussi. Or elle n’est pas acquise, ni du côté des institutions de recherche, ni du côté des institutions de la nature, quel que soit le niveau considéré (de l’ENP ou du laboratoire aux ministères et aux agences nationales). Certains chercheurs notent cependant que leurs institutions, y compris lorsqu’elles sont plutôt orientées vers la recherche fondamentale, reconnaissent davantage que par le passé l’intérêt de travailler avec des acteurs non académiques. L’institutionnalisation de la collaboration (par exemple sous forme d’une convention) peut également influencer son déroulement, au demeurant dans des sens opposés : elle peut être ressentie comme inutilement pesante et bureaucratique, mais elle peut aussi rassurer les protagonistes en précisant les droits et devoirs de chacun et en prévoyant des sanctions en cas de transgression des règles (Harris et Lyon, 2013), notamment à des moments cruciaux comme le démarrage de la collaboration ou un tournant lié au départ ou à l’arrivée d’un collaborateur.

À ces facteurs structurels et institutionnels s’ajoutent des facteurs personnels. L’enquête a souligné l’importance des binômes dans le développement des collaborations, déjà mise en évidence pour les cercles collaboratifs (Farrell, 2001). Les personnes ont d’autant plus de facilité à établir et à maintenir une collaboration qu’elles se connaissaient déjà, par exemple pour avoir effectué une partie de leur formation initiale ensemble, ou qu’elles partagent un attachement fort à des activités, des personnes ou des territoires. Ces différentes formes de proximité, en général moins fréquentes avec les chercheurs en sciences humaines et sociales qu’avec les chercheurs en sciences de la vie et de la terre, favorisent une confiance essentielle pour les collaborations (Harris et Lyon, 2013). Le travail mené pointe de manière générale l’importance des aspects affectifs dans les collaborations, avec ce que cela implique de complexité et d’imprévisibilité. L’enquête a également montré le rôle majeur de certaines personnes dans l’établissement et le maintien de collaborations. C’est le cas des animateurs des conseils scientifiques, dont la disponibilité et les qualités personnelles influencent fortement la capacité des conseils à rapprocher effectivement les chercheurs et les gestionnaires. L’investissement de chercheurs seniors reconnus dans les collaborations transdisciplinaires peut par ailleurs exercer un effet d’entraînement sur leurs jeunes collègues, en les convainquant qu’il s’agit là d’une voie d’avenir.

Les collaborations apparaissent en définitive comme des processus dynamiques, qu’il faut se donner les moyens de saisir dans la durée, par des enquêtes longitudinales ou par le recueil de récits sur leur histoire longue. Seule une étude des trajectoires collaboratives des individus et des institutions peut permettre de comprendre comment s’articulent, dans la durée, les cadres et les modèles collaboratifs, et de savoir si des profils collaboratifs individuels et institutionnels émergent (par exemple des profils de chercheurs qui persévèrent dans un modèle collaboratif, ou au contraire de chercheurs qui combinent plusieurs modèles, simultanément ou successivement).

Quelles perspectives et quelles recommandations ?

L’enquête de la FRB et les rencontres qui ont suivi ont livré un premier panorama national des collaborations entre chercheurs et gestionnaires d’ENP, de leurs modalités, de leurs apports et de leurs difficultés. Ces actions ont cherché à documenter ces collaborations dans leur complexité et leur diversité, au-delà des quelques exemples que chacun peut avoir en tête. Des zones d’ombre et des questions demeurent, seule une partie des acteurs ayant été interrogés. Les difficultés spécifiques soulevées par les collaborations en sciences humaines et sociales et celles rencontrées par les étudiants mériteraient par ailleurs d’être approfondies. Il conviendrait aussi de resituer le « cas » français dans un contexte au moins européen, pour comprendre l’importance singulière prise dans ce pays par les conseils scientifiques.

Le travail coordonné par la FRB visait non seulement à analyser les collaborations entre chercheurs et gestionnaires mais aussi à les encourager. Il s’inscrit dans la tendance actuelle à promouvoir et développer les collaborations transdisciplinaires et a débouché sur une série de recommandations (FRB, 2018). Formuler des recommandations suppose de déterminer ce qu’est une collaboration réussie, ce qui n’a rien d’évident (Wickson et al., 2006). Le parti a été pris dans ce travail de privilégier le critère de satisfaction à la fois des chercheurs et des gestionnaires. Ce choix a conduit à ce qu’une partie des recommandations vise à favoriser les échanges tout au long des processus collaboratifs, ainsi que la réflexivité des personnes et des institutions engagées dans ces processus. Certaines discussions lors des rencontres ont rappelé que d’autres priorités, comme la réalisation des objectifs de préservation de la biodiversité, auraient pu être privilégiées.

Références


1

« Les collaborations consistent avant tout à tirer parti des différences » (notre traduction).

2

Enquête commandée par l’Agence des aires marines protégées à Systema environnement et réalisée via des questionnaires en ligne. 20 gestionnaires et 34 chercheurs de métropole et d’outre-mer y ont répondu. Ses résultats ont été présentés lors du 3e colloque national des aires marines protégées qui s’est tenu du 6 au 8 octobre 2015 à Brest (http://www.aires-marines.fr/3e-colloque-national-des-aires-marines-protegees).

3

Enquête menée par le Conseil d’orientation recherche et prospective (CORP) de la Fédération des Parcs naturels régionaux de France (FPNRF). 46 Parcs naturels régionaux (PNR) sur 51 y ont contribué.

4

La méthode et les résultats sont présentés en détail dans Chercheurs et gestionnaires d’espaces naturels protégés: des liens à construire (FRB, 2018).

5

Ces rencontres organisées les 16 et 17 novembre 2017 par la Fondation pour la recherche sur la biodiversité, l’Agence française pour la biodiversité, Réserves naturelles de France et Irstea, avec le soutien de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage, avaient pour thème « État des lieux et perspectives de coopération entre chercheurs et gestionnaires ».

Citation de l’article : Arpin I., Ronsin G., Aubertie S., Collin A., Landrieu G., Le Bastard A.-M., 2019. La transdisciplinarité en pratique. Les collaborations entre chercheurs et gestionnaires d’espaces naturels protégés. Nat. Sci. Soc. 27, 2, 205-211.

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