Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 32, Number 3, Juillet/Septembre 2024
Dossier « L’évaluation des jeux sérieux sur les thématiques agro-environnementales, territoriales et alimentaires »
Page(s) 340 - 346
Section Vie de la recherche – Research news
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2025005
Published online 06 February 2025

© S. Boudia et N. Herran, Hosted by EDP Sciences

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

Les dispositifs d’observation et de surveillance de l’environnement – du climat, de la biodiversité ou des écosystèmes – sont des infrastructures-clés du régime contemporain de production de savoirs scientifiques. Basés sur la collecte massive de données, orientés vers la prédiction et l’anticipation de perturbations de l’environnement dans le cadre de régimes d’expertise, ces dispositifs sont à l’origine d’alertes, de diagnostics établis aujourd’hui sur l’état de la planète et de visions d’ensemble qui en découlent, comme celles de l’Anthropocène ou de la « grande accélération » (Bonneuil et Fressoz, 2013 ; Steffen et al., 2007 ; McNeill et Engelke, 2014). Ces dispositifs sont également devenus des objets de recherche par des chercheurs du champ des études sur les sciences et les techniques (Science and Technology Studies [STS]), qui ont commencé à analyser, à partir de perspectives historiques et sociologiques, leur développement, le type d’acteurs qui les ont portés, les logiques épistémiques à l’œuvre, leurs usages, leur fonctionnement et leur maintenance (Edwards, 2010 ; Turchetti et Roberts, 2014 ; Herran, 2022).

À l’heure des changements globaux, anthropiques et climatiques, qui affectent notre planète avec des catastrophes récurrentes et des effets en cascade (mégafeux, sécheresse, inondations…), quel est le rôle de ces systèmes d’observation et de surveillance et des données qu’ils produisent ? Répondre à une telle question nécessite d’abord une compréhension du déploiement et du fonctionnement de ces systèmes, de leurs apports et limites. Pour cela, une journée d’étude interdisciplinaire a été organisée, le 22 juin 2022 à l’Université Paris-Cité, par Soraya Boudia et Nestor Herran, historiens et sociologues des sciences, des techniques et de l’environnement, intitulée « Réseaux et infrastructures de surveillance de l’environnement. Techniques, données et politiques1 ». Cette journée a réuni des chercheurs de différents champs disciplinaires2 pour croiser leurs perspectives, établir un état de l’art sur les enjeux, dynamiques et tensions à l’œuvre dans la genèse, le déploiement et le fonctionnement des réseaux et infrastructures d’observation et de surveillance de l’environnement, et dégager des questions communes qui pourraient faire l’objet de recherches interdisciplinaires futures.

Les discussions ont été organisées en quatre volets, autour desquels cet article est organisé : la caractérisation de la surveillance environnementale à partir d’une perspective historique, la matérialité des infrastructures, l’action publique sur les risques et les approches citoyennes et participatives dans ces pratiques. Une table ronde a clôturé la journée pour mettre en discussion les principaux points abordés lors de cette journée, table ronde à laquelle ont pris part Bernadette Bensaude-Vincent, philosophe des sciences et professeure émérite de l’Université de Paris-I, Laurence Eymard, directrice de recherche CNRS émérite en océanographie et climatologie à Sorbonne Université, Stéphane Guillot, géologue directeur adjoint scientifique de l’Institut national des sciences de l’Univers (INSU) du CNRS, et Fabien Locher, historien des sciences au CNRS.

Une mise en perspective historique

Le premier volet de la rencontre a été consacré à l’intérêt de considérer les enjeux des réseaux d’observation et de surveillance dans la longue durée. Un des résultats partagés par plusieurs travaux concerne le lien étroit entre le développement de la surveillance de l’environnement et le contexte de la guerre froide, une période au cours de laquelle la connaissance de la planète, de ses constituants physicochimiques et de ses ressources faisait partie de la mise en place de l’hégémonie globale des États-Unis (Dahan et Pestre, 2004). Malgré une première mise en réseau de stations d’observation géomagnétique et météorologique, dès le XIXe siècle, c’est à partir de la deuxième moitié du XXe siècle que les réseaux d’observation et d’étude de l’environnement se multiplient grâce aux développements de nouvelles techniques – radars, sonars, satellites – et à la capacité de calcul des ordinateurs numériques, qui permettent une collecte et un traitement de données à grande échelle. Depuis les années 1970, une explosion de la surveillance accompagne la montée en puissance de la question environnementale dans l’espace public et se matérialise par un important investissement dans des infrastructures ainsi que par une prolifération et une diversification des acteurs impliqués dans leur fonctionnement et leurs usages. Cette multiplication de réseaux a mené à l’émergence de différentes visions de l’environnement et des politiques dont il doit être l’objet, qui vont de la conception de la planète comme un tout ou comme un ensemble d’écosystèmes locaux, du projet de maîtrise à une critique radicale de notre rapport à la nature. Il en résulte une difficulté à construire une perspective commune et des controverses et débats qui se renouvellent régulièrement (Boudia, 2016).

Pour explorer plus avant l’importance d’une mise en perspective historique des réseaux de surveillance, David Aubin, historien des sciences à Sorbonne Université, a proposé une analyse de ces réseaux sur la longue durée, en revenant sur le déploiement des réseaux d’observation astronomique au XIXe siècle et sur des pratiques et des relations qui préfigurent celles des réseaux de l’observation environnementale contemporaine (Aubin, 2015). Des dynamiques observées dans ces systèmes – comme la participation des militaires, l’importance des controverses pour leur reconfiguration et la participation du public, ou la définition des enjeux en rapport avec des aspects économiques (Herran, 2022) – ont été aussi prédominantes dans la mise en réseau des observatoires astronomiques. Le cas de l’Observatoire de Paris (Deias, 2020) montre, en effet, que ces dynamiques sont aussi présentes au XIXe siècle, au moment où les observatoires commencent à travailler de concert et que leurs observations sont mises au service de l’expansion coloniale européenne. Leur mise en réseau devient une pratique courante à partir du XXe siècle, en synchronie avec le développement du monitoring environnemental contemporain.

Les études historiques et comparées de la mise en réseau de systèmes d’observation font émerger une tension essentielle entre « sciences du terrain » et « sciences de laboratoire » (Kohler, 2002). Leur activité se développe en effet à l’intersection de ces deux types de pratiques. Elle est rendue possible grâce à la circulation d’instruments, d’échantillons et de données entre différents lieux, connectant les échelles locale et globale. Cette superposition des échelles a parfaitement été illustrée par Sebastian Grevsmühl, historien des sciences au CNRS, à partir de l’exemple de l’observation et la surveillance de l’ozone stratosphérique et du dioxyde de carbone atmosphérique (Grevsmühl, 2014). En effet, l’étude de la chimie de l’atmosphère était basée sur le travail de petits observatoires (comme ceux du British Antarctic Survey ou l’observatoire du Mauna Loa à Hawaii), mais la pertinence de leur production est liée à leur articulation avec des réseaux globaux de recherche appartenant à un mode d’organisation plus proche de la big science, comme les recherches satellitaires sur l’atmosphère de la NASA pour le cas de l’ozone ou les travaux scientifiques coordonnés par le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) sur le dioxyde de carbone. Par l’intégration dans ces réseaux, souvent transnationaux, la construction du monitoring environnemental emprunte également à des dynamiques habituelles de coopération internationale, comme celles associées à la standardisation.

Les données résultant de ces réseaux sont hybrides, issues de pratiques aux croisements de celles de recherches en laboratoire et de terrain. Cela rapproche les opérations effectuées des pratiques de la big science, où la recherche est à la fois dirigée par les instruments (instrument-driven research) et la collecte massive de données (data-driven research), cette dernière étant devenue un objectif en soi (Aronova et al., 2010). Une tendance à laquelle il n’est possible d’échapper que par une visualisation créative des données et son inscription dans des récits scientifiques plus globaux, comme ceux du trou d’ozone ou du réchauffement global.

Une approche par les infrastructures

Dans un deuxième temps, les débats ont porté sur l’intérêt d’étudier l’observation et la surveillance environnementale en questionnant la matérialité des instruments et des infrastructures. L’extension des réseaux de surveillance est avant tout un processus de déploiement matériel, qui peut être abordé grâce à l’appareillage conceptuel développé dans le champ des infrastructure studies, un domaine de recherche qui s’intéresse aux conditions et pratiques de la mise en réseau et aux dynamiques de production et construction de données (Slota et Bowker, 2016 ; Borgman et al., 2020). Dans ces dynamiques, l’ordinateur et Internet deviennent des outils incontournables au cœur des développements contemporains de la surveillance environnementale. Mettre la focale sur ces aspects permet d’aborder les questions de la collecte et du stockage des données, de leur traitement à leur modélisation, qui sont souvent révélatrices des asymétries dans les opérations d’interopérabilité et d’accès aux données.

Sébastien Payan, directeur adjoint scientifique de l’Aeris, pôle de données et services pour l’atmosphère, a présenté les nombreux enjeux associés à la coordination d’infrastructures de recherche au niveau national en analysant la feuille de route sur les infrastructures de recherche du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche. Un concept-clé pour la conceptualisation de ces infrastructures est celui du « cycle de vie » des données, qui tient compte de leur circulation depuis leur création ou collecte, en passant par leur traitement et analyse, jusqu’à leur conservation, accès et réutilisation3. Ces différents aspects sont le fruit de l’intersection d’enjeux scientifiques et d’impératifs politiques, que S. Payan a éclairé en se focalisant sur la dissémination des données. Ainsi, si la science ouverte tend à devenir une norme, dans la pratique, il n’est pas dit que les données soient partageables, les équipes de recherche étant confrontées à des nombreux problèmes en raison de leur augmentation exponentielle. Ces problèmes, qui pourraient avoir une solution technique, sont rendus plus complexes par des enjeux socio-économiques comme la question de la propriété des données, associée elle-même à celle du contrôle ou du marché des usages. Par exemple, on observe un usage croissant des données environnementales par les assureurs qui les utilisent pour calculer les primes de risque de possibles événements futurs associés aux dérèglements climatiques, en produisant à partir de recherches publiques des résultats créant des profits pour leur compte et des pertes économiques pour différents acteurs sociaux.

Un autre enjeu de l’aspect infrastructurel du monitoring environnemental est la communication au-delà des frontières disciplinaires. L’acte de mesurer est une pratique encadrée par des paradigmes scientifiques spécifiques, ce qui pose des problèmes de traduction interdisciplinaire et de standardisation. Les difficultés de traduction peuvent se produire également dans l’articulation entre production de connaissances et action sur le terrain, compliquant la mobilisation des acteurs locaux. Jérôme Gaillardet, géochimiste de l’Institut de physique du Globe de Paris et coresponsable de l’infrastructure nationale de recherche Ozcar (Observatoires de la zone critique : application et recherche), qui fédère des observatoires pérennes de la zone critique4 de la Terre, souligne l’intérêt des recherches sur la « zone critique » comme laboratoire d’expérimentation pour la mise en place d’un langage commun afin de briser ces barrières institutionnelles et disciplinaires en développant des stratégies impliquant les sciences sociales (Gaillardet et Braud, 2022).

L’accent sur les risques et l’action publique

Le troisième volet de la journée a porté sur l’expertise scientifique s’appuyant sur les données de l’observation environnementale comme médiateur entre risque et action publique. Les actions de mesure, modélisation ou définition des standards ne sont pas politiquement neutres et prennent place dans un contexte social façonné par des enjeux politiques et économiques, des asymétries de pouvoir ou encore des cadres légaux fruits de dynamiques de longue durée. L’articulation entre la mise en place et la production de ces réseaux, l’expertise scientifique et l’action publique relative aux risques et aux catastrophes est une question centrale pour les sciences humaines et sociales (SHS). Observer des molécules, des transformations des êtres vivants ou l’environnement, c’est également observer des transformations des modes de production et d’organisation de nos sociétés. Le choix des entités ou phénomènes qui sont observés (ou ceux qui ne le sont pas) peut donc être aussi considéré comme un choix politique. Les études de l’ignorance, telles qu’elles ont été développées dans les études des sciences et des techniques, nous invitent à analyser les réseaux de surveillance non seulement comme producteurs de connaissance sur l’environnement, mais aussi comme générateurs d’ignorance et de zones d’ombre (Proctor et Schiebinger 2008 ; Barbier et al., 2021 ; Boudia et al., 2021).

Ces tensions sont très présentes dans les systèmes de surveillance de la résistance aux antibiotiques, présentés par Jean-Yves Madec, directeur scientifique Antibiorésistance de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). Dans ces systèmes, les zones d’ombre ou d’ignorance émergent comme le résultat de la compartimentalisation des expertises entre mondes médical, vétérinaire et environnemental, ainsi que de la friction entre les régulations au niveau transnational. Le type de données collectées est aussi révélateur de biais, car les indicateurs traduisent plutôt les effets sur les humains, sans tenir compte d’autres impacts, plus persistants, qui agissent sur l’environnement dans son ensemble. La prise en compte de ce type de problèmes est encore limitée en raison même de leur nature, des catastrophes à bas bruit, des slow disasters (Knowles, 2020) qui ne bénéficient pas de la mobilisation et de l’attention associées aux catastrophes majeures.

Les travaux de Maryline Specht, enseignante-chercheuse en psychologie de l’Université Paris-Cité, sur la surveillance environnementale et sanitaire en outre-mer sont aussi révélateurs de tensions concernant le rapport entre usages des données et leur logique de production. En étudiant la circulation des données sur les risques naturels entre différents acteurs en Martinique et en Guadeloupe, elle a souligné l’importance des frictions qui émergent du décalage entre temps de collecte et de traitement des données et temps de leur appropriation par les autorités publiques en charge de la gestion des risques. Sur des territoires accumulant un ensemble important de risques (volcans, tsunamis, pollutions chimiques) et sous tension socio-économique, des zones d’ignorance peuvent se créer sur les risques à traiter en raison des délais dans le déploiement d’infrastructures, la mise à disposition de données, la capacité des acteurs locaux à s’approprier ces données… Ainsi, même à une échelle nationale comme la France, il faut tenir compte des interactions sociales propres à chaque territoire, de son histoire, de la crédibilité (ou du manque de crédibilité) des institutions auprès des populations.

Parmi les solutions proposées pour surmonter une partie de ces problèmes figure la mise à disposition publique des données. Gilles Grandjean, géophysicien et directeur du programme de recherche Risques au Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), a présenté les actions de partage public de données sur les risques sismiques menées au BRGM (Lieutaud et al., 2020). Grâce à des systèmes de surveillance de territoires exposés, le BRGM diffuse des données sur un portail Web (Géorisques5) qui propose une évaluation des risques et des dommages ainsi que des cartes historiques d’événements géologiques connus sur un territoire, en combinant des données obtenues par différents réseaux d’observation. G. Grandjean a présenté également l’exemple de la plateforme Suricate-Nat6, qui permet de localiser des séismes à partir de la surveillance de tweets et d’autres archives photographiques numériques. Ces matériaux peuvent contribuer à mieux reconstruire après un tremblement de terre.

Les approches citoyennes et participatives

Les exemples fournis sur le risque sismique ont permis d’enchaîner avec le dernier volet traité lors de cette journée d’étude, l’implication citoyenne dans la surveillance environnementale, en abordant des questions-clés comme sa définition, ses effets et conséquences dans la production de connaissances et son articulation avec l’action publique. Comme pour différentes problématiques examinées lors de cette journée, la participation citoyenne a une histoire ; l’implication de citoyens dans des opérations de mesure n’est pas entièrement nouvelle (Strasser, 2019). L’une des questions posées alors est celle de savoir ce qui est nouveau avec l’essor des pratiques de participation, et tout particulièrement, comment les nouvelles technologies, comme les capteurs électroniques, affectent ces pratiques. Les débats autour de ces questions ont souligné les formes par lesquelles la surveillance citoyenne peut être au cœur d’activités de contre-expertise ou encore comment les citoyens peuvent être mobilisés comme une « main-d’œuvre » à bas coût pour collecter des données.

Florian Charvolin, sociologue au CNRS, a abordé ces questions à partir d’une étude de la base de données Faune France7, mise en place en 2017, qui permet de visualiser des millions de photos de la faune en France. Un an après son inauguration, ce portail avait collecté environ 12 millions de données saisies sur plusieurs interfaces nationales, régionales et départementales. Une enquête sociologique a établi une typologie des observateurs qui alimentent Faune France. Elle fait ressortir des phénomènes typiques d’autres réseaux sociaux numériques (comme Wikipédia), comme le fait que les 5 % de collaborateurs experts sont responsables de 64 % des observations. Pour F. Charvolin, cet exemple est représentatif d’un modèle typiquement français de science citoyenne où les scientifiques font participer le public dans un cadre qui cherche à intégrer les citoyens, et qui se distinguerait des citizen sciences ou de la community-based research développées par des collectifs qui collectent des informations à propos d’un sujet important pour leur communauté (Charvolin et Kohlmann, 2022 ; Heaton et Charvolin, 2022).

La surveillance de la pollution atmosphérique est un autre domaine où la participation citoyenne devient une pratique incontournable. Justyna Moizard-Lanvin, sociologue à l’Université Paris-Cité, a présenté quelques enjeux de projets de surveillance citoyenne de la qualité de l’air, qui souvent sont mis en place en France pour compléter ou contester les résultats de la surveillance réglementaire des faibles niveaux d’exposition (Moizard-Lanvin, 2022). Pour ce faire, elle a détaillé un projet porté par la mairie de Paris, Airparif et AirCitizen, qui a équipé 120 citoyens avec des capteurs et a produit près de 2 000 heures de mesures pendant une centaine de jours8. J. Moizard-Lanvin souligne que l’observation des pratiques participatives ébranle l’idée d’un public ignorant qu’il faut sensibiliser à la question de la pollution et elle montre que les participants ont en réalité une connaissance fine du sujet et du terrain. Elle pointe le fait que certains citoyens ont surtout été mobilisés pour collecter des données sans qu’ils soient ensuite associés, ni par les scientifiques ni par les autorités réglementaires, au traitement de ces données, alors qu’ils le souhaitaient. Elle éclaire ainsi les limites d’une participation dont le projet n’est pas d’inclure pleinement les citoyens aux différentes étapes de formulation et traitement des données, comme cela se fait dans des expériences de citizen sciences ou dans la community-based research aux États-Unis notamment.

Enfin, Didier Georges, professeur en automatique à l’Université Grenoble-Alpes, a traité des outils participatifs dans le contexte de catastrophes naturelles, en opposant outils institutionnels (top-down) et participatifs (bottom-up). Il a présenté des applications comme Lastquake, Android Earthquake Alerts System ou NVS Tsunami Evacuation Zones comme porteuses d’une révolution sur la manière de traiter et stocker l’information en utilisant l’approche blockchain, qui assure la confidentialité et la décentralisation de la donnée. Installés sur des smartphones, ces outils facilitent la rapidité d’accès à des informations pertinentes, hiérarchisées et mises à jour, en préservant la confidentialité, ce qui peut réduire l’aspect anxiogène. Il a enfin indiqué que ce type de systèmes, complémentaires des systèmes institutionnels, reste encore peu développé, car l’adhésion du public est encore à construire.

Conclusion et perspectives

Cette journée d’étude « Réseaux et infrastructures de surveillance de l’environnement. Techniques, données et politiques » a été dense et très riche. Elle a permis à des chercheurs de différents champs disciplinaires de croiser leurs perspectives sur la surveillance environnementale.

Lors des discussions, l’attention a porté sur les forces et tensions à l’œuvre autour du développement des réseaux de surveillance de l’environnement, les acteurs, les logiques épistémiques et disciplinaires qui les portent, leurs usages, leur fonctionnement et leur maintenance. Une distinction-clé a été soulignée entre observation (monitoring scientifique) et surveillance (mission en lien avec les autorités publiques) et paraît importante à prendre en compte pour mieux saisir les enjeux et les logiques à l’œuvre. Ces deux activités sont associées à des multiples temporalités, celles liées à l’instrumentation et l’avancement des techniques, celles liées à l’évolution des objets d’étude et celles des débats et de la prise de décision publique.

Plusieurs thématiques ont émergé comme sujets potentiels pour de futures recherches communes. Cela concerne notamment deux aspects : la question des données et la nature hybride, à la fois scientifique et politique, de la surveillance environnementale.

Les données et leur cycle de vie permettent d’explorer ce que sont la production et les effets des réseaux d’observation et de surveillance environnementale. Leur collecte, mise en forme et circulation, leur contribution à la définition des problèmes comme ceux des risques et des catastrophes et à l’élaboration de l’action publique sont autant de questions qui pourraient être utilement documentées sur plusieurs terrains.

Les contributions ont permis d’éclairer les enjeux scientifiques mais aussi les agendas politiques dans lesquels s’inscrivent le développement de ce type d’infrastructures, les débats sur la pertinence de leur échelle de déploiement (globale et locale), les différentes représentations et réappropriations des données produites ainsi que les interactions auxquelles elles donnent lieu entre institutions scientifiques, décideurs politiques et collectifs citoyens. Ainsi, un des points qui a fait l’objet d’échanges fructueux est le rôle politique de ces réseaux en lien avec l’essor de critiques publiques sur la crise environnementale : comment, d’une part, la production de données par les réseaux de surveillance a permis de documenter les dégradations environnementales et contribué à fournir des arguments aux mobilisations collectives et environnementales et comment, d’autre part, ces mobilisations ont renforcé la mise en place de nouvelles infrastructures. Les interactions entre logiques scientifiques et mobilisations publiques ont également des effets sur les formes de production de la preuve scientifique – en particulier dans le cadre de l’émergence des sciences des données (Kitchin, 2014 ; Desai et al., 2022) – et l’articulation entre ces sciences et des systèmes de gestion et d’exploitation de ressources naturelles.

Ce sont là quelques questions qui méritent des prolongements par des travaux interdisciplinaires associant chercheurs en sciences humaines et sociales et chercheurs de différents champs impliqués dans la mise en place, le maintien et l’usage des infrastructures d’observation et de surveillance de l’environnement. Une partie d’entre elles sont désormais traitées dans le cadre du projet RISC (Risques et sociétés à l’ère des changements environnementaux globaux : enjeux, savoirs et politiques), un projet transversal du programme Risques (IRiMa − Integrated Risks Management for More Resilient Societies at the Global Changes Era ; en français, Gestion intégrée des risques pour des sociétés plus résilientes à l’ère des changements globaux9). Ce programme a été lauréat de l’appel à projets de l’action « Programmes et équipements prioritaires de recherche » (PEPR), volet « exploratoire », du 4e programme d’investissement d’avenir (PIA4). Le projet RISC a pour ambition de contribuer à répondre à un ensemble de défis posés par les changements planétaires en cours qui exposent les sociétés humaines à une augmentation sans précédent des risques et des catastrophes liés à la combinaison des impacts du dérèglement climatique avec les activités humaines10.

Références

  • Aronova E., Baker K.S., Oreskes N., 2010. Big science and big data in biology: from the International Geophysical Year through the International Biological Program to the Long-term Ecological Research (LTER) network, 1957–Present, Historical Studies in the Natural Sciences 40, 2, 183-224, https://doi.org/10.1525/hsns.2010.40.2.183. [CrossRef] [Google Scholar]
  • Aubin D., 2015. L’observatoire. Régimes de spatialité et délocalisation du savoir, in Dominique Pestre (Ed.), Histoire des sciences et des savoirs. Tome 2. Modernité et globalisation, Paris, Le Seuil, 54-71. [Google Scholar]
  • Barbier L., Boudia S., Goumri M., Moizard-Lanvin L. (Eds), 2021. Ignorance(s), Revue d’anthropologie des connaissances, 15, 4, numéro spécial, https://doi.org/10.4000/rac.11968. [Google Scholar]
  • Bonneuil C., Fressoz J.-B., 2013. L’événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Le Seuil. [Google Scholar]
  • Borgman C.L., Darch P.T., Pasquetto I.V., Wofford M.F., 2020. Our knowledge of knowledge infrastructures. Lessons learned and future directions. Report of the Knowledge Infrastructures Workshop, February 26-28, Los Angeles, UCLA, https://escholarship.org/uc/item/9rm6b7d4. [Google Scholar]
  • Boudia S., 2016. Techniques et géopolitique de la globalisation : les systèmes transnationaux de surveillance de l’environnement, in Hilaire-Pérez L., Zakharova L. (Eds), Les techniques et la globalisation au XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 335-350. [Google Scholar]
  • Boudia S., Creager A., Frickel S., Henry E., Jas N., Reinhardt C., Roberts J., 2021. Residues. Thinking through chemical environments, New York, Rutgers University Press. [CrossRef] [Google Scholar]
  • Charvolin F., Kohlmann E., 2022. Les relations numériques à la nature : une sociabilité à repenser, Natures Sciences Sociétés, 30, 2, 196-200, https://doi.org/10.1051/nss/2022028. [CrossRef] [EDP Sciences] [Google Scholar]
  • Dahan A., Pestre D. (Eds), 2004. Les sciences pour la guerre. 1940-1960, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales. [Google Scholar]
  • Deias D., 2020. Inventer l’Observatoire. Sciences et politiques sous Giovanni Domenico Cassini (1625-1712). Thèse de doctorat, Paris, École des hautes études en sciences sociales. [Google Scholar]
  • Desai J., Watson D., Wang V., Taddeo M., Floridi L., 2022. The epistemological foundations of data science: a critical review, Synthese, 200, 469, https://doi.org/10.1007/s11229-022-03933-2. [CrossRef] [MathSciNet] [Google Scholar]
  • Edwards P.N., 2010. A vast machine. Computer models, climate data, and the politics of global warming, Cambridge, The MIT Press. [Google Scholar]
  • Gaillardet J., Braud I., 2022. Observer pour comprendre la Terre : les scientifiques à l’épreuve de l’Anthropocène, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble. [Google Scholar]
  • Grevsmühl S.V., 2014. La Terre vue d’en haut. L’invention de l’environnement global, Paris, Le Seuil. [Google Scholar]
  • Heaton L., Charvolin F. (Eds), 2022. Le tournant participatif de la vigilance environnementale, Revue d’anthropologie des connaissances, 16, 4, dossier thématique, https://doi.org/10.4000/rac.26559. [Google Scholar]
  • Herran N., 2022. Pour une histoire transnationale des réseaux de surveillance de l’environnement : le cas de la radioactivité. Mémoire pour l’habilitation à diriger des recherches, Paris, Université Paris-Cité. [Google Scholar]
  • Kitchin R., 2014. Big data, new epistemologies and paradigm shifts, Big Data & Society, 1, 1, 1-12, https://doi.org/10.1177/2053951714528481. [CrossRef] [Google Scholar]
  • Knowles S.G., 2020. Slow disaster in the Anthropocene: a historian witnesses climate change on the Korean peninsula, Daedalus, 149, 4, 192-206, https://doi.org/10.1162/daed_a_01827. [CrossRef] [Google Scholar]
  • Kohler R.E., 2002. Landscapes and labscapes. Exploring the lab- field border in biology, Chicago, University of Chicago Press. [CrossRef] [Google Scholar]
  • Lieutaud A., Devès M., Eckert N., Grandjean G., Pateau M., Billière C., 2020. La recherche française sur les risques et catastrophes naturels : bilan d’une décennie de financements de l’Agence nationale de la recherche (ANR) et perspectives d’avenir, Annales des Mines − Responsabilité et environnement, 98, 2, 48-52, https://doi.org/10.3917/re1.098.0048. [CrossRef] [Google Scholar]
  • McNeill J.R., Engelke P., 2014. The great acceleration. An environmental history of the Anthropocene since 1945, Cambridge, Harvard University Press. [CrossRef] [Google Scholar]
  • Moizard-Lanvin J., 2022. Une fragmentation paradoxale ? Savoirs et ignorances dans la gestion de la pollution de l’air à Paris. Thèse de doctorat, Paris, École des hautes études en sciences sociales, https://theses.fr/2022EHES0172. [Google Scholar]
  • Proctor R.N., Schiebinger L. (Eds), 2008. Agnotology. The making and unmaking of ignorance, Stanford, Stanford University Press. [Google Scholar]
  • Slota S., Bowker G.C., 2016. How infrastructures matter, in Felt U., Fouché R., Miller C.A., Smith-Doerr L. (Eds), The handbook of science and technology studies, 4th ed., Cambridge, MIT Press, 529‑554. [Google Scholar]
  • Steffen W., Crutzen P.J., McNeill J.R., 2007. The Anthropocene: are humans now overwhelming the great forces of nature?, Ambio, 36, 8, 614-621, http://www.jstor.org/stable/25547826. [CrossRef] [Google Scholar]
  • Strasser B.J., 2019. Collecting experiments. Making big data biology, Chicago, University of Chicago Press. [CrossRef] [Google Scholar]
  • Turchetti S., Roberts P. (Eds), 2014. The surveillance imperative. Geosciences during the Cold War and beyond, New York, Palgrave Macmillan. [Google Scholar]

1

Cette journée a été organisée grâce un financement du programme Sépia 2022 (Soutien à l’émergence de projets interdisciplinaires) lancé par la Mission pour les initiatives transverses et interdisciplinaires du CNRS et par CNRS Sciences humaines & sociales. Le programme de cette journée est disponible à l’adresse suivante : https://miti.cnrs.fr/actualite/journee-detude-reseaux-et-infrastructures-de-surveillance-de-lenvironnement/. Cette journée était destinée à définir un nouveau programme de recherche qui fait suite à des travaux plus sectoriels comme ceux présentés lors du colloque « Capteurs, science participative et environnement », qui avait croisé, en 2016, des approches d’ingénieurs, de sociologues et d’historiens autour de questions comme les rapports entre mesure de pollutions et régulation, l’analyse des pratiques participatives, le rapport entre transformation de la ville et pollution ou l’influence des objets connectés sur les représentations de l’environnement urbain par les citoyens.

2

Nous tenons à remercier les différents intervenants et participants à cette journée pour les échanges riches qui ont eu lieu.

4

La « zone critique » désigne la couche plus externe de la surface terrestre, qui s’étend du point de contact avec l’atmosphère jusqu’aux roches non altérées. Elle est le siège de la vie et un milieu-clé d’un point de vue environnemental, car c’est l’habitat de la plupart des êtres vivants, le lieu de l’agriculture et le lieu où les déchets sont stockés. Le concept a été proposé en 2001 par le National Council for Research aux États-Unis et a été développé en France depuis 2012 par le programme Critex, puis plus récemment par l’infrastructure Ozcar. Au niveau européen, les infrastructures nationales sont coordonnées par le réseau eLTER, financé par l’Union européenne.

10

Pour en savoir plus sur ce projet : https://www.pepr-risques.fr/fr/actualite/actualite/lancement-du-projet-risques-societes-lere-des-changements-globaux. Ce projet bénéficie d’une aide de l’État gérée par l’Agence nationale de la recherche au titre de France 2030 portant la référence ANR-22-EXIR-0007.

Citation de l’article : Boudia S., Herran N. 2024. Les réseaux d’observation et de surveillance de l’environnement, chantier pour les sciences humaines et sociales. Nat. Sci. Soc. 32, 3, 340-346. https://doi.org/10.1051/nss/2025005

Current usage metrics show cumulative count of Article Views (full-text article views including HTML views, PDF and ePub downloads, according to the available data) and Abstracts Views on Vision4Press platform.

Data correspond to usage on the plateform after 2015. The current usage metrics is available 48-96 hours after online publication and is updated daily on week days.

Initial download of the metrics may take a while.