Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 33, Number 2, Avril/Juin 2025
Page(s) 233 - 250
Section Repères – Events & books
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2025050
Published online 30 October 2025

La vie sociale des haies. Enquête sur l’écologisation des mœurs

Léo Magnin
La Découverte, 2024, 223 p.

Documenter par une enquête de terrain plutôt que de prescrire le changement écologique. Voilà le positionnement de Léo Magnin (sociologue, CNRS) qui se saisit d’un objet, les haies, pour s’interroger plus largement sur l’écologisation du monde agricole et ses difficultés. Son ouvrage reprend en partie sa thèse en sociologie sur un dispositif de protection des haies dans la Politique agricole commune (bonnes conditions agricoles et environnementales, BCAE), travail qu’il a poursuivi ensuite, ce qui représente un total de 8 années d’enquêtes comprenant 80 entretiens semi-directifs, 70 situations d’observation, 500 documents d’archives associatives et ministérielles, etc. L’auteur bénéficiait d’une formation dans plusieurs sciences sociales avant son doctorat : philosophie, lettre, histoire de la philosophie, anthropologie philosophique. D’où son appel à l’interdisciplinarité des sciences sociales (à ses yeux prioritaire sur l’interdisciplinarité avec les sciences de la Terre) qu’il pratique allègrement dans cet ouvrage.

Sa mobilisation du concept d’écologisation reprend l’approche de Norbert Elias sur le processus de civilisation : prendre au sérieux des comportements ordinaires, comme la manière de se moucher ; raconter des transformations subtiles, pas des ruptures nettes ; en tirer des enseignements plus larges sur l’évolution des normes. Ici, il s’agit de scruter la transformation, provoquée par les haies, « des manières de vivre, produire, penser » (p. 10) chez une large palette d’acteurs et d’institutions : de l’« ethnographie bottée » (p. 61) dans le champ aux bureaux d’un maire ou de l’IGN, en passant par des réunions et conférences publiques. L’auteur entreprend ainsi une microsociologie dont il tire ensuite des enseignements à l’échelle macro, tout en multipliant les allers-retours entre les deux. Par son concept assez large d’écologisation, il offre une vision presque exhaustive du lien entre haies et humains, en distinguant huit dimensions enchevêtrées, qui composent chacun des chapitres : temporalités, spatialités, économies, inégalités, savoirs, techniques, politiques, et réflexivités.

Dans le premier chapitre sur les temporalités, l’auteur analyse les effets d’un récit dominant : les haies auraient été « soignées par les paysans, détruites lors de la modernisation agricole, puis requalifiées en objets dignes de soin » (p. 26). Cette périodisation structure les représentations sur l’agriculture industrialisée post-1945, qui serait ainsi assimilée à une sorte de « Moyen Âge » (p. 26) situé entre l’Antiquité et la Renaissance. Mais elles sont en décalage avec des études historiques sur l’implantation ancienne des haies, qui participe de plusieurs chantiers conséquents de transformation du milieu : creusement de fossés, défrichement des espaces embroussaillés, ouverture de chemins, nivellement du sol. L’auteur compare ces aménagements à ceux des entreprises rendant un terrain constructible. De même, les discours situant la modernisation agricole dans une période passée peuvent obérer les contraintes de sentier toujours à l’œuvre dans l’agriculture : « La modernisation agricole n’est pas derrière nous ; la simplification de l’espace productif perdure et la disparition démographique des agriculteurs s’aggrave » (p. 39). Entretien à l’appui, L. Magnin montre que cette contrainte s’impose de manière aiguë à un agriculteur nouvellement installé qui, en raison de son lourd endettement, ne conçoit pas de rentabilité de sa ferme sans la destruction de haies. Il vit l’obligation nouvelle du maintien des haies, à partir de 2015, comme une tragédie.

Le second chapitre sur les spatialités s’interroge sur la tension entre la haie située à la marge des champs et son retour au centre des politiques agricoles. Trois échelles sont articulées : le bocage, le village, la parcelle. Le bocage n’occupe que certaines régions de France, comme la Bretagne, la Normandie, ou l’Auvergne. Au sein de ces terres, les bocages diffèrent les uns des autres, dans leurs essences, leurs formes, etc. Et leur retour en grâce suscite des frictions. Dans un village bocager, le maire raconte son projet de remembrement contrarié, puisqu’à l’ancienne politique nationale de remembrement ayant détruit les haies, succèdent l’interdiction de leur destruction et leur protection. De quoi susciter l’exaspération de l’édile. Enfin, à l’échelle de la parcelle, l’auteur nous plonge dans une négociation entre un conseiller agroforestier et un agriculteur lors de la conception d’un chantier de haie. Pour savoir où planter et avec quelles essences, le premier demande au second : « Il faut penser à ce que sera la haie dans vingt ans […]. Qu’avez-vous de prévu pour 2037 ? » (p. 60). La question posée à l’échelle micro, et qui rend perplexe le fils chargé de reprendre l’exploitation, nous renvoie plus largement aux difficultés de la planification écologique sur le long terme.

Le troisième chapitre sur l’économie entend s’échapper de la binarité entre deux options politiques d’écologisation : sortir de « l’économie » ou bien miser sur le « business vert » (p. 63-64). Le recours à l’Histoire montre d’abord l’ancien lien inextricable entre vie économique et vie biophysique des haies : « pour le paysan de la fin du XIXe siècle, la haie est avant tout une culture qu’on récolte » (p. 66). Une récolte servant à de multiples usages : chauffer le domicile ou le four pour cuire le pain ; construire des bâtiments et de multiples outils ; produire du fourrage, des confitures, etc. Cette vie économique devient progressivement obsolète avec l’arrivée des énergies fossiles, l’électrification des campagnes, des clôtures électriques, les fours des boulangeries, les scieries, puis les enseignes de bricolage. Cette tendance est accentuée par l’exode rural et la politique de productivisme agricole (mécanisation, agrandissement des surfaces, simplification du parcellaire, etc.). À partir de 1990, l’écologisation de la PAC avance très lentement. Ainsi, les mesures agroenvironnementales ne représentent que 2 % du budget de la PAC dans la période 2023-2027. Dans ce contexte peu favorable, la mobilisation du ministère de l’Agriculture sur les haies doit beaucoup à une contrainte budgétaire : L’État français a été condamné par la Commission européenne à verser plus d’un milliard d’euros, sorte d’« amende » (p. 73) correspondant à des sommes indûment versées entre 2008 et 2012. « Du jamais-vu » (p. 74). La surface des haies aurait été comptabilisée à tort dans les surfaces agricoles donnant lieu à subvention. Après de multiples rebondissements, les négociations avec l’Union européenne aboutissent finalement à une nouvelle réglementation : les haies non seulement seront comptabilisées dans les surfaces éligibles mais elles devront aussi être maintenues pour que les aides de la PAC soient accordées.

Le quatrième chapitre sur les inégalités vise à situer la haie dans des rapports de force : ruraux versus citadins, jeunes versus aînés, pratiques conventionnelles versus pratiques agroécologiques, agriculteurs pauvres versus agriculteurs aisés. Le mode d’entretien des haies s’avère aussi un critère de distinction, au sein de la profession agricole, entre le propre et le sale : « La plupart du temps, une haie perçue comme “propre” est une haie vigoureusement taillée au broyeur » (p. 92). Mais d’un point de vue microsociologique, ce qui retient l’attention de l’auteur est le profil d’un agriculteur mystérieux, le seul de la Combraille1, qui s’est aventuré à détruire ses haies dans les règles, c’est-à-dire non seulement en le déclarant au préfet, mais aussi en assurant une replantation compensatoire ailleurs. Il s’avère être un agriculteur très aisé, un « châtelain-exploitant » pour qui le coût de la replantation ne représente qu’une broutille et qu’il déléguera à ses jardiniers. Ce cas étant unique, l’hypothèse probable est que les autres haies sont détruites sans déclarations préalables.

Le cinquième chapitre sur les savoirs part du constat d’une immense documentation sur le bocage : des cahiers techniques aux livres pédagogiques, en passant par le roman. Comment sont traités ce stock de connaissances et son enrichissement continu ? Tantôt avec indifférence : les haies relèvent de la nature ordinaire, suscitant peu d’intérêt. Tantôt avec humilité, lorsque l’expert Jacques Baudry déclare en conférence que « la production de connaissance n’est pas l’apanage de la recherche » (p. 110). Il est vrai qu’il reste quelques angles morts : dans la littérature scientifique, certains « services écosystémiques », comme celui de la pollinisation, sont peu traités. Et en matière de politiques publiques, les décideurs manquent de données : « Personne ne sait précisément combien de kilomètres de haies la France perd chaque année » (p. 112). Mais l’élément le plus saillant concerne la qualification des haies dans la PAC, enjeu clef de leur financement. Il existe tout un nuancier entre la forêt et l’arbre isolé dans le champ, dans lequel les décideurs peinent à circonscrire « la haie ». Dans ce débat sans fin, l’État tranche finalement en la définissant comme une « unité linéaire » (p. 115) d’arbres non franchissables à pied, qu’il distingue des arbres « alignés » (p. 116) plus éloignés les uns des autres. Une nuance ténue qui nécessite une grande campagne de communication auprès des agriculteurs à l’aide d’images : « C’est une haie », « ce n’est pas une haie » (p. 119). Magnin en conclut que l’écologisation relève moins « de certitudes scientifiques à appliquer » que d’un « processus d’apprentissage protéiforme » (p. 122).

Le sixième chapitre sur les techniques entend dépasser la binarité entre antitechnologie, pouvant renvoyer à un passé idéalisé, et technosolutionnisme, tourné vers des promesses futures. Il étudie la pénibilité présente du travail numérique pour un énorme chantier réalisé dans l’urgence : un inventaire cartographique des haies mené par l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN). Une armada de travailleurs du clic ont été chargés de numériser les haies à la main en les distinguant des arbres alignés non éligibles aux aides de la PAC, en définissant leur longueur et leur largeur à partir des photos aériennes du registre parcellaire. Ce travail informatique est néanmoins déterminant pour l’existence des haies : « Les administrations de contrôle considèrent que les haies qui n’ont pas été numérisées […] ne sont pas à protéger » (p. 143). Le virtuel constitue alors le socle du réel.

Le septième chapitre sur les politiques des haies questionne le consensus apparent entre des acteurs souvent opposés (FNSEA et Confédération paysanne, par exemple). Il est sans doute le plus critique des chapitres de l’ouvrage en traitant de formes de greenwashing par les haies. D’un côté, « Le plébiscite des haies provient en partie de leur marginalité au sens propre, puisqu’elles entourent les champs, comme au sens figuré, car elles ne sont pas au cœur de la production agricole » (p. 150). De l’autre une « PAC de la haie » permet « d’afficher un volontarisme environnemental consensuel qui contourne des désaccords plus profonds » (p. 150). À l’inverse d’une écologie dite punitive, les haies incarneraient une écologie des petits gestes, médiatisée avec des photos attendrissantes d’écoliers dans des plantations. Enfin, dans le dernier chapitre sur la réflexivité, l’auteur retrace l’évolution de son regard sur les haies – initialement perçues comme insignifiantes – au fil de ses rencontres avec les acteurs et plus globalement de ses recherches. Il détaille ses conditions d’enquête, sa volonté de se questionner plutôt que de suivre une ligne figée, et sa collaboration avec un collectif majeur sur les haies (l’Association française des arbres champêtres) qui lui a ouvert ses archives.

En conclusion, l’ouvrage montre que les haies ne forment pas seulement un « corridor écologique » mais aussi un « corridor sociologique » (p. 7). Cette sociologie ne doit pas être comprise au sens restrictif du terme, car son approche interdisciplinaire lui permet de rendre compte des différents échelons reliant l’agriculteur du bocage à des « structures sociales » (p. 7) plus vastes, lesquelles sont à la fois historiques, géographiques, économiques et juridiques. Ce riche travail de L. Magnin suscitera un grand intérêt pour tout chercheur ou étudiant abordant un objet écologique en sciences humaines, tant sur le positionnement de l’enquêteur que sur la conceptualisation, basée sur le terrain, du processus d’écologisation.

Alain Roux

(Université de Reims Champagne-Ardenne, EA Regards, Reims, France)

alain.roux@univ-reims.fr

Trois mille ans d’écologie indienne. Penser autrement la nature

Annie Montaut
Seuil, 2024, 231 p.

Annie Montaut le dit d’emblée : face à la crise écologique indienne qui fait souvent les titres médiatiques, elle entend reformuler les rapports « entre sagesses anciennes et évolutions modernes », en portant une attention particulière à « l’écologie des pauvres » qu’illustra par exemple le mouvement Chipko dans les années 1970 pour sauver les arbres des forêts himalayennes. De façon significative, le mot « écologie » est préféré au mot « environnement » qui, en extériorisant les sociétés humaines de la nature, témoigne ainsi d’une « scission fondamentalement éloignée de la pensée indienne ». Dès les deux premières pages sont ainsi posés les principes qui vont guider l’ouvrage. L’auteure, professeure de hindi à l’INALCO, est aussi une traductrice accomplie : sa réflexion se nourrit, entre autres, de textes qu’elle a traduits au fil de sa carrière.

L’ouvrage commence par un retour aux origines afin d’appréhender la pensée cosmique de l’Inde ancienne, qui structure une « interdépendance généralisée » entre humanité, nature et cosmos. Suit une analyse de la pensée contemporaine indienne sur nature et humanité : la linguiste s’arrête légitimement sur « les mots pour dire l’écoumène » dans les langues indiennes, avant d’évoquer les auteurs indiens ayant abordé ces questions, de Gandhi au romancier Nirmal Verma, du psychologue et sociologue Ashis Nandy au psychanalyste Sudhir Kakar, entre autres. L’essentiel tient au rapport entre nature et culture, qui loin d’être opposées comme elles le sont dans la pensée occidentale, sont ici liées : « la tradition classique indienne fait de la nature l’amont de la culture », une conception qui fut confrontée à cette pensée occidentale, aussi bien dans les temps coloniaux qu’après l’Indépendance, et à ses effets économiques : les politiques d’industrialisation, par exemple. Nirmal Verma y voit là « la raison principale du malaise dans la civilisation de l’Inde moderne ». Il faut donc, souligne A. Montaut, « faire à ces savoirs et pratiques ‘traditionnels’ une part dans une vision de l’écologie pour aujourd’hui », mais pour ce faire, « il convient de les apprécier dans les cadres cognitifs qui sont les leurs » : une novlangue inspirée de l’anglais ne peut suffire…

Suivent deux chapitres abordant les composantes majeures du macrocosme écologique de la pensée hindoue : l’eau et les bois et forêts. L’eau : essentielle. Sont évoqués aussi bien les textes classiques des Puranas que le traité scientifique de Varahamihira, hydrologue du VIe siècle, l’analyse portant ensuite sur des cas exemplaires de l’histoire hydraulique indienne, des cités antiques de la vallée de l’Indus, dont Mohenjo-Daro (aujourd’hui au Pakistan), aux grands travaux de l’empire Maurya fondé au IVe siècle av. J.C., et intégrant, dans la pratique de l’irrigation, « la gestion participative au niveau local dans un ensemble par ailleurs autoritairement planifié ». La tradition hydraulique au Rajasthan subdésertique est abordée, illustrant une « éthique de l’eau » que vint compromettre, après l’Indépendance, une nouvelle logique de grands canaux portant préjudice à la petite agriculture vivrière. Bien au-delà du Rajasthan, le travail de l’eau en autogestion villageoise est « un modèle séculaire aujourd’hui menacé », mais des tentatives de reprises en main sont apparues. La révolution verte, qui réussit à augmenter la production agricole indienne après des menaces de pénurie alimentaire, relève à l’évidence d’une autre logique : grande hydraulique, intrants chimiques, pesticides…

Après l’eau, les arbres, ceux des bois et forêts. Là encore, le recours aux textes anciens est incontournable, des Védas aux Upanishads, mais le sont tout autant les analystes et les militants contemporains. Deux mouvements sont ici mis en valeur. Le premier, dans le désert de Thar, au Rajasthan, est celui des Bishnois qui, au XVIIIe siècle, menèrent un combat non violent contre la déforestation conduite par les maharajas bâtisseurs. Leur technique, s’enlacer aux arbres destinés à être abattus, sera reprise dans l’Himalaya indien dans les années 1970 par le mouvement Chipko, qui deviendra célèbre. Se confondent ici dimension écologique et dimension religieuse, les bois étant sacrés. Interprète majeure de cette défense de la nature, Vandana Shiva, auteure reconnue internationalement, voit dans le mouvement Chipko, conduit par des femmes, à la fois « une réponse civilisationnelle », conjuguant la lutte contre l’érosion des terres et celle contre l’érosion des valeurs humaines, pour reprendre la formule du fondateur du mouvement, Chandi Prasad Bhatt, et une manifestation de l’écoféminisme.

L’attention est ensuite portée sur le monde tribal, les Adivasis – ceux de l’Inde centrale en particulier –, un terme synonyme des peuples premiers, marqués par « un mode de vie entièrement respectueux du vivant », entre agropastoralisme et semi-nomadisme en « profonde intelligence » des milieux naturels. Les chasseurs, pêcheurs, cueilleurs des îles Andaman, dans le golfe du Bengale, offrent un autre exemple de cette relation des hommes à leur milieu, structurée à la fois par des pratiques rituelles et par le souci de préserver les ressources.

Ce tour d’horizon accompli, l’auteure s’interroge sur l’environnementalisme dans l’Inde contemporaine, s’appuyant sur de multiples travaux d’historiens de l’écologie, comme Ramachandra Guha, de biologistes devenus écologistes comme Madhav Gadgil, de gandhiens comme Sunderlal Bahaguna, ou d’ingénieurs comme Anil Agarwal, fondateur du Centre for Science and Environment. Se dessine alors un vaste panorama où écologie sociale et écologie scientifique se nourrissent l’une l’autre, comme l’illustre « l’activisme environnemental » du Kerala Sasthra Sahithya Parishad (organisation scientifique et littéraire) du botaniste M.K. Prasad, dans cet État du sud de l’Inde. De tels mouvements d’écologie sociale invoquent le besoin d’équité, à l’heure où la biodiversité indienne s’amenuise, et où les intérêts privés, fut-ce au nom du bien public, menacent les équilibres traditionnels, comme l’illustrent les exploitations minières en zones tribales. Mouvement gandhiens ou non gandhiens, voire recourant à la violence quand ils sont en consonance avec les militants naxalites d’inspiration maoïste, engagements nourris par des aspirations culturelles et religieuses : large est la gamme d’activistes, qui témoigne de la persistance d’un « environnementalisme des pauvres », loin des clichés d’une pensée écologique portée par les élites urbaines. Pour autant, l’auteure souligne « le déclin de la conscience écologique » et celui de la connaissance traditionnelle de l’écosystème.

In fine, A. Montaut s’interroge sur le degré de convergence ou de divergence entre l’écologie indienne et celle d’autres sociétés. Comme ailleurs, l’Inde connaît « un écart croissant des inégalités et une accélération de la destruction de l’environnement ». Quel avenir pour l’écologie des pauvres dans une société en mutation, où le procès de l’Occident colonisateur, industrialiste, et à prétention universaliste, permet parfois d’esquiver la critique des pratiques internes ? Cela étant, les spécificités indiennes ne font pas nécessairement obstacle à la nécessité d’une approche universaliste des questions écologiques, d’autant que maintes sociétés traditionnelles ont, elles aussi, rejeté l’opposition entre nature et culture, comme les travaux de Philippe Descola l’ont souligné. Une analyse fine des auteurs indiens contemporains (Guha, Agarwal, Mishra, Shiva…) permet aussi de questionner les théories actuelles portant sur le champ écologique, y compris celles des tenants de l’écologie radicale. Il en résulte que « l’écologie sera sociale ou ne sera pas », un constat entrant en consonance avec, entre autres, certains mouvements occidentaux : sont cités Terre et Humanisme de Pierre Rabhi, la Confédération paysanne de José Bové et l’internationale de Via Campesina.

Au total, nous disposons là d’un ouvrage incontournable pour qui veut comprendre traditions et mouvements contemporains de l’écologie indienne : l’érudition de l’auteure, travaillant de longue date sur ces questions, permet d’aborder aussi bien l’indispensable vocabulaire de l’autochtonie que la typologie des mouvements écologiques indiens, tout en déchiffrant les multiples facettes de la dialectique entre nature et culture, des croyances traditionnelles à certaines facettes de la création artistique, de l’art tribal aux compositions du grand peintre Raza, qu’illustre un cahier couleur. Chronologie, glossaire et une très riche bibliographie ajoutent à cette analyse.

Reste une interrogation sur le peu de poids donné aux politiques gouvernementales et au discours officiel usant précisément de ces longues traditions écologiques pour présenter l’Inde comme exemplaire, et jouant sur l’idée que le pays a vocation à être, sur ce plan comme en d’autres domaines, le « gourou du monde ». Du reste, lors de la COP21 de Paris, le Premier ministre Narendra Modi avait présenté l’ouvrage préparé par le ministère de l’Environnement, des Forêts et du Changement climatique et intitulé Parampara, un titre évoquant la transmission du savoir du gourou à ses disciples, le sous-titre explicitant la perspective mise en avant : « la culture indienne des pratiques durables favorables au climat », et « la pertinence continue des traditions », Modi lui-même soulignant que « depuis les temps anciens nous [les Indiens] avons vu l’humanité comme une partie de la nature, et non supérieure à elle ». Une rhétorique qui ne cadre pas tout à fait avec le mix énergétique indien, qui en 2022, selon l’Agence internationale de l’énergie, voyait les énergies fossiles toujours largement majoritaires, l’Inde ne comptant toutefois que pour moins de 7,5 % des émissions globales de CO2

Jean-Luc Racine

(CNRS, CESAH, Paris, France)

racine@msh-paris.fr

L’ordonnancement du monde. Revisiter l’ethnoscience

Sophie Laligant, Marie Roué (Eds)
Presses universitaires François-Rabelais, 2023, 303 p.

En cette période où l’anthropologie de la nature a le vent en poupe, cet ouvrage collectif rappelle de manière salutaire que, depuis des décennies, de nombreux anthropologues s’intéressent, par une approche interdisciplinaire, aux relations entre groupes culturels, langues, processus cognitifs et éléments de leurs environnements. Ce livre est le fruit d’un colloque en hommage à Claudine Friedberg, figure majeure de l’ethnoscience et de l’anthropologie française. Organisée par Sophie Laligant (MCF-HDR, Université de Tours, UMR CITERES) et Marie Roué (directrice de recherche émérite, anthropologue au Muséum national d’histoire naturelle [MNHN], UMR Éco-anthropologie), le 16 novembre 2018 à Paris, cette journée, soutenue par le MNHN et NSS a permis l’édition de cet ouvrage collectif L’ordonnancement du monde. Revisiter l’ethnoscience. C. Friedberg (1933-2018), élève à la fois d’André Leroi-Gourhan, André-Georges Haudricourt et Claude Lévi-Strauss2, va largement contribuer à développer, en France, les recherches en ethnoscience en les arrimant théoriquement à l’anthropologie. Sur la base de ses nombreuses publications portant sur les savoirs de la nature du peuple Bunaq de Timor, elle rappelle que « ce qui m’intéressait dans l’ordonnancement du monde par les Bunaq était son aspect opératoire dans leur maîtrise de l’environnement 3 ».

En 303 pages comprenant une préface de M. Godelier, une introduction par les coordinatrices de l’ouvrage, trois parties et deux postfaces richement illustrées, ce livre propose une série de neuf chapitres, fruits d’ethnographies solides, de témoignages de compagnonnage scientifique et de réflexions théoriques, complétée par une bibliographie générale de 17 pages et d’un index de 14 pages. C’est en tout pas moins de 14 auteurs qui contribuent à cet ouvrage passionnant et riche.

Dans sa préface, M. Godelier revient sur son amitié avec C. Friedberg, rappelant sa rencontre, à partir de 1963, avec elle et avec Jacques Barrau (1925-1997), pionnier des recherches en ethnobotanique. M. Godelier propose ainsi un texte précieux revenant sur « un contexte historique et scientifique qui nous ramène un demi-siècle en arrière et a vu se créer en France, pour la première fois, un groupe de travail qui associa les approches et les apports de trois disciplines : l’anthropologie, l’écologie et les sciences cognitives» (p. 21).

Dans leur introduction, intitulée « L’ethnoscience : vers une ethnologie impliquée », S. Laligant et M. Roué proposent une contribution revenant sur l’histoire de cette discipline et ses linéaments théoriques. Elles rappellent que la première occurrence du terme ethnoscience apparaît en 1950 sous la plume de l’anthropologue étasunien G.P. Murdock (1897-1985) dans l’ouvrage Outline of cultural materials4 publié par les fameux Human Relations Area Files, la plus grande base de données ethnographiques au monde. Elles reviennent dans un premier temps sur la question des classifications, rappelant utilement que les catégories «ne sont pas justes préconstruites ou imposées aux êtres humains au sein d’une société : elles sont avant tout issues de l’expérience que nous avons de la vie et du monde qui nous entoure » (p. 24). Car tout anthropologue s’étant frotté un tant soit peu aux catégorisations vernaculaires et à leurs taxonomies sait que, non seulement tous les peuples nomment, catégorisent et classent les éléments de leur environnement, mais que celles-ci sont largement enchâssées dans leurs relations au monde. Quand elles abordent les taxonomies scientifiques et leur vision du monde, les autrices nous rappellent qu’un autre grand pionnier des ethnosciences « à la française », A.-G. Haudricourt, aimait dire dans ses cours que « la botanique n’est rien d’autre que l’ethnobotanique des botanistes, qui ont une langue conventionnelle comme toutes les ethnies» (p. 26) ; citation que m’ont également transmise mes professeurs Pierre et Françoise Grenand, anthropologues amazonistes, eux-mêmes leurs élèves. Dans la suite de ce chapitre, les autrices présentent différentes phases historiques et théoriques de l’ethnoscience. Cette introduction synthétique sera fort utile aux étudiants s’intéressant à cette discipline.

La première partie de l’ouvrage, intitulée « Des catégories fluides », présente quatre chapitres qui sont autant de cas d’études concrets. Roy Ellen nous propose de découvrir la nomenclature biologique des Nuaulu, peuple vivant dans les Moluques, et les échanges linguistiques dans la région malaise. Ainsi, en explorant la catégorie kasituri désignant un ensemble d’oiseaux particulièrement colorés mais qui « ne prendra tout son sens que si l’on embrasse le champ de ses significations dans l’ensemble de la zone géographique et des contextes sociaux » (p. 64), il montre que, pour élucider certaines catégorisations vernaculaires, il est important de prendre en compte les échanges linguistiques tout en s’attachant à une compréhension fine et précise du contexte social du groupe étudié. Dans un deuxième chapitre, S. Laligant nous entraîne en Bretagne, à Damgan, en mobilisant diverses réflexions de C. Friedberg, elle nous propose de discuter des catégories de temps et d’espace des habitants de cette commune du Morbihan, nous montrant par là qu’il n’est pas obligé d’aller à l’autre bout du monde pour faire de l’ethnoscience… Restant en Bretagne, Clément Garineaud nous expose ses recherches concernant les pratiques, savoirs et représentations des goémoniers bretons. Nous apprendrons ainsi comment ces collecteurs d’algues de Bretagne nord nomment et catégorisent les laminaires et autres algues brunes, vertes ou rouges et comment « l’usage des noms scientifiques met en évidence une perméabilité entre savoirs scientifiques et savoirs locaux. Leurs divergences illustrent […] les précisions des savoirs naturalistes des collecteurs et leur étroite relation avec la pratique de récolte» (p. 101). Ensuite, Richard Dumez nous présente ses travaux avec les éleveurs des Causses et Cévennes, pour qui la catégorie « herbe » en englobe deux (« ce-qui-est-fauché/coupé » et « ce-qui-est-brouté »), puis discute de la catégorie « grain » sujette à une actuelle évolution, montrant ainsi que les catégories ne sont pas immuables. Elles sont dynamiques et deviennent ainsi « un formidable instrument pour comprendre le système passé, son évolution contemporaine et ses implications paysagères » (p. 121).

La deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « Transformation des ontologies », commence par le chapitre de Douglas Nakashima nous présentant les transformations de l’ontologie de la chasse chez les Inuits du Nunavut. Ancien postdoctorant de C. Friedberg, cet anthropologue travaillant à l’Unesco, et engagé pour que les savoirs autochtones soient inclus dans les évaluations mondiales du changement climatique et de la biodiversité, nous propose une réflexion sur le transfert lexical d’un terme inuktitut concernant les esprits auxiliaires du chamane. Ce glissement sémantique induit par la christianisation et les changements de mode de vie contemporains modifie aussi les catégorisations sémantiques. Sophie Chave-Dartoen aborde les catégories et classifications à Wallis sur des éléments aussi culturellement importants dans ces sociétés océaniennes que les poissons, les plantes, les ignames et les cochons. Ce chapitre nous offre une très belle illustration des logiques classificatoires montrant que « l’organisation des éléments du monde sociocosmique suit globalement deux logiques : à un premier niveau de distinction, des critères spatiaux, morphologiques, écologiques et comportementaux sont pertinents ; à un autre niveau, des considérations sociologiques s’étendent, à partir du monde social, aux êtres et aux choses conçus comme ressortissant, en fonction des relations considérées, de ce même monde » (p. 168), rejoignant ainsi les propositions de C. Friedberg. Restant en Asie, à Bali plus précisément, Aurélie Méric nous propose une réflexion sur les logiques structurales des offrandes dans le rituel de passage des garçons, rituel que C. Friedberg avait documenté en 1962. Mobilisant les données ethnographiques de son aînée et de son terrain de 2013, l’autrice nous offre une belle étude détaillée de la structuration spatiale et symbolique des offrandes de ce rite de passage.

Enfin, la dernière partie, « Interdisciplinarité et taxonomies », aborde la pratique de l’interdisciplinarité prônée par C. Friedberg tout au long de sa carrière. Elle a en effet défendu cette approche à la fois dans son institution, le CNRS, mais également, à partir de 1992, en participant à la création de la revue que vous tenez entre les mains. Marianne Cohen et Nicole Mathieu reviennent sur un terrain qu’elles ont effectué avec C. Friedberg dans le causse Méjan en Lozère. Sous la forme d’un dialogue tantôt disciplinaire (géographie/anthropologie) tantôt entre deux personnes (les autrices), ce chapitre nous emmène dans les méandres de la pensée scientifique en action et nous propose une réflexion méthodologique pour mieux mener à bien l’interdisciplinarité sur le terrain. Dans le dernier chapitre de cet ouvrage, la parole est donnée à Guillaume Lecointre, biologiste systématicien au MNHN, seul auteur de cet ouvrage ne venant pas des sciences humaines et sociales, qui expose la logique structuraliste de la classification scientifique contemporaine. Tout en affirmant très justement qu’il n’est pas question de projeter un jugement de valeur entre la classification scientifique et les classifications populaires ou vernaculaires, il nous explique que leurs différences relèvent d’un cahier des charges pouvant être fonctionnaliste, utilitariste ou structuraliste. En effet, si tous les groupes culturels nomment, trient, classent et rangent les éléments de l’environnement, ils ne répondent pas tous au même cahier des charges, à une même intention. En ce sens, ils sont tout aussi arbitraires les uns que les autres, faisant ainsi écho à la citation d’Haudricourt mentionnée plus haut. Et il affirme, avec C. Friedberg, que, si la systématique scientifique ne peut répondre qu’à une intention, les classifications populaires répondent souvent à plusieurs cahiers des charges. Ce chapitre revient ainsi avec une très belle clarté sur les spécificités de la classification scientifique contemporaine, dans une perspective historique tout en définissant précisément les termes tels qu’homologie, hiérarchie, emboîtement, monothétique…

Enfin, l’ouvrage se clôt par deux postfaces rendant hommage à C. Friedberg. Lúcio Sousa, son ancien doctorant qui a travaillé, lui aussi, chez les Bunaq, souligne, au travers de belles photos et d’un court texte, l’importance «de la mémoire et de l’héritage d’anthropologues comme un défi pour réfléchir à notre action et à notre travail, au-delà du seul domaine académique». L’auteur insiste sur la nécessité du dialogue et de l’indispensable restitution par l’anthropologue de ce qu’il a reçu (ici par la photographie) auprès des hommes et des femmes avec qui il ou elle travaille. Marcel Jollivet, lui aussi un des fondateurs de la revue que vous tenez entre les mains, rappelle le tournant qu’a constitué la création du programme PIREN du CNRS en 1978, programme pionnier ayant permis de lancer des recherches interdisciplinaires faisant dialoguer sciences de la nature, sciences de l’ingénieur et sciences de l’homme et de la société. Ce programme a débouché, en 1992, sur l’ouvrage de référence Sciences de la nature, sciences de la société. Les passeurs de frontières5, sur la création de l’association NSS-Dialogues et, en 1993, de la revue NSS.

Aussi, vous l’aurez compris, ce livre de qualité, offrant des cas d’études passionnants et des réflexions théoriques utiles, richement illustré de photos et de schémas didactiques, bel hommage à une figure majeure de l’anthropologie et de l’ethnoscience française, est à conseiller aux chercheurs et aux étudiants, mais aussi à toute personne s’intéressant aux classifications et aux divers ordonnancements du monde.

Damien Davy

(CNRS, UAR LEEISA, Cayenne, Guyane française)

damien.davy@cnrs.fr

Dictionnaire historique et critique des animaux

Pierre Serna, Véronique Le Ru, Malik Mellah, Benedetta Piazzesi (Eds)
Champ Vallon, 2024, 593 p.

La tâche était colossale et n’a pas dû être aisée : au fil d’un cycle de séminaires de quatre ans tenu à la Maison des sciences de l’homme de Paris portant sur l’« Histoire mondiale des animaux », les porteurs et porteuses du projet ont constitué une liste des mots discutés et utilisés pendant les séances. Cette liste pensée comme une « ressource mobilisable pour construire une histoire politique des animaux » (p. 9) a été considérablement réduite (les 618 entrées initiales sont devenues 125 notices) pour aboutir à ce dictionnaire pourtant conséquent (près de 600 pages). Premier du genre dans le paysage intellectuel francophone, il rassemble les contributions de 80 universitaires et chercheurs et chercheuses de disciplines variées : histoire (majoritairement), philosophie, droit, anthropologie, géographie, littérature et sciences vétérinaires également.

Dès l’introduction, la ligne directrice de l’ouvrage et des séminaires dont il est issu est rappelée : compte tenu des changements écologiques dans lesquels l’humanité se trouve, du caractère moralement insoutenable de la condition animale, il n’y aurait pas d’autres options intellectuelles que de changer de boussoles conceptuelles et politiques, et d’intégrer les animaux comme des acteurs des sociétés humaines. Cet objectif, formulé à l’impératif, impose donc de reconsidérer rétrospectivement la place des animaux dans l’histoire humaine pour mieux repenser les relations contemporaines et futures avec eux. Cette double dimension historique et critique semble inscrire ainsi l’ouvrage dans le domaine des Animal Studies, tel qu’il se développe au niveau international depuis le milieu des années 1990. Cette hybridation des ambitions épistémologiques et des considérations axiologiques (morales, éthiques, et politiques) correspond bien à la marque de fabrique des études animales anglosaxonnes, et ce dictionnaire témoigne donc de l’importation récente du domaine dans l’espace francophone. Présenté comme un « acte politique » (p. 14), l’ouvrage se veut également innovant sur le plan de l’expérience de lecture qu’il propose. D’une part, ce dictionnaire n’est en rien un assemblage ordonné de définitions données à des concepts : il s’agit davantage d’articles à part entière, signés par leurs auteurs et autrices, contenant à la fois un état des savoirs sur une thématique, une problématisation spécifique et des références ad hoc. En cela il aurait pu tout aussi bien être une encyclopédie. D’autre part, la navigation entre ces articles a été pensée à plusieurs niveaux. Un système de renvois dits « horizontaux », tels des liens hypertextes sur une page web, permet ainsi de circuler d’un article à un autre au niveau du corps du texte. Un autre type de renvois, dits « verticaux », associe à chaque article une ou plusieurs des thématiques ayant structuré la réalisation de l’ouvrage avant qu’il n’adopte une présentation classiquement alphabétique. Ces thématiques (« Exploitation », « Savoirs », « Politiques », par exemple) sont utilisées pour construire un troisième niveau de renvois, le plus original, incarné par des arborescences, censées constituer des traces du cheminement intellectuel du collectif. Représentées graphiquement, ces arborescences thématiques sont reproduites à plusieurs reprises dans l’ouvrage, accompagnées d’un petit texte faisant office de bilan d’étape. S’ajoute à cela une liste de mots-clés choisis par les auteurs et autrices et rassemblés en un index final. Ce système, conçu pour faciliter l’ergonomie et susciter la réflexivité, n’est que partiellement convaincant à l’usage : si les renvois horizontaux et les mots-clés sont très utiles, les renvois verticaux et les arborescences complexifient la lecture, pour un gain intellectuel peu évident. Chaque article est déjà très riche. On s’en doute, il n’est pas possible ici de faire une analyse exhaustive du contenu du dictionnaire. On peut en revanche s’intéresser à la table des matières pour donner à voir ce que l’on peut espérer trouver dans l’ouvrage. Une partie des notices privilégie des entrées en termes d’espèces, désignées de manière générique (« chat », « chien », « dauphin », « rats », « poulpe », « loup »…), ou explorant une sous-catégorie particulière, d’un point de vue biologique (« Chardonneret élégant »), géographique (« éléphant d’Asie », « oiseaux d’Amérique ») ou praxéologique (« Cheval au travail », « Castor en société »). Si les notices génériques présentent l’histoire évolutive de l’espèce en question, ses relations avec les humains, et sa place dans les productions symboliques (mythologies, religions, arts, pensées), les notices spécifiques approfondissent l’une ou l’autre de ces dimensions. À l’échelle de l’ensemble du dictionnaire, les informations contenues dans les notices ne sont donc pas homogènes, tributaires de l’expertise de leurs auteurs et autrices, issues de disciplines variées. Une autre partie des notices traite de concepts utilisés de longue date pour penser la consistance des relations aux animaux (« Totémisme », « Domestication », « Altérité », « Bestialisation ») ; ou d’autres concepts, d’émergence plus récente, forgés pour les repenser autrement (« Résistance animale », « Capitalisme et exploitation animale », « Spécisme/antispécisme »). Certains articles proposent même un regard réflexif et critique sur les concepts (« Archives des animaux », « Notion d’espèce », « Dénombrement des animaux », « Modèle sans hiérarchisation »). Un troisième type de notices aborde spécifiquement des pratiques impliquant les animaux (« Chasser l’animal », « Xénogreffes », « Manège », « Canicide », « Taxidermie », « Procès d’animaux »). Beaucoup de notices ont trait au droit et à la protection animale. D’autres, enfin, portent sur des notions générales que l’on ne penserait pas propres à la question animale (« Guerre », « Empire », « Sexualités », « Extinction », « Psychologie »), mais qui sont abordées à travers ce prisme.

C’est peu dire que cet imposant volume regorge d’informations indispensables pour qui veut comprendre et prendre du recul sur nos rapports, complexes, contradictoires, riches, aux animaux. C’est une réussite donc d’avoir pu compiler autant de notions, de données empiriques, issues de domaines si variés, en un seul objet, et de les avoir rendues accessibles au lectorat francophone. A priori, rien ne manque et ce dictionnaire constituera sans aucun doute un ouvrage de référence dans lequel se plonger et se replonger. Cependant, les choix qui ont été faits pour ordonner et hiérarchiser ces informations me paraissent freiner l’appropriation de l’ouvrage par un large public. En effet, la première réserve concerne le lectorat visé. Compte tenu du fait que cet ouvrage est le premier du genre dans le monde francophone, on aurait pu s’attendre à ce qu’il s’adresse à un public novice en la matière (notamment les étudiantes et les étudiants), par exemple en présentant essentiellement des savoirs stabilisés, des acquis du domaine. Or le choix a été fait de donner une place également importante à des travaux récents et spécialisés représentant la pointe avancée de la recherche sur les rapports aux animaux : l’entrée « manège », par exemple, met en valeur les recherches novatrices de François Jarrige, sans qu’il n’y ait d’entrée sur la notion de « travail animal », conceptualisée et discutée depuis plusieurs années maintenant dans le champ des sciences sociales s’intéressant aux animaux. Le dictionnaire semble donc s’adresser à deux publics distincts, des novices et des spécialistes. Aux premiers, il ne donne pas les moyens de distinguer ce qui relève de savoirs consolidés, faisant autorité, et ce qui relève de fronts nouveaux de la recherche. Il prend le risque de frustrer les seconds (dont l’auteur de ces lignes) qui ne pourront que repérer les oublis éventuels et les problèmes de hiérarchisation de l’information. Ce problème de hiérarchisation se retrouve à l’échelle même de certains articles qui portent sur plusieurs notions (« Animaux blessés et souffrance animale », « Capitalisme et exploitation animale », « Humanité/animalité, masculin/féminin »), au risque de n’en analyser qu’une seule (cf. l’entrée : « Christianisme/anthropocentrisme »). De la même façon, en lieu et place d’une histoire du végétarisme (que l’on serait en droit d’attendre d’un tel ouvrage − et qui se lit partiellement dans la notice « Âge d’or/utopie »), une entrée « Extinction Rebellion et véganisme » traite finalement des rapports entre éthique animale et éthique environnementale à travers les évolutions contemporaines du dit collectif (assez récent et initialement peu intéressé par la question animale). On ne comprend pas davantage le choix de décliner des notions proches en plusieurs articles : « Domptage » et « Dompteur/Dompteuse » ou « Animisme juridique animal » et « Animismes juridiques » (dans ces exemples, les deux articles connexes sont, de plus, signés par une même personne). L’entrée « Fascisme et zootechnie » aurait aisément pu être intégrée à l’entrée « Zootechnie », et « Protection des animaux » aurait pu englober « Protection de l’animal dans la Constitution indienne » et « Protection des petits oiseaux ». Autre étonnement : l’absence d’une entrée « Vétérinaire ». Il faut rechercher l’histoire de la profession dans « hippiatrie », ne traitant que d’une partie de la médecine vétérinaire, et dans « ophtalmologie vétérinaire » qui en rappelle les grandes lignes mais traite surtout de cette spécialité relativement pointue. Cette grande hétérogénéité des articles, et les problèmes de dispersion de l’information qui lui sont connexes, est sans doute liée à la pluralité disciplinaire voulue par l’ouvrage. À tout prendre, on aurait préféré un dictionnaire entièrement fait par des historiens et des historiennes de métier, qui auraient assumé de présenter une histoire sociale de la condition animale, se détachant de l’histoire naturelle, de la philosophie ou du droit. Mais la critique est aisée, et il n’est pas certain que d’autres auraient mieux réussi l’exercice. L’existence de ce dictionnaire est en soi une bonne nouvelle, et les réserves formulées n’enlèvent rien au plaisir pris à la lecture de nombreux articles originaux qui, en eux-mêmes, sont des contributions importantes au domaine des études animales.

Jérôme Michalon

(CNRS, UMR Triangle, Saint Étienne, France)

jerome.michalon@ens-lyon.fr

La ruée minière au XXIe siècle. Enquête sur les métaux à l’ère de la transition

Celia Izoard
Seuil, 2024, 338 p.

L’ouvrage de Celia Izoard (journaliste et philosophe), La ruée minière au XXIe siècle. Enquête sur les métaux à l’ère de la transition, analyse l’extraction minière à l’heure où l’actualité sur le sujet est brûlante, dans un contexte international marqué par la réélection de Donald Trump et la mise en avant de la question des ressources minières stratégiques. Les velléités d’annexion du Groenland par les États-Unis ou encore la volonté de conditionner l’aide militaire américaine à l’Ukraine à l’accès à ses ressources minérales ont mis sur le devant de la scène l’importance géopolitique et économique de l’extraction. Publié avant la réélection de Trump, l’ouvrage de C. Izoard propose une enquête sur les liens entre la « transition » (celle qui nous ferait évoluer vers des systèmes industriels décarbonés) et l’extraction. La transition énergétique et écologique peut bien être présentée comme la voie vers un monde plus durable : C. Izoard démontre qu’elle est aussi un puissant levier de justification pour une intensification de l’extraction des ressources minières, tout en étant régulièrement associée à des objectifs de développement, qu’ils soient militaires ou numériques, qui ont bien peu à voir avec de quelconques priorités environnementales.

Dans l’analyse implacable de C. Izoard, la transition n’est guère plus qu’un alibi permettant d’occuper des territoires, d’exploiter des populations et de nourrir les besoins de secteurs en expansion, notamment le numérique et l’industrie de la défense. Telle qu’elle apparaît dans l’ouvrage, la transition, au final, n’est que la forme contemporaine de la logique extractiviste, dont l’auteure montre qu’elle est au cœur du capitalisme moderne. Historiquement, l’extraction se déploie dans des « régimes d’exception », c’est-à-dire des zones localisées, souvent soumises à des régimes juridiques spécifiques, qui permettent l’exploitation intensive des ressources. Avec l’industrialisation, ce régime d’exception devient progressivement la norme, au point que l’exploitation des ressources naturelles est aujourd’hui un pilier incontournable de l’économie mondiale.

Dans la dernière partie de l’ouvrage, C. Izoard s’attaque à la question des alternatives à ce système extractiviste. Selon elle, le problème ne réside pas tant dans la transition elle-même que dans la logique capitaliste sous-jacente qui l’alimente. Pour réellement transformer le système, il ne suffit pas de modifier les sources d’énergie ou les modes de production : il faut « déminer le capitalisme ». L’auteure avance plusieurs propositions visant à augmenter le coût financier, moral et politique de l’extraction minière afin de rendre ces activités moins rentables et, au final, inacceptables. Certaines de ces propositions pourraient être intégrées sans grand mal à des fonctionnements marchands prompts à utiliser les qualifications environnementales. C’est le cas, par exemple, du « bilan métal » qui compléterait le bilan carbone en mesurant l’empreinte matérielle en termes d’usage des métaux. Mais la perspective générale que défend C. Izoard est plus fondamentale : elle souligne la nécessité de réduire les usages et la consommation de ressources en transformant radicalement la logique d’expansion fondée sur l’extraction pour entrer dans une phase de décroissance guidée par les principes « d’équité et de justice sociale » (p. 298) et s’attaquant à la surconsommation. C. Izoard voit dans les « solidarités internationales » des perspectives prometteuses et s’autorise à « escalader quelques barreaux de l’échelle de l’optimisme » (p. 290) en imaginant un mouvement international réclamant la fermeture des mines et organisant des mécanismes de transfert économique pour compenser les emplois perdus.

C’est sur ce dernier point que l’ouvrage ouvre, sans les traiter ni les expliciter, à des questions politiques cruciales. Celles-ci ont trait aux activités humaines à poursuivre, réduire ou cesser et aux ressources nécessaires pour ce faire. Car les matières minérales ne sont pas seulement un secteur économique créant des emplois sur les sites miniers et des richesses pour les grandes entreprises extractives, elles sont aussi indispensables dans nombre d’activités sociales qui fondent nos sociétés contemporaines et dont beaucoup d’entre elles ne pourraient facilement être stoppées. Penser et réaliser la transformation radicale que l’auteure propose impliquerait de repérer ce qui compte et pour qui, ce qui peut être arrêté et à quelles conditions, ce qui doit être poursuivi, voire augmenté et à quel titre, quand bien même des ressources énergétiques et minérales seraient nécessaires à ces choix. Pas de « déminage » sans une réflexion approfondie sur les ressources minérales et leurs usages, sur les priorités techniques et sociales à choisir, et donc sur les institutions politiques chargées de définir ces priorités et de déterminer les conditions collectivement acceptables de l’extraction et de l’usage des ressources.

C. Izoard propose une critique de la transition qui voit dans la notion un signe d’hypocrisie. Prendre au sérieux l’objectif de transition et les multiples initiatives qui l’accompagnent pourrait pourtant conduire à se poser les questions de l’arrêt et de la continuité, de la répartition des richesses et des ressources, des modalités de trajectoire de transformation. En pratique, l’auteure montre bien que de nombreux programmes de politique publique comme des initiatives privées se contentent d’utiliser la bannière de la transition comme une évidence suffisant à justifier l’extraction. Mais alors que disparaît le discours de la transition avec la réélection de Trump, que les politiques environnementales subissent un recul manifeste sous la menace militaire et que la violence du capitalisme extractif s’affirme en toute clarté, on peine à repérer ce qui pourrait aujourd’hui problématiser l’usage des ressources minérales et permettre enfin d’envisager des trajectoires de réduction et d’extraction choisie. Les lecteurs de La ruée minière au XXIe siècle convaincus de l’urgence de ces questions pourraient bien finir par regretter l’époque encore récente où les critiques de la transition pouvaient considérer que ce mot d’ordre était devenu unanime.

Brice Laurent

(CSI, Mines Paris, Paris, France)

brice.laurent@minesparis.psl.eu

Saturation. Un monde où il ne manque rien sinon l’essentiel

Renaud Hétier
Presses universitaires de France, 2025, 344 p.

L’ambition, réussie, de cet essai est de décrire certains contours du « phénomène de la saturation, de le comprendre, et de suggérer une issue à celui-ci » (p. 8). La saturation permet de rendre compte d’une matérialité et d’une façon d’occuper l’espace, le temps et le corps. Mais elle a comme conséquence fâcheuse de produire une dégradation de notre milieu naturel, ce que l’auteur désigne par « la propension humaine à la destructivité » (p. 9). Phénomène quantitatif aussi bien que qualitatif, la saturation participe à la réduction du monde. Renaud Hétier, professeur en sciences de l’éducation et de la formation à l’Université catholique de l’Ouest (Angers) offre ainsi un vaste panorama, à la fois philosophique, littéraire et politique, sur la manière de concevoir et de tenter de dépasser la saturation. Comme il travaille sur les médiations culturelles de l’enfance et sur la condition humaine actuelle6, il peut ainsi relier ses réflexions sur la saturation à des situations bien concrètes.

L’auteur prend soin, dans la première partie, « Une nouvelle forme d’aliénation », de décrire quelques-uns de ces phénomènes de saturation (tant sur le plan alimentaire que des réseaux numériques ou de l’amoncellement des objets, et de nos sens…). La présentation exprime les multiples facettes du « trop » qui caractérise nos sociétés et qui témoignent de nos comportements individuels et collectifs. Grâce à ses connaissances en science de l’éducation, il offre des explications psychologiques sur les raisons qui expliquent cette aliénation : « le désir qui le meut [l’individu], même s’il l’enferme ou l’égare, est son désir, et s’il lui apparaît que ce désir le rend comme étranger à lui-même et le fait souffrir, il peut encore en partie s’en distancier, et, dans le même mouvement, se décaler aussi des contraintes socioéconomiques et culturelles qui jouent sur lui en ne parlant que trop à son désir présumé » (p. 11).

Ainsi, Hétier interroge la formulation « être comblé » (chapitre 1, « Des individus hyper-stimulés »), qui concerne à la fois la dimension psychique et sociohistorique du corps individuel. Il faut se remplir et être constamment actif ! Et, dès les premiers jours de notre vie jusqu’à la fin de celle-ci, ce remplissage est le résultat d’une intrication psychique/affective/sociétale. Cela construit une dynamique de saturation (plus/plein/encore, plus/trop-plein/vacuité), au risque d’aboutir à une forme de désensibilisation (pour accéder au plus, on ignore ce qui peut limiter l’accès au trop) et d’une perte d’attention (comme la lecture). Hétier illustre cela par la saturation de nos sens (bruit, images, goût) par les stimulations extérieures mais tout autant par l’individualisation de l’accès à ces mécanismes de saturation. Dans ce mouvement permanent de comblement, aussi bien sensible que corporel, l’individu est menacé de voir sa part intime se réduire : l’individu saturé est aussi un individu vidé (il ne supporte plus le silence, par exemple). Face à cela, l’individu n’est pas démuni. Hétier précise qu’il peut agir pour échapper au vide existentiel. Il accorde ainsi une place au travail et à l’occupation (le temps libre : « retrouver une vie dont on s’est senti éloigné, voire qu’on a perdue dans le travail. » [p. 37]). À condition que ces activités ne deviennent à leur tour des mécanismes de saturation (aliénation générée par la répétition, par exemple) : « Le travail devient aliénant en se séparant de la vie, il l’est de manière insupportable quand il envahit subjectivement celle-ci » (p. 36). Il nous faut encore faire face au vide de l’expérience même de l’existence. L’auteur prend le soin de bien préciser le sens et les contours de ces notions qui sont centrales dans son analyse (« Quand la vacuité cache le vide qu’on ne veut pas voir ») : « Le vide demeure tel qu’en lui-même, comme espace à l’intérieur duquel on est fondamentalement libre et où ne rien faire ne vaut pas moins que de faire quelque chose. Il s’agit moins de s’occuper que d’occuper, en fait, d’habiter ce vide » (p. 42) ; « La vacuité caractérise des investissements ordinaires (on fait quelque chose pour ne pas se retrouver sans rien faire, on fait ce qu’on croit devoir faire) qui conduisent directement à la saturation : le vide est annulé, et avec lui l’espace de liberté » (p. 42-43). La saturation de l’attention conduit donc à l’impossibilité de penser. Hétier construit alors une réflexion vraiment stimulante sur le rapport entre stimulé et stimulant : « L’individu saturé est aussi saturant » (p. 44). Autrement dit, loin d’une simple reprise de l’aliénation comme processus d’imposition (par le régime d’exploitation capitaliste), l’auteur met en évidence le point suivant : « Il ne s’agit pas ici d’évoquer l’oppression politique ni l’alinéation (sic) capitaliste, mais cette dynamique propre à la liberté qui est de se fondre dans l’engagement et dans l’occupation auquel celui-ci conduit. Byung-Chul Han7 évoque une « auto-exploitation » qui fait qu’il n’y a plus besoin de domination pour que les individus s’obligent (à travailler, notamment). On voudrait plutôt pointer une « auto-occupation », investie librement » (p. 44). Pour échapper à ce travers, Hétier propose d’accorder toute son importance à l’attention, mais tout autant au fait de penser (« investir les possibilités d’être qui ne sont jamais finies », p. 50) ou de rêver.

Dans le chapitre 2, « L’occupation du monde », l’auteur écrit : « ce sujet se trouve pris, quoiqu’il fasse et quoiqu’il veuille » (p. 52), reliant ainsi la dynamique de saturation à l’emprise matérialiste sur le monde. L’Anthropocène, qu’il a bien analysé8, peut se comprendre aussi comme un phénomène global de saturation : « La modernité tardive produit à grande échelle la possibilité d’être partout, de saturer le monde, d’autant plus facilement qu’elle crée aussi la possibilité d’un “partout pareil” » (p. 54). Mais alors, il est confronté à la limite dans la logique de saturation. Il n’y a plus d’ailleurs, pour paraphraser Günther Anders, ni même d’être ailleurs autrement (le tourisme mondial en est la preuve éclatante). L’altérité et la diversité du monde s’effacent au profit d’un « monde domestiqué » : « La saturation relève ainsi non pas seulement d’un vecteur quantitatif, mais aussi qualitatif : on se remplit du même, on est comblé par la répétition du « même » de sorte qu’il n’y a pas de vide, pas d’espace pour autre chose » (p. 63). Limite finale : « Un système-Terre poussé dans ses retranchements » (p. 64) ; « Ce réel est celui de nos corps contenus et soutenus dans un corps plus vaste mais lui-même limité » (p. 69). Hétier critique ainsi à son tour les impasses du néolibéralisme et la fictive liberté qui l’accompagne. Il plaide pour une certaine proportion dans notre manière d’habiter la Terre.

Nous devons alors reconsidérer notre « manière d’être présent-absent » (chapitre 3). La saturation impose une hypercommunication, une hyperprésence, voire une omniprésence, dans le monde et dans notre intimité. Mais en même temps, elle aboutit à notre absence (nous ne pourrons jamais être assez présents, partout et tout le temps). Même le repli dans notre « foyer-forteresse » (p. 74) – l’espace dans lequel peut réellement s’exprimer et se concrétiser notre individualisme, « un espace de régression puissamment encouragé par la société de consommation » (p. 78) – ne parvient pas à nous satisfaire complètement. « Microcosme paradoxal » qui trahit nos frustrations constamment réactivées. Comment alors être « authentiquement présent » ? en adoptant une certaine distance – sans que l’on sache comment concrètement celle-ci s’élabore9.

La deuxième partie, « La dynamique de la saturation », vise à situer les individus dans le monde : dans le temps et dans l’espace, qui sont tous les deux contraints. Hétier propose rien de moins qu’une « anthropologie de la saturation (au sens d’une conception générale de l’humain) et une psychanalyse de la saturation » (p. 97). Son approche psychanalytique met en évidence que notre « moi » remplit et sature le monde (voir surtout la partie sur « La libération du paradigme maternel »). Il nous faut d’abord accepter de faire face à la difficulté existentielle et matérielle de supporter le vide (« Ne manquer de rien ; manquer de limites », chapitre 4). Nous vivons une période qui « connaît la concomitance de la libéralité et de l’abondance, ce qui crée les conditions favorables à une expérience de l’« illimitation » aussi bien d’objet que d’objets » (p. 101). Hétier estime que notre désir frénétique d’objets est avant tout le reflet d’une quête pour combler ce vide existentiel, ce vide intérieur, que notre sortie d’une société organique s’était employée à construire et contrôler. Remplir offre ainsi une compensation au vide, même si cela ne reste qu’une illusion, puisque nous confondons le contenant et le contenu (nous sommes ce contenu) : « Autrement dit, se remplir d’objets est encore une manière de chercher un contenant, celui que, en dernier recours et faute de mieux (une altérité tangible, notamment), on est soi-même pour soi-même » (p. 109). Mais une fois encore, nous nous heurtons aux limites : « Il s’agit en somme d’un rapport au réel ». Mais ce réel est reconstruit, au point qu’il est réduit à la succession des objets : « Accumuler, stocker et finalement perdre de vue, consacre ultimement la destructivité » (p. 113). L’auteur propose une longue explication entre les concepts d’« illimitation » et d’infini − difficile de résumer ici les principaux éléments de l’argumentation.

Il nous faut ensuite reconnaître ce fait : « la perte d’altérité […] ne se réduit pas à la seule mise à distance de l’autre » (Trop de « soi-même», chapitre 5). Comment opérer un déplacement de soi qui pourrait permettre cette reconnaissance de l’autre ? Hétier propose une synthèse saisissante de cette notion d’altérité. D’où il ressort qu’il faut d’abord réduire la part du sauvage, de l’incontrôlé, afin d’affirmer sa propre identité (cf. la sous-partie « La part congrue du sauvage ») ; nous n’aimons pas, pour paraphraser Virginie Maris, que la nature nous échappe : « La rationalisation et la mise à distance vont de pair, qui ordonnent le monde et colonisent la nature, renvoyant indéfiniment l’humain, plein de soi, à lui-même » (p. 129). Il nous faut donc accepter de nous retirer et ainsi de laisser la possibilité au vivant de continuer à remplir sa propre vie : « Le rapport de l’humain aux autres vivants est donc à présent marqué par une double exigence : prendre soin, réparer, faire vivre, et se retirer pour laisser la vie (des autres) s’épanouir » (p. 132). D’où il ressort aussi qu’il nous faut apprendre à composer avec un temps de vie qui s’allonge et donc, qui allonge notre angoisse face à la fin. C’est aussi devoir faire face à l’accélération (« le besoin ressenti de faire plus de choses en moins de temps10 »). Exit donc, le temps de la rêverie, celui de ne rien faire : « temps perdu de la contemplation, précisément marquée par un rapport gratuit, de non-appropriation du monde et de gratitude pour cette gratuité » (souligné par l’auteur, p. 143). Et cette course contre le temps, vide de sens finalement, se réalise à partir d’occupations et d’objets tout aussi vides. Tout cela mène au risque de « L’évanouissement de l’autre ». Isolement, solitude, vide relationnel… autant de signes d’une incomplétude dans nos interactions, alors qu’on ne cesse de valoriser l’omniprésence. Pire encore : par un retournement théorique, nombreux dans cet ouvrage savant, Hétier nous donne la clé : « il est impossible de remplir son vide avec l’autre puisque l’autre est lui aussi vide » (p. 149). Étrange altérité dans la similitude.

Enfin, la troisième partie, « Penser la saturation et en sortir », offre des perspectives pour une philosophie de la saturation. L’axe central interroge la course au « plus » qui envahit nos comportements sociaux : « Un “plus” en entraîne un autre (un “toujours plus”) qui mène à la saturation, quand on débouche sur un trop-plein ». C’est le propos du sixième chapitre, « Logique de la saturation : de la surenchère au débordement ». La propension au plus nous enveloppe tous, et tout le temps. Encore un peu plus, mais déjà guette la lassitude. Pourtant, tout nous pousse à la propension à la surenchère, comme ce sentiment diffus qu’il faut être toujours là (par un nomadisme incessant), avoir systématiquement vu tout ce qu’il faut voir, désirer posséder encore plus de choses − au point que l’abondance ne suffit plus, au point où l’on se trouve « débordé » : « L’objet de la surenchère anticipe cette souffrance en cherchant la saturation qui empêcherait de manquer. Les individus de la société de consommation et d’abondance, société qui, au-delà de l’abondance de biens, sature en sécurité, sont en quête d’un objet qui leur manquerait sans leur manquer, d’un objet désirable qui ne les ferait pas souffrir, qu’il n’y aurait pas à attendre » (p. 162). Le dernier chapitre, « Au-delà de la vacuité, s’ouvrir au vide », revient à la « vacuité » et précise la notion, déjà présentée dans l’introduction : « l’expérience malheureuse d’un manque inversé : non pas une souffrance liée à la distance, à l’inaccessibilité de l’objet, mais une profonde déception – mais le mot n’est pas assez fort – de découvrir que l’accès à l’objet, l’accès aux objets, illimités, aboutissant à un trop-plein » (p. 12). C’est une sorte d’espace sans consistance, même s’il est complètement rempli. Le vide est un espace-temps suffisamment dégagé pour pouvoir faire venir l’objet et le faire exister11. Comme l’auteur le précise dans la conclusion : « Le défi est de supporter cette vacuité, de la supporter assez durablement pour qu’elle se métamorphose en vide, c’est-à-dire que l’objet manquant laisse un espace-temps vide (et libre) que l’on va découvrir habitable, supportable, et finalement désirable » (p. 202).

Le lecteur qui cherche des solutions clés en main pour échapper à la saturation risquera d’être déçu. Hétier propose un cheminement (qui prend parfois le ton d’une méditation), alliant philosophie et littérature (de beaux contes)12, qui permet de comprendre et de prendre de la distance avec notre propre dynamique de saturation. De nombreuses pages font écho à nos questionnements quotidiens − à condition de s’inquiéter de l’état du monde. Il estime qu’il est encore possible de retrouver une certaine plénitude du vide et ainsi d’apprécier ces espaces-temps dégagés. Sans doute aussi, aurait-il pu préciser ce qui pourrait combler ce manque, tout comme indiquer ce qui serait vraiment nécessaire. Quels sont donc ces besoins essentiels qui pourraient nous éviter la saturation comme la vacuité ? On pressent que la voie d’une recherche plus personnelle, plus spirituelle, participe à cela : « Un tel rapport au vide nous conduit à une considération spirituelle, dans la quête d’un essentiel qui n’a pas de nom particulier, pas de forme déterminée, et surtout pas d’objet, pas même dans un autre monde » (p. 202). Tout comme le travail d’éducation − « thérapeutique du vide, qui commence par l’éducation », ce qui n’est guère étonnant vu les compétences professionnelles de R. Hétier. Celui-ci a réalisé un ouvrage extrêmement riche pour comprendre la complexité de notre relation au monde, notamment en raison de notre volonté d’en jouir, en ignorant la destruction que cela produit, tant sur le monde qu’entre humains.

Bruno Villalba

(AgroParisTech/Paris-Saclay, UMR Printemps, Guyancourt, France)

bruno.villalba@agroparistech.fr

Les sciences dans la mêlée. Pour une culture de la défiance

Bernadette Bensaude-Vincent, Gabriel Dorthe
Seuil, 2023, 254 p.

Un nouveau livre de Bernadette Bensaude-Vincent, écrit en collaboration avec Gabriel Dorthe, porte sur l’actualité et même le proche avenir des modes de pensée, du vécu émotionnel, des comportements professionnels et des conditions économiques des chercheurs et chercheuses de ce XXIe siècle déjà bien avancé. Et ce, face à un public qui met en doute les résultats scientifiques et ne fait plus confiance ni à la compétence des chercheurs et chercheuses ni à leur probité.

Ce livre ne cherche pas à rétablir une hiérarchie, ni à donner des leçons, mais travaille à partir d’un constat, celui de notre entrée dans une ère du doute quelque peu inquiétante eu égard à ce qui la fait naître et fructifier, ainsi qu’à ses conséquences directes tant sur la vie de l’esprit que sur celle des corps.

Après une introduction d’une vingtaine de pages, qui part de la crise de confiance à l’égard de la science, tout en posant quelques jalons qui anticipent la suite, le livre est construit en trois parties. Chacune comporte trois chapitres, le dernier (donc le neuvième du livre, désigné par la formule « Et maintenant ? ») faisant office de conclusion générale et d’ouverture vers un programme mi-sérieux mi-humoristique : « Envahissons le monde de petits laboratoires vivants » (p. 216). Une imposante bibliographie de 37 pages regroupées en fin de volume sous forme de notes, dans l’ordre de la lecture, offre une précieuse source de Références

Le ton est donné dès le départ : on ne va pas passer le temps à se lamenter pour vivre dans l’angoisse devant l’envahissement des fake news, ni à glorifier les méthodes scientifiques supposées assurer raison et déontologie, garantes de ne pas confondre faits et valeurs et de ne pas se laisser entraîner dans les égarements de la post-vérité. Il s’agit plutôt de mettre de l’ordre dans les idées et les discours, admettre la fragilité de certaines démarches scientifiques, sans pour autant mettre tout sur le même plan. C’est une invitation à accepter un peu d’humilité du côté des chercheurs, à ne pas renoncer à tout regard critique de la part des défenseurs de la science, et peut-être à décourager les divagations des faiseurs de fake news ou la crédulité de ceux qui les suivent. Mais la position de l’autrice et de l’auteur est formelle : « Pour conjurer le malaise qui est à l’origine de ce livre, nous ne chercherons pas à le dissiper, ni ne tenterons une réconciliation entre experts et publics » (p. 21).

L’analyse de la situation des méthodes et de la réception de la recherche s’appuie sur l’histoire récente de la pandémie de 2019, les contestations du vaccin, les multiples informations et analyses qui se sont révélées fausses. L’exemple d’un film dont l’influence a été non négligeable dans cette période permet de comprendre comment cela est possible : il s’agit de Hold-up, retour sur un chaos, de Pierre Barnérias, diffusé en 2021. Ce film est exemplaire. Il reprenait « les formes classiques du documentaire audiovisuel (images d’archives et musique inquiétante, interview sur fond noir, etc.) et les démarches du journalisme d’investigation » (p. 10). Ce mode de présentation éclaire assez bien la facilité avec laquelle les informations les plus folles peuvent être retenues comme plus vraies que celles diffusées par la recherche. Emprunter les codes de l’expertise scientifique tout en la contestant se montre assez efficace.

Pour dépasser l’angoisse ou le découragement, quelques démarches s’imposent, énumérées dans l’introduction :

  • premièrement, il faut admettre que les sciences fonctionnent elles aussi sur la croyance qui « n’est pas l’autre, l’étrangère, voire l’ennemie de la science. Elle en est condition de possibilité » (p. 26) ;

  • deuxièmement, il faut « un contrat de confiance » plutôt qu’un excès de rationalité mis en place sur ce qui dépend plus des relations que du raisonnement. Par exemple, c’est plutôt « le lien social qui semble faire défaut pour justifier le vaccin plutôt que la science ou la raison » (p. 27) ;

  • troisièmement, la place du doute n’est pas antiscience. À l’exemple de Descartes, le doute est « une méthode pour atteindre la vérité ». D’ailleurs, une des conditions dégagées par le sociologue Robert Merton pour rendre plus solides les vérités établies par les scientifiques est le « jugement par les pairs » qui conduit à conserver les résultats qui ont été passés au crible des objections et ont résisté. Va dans le même sens la réfutabilité de Popper pour qui « seule la discussion critique peut nous aider à trier le bon grain de l’ivraie » (p. 28).

Autrement dit, la figure d’une opposition entre la science rationnelle et les doutes des non-scientifiques a quelque chose de stérile qui ne permet pas de progresser. Les analyses de cette situation se déploient dans les trois parties de l’ouvrage : « Un diagnostic discutable », « Les sciences en question », « La défiance en partage ». La difficulté de ces analyses est de ne pas faire de concessions aux critiques légitimement développées sur la science, ne pas non plus se contenter de rejeter avec mépris, colère ou inquiétude, les propos systématiquement critiques des non-scientifiques sceptiques, mais plutôt comprendre que la raison ne se développe pas dans la pure abstraction. Les liens sociaux et le « monde commun » sont à reconstituer de sorte que le doute soit un doute « constructif », qui devienne « une pratique généralisée et partagée par toutes et tous » (p. 29).

Ainsi, les objectifs et les données sont présentés dès le départ. Les 9 chapitres développent chacun des exemples d’événements et de conflits, d’erreurs ou de confirmations de résultats, de corrélations plus ou moins étonnantes, de réactions diverses, toutes choses qui aident à mieux situer le terrain de la réflexion.

Par exemple, on nous rappelle la pétition signée par une centaine de scientifiques français en 2018 pour dénoncer « le populisme précautionniste omniprésent » au nom du respect de la science et de la rationalité mais visant plutôt des intérêts économiques avec une réhabilitation des OGM (p. 34). D’autres exemples montrent que, lorsque la recherche a des conséquences sur des questions économiques ou sanitaires, on est en fait souvent en train de tenter « d’y voir clair dans une incertitude épaisse » (p. 37). L’inflation des textes de recherche en cours, rendue possible par les moyens technologiques que permettent les plateformes de preprint en ligne, rend difficile une évaluation efficace (p. 40). À ces difficultés matérielles s’ajoutent les « biais cognitifs » supposés « sélectionner les informations qui confortent nos croyances », ou encore la « zézétique », ou art du doute, qui peut aussi faire tomber dans les pièges dénoncés (p. 43). Reste enfin le « complotisme » qui voit partout des intentions malfaisantes. Le premier chapitre se termine par cette mise au point : « S’ouvrir à une attitude critique, ce n’est pas disqualifier celles et ceux qui ne pensent pas comme “nous” en dénonçant des biais ou des intentions, mais repenser les conditions de possibilité et d’exercice des sciences et de l’expertise en société » (p. 57).

On trouve dans le chapitre 2 une analyse de la « guerre des sciences » à partir de ce qu’on a appelé « l’affaire Sokal » dans les années 1990, qui a opposé sciences de la nature et sciences sociales. Ce canular consistant à faire accepter un article parodique dans une revue reconnue comme sérieuse, puis à dévoiler la supercherie, conduit à des débats ardents sur la notion d’objectivité en science, qui ne serait qu’un mythe car toute vérité serait une convention sociale (p. 61). Vingt ans après l’affaire Sokal, on a nommé « Sokal squared » (« Sokal au carré ») un autre canular opposant les sciences sociales entre elles.

La contestée notion de vérité est aussi parfois défendue précisément parce qu’on essaie de l’étouffer. C’est ce qu’exprimait, au moment de l’affaire Dreyfus, une caricature de Raoul Barré, « Les forces de l’ordre, l’armée, l’Église, essayant d’étouffer la vérité », reproduite dans le chapitre 3, où l’on voit une femme nue cherchant à s’extraire d’un puits pendant que deux hommes s’efforcent de l’en empêcher, l’un d’entre eux disant : « Malgré tout, j’ai bien peur qu’elle ne sorte, la rosse ! » (p. 91). On a là, par le biais de l’humour, un symbole de l’absence d’indépendance entre la science et la dimension sociale et politique. « L’aspiration à la vérité qui anime les scientifiques répond à une exigence morale et démocratique », telle est la situation (p. 78). Mais, derrière ces aspirations, se tient à l’affût le scientisme… Or, l’imaginaire scientiste tend à se confondre avec l’imaginaire républicain, fondé sur le seul mérite, et où le savoir permet l’émancipation, l’un et l’autre prétendant à l’universalité, alors qu’au nom de l’un ou de l’autre ont eu lieu des catastrophes technologiques, des armes nouvelles, des massacres. D’ailleurs, « la défense de la méthode scientifique débouche souvent hâtivement sur la défense de technologies telles que le nucléaire, la 5 G, les pesticides ou les OGM », de sorte que certaines « entreprises démystificatrices de pseudo-rationalistes » sont à leur tour démystifiées par l’« agenda politique d’extrême droite libertarienne » que l’on trouve « derrière leur noble combat pour la Raison » (p. 89).

La volonté politique de faire connaître les mérites de la science est interrogée dans le chapitre 4, où la menace qui pèse sur la science est vue dans son évolution même, qui fait la part plus belle aux « savoir-faire utilitaires » qu’à « la production à long terme de savoirs fondamentaux ». Ces formules de Jean-Marc Lévy-Leblond, qui mettent en cause la façon dont est célébrée la science, donnent lieu à une plaisanterie verbale : faut-il « faire sa fête à la science » ? (p. 97).

L’ensemble du livre s’interroge de multiples façons sur les nouvelles caractéristiques de la recherche qui se développe sur le modèle de l’économie : concurrence, analyse des marchés, financement sur projets, avec des universités et des centres de recherche transformés en entreprises, avec des objectifs d’optimisation (p. 100), le tout débouchant parfois sur des fraudes scientifiques (p. 109).

Quelques mesures ou initiatives innovantes sont soumises à un examen critique. Ainsi les « services écosystémiques », notion-frontière entre mesures (quantifications) scientifiques et mesures (décisions) politiques (p. 114, chapitre 4). L’Andra (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs) pour l’enfouissement des déchets nucléaires sur le site de Bure dans la Meuse se voit « engagée dans un processus de concertation depuis les années 2010 » (p. 165, chapitre 7). Les propos de philosophes des sciences sont rappelés et présentés comme exemples de propositions audacieuses et intéressantes. Michel Serres, dans Temps des crises13, proposait que le monde scientifique ait lui aussi une sorte de serment d’Hippocrate, car les chercheurs et chercheuses prennent (ou doivent prendre) la parole « au nom des choses elles-mêmes » et il faudrait qu’ils et elles acceptent de « se séparer du complexe militaro-industriel et de couper toute relation avec les secteurs de l’économie qui détruisent le monde et affament les hommes » (p. 172). Quant à Isabelle Stengers, inspirée de John Dewey et William James, son approche (qu’elle appelle « écologie des pratiques ») est plus pragmatique et orientée vers l’invention plutôt que vers la déconstruction. Son souci est de ne jamais être insultante dans ses analyses et propositions. Elle s’efforce de penser de nouvelles alliances entre sciences et politique qui devraient être sans « confiance docile dans l’expertise » et elle reprend la formule de quelques écologistes : « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend » (p. 173-174).

Les deux derniers chapitres (8 et 9) examinent la situation à travers le concept de crise, qui « désigne un moment où tout peut basculer, vers la vie ou vers la mort » (p. 179). Mais la crise n’est pas vraiment affrontée quand, pour la contourner, on parle de « transition » : « En disciplinant les conduites individuelles [comme le recyclage des pots de yoghourt], sans questionner les causes de la consommation d’énergie, le paradigme de la transition énergétique encourage certains futurs en empêchant d’en questionner d’autres » (p. 180). Quant à l’économie qu’on croit faire, grâce aux structures informatiques, on ne voit pas qu’elles consomment de l’énergie. Mais il faut distinguer catastrophe et désastre, ce dernier terme correspondant à une situation où rien ne peut être réparé à l’identique. Le good enough tente de ne pas laisser place au superflu (p. 182). Des épisodes comme Tchernobyl, ou l’occupation du site de Notre-Dame-des-Landes pour lutter contre le projet d’aéroport dans une réserve de biodiversité, ou encore la question du « covid long », sont emblématiques de la nécessité de « bifurcations » permettant de prendre en compte le vécu d’une maladie, d’élargir en quelque sorte les données et de s’engager dans des savoirs d’horizons différents, car alors « des problèmes inaperçus surgissent qui élargissent le champ et le cadrage des rapports ». Ainsi, le rapport du GIEC de 2022 a « élargi la gamme de sources autorisées » en intégrant, par exemple, des rapports internes d’ONG. Certes, la neutralité politique demeure un idéal régulateur, ce qui crée « une tension permanente entre le souci d’être pertinent (policy relevant) mais non prescriptif (policy prescriptive) » (p. 186). Les sciences comme « savoirs situés » et les avis d’experts « comme relatifs à un contexte », tels sont les gains de ces attitudes, qui permettent d’admettre la pluralité des savoirs sans brandir la menace du relativisme. « Situer les savoirs, c’est tout au contraire les distinguer, les différencier par leur milieu d’émergence, pour les mettre en tension, les comparer dans une perspective d’anthropologie des connaissances » (p. 187).

Ces changements nous rendent « tous cobayes dans le laboratoire du monde », comme le dit le dernier intertitre du chapitre 8. Cet appel est précédé de quatre autres bifurcations : de l’intolérable à l’ajustement, élargir les problèmes plutôt que les résoudre, entrechoquer les savoirs, passer de la preuve à l’épreuve. Quant au dernier chapitre, il est scandé, pour répondre à la question « Et maintenant ? », par cinq résolutions exclamatives : « Ça suffit ! », « C’est trop simple ! », « C’est possible ! », « Essayons ! », « Expérimentons ! ».

Le vocabulaire militant est à prendre avec un sourire, qui n’exclut pas le sérieux. Il faut se rendre compte que la science n’est pas une entité abstraite, elle est un produit de l’humain, elle est vivante, multiple, avec ses évolutions, sa complexité, ses faiblesses, ses réajustements. Ce livre est une invitation à s’en persuader, à construire un « monde commun », à collaborer tout en gardant la défiance.

On pourra sourire aussi (respectueusement et en connivence) des « iels » ou autres « ceulles » qui contribuent à rappeler que, non, le masculin n’a aucune raison de vouloir « l’emporter sur le féminin », mais on peut aussi considérer que la sortie de règles auxquelles on ne faisait pas assez attention se manifeste dans toutes les dimensions du discours de la science.

Anne-Marie Drouin-Hans

(Maîtresse de conférences HDR à la retraite, Université de Bourgogne, Dijon)

amdh@wanadoo.fr

Critique de la raison décoloniale. Sur une contre-révolution intellectuelle

Pierre Gaussens, Gaya Makaran, Daniel Inclán, Rodrigo Castro Orellana, Bryan Jacob Bonilla Avendaño, Martín Cortés, Andrea Barriga
L’Échappée, 2024, 253 p.

Cet ouvrage est la traduction de cinq chapitres parus initialement au Mexique en 2020 dans un ouvrage collectif14 porté en partie par les mêmes éditeurs, augmentés d’un sixième chapitre issu d’un autre ouvrage15 paru en 2021 en Argentine et d’un avant-propos visant à resituer cet ouvrage dans le contexte francophone. L’enjeu est de produire une critique de la production académique de différents auteurs, Enrique Dussel, Walter Mignolo et Ramón Grasfoguel16, et d’une autrice, principalement Anibal Quijano, ayant formé dans les années 2000 le collectif Modernité/Colonialité au fondement d’un courant de pensée17, les études décoloniales. Pour les auteurs de l’avant-propos et du premier chapitre, ce travail est rendu nécessaire par la « colonisation » du débat intellectuel et politique, en Amérique centrale et du Sud mais aussi aux États-Unis, ainsi qu’en Europe, par les idées décoloniales, et par l’indigence affirmée dès le départ de leurs raisonnements. Le ton est donné et constitue le principal écueil selon nous de cet ouvrage. La critique, dure mais solidement argumentée, des thèses des auteurs précités, y est ainsi souvent mêlée à une critique « externe » ne prenant pas la peine de restituer la logique du raisonnement des auteurs incriminés et leurs postulats normatifs et scientifiques, mais aussi à des jugements de valeur faiblement étayés. Pour les lecteurs en grande partie néophytes que nous sommes – plus familiers de la pensée postcoloniale sur des terrains africains que des auteurs passés au crible par cet ouvrage –, cette compilation de textes ne permet ni de saisir l’intérêt éventuel de ces approches ni d’adhérer à une critique trop « à charge », et ce malgré des passages intéressants sur certains concepts centraux des études décoloniales.

Le premier chapitre (Pierre Gaussens et Gaya Makaran) se présente comme une introduction de l’ouvrage pour le public francophone, visant à situer la critique des auteurs depuis une posture anticoloniale et critique du capitalisme, à partir de laquelle ils observent les études décoloniales et leurs « dérives ». En relisant « l’anticolonialisme de [Frantz] Fanon fondé sur un universalisme humaniste et libertaire, [et qui] s’accompagne d’un diagnostic marxiste sur l’exploitation capitaliste » (p. 20), ce chapitre revient ainsi sur les différends opposant les auteurs et autrices de l’ouvrage aux études décoloniales, particulièrement celles du collectif Modernité/Collectivité18. Leur sont entre autres reprochés leur déterminisme géographique (les auteurs du chapitre, eux, privilégient le déterminisme social), l’oubli des structures matérielles de domination au profit d’une lecture culturaliste des rapports sociaux, et surtout la reproduction, par leur volonté d’hégémonie académique, des schèmes de domination qu’elles entendent débusquer.

Les deuxième (Daniel Inclán), troisième (Rodrigo Castro Orellana) et quatrième chapitres (Bryan Jacob Bonilla Avendaño) se situent dans cette veine, en se concentrant néanmoins sur la production intellectuelle19 d’auteurs décoloniaux envisagés séparément, et en s’employant à déconstruire leurs principaux concepts. En expliquant la manière dont le philosophe Enrique Dussel s’appuie sur des procédés argumentatifs issus des Lumières pour proposer des « contre-récits » de l’histoire globale, Inclán réfute sa prétention à produire de nouvelles intelligibilités sortant du schéma classique « centre versus périphéries ». Ces procédés aboutissent selon l’auteur à reproduire une pensée essentialiste, déterministe, et finalement téléologique de l’histoire, par opposition à celle des penseurs (européens et latino-américains) qui privilégient les approches contingentes et équivoques. Poussant plus loin cette logique, Orellana s’appuie sur certains auteurs issus ou proches des études décoloniales pour penser les apories des notions centrales telles que la différence coloniale ou la pensée frontalière de Mignolo. La critique qui en émerge prend ainsi au sérieux les postulats de Mignolo, sur un « extérieur » possible à la domination coloniale par exemple, pour mieux les questionner, produisant certains des passages les plus convaincants de l’ouvrage. Le chapitre quatre de Bryan Jacob Bonilla Avendaño, quant à lui, est consacré à l’œuvre du sociologue Ramón Grosfoguel et consiste en une descente en règle à la fois de certains de ses concepts centraux comme l’extractivisme épistémique, mais aussi de son raisonnement au sens large. Là encore, lui sont reprochés son abstraction et son essentialisme, notamment lorsque cela le conduit à attribuer des visées ou des idées à tel ou tel penseur, de Descartes à Quijano lui-même, en raison de leurs caractéristiques géographiques et/ou biologiques. Autant de critiques auxquelles nous adhérerions si elles n’étaient contrebalancées par des attaques sans fondements explicites sur, par exemple, la propension attribuée à Grosfoguel à « s’emparer de sujets dans l’air du temps pour produire des textes universitaires conformes au politiquement correct du moment » (p. 122). Ces assertions qui parsèment l’ouvrage produisent l’impression de conflits dépassant la controverse scientifique et renvoyant aux contextes universitaires latino-américains et étasuniens, contextes qui ne sont jamais vraiment éclaircis tout au long de l’ouvrage.

Par contraste, en refusant à la fois la simplification de la pensée adverse, et en la réinscrivant dans un siècle d’écrits littéraires et scientifiques anticoloniaux sur le continent latino-américain, le cinquième chapitre écrit par Martín Cortés se présente comme une critique à la fois claire et convaincante de la pensée de la modernité de Mignolo. Bien plus que l’assimilation opérée par ce dernier du christianisme, du libéralisme et du marxisme à un même projet « moderne-colonial », c’est la recherche de « pureté » que critique Cortés dans la pensée frontalière de Mignolo. Cette recherche s’oppose à la fois au projet pluriversel de la pensée décoloniale, en séparant l’idée « originelle » de celle qui « contamine », et à son ambition de penser l’émancipation à partir d’une histoire hétérogène, et souvent contradictoire, ambition pourtant au cœur des reformulations de l’historiographie par les études décoloniales. Or, c’est à partir des contradictions, des réappropriations, des détournements et réinventions qu’a connus la pensée marxiste, et que Cortés retrace dans la deuxième partie de son chapitre, qu’il parvient à restituer une partie de « ce qui appartient en propre » à la critique latino-américaine de la domination (p. 162), en faisant finalement du marxisme l’espace d’une pensée frontalière sur le continent. En conséquence, il appelle à une articulation de cette histoire critique avec le courant décolonial qu’il reconnaît comme « le premier espace latino-américain de pensée critique [à exercer] une influence certaine dans les débats en sciences sociales et humaines après le déclin de l’hégémonie du marxisme dans les années 1980 » (p. 140).

Le sixième chapitre, dans lequel Andrea Barriga fait un retour sur son propre itinéraire et son rapport contrarié aux études décoloniales à travers l’exploration du travail d’Anibal Quijano, est exemplaire des ambiguïtés qui traversent l’ouvrage. Cherchant à comprendre « l’épistémè moderne colonial » au centre de la critique décoloniale, l’autrice se retrouve ainsi face à plusieurs siècles d’histoire contradictoire, faite d’allers et retours entre des localités, des pensées et des penseurs, en lieu et place de l’ensemble homogène que semble constituer cet « épistémè » pour Quijano. Pris un à un, l’ensemble des démentis historiques apportés par Barriga à Quijano – l’invention des catégories raciales en Europe est largement postérieure à 1492, la « pensée » européenne est beaucoup plus hétérogène et traversée de luttes que ne le laisse entendre la notion d’épistémè – s’avèrent justes. Mais le fait qu’elle ne tente pas de formuler sa critique par rapport à l’affirmation décoloniale d’une pensée située, depuis le continent latino-américain, et rompant justement avec les schèmes de l’historiographie classique, en affaiblit la portée. En revanche, Barriga apporte de l’épaisseur argumentative à certaines des critiques qui relèvent ailleurs dans l’ouvrage de la simple dénonciation. En suivant à la trace les renvois bibliographiques de Quijano, elle met ainsi en lumière un procédé d’écriture visant à produire une impression de rupture avec les approches antérieures et à donner à voir l’ampleur d’une pensée, sans avoir à se justifier scientifiquement. Ce procédé consiste pour Quijano dans le fait d’avancer une proposition forte, parfois contre-intuitive, sans la démontrer ni citer les auteurs sur lesquels elle se base, mais en renvoyant à certains de ses travaux antérieurs, lesquels abordent la question sans toutefois la développer. La recontextualisation de ces lectures dans le parcours de l’autrice donne une idée des espoirs et potentiellement des déceptions qu’ont connus les auteurs et autrice de l’ouvrage face aux approches décoloniales, expliquant peut-être la tonalité de l’ouvrage.

Enfin, certaines critiques sont communes à quasiment l’ensemble de ces textes. Le manque d’empirie des auteurs décoloniaux, leur raisonnement circulaire empêchant la controverse scientifique (sur le mode « si tu n’es pas d’accord avec moi, c’est que ta pensée est issue de l’épistémè colonial »), ou leur instrumentalisation supposée des mouvements de luttes à des fins personnelles20, sont systématiquement dénoncés mais rarement démontrés. Ces critiques sont en outre mêlées à des affirmations sur le « danger » ou « l’imposture intellectuelle » que constitueraient les études décoloniales, dont le caractère définitif rend presque suspecte la démarche des auteurs. Si, par exemple, le manque d’empirie des auteurs dont il est question dans ce livre est un problème, pourquoi ne pas avoir pas convoqué à l’appui de cette critique des auteurs comme Arturo Escobar ou d’autres chercheurs et chercheuses qui, après Quijano et tout en s’inscrivant dans une approche décoloniale, ont produit des travaux de terrain conduisant à nuancer les affirmations de leurs aînés ? Au final, ce livre s’adresse plutôt à des personnes déjà convaincues par les thèses qu’il développe, car les autres, décoloniaux, agnostiques ou profanes, seront sans doute rebutés par sa forme générale et par les nombreux passages plus proches de l’anathème que de la controverse scientifique.

Romain Leclercq

(IRD, UMR Hydrosciences, Montpellier, France)

romain.leclercq@ird.fr

Youssoupha Tall

(IRD, UMR G-Eau, Montpellier, France)

Youssoupha.tall@ird.fr


1

Région située dans le nord-ouest du Massif central.

2

Bahuchet S., 2018. Claudine Friedberg (1933-2018), Revue d’ethnoécologie, 14, https://doi.org/10.4000/ethnoecologie.3798.

3

Friedberg C., 2014. Anthropologica Acta. Les grands témoins : Claudine Friedberg, Maurice Godelier, in Mathieu N., Schmid A.-F. (Eds), Modélisation et interdisciplinarité : six disciplines en quête d’épistémologie, Versailles, Quæ, collection Indisciplines, 21-60.

4

Murdock G.P., 1938. Outline of cultural materials, New Haven, Yale University.

5

Jollivet M. (Ed.), 1992. Sciences de la nature, sciences de la société. Les passeurs de frontières, Paris, CNRS Éditions.

6

Hétier R., 2022. La liberté à corps perdu. Comment retomber sur Terre, Paris, Le Pommier.

7

Han B.-C., 2024. La société de la fatigue, Paris, Presses universitaires de France. Trad. de : Müdigkeitsgesellschaft, Berlin, Matthes & Seitz, 2010.

8

Hétier R., 2021. L’humanité contre l’Anthropocène. Résister aux effondrements, Paris, Presses universitaires de France.

9

Hétier s’appuie sur l’approche de Hartmut Rosa.

10

Cf. Rosa H., 2014, p. 25. Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte, Cité par l’auteur, p. 137.

11

Gilles Lipovetsky avait théorisé le vide, mais à partir de l’extension narcissique des individus. Son vide correspond davantage à la quête d’une autonomie individuelle, au détriment d’un engagement collectif. Il est vrai qu’il théorisait aussi la réduction de la violence dans ce nouvel âge démocratique… (Lipovetsky G., 1983. L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard).

12

Hétier R., 2020. Cultiver l’attention et le « care » en éducation. À la source des contes merveilleux, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre.

13

Serres M., 2009. Temps des crises, Paris, Le Pommier.

14

Makaran G., Gaussens P. (Eds), 2020. Piel blanca máscara negras. Crítica de la razón decolonial, México, Universidad Nacional Autónoma de México/Centro de investigaciones sobre América Latina y el Caribe.

15

Garza Toledo E. de la, 2021. Crítica de la razón neocolonial, Buenos Aires, CLACSO.

16

Et de manière moins centrale dans l’ouvrage, la pensée d’Edgardo Lander, Nelson Maldonado-Torres, Catherine Walsh et Santiago Castro-Gómez.

17

Pierre Gaussens et Maya Makaran reconnaissent dans le premier chapitre la diversité des auteurs et autrices se réclamant d’une approche décoloniale mais affirment qu’ils sont réunis par un « socle philosophique commun » (p. 24) qu’ils entendent critiquer. Les tenants des études décoloniales parlent plutôt, de leur côté, d’une convergence de thèmes, d’approches et d’objets.

18

La diversité et les débats internes au champ sont par ailleurs reconnus, tout en affirmant l’importance de se focaliser sur ces quatre auteurs, certes majeurs, en raison de leur influence profonde sur la constitution des études décoloniales.

19

Cette production intellectuelle est prise au sens large puisqu’elle va des articles et ouvrages scientifiques publiés par ces auteurs à certaines de leurs interviews, voire à leurs prises de positions politiques.

20

Plusieurs affirmations relèvent ainsi du procès d’intention, par exemple : « Si les études décoloniales critiquent tant le monde académique et son eurocentrisme, c’est précisément parce que leurs représentants sont des chercheurs qui rêvent de ce qu’ils n’ont pas pu obtenir par leurs mérites propres : la reconnaissance de leurs pairs et tout particulièrement de leurs homologues européens » (p. 37). Ces critiques rejoignent celles qui ont souvent été adressées aux penseurs postcoloniaux, accusés eux aussi de parler, de produire leurs études, depuis les universités américaines.


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