Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 31, Number 2, Avril/Juin 2023
Dossier « Recherches sur la question animale : entre mobilisations sociétales et innovations technologiques »
Page(s) 244 - 260
Section Repères – Events & books
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2023042
Published online 10 November 2023

Sciences, techniques et agricultures. Gouverner pour transformer

Frédéric Goulet, Patrick Caron, Bernard Hubert, Pierre-Benoît Joly (Eds)
Presses des mines, 2022, 324 p.

Sous la direction de Frédéric Goulet (sociologie, CIRAD), Patrick Caron (géographie, Cirad) Bernard Hubert (écologie, INRAE) et Pierre-Benoît Joly (études des sciences et des techniques, INRAE) cet ouvrage, issu d’un colloque de Cerisy à l’été 2019, porte sur la réorientation de la recherche scientifique agricole pour contribuer activement aux urgentes transitions environnementales que les agricultures mondiales doivent opérer. L’idée générale part du constat global, et désormais à peu près partagé (ce n’était pas encore le cas il y a une décennie), que la recherche agronomique a été conçue pour moderniser les agricultures mondiales en étant exclusivement basée sur un référentiel techno-industriel productiviste responsable de la crise globale de l’anthropocène. Le défi contemporain est donc de « changer de logiciel », et ce malgré sa formidable efficacité pour répondre aux missions qui étaient les siennes (voire sur ce point la préface de Bertrand Hervieu). Changer la science pour changer le monde qu’elle a largement participé à édifier constitue en somme la problématique de l’ouvrage. Formulé ainsi, on comprend que l’exercice n’est pas facile et les coordinateurs de l’ouvrage le pointent dès l’introduction : « Les trajectoires marquées par la concentration des ressources, par l’artificialisation de la production et par la privatisation de la connaissance restent dominantes », et les alternatives « restent généralement limitées à des niches liées à des marchés de spécialités, à l’écart de la production et des marchés de masse » (p. 19).

La première partie de l’ouvrage regroupe des textes analysant les manières de « gouverner la recherche agricole » à différentes échelles ; la deuxième partie regroupe des textes discutant les difficultés de « gouverner les transitions ». L’articulation entre ces deux parties n’est pas claire : la deuxième partie aurait dû logiquement être la première puisque « gouverner les transitions » englobe « gouverner la recherche agricole », et que « gouverner la recherche agricole pour les transitions » suppose s’être préalablement entendu sur ce que sont les transitions souhaitables. En outre, beaucoup de textes de la deuxième partie traitent de la transition agricole et auraient tout aussi bien pu trouver leur place dans la première. De fait, de nombreux textes des deux premières parties se complètent et se répondent. Il en est de même des textes de la troisième partie consacrée à la transformation de la production des connaissances. Dans le cadre de ce compte rendu, afin d’éviter redites et redondances, nous avons pris le parti de regrouper les textes qui dialoguent entre eux en transgressant la structuration qui a été donnée par les éditeurs scientifiques. Nous avons ainsi choisi de regrouper 7 chapitres portant sur l’évolution du pilotage de la recherche agronomique en France et permettant d’évaluer l’influence des STS (Science and technology studies) sur ces évolutions. Dans un deuxième temps, nous avons regroupé 7 autres chapitres dont la somme donne à voir la diversité des visions de l’agroécologie (des plus technicistes au plus systémiques et participatives) et les types de transformation de la recherche agricole que ces visions permettent d’imaginer. Enfin, nous menons la synthèse des 12 chapitres qui analysent les instruments institutionnels de coordination de la recherche agronomique internationale dévolus aux transitions et les difficultés de cette coordination.

L’influence des STS sur le pilotage de la recherche agricole en France

Le premier chapitre, de l’ancienne directrice de l’INRA, Marion Guillou, et de l’historien Pierre Cornu, et le deuxième, de Sylvain Perret, directeur du département « Environnements et Sociétés » du CIRAD, et de ses coauteurs, exposent la manière dont les gouvernances de ces deux instituts ont intégré la question de la durabilité. Ils ont en commun de montrer que la question du développement durable a contraint ces deux instituts à se poser des questions d’ordre épistémologique sur le type de science à construire pour répondre aux défis de la durabilité, mais ce qui frappe, c’est la grande différence des réponses apportées.

L’INRA a procédé à une redéfinition de la recherche finalisée comme « un modèle intégré de recherche, fondé sur une ingénierie à fort contenu scientifique » (p. 48). M. Guillou explique qu’elle a porté cette approche intégrative de la science pour répondre aux défis sociétaux et environnementaux de l’agriculture et de l’alimentation car elle « constitue un puissant instrument de réunification des sciences agronomiques sous la bannière d’une science ingénieriale, certes ouverte à la demande sociale dans son caractère protéiforme, mais maîtresse des fondements cognitifs du vivant et de leur inspiration dans la longue durée de la régulation technoscientifique de la nature ». On sent ici l’hubris d’une science maîtrisant le monde toujours bien vivant et puissant.

Aux antipodes de cette vision prométhéenne, S. Perret raconte comment, au CIRAD, la science est perçue beaucoup plus modestement comme simplement accompagnatrice de futurs souhaitables, facilitatrice de transformation, privilégiant le développement d’une culture de l’impact et de son ingénierie. « On ne sait pas définir le développement durable a priori, ni les finalités précises à atteindre ; à tout le moins, ce n’est surtout pas à la recherche seule de la faire ». Cette position du CIRAD résulte d’une conversion de la gouvernance de l’établissement aux STS : « Le paradigme positiviste, longtemps dominant en agronomie, a laissé place, au moins en partie, au paradigme constructiviste, […] à la science post-normale », précisent les auteurs en citant Funtowicz et Ravetz (p. 52) ; et l’originalité de la gouvernance du CIRAD a sans doute été de rendre opérationnelle cette position constructionniste « dans une approche procédurale du développement durable » proposant un certain nombre d’idées, de principes d’action et d’outils de mobilisation au service d’un développement durable défini par les acteurs locaux et pas seulement par les scientifiques. Étienne Hainzelin, plus loin dans le chapitre 5, en tant qu’ancien conseiller du PDG du CIRAD, complète cette analyse en montrant que le CIRAD privilégie de nouveaux types de partenariat centrés autour de l’agroécologie avec des questions de recherche « contexte-dépendantes », c’est-à-dire intégrant beaucoup mieux les contextes et les productions locales de pays du Sud (p. 77).

Vu de l’extérieur, il est intéressant et paradoxal de constater que les STS, représentées à l’INRAE par de nombreux chercheurs d’excellence, irriguent encore très peu la gouvernance de l’établissement, tandis que moins présentes au CIRAD, elles ont pénétré celle du CIRAD dans la redéfinition de son modèle de coopération scientifique avec les Suds.

F. Goulet et P.-B. Joly s’attachent précisément à retracer le parcours des SHS dans l’étude du rôle des sciences et technologies dans la modernisation agricole puis sa critique. Après avoir rappelé que « la réflexion sur la technique a longtemps été portée principalement par des agronomes et des zootechniciens, les SHS se focalisant sur des questions économiques et, dans une moindre mesure, politique » (p. 203), les auteurs constatent que la colonisation des sciences et des techniques comme objets de recherche par les SHS s’est faite en trois temps : le temps des études de diffusion et d’adoption (du progrès technique)1 ; le temps des études critiques du modèle diffusionniste ; et enfin le temps, précisément, des STS mobilisant un cadre conceptuel riche pour analyser les controverses scientifiques, les effets de lock in des trajectoires sociotechniques, et les pistes de recherche alternative particulièrement dans le domaine de la sélection génétique animale2. À l’issue de ce panorama rapide, les auteurs dressent deux constats importants et un souhait : les SHS qui font des techniques leur objet de recherche sont encore trop souvent cantonnées à un rôle « d’acceptologue » (p. 212) ou de pompiers pour éteindre des controverses scientifiques que les directions des instituts de recherche sont incapables de maîtriser, alors qu’ils pourraient jouer un rôle beaucoup plus important, notamment dans la formation de leurs collègues à l’analyse de l’interface science-société.

Selim Louafi abonde en ce sens. Pour lui, le problème de ces institutions d’interface entre la science et le politique est que l’expertise scientifique reste largement dominée par les sciences dures : « On voit que les avancées de la littérature STS sur les organisations d’interface ne sont pas réellement intégrées dans les dispositifs mis en place » (p. 170).

Le témoignage de Christine Noiville sur son expérience à la tête du HCB (Haut Conseil des biotechnologies) va sensiblement dans le même sens. Après avoir rappelé les missions de cet organisme à sa création en 2008 à la suite du Grenelle de l’environnement et son mode de fonctionnement par la constitution de « forums hybrides3 », l’auteure décrit quelques réussites de ces forums pour construire des « chemins communs », notamment l’avis du HCB à propos des brevets sur les biotechnologies végétales (p. 162), mais elle reconnaît que ces dispositifs dialogiques ont achoppé sur le dossier complexe de la réglementation de l’édition du génome qui s’est finalement réglé de manière judiciaire (Conseil d’État, 3 octobre 2016 ; Cour de justice de l’Union européenne, 25 juillet 2018 ; Conseil d’État, 7 février 2020). L’auteure, sans évoquer la raison de la crise interne que le Haut Conseil a alors traversée (la démission d’Yves Bertheau de son Comité scientifique, celui-ci dénonçant une manipulation des débats dans le magazine Pour la science en 2017), regrette que cet épisode ait conduit à la disparition du HCB en 2021, car la qualité délibérative d’une Cour de justice et la qualité de ses décisions ne seront jamais, en termes de démocratie technique, équivalentes à ce que pouvait produire cet organisme.

Le chapitre de Bernadette Bensaude-Vincent constitue un autre exemple de l’apport des STS aux réflexions de l’ouvrage. L’auteure montre combien le management scientifique se fait désormais par des buzzwords, c’est-à-dire des mots d’ordre, des étendards et des blasons avec lesquels il est difficile de ne pas être d’accord. L’auteure prend quelques exemples de ces buzzwords (chimie verte, zéro carbone, transition écologique…), elle examine les instances qui les produisent (ONU, Commission européenne, Banque de développement…), leur mode de circulation et les effets qu’ils ont dans des arènes inter-épistémiques. Pour l’auteure, les buzzwords relèvent du soft power, « ils sont normatifs, mais n’imposent aucun impératif […]. Ils invitent à agir en faisant rêver, sur un mode presque somnambulique » (p. 61). Ils visent à désarmer la critique écologique en annexant son vocabulaire et à la rendre inaudible ; ils permettent ainsi de produire des consensus mous autour de causes creuses, vidées de leurs enjeux politiques et expurgées de toute conflictualité. En un mot, ils stérilisent la pensée.

Agroécologie(s) : entre survivance du réductionnisme technique et promotion de l’interdisciplinarité et du participatif

L’agroécologie (qui figure parmi les buzzwords bousculés par B. Bensaude-Vicent) est mentionnée dans de nombreuses communications comme un champ de recherche tout à fait essentiel aux transitions. Ces communications permettent de montrer qu’il ne s’agit pas seulement d’un mot d’ordre des gouvernances s’imposant top-down aux chercheurs, mais bien d’un ensemble de recherches et de pratiques plurielles investi par les chercheurs.

Claude Compagnone se demande d’abord si la très forte institutionnalisation de l’agroécologie depuis une décennie en France n’est pas le principal levier pour faire bouger les « régimes de production des connaissances » (en sens de Pestre) et remettre en cause les traditionnelles « autorités épistémiques » (au sens de Bourdieu et Sperber). Bien que les visions de la production scientifique de Bourdieu et de Pestre soient peu compatibles, l’intérêt du chapitre est de montrer par quels mécanismes (épistémologiques et institutionnels) l’agroécologie bouscule les vieux régimes de production des connaissances avec un modèle beaucoup plus distribué de l’autorité épistémique. L’auteur attire aussi l’attention sur les acceptions très larges et parfois contradictoires de l’agroécologie. Beaucoup de chercheurs et de professionnels s’approprient le mot mais ne partagent pas les mêmes valeurs écologiques et les mêmes objectifs environnementaux. Il convient donc de distinguer ce que l’auteur appelle une « agroécologie artisanale », construite sur le partage des connaissances entre pairs (chercheurs et agriculteurs échangeant des données à égalités) et visant à optimiser la complexité des relations entre les cultures et le milieu local, et une « agroécologie technologique » peuplée de capteurs, senseurs, serveurs, algorithmes, robots et métadonnées, et « laissant envisager un régime prioritairement technologique » (p. 232). Si l’auteur mentionne que la formation des agriculteurs aux outils du numérique permet de penser une certaine porosité entre ces deux agroécologies, ce qui l’intéresse surtout c’est la très grande « dispersion de l’autorité épistémique » que cela entraîne et l’importance des « croyances fausses » que cela génère. La fin du chapitre se termine sur la nécessité de mettre en place une régulation des conflits épistémiques, avec la proposition un peu surprenante de faire jouer ce rôle de gendarme des réseaux numériques de l’agroécologie aux instituts de recherche publique (p. 233).

Frédérick Garcia et Nathalie Girard, dans un chapitre très original par son contenu très pragmatique, descriptif et informatif, illustrent très différemment les usages du numérique dans le secteur agricole et la formation des ingénieurs agricoles à la transition numérique. Le chapitre est en fait un retour d’expérience des formations aux outils numériques que les auteurs assurent à l’École d’ingénieur de Purpan (EIP), dans le programme Eden de l’INRAE et le programme ANR DigitAg (Institut Convergence en agriculture numérique). Les auteurs distinguent fortement la formation aux outils numériques et à leurs usages dans les métiers des ingénieurs agricoles de la formation aux disciplines qui sont au cœur du numérique. Pour la première, l’acculturation au numérique de la profession est un acquis même si les enjeux de formation restent une constante préoccupation tant les technologies évoluent en permanence. Pour le deuxième type de formation, le constat est plus contrasté. Il existe des cursus, comme AgroTIC à SupAgro Montpellier, dont l’ambition est de donner une véritable double compétence en agronomie et en technologie numérique (en tant que concepteur et pas seulement usager). Ces formations restent encore peu développées car elles « se heurtent […] à une organisation des écoles d’ingénieurs agronomes […] centrées autour des sciences de la nature, plutôt que des sciences de la conception » (p. 239). Le chapitre n’élude pas la question des impacts environnementaux de ces technologies et, dans la conclusion, les auteurs soulignent que leur objectif est désormais de développer des formations « aux nouvelles façons de penser et d’agir qui émergent avec la transition numérique » dans les pratiques des agriculteurs et des filières. Pour eux, il y a « des besoins cruciaux de formation à la pensée en mode réseau » (p. 241).

Parmi les différents leviers d’optimisation sur lesquels la recherche agronomique peut s’appuyer efficacement (la diversification de la production, les innovations biotechnologiques et organisationnelles, l’agriculture de précision, l’optimisation du microbiote des plantes…), Christian Huyghe donne une place centrale à l’agroécologie, qu’il définit comme une augmentation de la diversité fonctionnelle et des services écosystémiques rendus par l’agriculture (p. 152). Il pointe particulièrement son pouvoir transformatif car l’agroécologie en augmentant « la dépendance aux conditions locales » nécessite l’édification de nouveaux modèles de recherche, beaucoup plus participatifs avec les producteurs, et susceptibles de défaire les verrous réglementaires des systèmes sociotechniques hérités du productivisme agricole4.

Jean-Christophe Glaszmann et ses coauteurs abordent la question de l’agroécologie sous l’angle controversé de l’intégration des nouvelles techniques d’édition du génome à la transition agroécologique. Ces NBT (new breeding technologies) présentent en effet l’avantage, selon les auteurs, « d’élargir le spectre des espèces domestiquées en accélérant la domestication de nouvelles espèces et d’élargir le spectre des propriétés des espèces cultivées » ; et, parce qu’elles sont des technologies faciles d’accès et peu onéreuses, CrisprCas9 tout particulièrement, elles laissent espérer la mise en place de modèles d’innovation plus distribués et moins concentrés dans les mains de quelques firmes de l’agrochimie, comme cela a été le cas avec les OGM, « de sorte que les applications soient explorées sur des systèmes divers avec des finalités calées sur des priorités régionales par des acteurs locaux » (p. 246). Ce chapitre constitue une belle illustration de la possible compatibilité des deux agroécologies, signalées précédemment par C. Compagnone. Il opérationnalise cette compatibilité en rendant les NBT assimilables par l’agroécologie grâce à la mobilisation qui est faite du vocabulaire CIRAD sur la participation et le modèle de recherche « contexte-dépendant » dans une culture hypertechniciste qui reste très démiurgique comme le montre la citation suivante :

« On peut aller du phénome au génome et déterminer comment un caractère dépend de divers gènes ou allèles, et du génome au phénome et déterminer les caractères influencés par les modifications d’une portion du génome. Ainsi se constitue les listes de gènes, les descriptions de leurs fonctions, les voies fonctionnelles dans lesquelles leurs produits s’intègrent et les articulations physiologiques qui aboutissent aux caractères. Trente ou quarante mille gènes dans une plante, en général constitués chacun de quelques milliers de bases et qui interagissent entre eux et avec l’environnement, voilà comment les généticiens se représentent les plantes cultivées » (p. 243).

Ce qui est fascinant dans cette citation, c’est non seulement la certitude d’une totale maîtrise des manipulations induites par les NBT, mais plus encore la certitude que la vie est un monde fini connaissable. Pas sûr que cet imaginaire soit compatible avec l’agroécologie telle que de nombreux acteurs la voudraient.

Aux antipodes de cette approche du vivant, Raphaël Larrère s’en prend à « l’inconsistance des promesses » qui consistent à faire croire que les innovations techniques peuvent constituer des solutions « aux maux qui affligent l’humanité » (p. 213). Ironique sur le nombre d’innovations présentées comme des aubes à une nouvelle humanité radieuse, particulièrement dans le domaine des biotechnologies, l’auteur constate que les aubes se succèdent et les problèmes demeurent. Le golden rice enrichi en bêtacarotène qui permettrait de lutter contre les graves carences en vitamine A des paysans pauvres en Asie constitue, pour l’auteur, un cas emblématique de technolâtrie. Cette biotechnologie vise à résoudre un problème causé par la Révolution verte par une Révolution verte 2.0 au lieu de transformer la monoculture rizicole (responsable de cette carence) en des systèmes agraires plus diversifiés qui permettraient aux agriculteurs de se procurer des fruits, des œufs, des laitages… Pour sortir des solutions techniques clés en main, l’auteur recommande « d’insérer l’imagination technique dans l’imaginaire social et politique », comme a pu le faire Laura Centemeri dans son étude de la permaculture en Italie comme « l’art de réhabiter ».

Dans la même veine, Bernard Hubert considère que l’un des grands enjeux de l’agroécologie est qu’elle invite à sortir de l’ontologie naturaliste qui empêcherait de retisser les liens avec les non-humains (p. 195-96). Le naturalisme a désormais bon dos, serions-nous tentés de répondre, le rendre responsable de tous les maux de l’anthropocène nous fait passer à côté des véritables responsables, comme l’a pointé Andreas Malm en préconisant de replacer le terme d’anthropocène par celui de capitalocène. Or les acteurs contemporains du capitalocène baignent aujourd’hui tout aussi bien dans des ontologies analogiques ou animiques, voire totémiques sans que cela ne change quoi que ce soit à leur capacité de pillage des ressources naturelles, si l’on en juge par l’état des écosystèmes naturels et agricoles en Chine et en Asie du Sud-Est qui ne sont pas vraiment des civilisations relevant de l’ontologie naturaliste. Néanmoins, le rapprochement que l’auteur opère entre agroécologie et sortie du naturalisme pour refonder les liens de l’agriculture aux non-humains va bien dans le sens de la nécessité de refonder les imaginaires techniques évoquée par R. Larrère. Il s’agit bien de retisser les liens entre l’homme et la nature que la modernité a en partie défaits pour construire l’agroécologie de compagnonnage, sans doute bien plus incompatible avec l’agroécologie du contrôle techniciste que ne le pensent C. Compagnone, J.-C. Glaszmann et ses coauteurs.

Également préoccupé par le même type de questions, Thomas Heams montre que le point commun entre la biologie fondamentale et l’agronomie est leur vision mécaniste de la vie : « Le vivant-machine est partout en biologie fondamentale, parce qu’il est implicitement conçu comme la seule approche rationnelle du vivant, celle qui permet d’évacuer tout risque de pensée magique et de vitalisme » (p. 250). Cette vision mécaniste est responsable de la persistance des approches technicistes qui prétendent pouvoir répondre à la complexité des problèmes socio-environnementaux contemporains par des solutions techniques clé en main. « Or il n’aura échappé à personne que ce modèle […] est à bout de souffle » constate l’auteur (p. 251). Entre autres découvertes, la prolifération de « structures biologiques intermédiaires », que l’auteur nomme des « infravies » (p. 252), invalide la métaphore mécaniste du vivant-machine et aboutit à une définition du vivant ouverte et fluide : « Est donc vivant […] ce qui s’échappe et se transforme » (p. 252). L’auteur se demande alors « comment se configurent les débats sociaux, économiques et éthiques sur notre droit à transformer le vivant si, précisément, le vivant est lui-même, par définition, une transformation ? » (p. 252). Il constate que, tant chez les partisans du droit à transformer le vivant que chez ses opposants, la vision dominante reste celle d’un vivant essentiellement stable avec de l’instabilité seulement à la marge. L’auteur précise que c’est notamment « toute la narration de la biologie de synthèse, qui promet de produire des petites machines cellulaires ex nihilo, ou presque, précises dans leur tâche, dépollution, synthèse de médicaments, etc. » (p. 253). Les débats théoriques en biologie, qui remettent précisément en question ces récits simplistes, peuvent également contribuer à ce « que l’agriculture cesse d’être conçue comme une mise au pas du vivant ou un pur rapport extractiviste […] et se conçoive et s’organise comme une démarche collective de dialogue productif entre vivants » (p. 253).

Pilotage de la recherche agronomique à l’échelle internationale et transition(s)

Le pilotage et la coordination de la recherche agronomique pour la ou les transition(s) constitue finalement l’enjeu global de l’ouvrage. Ses coordinateurs ont introduit le sujet en faisant le constat que lorsqu’il s’agissait d’exporter les modèles de modernisation industrielle de l’agriculture du Nord vers le Sud, le CGIAR (Consultative Group for International Agricultural Research) constituait un puissant levier pour coordonner la recherche agronomique internationale, mais que depuis qu’il s’agit de sortir de ce référentiel, « cette forme de coordination est à présent bousculée par les ambitions des firmes et des bailleurs privés qui se sont introduites dans ce système mondial » (p. 25). Les chapitres consacrés à cette question confirment largement ce constat.

P. Caron considère qu’il faudrait d’abord s’accorder sur un cadre commun des transitions, et pour cela être capable de dépasser les « polarisations idéologiques » et les « rhétoriques exclusives et disqualifiantes ». Opposer des modèles de développement local respectueux de l’environnement à une globalisation forcément prédatrice lui paraît être un des premiers clivages à dépasser. « Innover localement avec l’ambition de changer le monde fait-il sens ? » (p. 116), se demande-t-il pour souligner les impasses de la méthode du « scaling-up » qui consiste à penser que du local émergeront des solutions globales. Pour lui, des transitions uniquement basées sur le local et la reterritorialisation de la production agricole ne permettront jamais de construire « les processus de régulation et de solidarité à l’échelle internationale » (p. 118). Il défend au contraire l’idée que la construction d’un consensus autour de la transition doit être fondée sur « une conception multi-scalaire du développement, faite d’itérations entre innovations et apprentissages locaux » (p. 118).

Benoît Daviron souligne l’impossibilité de planifier la diffusion d’un modèle d’agriculture durable qui n’existe pas encore (contrairement à la diffusion du modèle de « l’agriculture du pétrole » qui a connu une « phase d’émergence » non planifiée aux États-Unis, suivie d’une « phase de diffusion » mondiale largement planifiée et orchestrée par de puissants acteurs étatiques et internationaux). « Quand bien même l’ensemble des techniques nécessaires à la “transition agricole” seraient disponibles, on ne voit nulle part l’environnement institutionnel et politique lui permettant d’exister à grande échelle » (p. 129), et ce d’autant plus qu’une puissante planification de la diffusion de « l’agriculture du pétrole » est toujours bien vivante via des fondations, dites philanthropiques, comme la fondation Bill et Mélinda Gates (p. 127).

Poursuivant cette réflexion sur l’équilibre des forces économiques et politiques favorisant les transitions ou visant à les freiner, Sébastien Treyer propose d’enrichir, voire de remplacer, les approches procédurales classiques de « manufacture des futurs5 » par le concept « d’intervention stratégique » proposé par Laurent Mermet6 en vue de corriger les dissymétries de pouvoir en faveur des minorités agissantes, seule manière pour l’auteur d’ouvrir de nouveaux chemins de transition vers la durabilité.

Jean-Paul Billaud présente l’interdisciplinarité comme une des clés pour faire transitionner la production scientifique vers les problèmes de durabilité. Parmi les expériences qu’il examine, le GIS du CNRS « Climat environnement sociétés » montre que les chercheurs en SHS se sont heurtés au mur de la modélisation des climatologues qui ne leur laissait aucune possibilité de déployer leurs outils et savoir-faire propres. L’enjeu de l’interdisciplinarité est finalement la capacité d’enrôlement mutuel des chercheurs de disciplines différentes pour produire des sciences au service des transitions.

Mireille Matt, chercheuse au Lisis, décrit plusieurs faits financiers essentiels pour comprendre la géographie mondiale de la recherche agronomique et éclaire les difficultés de coordonner la recherche agronomique à l’échelle internationale. Elle pointe la très forte concentration des investissements (10 pays concentrent 70 % des investissements dans la R &D agricole mondiale), le reflux de la recherche agronomique publique, la montée en puissance de la recherche privée, et celle de la recherche agronomique des pays émergents, particulièrement en Chine. « La croissance de la R &D privée agricole chinoise post-1995 est de 23 % par an » (p. 66). Tous ces phénomènes conduisent à une perte du leadership des grands pays investisseurs traditionnels de la recherche agronomique dans la coordination des efforts internationaux en faveur des objectifs du développement durable.

É. Hainzelin constate aussi que la dissymétrie entre les pays émergents et les pays les moins avancés livre ces derniers à des intérêts étrangers et souvent privés, et les éloigne de la durabilité. En outre, les nouvelles formes d’orchestration de la recherche autour de grandes Alliances agroenvironnementales laissent peu de place aux systèmes nationaux de recherche des pays du Sud.

Michel Petit témoigne de ses expériences professionnelles à la fondation Ford, puis à la Banque mondiale pour produire du consensus dans l’orientation de la recherche agronomique. Il mentionne notamment l’action d’Ismail Serageldin à la tête de la Banque mondiale pour remobiliser les bailleurs du CGIAR autour de la thématique fédératrice de la production des biens publics mondiaux dans laquelle le CGIAR jouerait un rôle essentiel (la sécurité alimentaire et la gestion des ressources naturelles). L’auteur pointe cependant de nombreuses difficultés dans la coordination de la recherche agronomique internationale et notamment : l’absence de consensus sur la définition de l’agroécologie, l’absence d’agenda international, l’absence de mécanisme institutionnel comme le GIEC. Les logiques de profitabilité des grandes firmes internationales de l’agrofourniture et la radicalité des mouvements environnementaux et paysans sont également pour lui des positions polarisantes empêchant l’émergence de consensus.

Pierre Fabre, ancien directeur du département Environnements et sociétés du CIRAD, travaillant à la Direction générale de la coopération internationale et du développement (DG DEVCO) de la Commission européenne, observe de son côté que l’Europe soutient fortement la recherche agronomique européenne « à fort impact pour les populations des pays en développement » (p. 90) (voir notamment l’initiative Development Smart Innovation through Research in Agriculture [DeSIRA]). Il observe que les objectifs de développement durable constituent un socle solide pour orienter la politique scientifique européenne de soutien à la recherche agronomique vers les objectifs de sécurité alimentaire, de lutte contre la pauvreté et les inégalités, de lutte contre le réchauffement et l’érosion de la biodiversité. Mais l’auteur constate que les outils de mise en œuvre de cette politique par les différentes directions de la Commission européenne restent largement « décontextualisés » du terrain, que la vision de la Recherche & Innovation demeure caricaturalement linéaire du fondamental à l’innovation, et que le point de vue reste globalement scientiste et techniciste (p. 95).

Le chapitre de Catherine Moreddu, économiste à la Direction des échanges et de l’agriculture de l’OCDE, montre que « l’examen de l’évolution de la production agricole en regard de celle de la demande au niveau mondial» conduit l’OCDE à mettre «l’accent sur la nécessité de renforcer la productivité de l’agriculture tout en préservant le capital naturel, pour assurer la sécurité alimentaire à long terme et répondre aux défis que pose le changement climatique » (p. 97). Cela illustre bien comment la philosophie du « en même temps » visant à réconcilier les contraires permet d’effacer toutes les conflictualités inhérentes à ces objectifs contradictoires. On comprend aussi comment cet irénisme permet de glisser subrepticement vers le « business as usual ». L’auteure reconnaît en effet que l’objectif général des Meetings of Agricultural Chief Scientists (Macs) du G20 « est de soutenir la croissance de la productivité durablement par la science ». On est très loin de l’objectif de transformer la science pour la mettre au service de systèmes de production durables.

Le chapitre de Lise Cornilleau analyse les luttes de cadrage pour définir la « sécurité alimentaire ». La Banque mondiale et le G20 ont notamment produit de nouveaux indicateurs (études du niveau de vie, Agriculture Market Information System) et la FAO pluralise de son côté les déterminants de la faim, notamment par l’indicateur Voice of the Hungry (VoH) qui évalue « la faim perçue ». Selon McGoey, cité par l’auteure, « ces nouvelles métrologies sont en partie financées par la fondation Gates, induisant un “brouillage délibéré” entre données gouvernementales et intérêts privés » (p. 110). L’auteure restitue ainsi comment la définition de la sécurité alimentaire a toujours été un enjeu de luttes depuis la Conférence mondiale sur l’alimentation en 1974 jusqu’à nos jours, rendant transparent, en contrepoint de la position de l’OCDE prétendant réconcilier sécurité alimentaire et environnement, l’action de tous les lobbies industriels et financiers qui feignent de travailler pour les transitions tout en les freinant le plus possible.

Le chapitre de Allison Loconto sur la mesure de la sécurité alimentaire confirme la puissance des acteurs travaillant pour le maintien de la productivité agricole au nom de la sécurité alimentaire. L’auteure montre ce phénomène à partir d’un corpus de rapports publiés annuellement par la FAO sur l’état de l’insécurité alimentaire dans le monde (rapports SOFI, pour The state of food security and nutrition in the world). Elle repère dans ce corpus plusieurs réajustements dans les dispositifs statistiques qui sont à l’origine du discours désormais alarmiste du directeur de la FAO sur la sécurité alimentaire dans le monde. L’auteure montre que ce discours alarmiste permet à la FAO « d’entretenir la motivation de poursuivre à l’infini la mission “faim zéro” » (p. 150). La lecture de ce chapitre jette un sérieux discrédit sur la volonté de la direction actuelle de la FAO d’être un acteur central de la transition agroécologique.

« Qui veut gouverner les transitions agroenvironnementales ? » s’interroge finalement Marie-Angèle Hermitte. Assurément personne, en tout cas dans l’ordre juridique, répond-elle. Elle part du constat que dans les années 1990, l’émergence « d’un bon gouvernement des risques » (p. 171) avait donné lieu à un grand renouvellement juridique autour du principe de précaution notamment (p. 174), alors que l’impératif contemporain de « la Grande transition » ne donne lieu à aucune révolution dans l’ordre juridique. Pour l’auteure, nous sommes au point mort car « La France se heurte […] à un usage savant de l’inertie et de la duplicité » (p. 179). Elle en donne plusieurs exemples : les politiques de décarbonation du transport maritime, la loi Egalim, les réglementations semencières, la stratégie nationale de lutte contre la déforestation importée… Dans tous ces exemples, la duplicité des pouvoirs publics consiste à détricoter en coulisses les mesures des vitrines environnementales des gouvernements successifs pour répondre aux exigences des lobbies industriels travaillant au maintien du vieux monde. Il suffit pour cela de transformer les normes contraignantes d’une loi en mesures incitatives dans un décret ou tout simplement d’oublier d’élaborer un décret d’application (p. 180). L’auteure, combative, propose six éléments tactiques pour sortir de cette culture politique. Il faut définir clairement « les ingrédients de la Grande transition (qui sont) le but, les chemins, la temporalité, l’expérimentation, la sanction, le changement culturel », et l’auteure de préciser : « Pour que le mélange prenne, il faut que la refondation du pacte social entraîne enfin le reste de l’ordre juridique qui, actuellement, est prisonnier d’une tactique de l’échec » (p. 177).

Tous ces constats réunis, particulièrement parce qu’ils émanent d’observateurs privilégiés, n’encouragent pas à l’optimisme. Par contre, ils constituent un bel ensemble pour inciter chacun d’entre nous à se réveiller et à se questionner sur sa participation et ses compromissions avec les immobilismes de ce régime de production des connaissances scientifiques agricoles, et sur ses engagements pour faire bouger les lignes, car rien ne bougera, en effet, dans la gouvernance nationale et internationale de la recherche agronomique sans une profonde transition éthique intérieure de chacun de ses acteurs.

Telle aurait pu être la tonalité du livre, mais ce n’est pas le cas, le message global est très différent. Lors de la conférence de restitution du colloque en décembre 2019, les coordinateurs de l’ouvrage rapportent que du dialogue avec Philippe Mauguin et Élisabeth Claverie de Saint-Martin, les nouveaux directeurs de l’INRAE et du CIRAD, il est ressorti que la contribution de la science aux transitions agricoles ne devait pas être seulement pensée en termes de ruptures et d’innovations mais devait aussi « assurer de la continuité pour que ces ruptures et l’évolution des façons de produire ne soient pas trop douloureuses pour nos sociétés ou pour le monde agricole » pour mieux permettre les transitions (p. 23). Transitions, oui, mais en douceur, donc. Pas sûr qu’une telle position soit à la hauteur des défis contemporains. Pas sûr qu’elle soit très audible pour les jeunes générations.

Frédéric Thomas
(IRD-CIRAD, Université Paul-Valéry Montpellier 3, UMR SENS, Montpellier, France)
frederic.thomas@ird.fr

Histoire des modernisations agricoles au XXe siècle

Margot Lyautey, Léna Humbert, Christophe Bonneuil (Eds)
Presses universitaires de Rennes, 2021, 365 p.

Les vingt et une contributions de cet ouvrage collectif coordonné par Margot Lyautey (EHESS, centre Alexandre- Koyré), Léna Humbert (EHESS) et Christophe Bonneuil (CNRS, Centre de recherches historiques) sont organisées en cinq parties et une postface, en plus de l’introduction et de la conclusion. Elles contribuent à l’historiographie rurale et environnementale contemporaine en analysant la modernisation comme une construction sociale très située, en montrant la pluralité des alternatives sociotechniques possibles et la manière dont elles ont été négociées, imposées ou verrouillées à différents moments de l’histoire. En ce sens, cet ouvrage constitue aussi une ressource très utile pour le travail prospectif, et l’exploration de bifurcations possibles et de futurs agricoles pluriels.

Si la plupart des contributions portent sur les transformations de l’agriculture française entre 1940 et 1980, certaines adoptent aussi un point de vue international. Regroupées dans la première partie de l’ouvrage, elles mettent le cas français en perspective et montrent la diversité des logiques et des formes prises par la circulation des savoirs, des machines, des molécules chimiques (engrais azotés de synthèse) ou des organismes vivants (semences) qui participent de la modernisation. Deborah Fiztgerald (chapitre 1) donne à voir la circulation de l’expertise fordiste depuis le secteur de la construction ou de l’automobile vers celui de l’agriculture étasunienne puis soviétique et comment elle s’accommode bien d’idéologies d’État très différentes. Pour pouvoir circuler, ici vers l’URSS, malgré des échecs cuisants, la rationalisation industrielle s’appuie sur des représentations physiques, chimiques ou managériales sans épaisseur sociale, spatiale et temporelle. Pour autant, pour convaincre, les experts étasuniens ont aussi bien besoin de lieux : ce sont les sites pilotes de l’Université du Montana, mais aussi et surtout les sovkhozes soviétiques qui « donnent à voir » des tests à grande échelle dans des territoires où ces experts ont beaucoup moins de comptes à rendre au sujet des risques que leurs projets font courir aux populations concernées. Arnaud Page (chapitre 2) et Delphine Berdah (chapitre 6) mettent en perspective les cas français et britannique. A. Page montre comment, dans l’entre-deux-guerres, les politiques en faveur des engrais azotés au nom de l’autosuffisance alimentaire se heurtent à de nombreuses résistances qui seront marginalisées après 1945, au profit d’une survalorisation du pouvoir centralisateur et standardisant de l’azote de synthèse, qui s’appuie sur des synergies avec d’autres leviers de la modernisation, en particulier la transformation génétique en faveur d’hybrides moins sensibles à la verse. D. Berdah montre que l’introduction d’antibiotiques dans les rations alimentaires animales, promue par des industriels et experts étasuniens dans les années 1950, est loin d’être une évidence. Les experts zootechniciens doutent de leur efficacité dans des systèmes où, à la différence des États-Unis, les protéines animales font déjà partie des rations alimentaires et ils craignent l’apparition de résistances. Si les antibiotiques destinés à l’élevage s’imposent, c’est d’abord parce qu’ils deviennent l’une des conditions de rentabilité de l’industrialisation de la production d’antibiotiques destinées à la santé humaine. Ce faisant, les risques d’apparition de souches résistantes sont minimisés grâce à une gestion par seuils définis par l’industrie elle-même. Et ce sont, in fine, les rations animales (et les systèmes de production qui vont avec), désormais composées de protéines végétales, qui se sont adaptées.

Les contributions de Gesine Gerhard (chapitre 3), Margot Lyautey (chapitre 4) et Christophe Bonneuil (chapitre 5) portent sur la politique agricole nationale-socialiste allemande et son déploiement à l’étranger. G. Gerhard nuance la thèse dominante d’une visée strictement idéologique agrarienne traditionnaliste et raciste de cette politique pour insister aussi sur sa visée modernisatrice en soutien à l’expansion militaire vers l’est et les luttes internes au sein de l’appareil technocratique du IIIe Reich dont elle fait l’objet. M. Lyautey et C. Bonneuil montrent que la modernisation agricole française n’a pas débuté à la Libération sous la seule influence du modèle étasunien. M. Lyautey analyse l’inscription du projet modernisateur agricole national-socialiste allemand dans la gestion foncière non seulement vers l’est, en Pologne, mais aussi dans les zones « interdites et réservées » du nord-est de la France dès 1940. C. Bonneuil administre la preuve de l’influence, sur le régime de Vichy, des pratiques et des savoirs nationaux-socialistes allemands en matière de sélection variétale, soutenue par des échanges réguliers entre chercheurs et cadres de l’action publique depuis les années 1930.

La deuxième partie de l’ouvrage porte sur les relations entre le secteur agricole et l’économie générale. Gilles Allaire (chapitre 7) analyse le modèle qui soutient la modernisation et les autres auteurs de cette deuxième partie étudient des dispositifs qui le connectent à l’économie générale. Ces dispositifs organisent (i) la rentabilité de ce modèle grâce au contrôle des prix (cf la contribution d’Alain Chatriot sur l’histoire de l’Office national interprofessionnel des céréales (ONIC), chapitre 8) ; (ii) des flux financiers via la transformation du crédit agricole (William Loveluck, chapitre 9) ; et (iii) la production de savoirs biologiques, chimiques ou physiques qui à la fois industrialise et autonomise l’aval de la production agricole (Odile Maeght-Bournay et Egizio Valceschini, chapitre 10).

Pour G. Allaire, l’agriculture familiale, en s’appuyant sur un « pacte social moderniste », des formes de redistribution et un recodage monétaire de la « rentabilité » des exploitations, a été le socle de l’accumulation capitaliste. Il analyse les luttes que cette dynamique a générées et les ambivalences qu’elle a produites, entre cadrage des agriculteurs par des technostructures qui les dépassent et marges d’autonomie. Avec l’histoire de l’ONIC, A. Chatriot montre comment la guerre et les enjeux de ravitaillement légitiment une emprise accrue de l’État sur le marché du blé puis de l’ensemble des céréales, emprise très contestée mais qui contribue pourtant à transformer les polyculteurs-éleveurs en acteurs économiques associés à des biens de consommation particuliers. Un tel dirigisme d’État ne résistera pas à l’apparition de surplus dès les années 1950. W. Loveluck analyse aussi l’accroissement de la tutelle administrative sur le Crédit agricole entre les années 1930 et les années 1970, ainsi que sa financiarisation selon un paradigme keynésien qui construit un horizon de prévisibilité des recettes, tout en permettant de prélever dans l’économie réelle et l’épargne rurale. Dans l’après-guerre, les ressources financières à crédit sont de plus en plus pensées comme un « droit » à la modernisation. O. Maegth-Bournay et E. Vasleschini montrent comment la politique de modernisation du ministère de l’Agriculture français à partir des années 1960-1970 autonomise production et alimentation pour mieux faire de la seconde un objet industrialisé à part entière, indépendant de la qualité de ce qui est produit, à grand renfort de normes et de standards, et surtout de nouvelles technologies sur les processus biologiques (fermentation pasteurienne puis génétique). Les auteurs analysent comment l’INRA s’est saisi de ce nouveau paradigme, en transformant non seulement les objets mais aussi les manières de faire de la recherche en biologie, en physique appliquée et en chimie au service de l’industrie. Ce faisant, l’injonction moderniste de l’État se déplace de la productivité vers l’innovation en s’appuyant sur le modèle étasunien de groupes multinationaux très concentrés.

La troisième partie explore les discours et les pratiques de « l’Évangile modernisateur », ses prescriptions, aspirations, réappropriations et cosmologies. Les contributions de Mathieu Gervais (chapitre 11) et Aurélien Gabriel Cohen (chapitre 13) l’analysent à partir de textes (la revue Paysans et deux ouvrages emblématiques7 de l’épistémologie modernisatrice) tout en montrant comment ces textes révèlent aussi une certaine réflexivité. Sylvain Brunier (chapitre 12) s’intéresse enfin à l’opérationnalisation de la première révolution fourragère par les transformations du régime de conseil agricole.

Mathieu Gervais définit la modernisation à partir du sens et des débats qu’elle suscite chez les acteurs des mouvements agricoles qui la promeuvent, marqués par un héritage catholique et anticommuniste. La modernisation s’inscrit alors dans le projet technoscientifique et de « démocratie économique » de la Ve République, qui défend d’un côté une transformation de l’identité paysanne de tendance industrialiste, où la modernisation est une promesse d’émancipation, et de l’autre le maintien de ses spécificités pour nourrir une idéalisation romantique des campagnes au nom des services qu’elle rend à la société et mieux les éloigner du monde ouvrier. A.-G. Cohen montre, quant à lui, la tension qui traverse l’épistémologie modernisatrice et les effets de cadrage qui organisent les questions que les agronomes cherchent à résoudre. La reconnaissance de la variabilité et de la contingence de l’observation entre en effet en tension avec la volonté d’apporter une réponse générique fondée sur des lois qui inscrivent les actions dans un horizon de certitude. Or, A.-G. Cohen montre que la quête d’universalité de l’agronomie est finalement une réponse à un problème très situé tel que se le pose l’industrie (commensurabilité, uniformisation, stabilité, réductionnisme…). C’est aussi la capacité de la logique industrielle à ignorer les dégâts qu’elle produit qui revient à inscrire les savoirs agronomiques dans une logique « d’adaptation » au service d’un progrès à la fois inéluctable mais aussi, in fine, jamais vraiment là. S. Brunier, quant à lui, montre comment les techniciens-conseils deviennent ceux qui négocient localement cette tension grâce non seulement à des écrits qui circulent entre les multiples groupes de vulgarisation agricole et qui permettent l’accumulation des savoirs et les comparaisons, mais aussi par la parole lors de réunions publiques ou de visites dans les exploitations. Les éleveurs sont enrôlés grâce à tout un travail de comparaison et de reclassement de leurs pratiques qui retravaille les hiérarchies, valorise l’adéquation des pratiques aux normes élaborées par les techniciens et s’inscrit dans la promesse modernisatrice portée par les mouvements analysés par M. Gervais. Avec la « première révolution fourragère8 » des années 1950, il s’agit de mettre au travail les prairies et leurs couverts végétaux qui deviennent des cultures comme les autres à intensifier. L’opérationnalisation de cette modernisation passe à la fois par des expérimentations, ici le bassin lyonnais, et l’enrôlement de producteurs de lait pour des essais « grandeur nature » qui, en retour, nourrissent sa théorisation. Ce faisant, le régime de conseil agricole n’est plus ponctuel ou dédié à certaines productions, mais s’inscrit désormais dans la durée et s’étend même à des zones d’élevage de petites et moyennes exploitations.

La quatrième partie interroge la modernisation du point de vue des conflits et des alternatives qu’elle a suscités. Ses contributions enrichissent l’historiographie sur l’agriculture biologique, jusqu’ici plutôt traitée dans sa dimension idéologique, pour mieux donner à voir les réseaux scientifiques et les pratiques qui l’ont façonnée. Céline Pessis (chapitre 14) étudie « la croisade pour l’humus ». Face à un imaginaire modernisateur qui fait du sol un support physique inerte, des agronomes, microbiologistes et médecins valorisent sa dimension biologique, les savoirs qui l’informent et réarticulent enjeux sociaux, alimentaires et agricoles différemment. Ils s’appuient sur des comparaisons entre l’agriculture d’un côté et le corps humain et sa flore microbienne de l’autre, le déploiement de démonstrateurs et d’expériences multiples. L’agriculture « fermentaire » s’appuie bien sur une expertise, des savoirs et des acteurs qui ne sont pas d’entrée, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, marginalisés ou jugés ésotériques, mais que la techno-structure d’après-guerre va peu à peu mettre au ban des institutions qui comptent, produisant ainsi de l’ignorance. L. Humbert (chapitre 15) étudie les mécanismes par lesquels l’action publique désamorce les contestations des apiculteurs face aux dégâts causés par les insecticides de synthèse sur les populations d’abeilles après 1945. Dans ce cas, la production d’ignorance s’appuie sur un imaginaire qui fait du recours aux insecticides de synthèse un besoin impérieux. Elle fait intervenir des techniques de concertation, des seuils, des catégories (« la pleine floraison ») et des promesses technologiques (insecticides de synthèse inoffensifs pour les abeilles) qui produisent d’un même mouvement des cadres de recherche à l’INRA et un inversement de la charge de la preuve au détriment des apiculteurs, selon un imaginaire qui exclut les abeilles et leurs ruches de l’espace rural. Vénus Bivar (chapitre 16) illustre, quant à elle, les contestations de la modernisation agricole avec trois études de cas. Elle analyse d’abord la trajectoire d’une figure réactionnaire, Raoul Lemaire, puis les oppositions au dirigisme de l’État dans les remembrements et au pouvoir de préemption qu’il confère à la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER). Alexis Vrignon (chapitre 17) montre, quant à lui, plutôt la pluralité des orientations normatives et pratiques qui ont caractérisé l’association « Nature et Progrès », loin de l’idée de la centralité de thèses réactionnaires en son sein que certains travaux ont soutenue.

La cinquième partie concerne la diversité des manières de faire avec, de contourner ou de résister, en des lieux particuliers, au schème de la modernisation dans les décennies d’après-guerre. Agnès Bonnaud, Pierre Cornu et Gaëlle Laurent (chapitre 18) et Dominique Fayard (chapitre 20) montrent comment deux espaces avec leurs histoires agraires, sociales et écologiques singulières, plutôt voués à disparaître avec la modernisation agricole, s’en sont saisis pour se réinventer tout en maintenant leur singularité. A. Bonnaud et al. montrent, avec le cas de l’Aubrac, comment cette réinvention a fait intervenir un réseau d’acteurs hétérogènes, en particulier des chercheurs de différentes disciplines et comment il a, en retour, retravaillé la recherche à l’INRA pour explorer, même si c’est dans ses marges, des alternatives grâce au concept de « systèmes agraires ». L’Aubrac incarne un imaginaire où la rusticité en fait sa capacité à s’adapter, mais aussi un « système homéostatique » qui tend alors à effacer sa dynamique et l’ampleur des changements dont il a fait l’objet. D. Fayard analyse, quant à lui, le cas du Charollais-Brionnais où le modèle « d’embouche9 » s’appuie sur un terroir avec ses sols et ses expositions spécifiques, et ses faibles besoins en main-d’œuvre. Il est menacé d’extinction dès les années 1950 alors que le modèle industriel internationalise le partage des tâches entre vêlage et engraissement, et transforme aussi l’engraissement avec les deux « révolutions fourragères » déjà abordées dans d’autres contributions. Les emboucheurs brionnais résistent aux injonctions à la modernisation en ne laissant pas de prise au remembrement, en perpétuant une gestion singulière des parcelles et une valorisation des près « violents10 ». Ayant réussi à échapper à toutes les tentatives de le faire disparaître jusqu’aux années 1980, le modèle des emboucheurs s’est ensuite ironiquement retrouvé revalorisé avec la réhabilitation des haies et des bocages. Claire Delfosse et Pierre Le Gall (chapitre 19) montrent, quant à eux, comment l’autonomisation, la massification et la standardisation de la production de lait génèrent de nouvelles formes de concurrence, des luttes autour de ce qui définit la qualité des produits et des formes d’adaptation autour de « marchés de niche » avec l’exemple du beurre et du saint-nectaire fermiers.

La conclusion permet aux coordinateurs de dégager plusieurs caractéristiques générales du processus de la modernisation agricole qui, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, insère assez diversement les sociétés rurales dans le capitalisme industriel, provoque des transformations profondes non seulement des modes de coordination, des manières de gouverner ou encore d’appréhender les qualités mais produit aussi des altérations biophysiques significatives. En postface, enfin, Pierre Alphandéry et Agnès Fortier (chapitre 21) retracent le vaste processus de rationalisation des pratiques naturalistes que les politiques de la nature ont suscité sans arriver à modifier significativement les territoires et les pratiques de l’agriculture productiviste.

Sara Fernandez
(INRAE, UMR GESTE, Strasbourg, France)
sara.fernandez@inrae.fr

Climat, crises : le plan de transformation de l’économie française

The Shift Project
Odile Jacob, 2022, 262 p.

Pourquoi changer ? Pourquoi modifier de fond en comble les structures productives de l’économie française alors que tout va si bien ? Pourquoi vouloir réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) alors que la France ne représente que 1 % des émissions de GES mondiales ? En réalité, tout va plutôt de mal en pis. Sur le plan climatique, l’été dernier l’a bien montré, alors que nous n’en sommes qu’aux prémices du réchauffement climatique que l’on ne pourra éviter. Sur le plan énergétique, les conséquences de la guerre en Ukraine conduite par la Russie démontrent une nouvelle fois les risques et les turbulences associés aux énergies fossiles. Pour stopper la descente aux enfers, il faut à tout prix réduire les émissions mondiales de GES et la dépendance aux énergies fossiles, ce qui est, pour notre pays, une seule et même chose. Certes, la France seule ne peut pas changer grand-chose à la dynamique du changement climatique, mais, sans action à domicile, la France ne peut espérer, avec ses partenaires européens, entraîner les pays réticents dans une réduction ambitieuse de leurs émissions. Il faut donc transformer l’économie française, mais comment ?

C’est à cette question que répond le Plan de transformation de l’économie française (ci-après PTEF) proposé par le Shift project. La transformation envisagée vise précisément à atteindre trois objectifs à l’horizon 2050 : se passer des énergies fossiles, être résilient face aux crises climatiques, éviter les ruptures d’approvisionnement. Si beaucoup de pays dans le monde partagent ces objectifs, peu se sont donné les moyens de les atteindre. Le Shift project, think-tank qui œuvre pour une économie décarbonée, présidé par Jean-Marc Jancovici et financé par de grands groupes, a élaboré un plan pour y parvenir.

Le terme de plan a été choisi en connaissance de cause. Il convoque bien sûr les années fastes de la planification à la française, celles de l’après-guerre et des débuts de la Ve République. Mais il y a une raison plus substantielle à son emploi : la transition écologique et énergétique, c’est-à-dire la décarbonation de l’économie, nécessite le concours de toutes les forces sociales. Chacune doit trouver sa place dans la trajectoire d’ensemble. Sans coordination, la transformation n’aura pas lieu ou sera considérablement ralentie, alors qu’elle doit se dérouler à un rythme soutenu. Le plan doit donc offrir une cartographie des transformations pour que chacun sache s’y situer et s’y préparer. Il assure ainsi que les transformations s’enchaînent sans heurt et de manière cohérente.

Le PTEF est le résultat d’un travail collaboratif, réalisé par une équipe dédiée, en association avec des experts. Il donne une description détaillée d’une quinzaine de secteurs d’activité ou de domaines de l’action publique en insistant sur trois ressources fondamentales : l’énergie, les matières, les personnes avec leurs compétences. Il se nourrit de la connaissance de l’intérieur des secteurs à transformer par l’apport de contributeurs y travaillant ainsi que par l’échange avec des professionnels. Les concepteurs ont également veillé à la cohérence globale des transformations proposées, de sorte que les besoins décrits puissent bien être servis par les ressources disponibles.

L’ambition générale qui porte le PTEF est d’être opérationnel au plus vite. Sorti en février 2022, juste avant l’élection présidentielle, il se présente implicitement comme la feuille de route d’un gouvernement qui prendrait au sérieux l’urgence de la transition écologique. Il formule donc des propositions de court terme, à mettre en œuvre dans le quinquennat qui débute pour se placer dès aujourd’hui en cohérence avec les objectifs de long terme. Ces propositions s’appuient sur les technologies existantes. De manière générale, même à l’horizon 2050, dans 30 ans à peine, le PTEF repose avant tout sur des technologies déployables dès aujourd’hui. L’innovation technique, si elle n’est pas refusée, n’est pas une condition de réalisation du plan, elle permettrait simplement, le cas échéant, d’en faciliter l’exécution.

Le livre, qui synthétise l’ensemble des travaux11 réalisés pour la confection du plan, présente chaque secteur ou domaine de manière similaire : d’abord, la situation actuelle, avec les principaux postes d’émissions, les faiblesses et les forces du secteur, ensuite, les propositions de court terme qui doivent lancer la transformation du secteur, enfin la situation envisagée en 2050. Ces analyses sont parfois complétées par des récits de vie ou d’expérience, que ce soit à l’enclenchement de la transition ou à l’horizon 2050. Ces récits donnent à voir à quoi les transformations envisagées d’un point de vue macroscopique correspondent dans le vécu quotidien. Le but suivi n’est pas seulement un effort de compréhension, mais participe de la transformation que le PTEF souhaite engager : il s’agit explicitement, par ces récits de transition heureuse, de donner envie, de faire en sorte que le nécessaire devienne aussi désirable.

Pour résumer une matière abondante, la transformation proposée par le PTEF repose sur deux axes : décarbonation de l’énergie et sobriété, c’est-à-dire réduction des besoins, celle-ci rendant possible celle-là. La sobriété réduit aussi la dépendance aux approvisionnements divers (matières, métaux). Le chapitre consacré à l’énergie permet le mieux d’en prendre conscience : la consommation d’énergie finale passe de 2 100 TWh en 2019 à 1 000 TWh en 2050. La production électrique donne une part maximale au nucléaire, ce qui fera sans doute débat. Toutefois, même en se fondant sur le maximum de réacteurs que la filière électronucléaire peut produire en 2050, le nucléaire ne couvre dans le PTEF que 54 % des besoins en électricité. Les autres techniques de production restent par défaut à leur valeur actuelle, ce qui laisse 27 % de production sans technologie assignée, ce « Reste à arbitrer » laisse donc un débat sur les technologies renouvelables les plus appropriées pour le combler. Le recours à la biomasse est réservé à quelques usages pour lesquels il n’existe pas d’alternative dans la mesure où sa disponibilité n’a rien de garanti. On voit ainsi comment le PTEF navigue entre plusieurs contraintes.

Autre exemple, les kilomètres parcourus pour la mobilité quotidienne doivent être fortement réduits grâce à une organisation de l’espace favorisant la proximité. À côté d’un report modal vers le vélo ou la marche, cela aboutit à une baisse de 85 % de la demande en énergie pour ce secteur. À rebours du discours sur l’électrification rapide du parc automobile, qui permet de simplement changer de technologie de locomotion sans toucher à l’organisation spatiale des activités et au rythme de vie, le PTEF prévoit une forte réduction (−40 %) de la place de la voiture individuelle car produire les voitures engendre des émissions et déplacer une batterie consomme une énergie rare. Les voitures doivent donc être moins nombreuses, utilisées moins souvent et surtout beaucoup plus légères. Le PTEF envisage donc une restructuration complète de la filière automobile, qui, en s’appuyant sur les points forts actuels, s’élargit à une industrie de la mobilité quotidienne avec le développement de cycles, deux-roues électriques et microvoitures.

On trouvera dans le PTEF bien d’autres détails sur les grands secteurs concernés par la transition écologique, comme l’industrie ou le bâtiment. Si l’emploi est traité à chaque fois, un chapitre lui est de plus spécifiquement dédié. D’autres secteurs, moins souvent considérés, comme la santé ou la culture, sont également discutés. Le propos est ici moins convaincant car moins précis, les auteurs reconnaissant le manque de données et le caractère embryonnaire des réflexions. L’appel à la formation des professionnels des secteurs, quoique louable, est un recours un peu trop systématique.

À parcourir la série de mesures préconisées à court terme (par exemple : augmenter le recyclage des plastiques, réduire les produits d’origine animale, remplir les véhicules, sécuriser la pratique du vélo, interdire des vols courts en cas d’alternative, orienter la fiscalité vers des véhicules plus sobres, mobiliser le bâtiment comme puits de carbone, etc.), on peut se demander s’il ne serait pas possible de faire plus simple, si une seule mesure bien pensée ne permettrait pas de mettre en mouvement ce monde complexe des entreprises, des consommateurs, des administrations, des collectivités locales. Des économistes préconisent ainsi une tarification du carbone (c’est-à-dire un renchérissement des processus émetteurs de GES) comme mesure centrale, voire unique de la transition écologique. Le PTEF prend pour parti de laisser de côté le volet financier de la transition, car les flux financiers sont considérés comme relevant de l’intendance et n’apportant pas de contraintes fortes. Une tarification du carbone peut donc tout à fait trouver sa place dans le PTEF, sans que celui-ci la requière. Mais ces considérations sont assez éloignées des buts des concepteurs, et avec raison. L’importance du PTEF n’est pas tant dans la préconisation de quelques mesures ciblées efficaces que dans l’explicitation des conséquences de la transition en termes de mode de vie et de travail. Finalement, que les transformations s’enclenchent par un changement de prix, de réglementation, de comportement ou de mentalités, importe moins que le fait qu’elles auront lieu et que les acteurs sociaux devront donc s’organiser et se coordonner pour les accompagner. Le PTEF permet à tous ces acteurs de se repérer dans ces transformations, il leur fournit un cap. Le livre s’adresse peut-être moins aux pouvoirs publics qu’à l’ensemble de la société civile. Il doit permettre à chacun de prendre conscience des bouleversements qui, espérons-le, nous attendent.

Antonin Pottier
(CIRED, Nogent-sur-Marne, France)
pottier@centre-cired.fr

Écologie territoriale et transition socio-écologique. Méthodes et enjeux

Nicolas Buclet
Iste, 2021, 183 p.

Dans le grand ensemble des approches analysant le métabolisme territorial, l’écologie territoriale apparaît comme la petite dernière. Même si la notion est apparue il y a plus de dix ans porteuse de nouvelles promesses en accordant notamment plus de place à l’analyse qualitative, explicative de la circulation des flux, elle reste cependant en devenir. Nicolas Buclet (Université Grenoble-Alpes), avec son regard d’économiste et d’urbaniste aménageur, s’intéresse depuis plusieurs années à ce que propose l’écologie territoriale en faisant l’expérience de son application sur la commune d’Aussois (en Savoie), objet d’un précédent ouvrage12. Fort de ces travaux, N. Buclet propose dans ce nouveau livre non seulement de revenir sur l’histoire et la trajectoire conceptuelle de l’écologie territoriale, mais aussi de contribuer à son développement théorique et opérationnel pour donner aux territoires toute leur place face à la crise socioécologique.

Une brève mais fort utile synthèse, dès le début de l’ouvrage, rappelle la filiation de l’écologie territoriale avec l’écologie urbaine et l’écologie industrielle qui cherchent toutes à rendre compte des matérialités engagées dans nos activités au moyen d’une approche par le métabolisme des systèmes. Si l’écologie territoriale ne renie pas cet héritage, elle a pris ses distances progressivement par rapport à des visées d’optimisation et/ou d’opérationnalisation dans le bouclage des cycles portés par ces approches (défendues notamment par l’écologie industrielle) pour s’ouvrir sur la compréhension plus large des relations sociétés-nature à l’échelle du territoire. Pour l’auteur, l’écologie territoriale représente donc une opportunité de (re)penser le territoire comme un objet socioécologique. Ce champ d’exploration serait d’autant plus ouvert et prometteur que l’écologie territoriale demeure (pour l’instant) à l’écart des captations et des réinterprétations par les institutions nationales et internationales, contrairement à l’écologie industrielle, l’économie circulaire ou encore la bioéconomie. Dans ce sens, l’auteur décrit l’écologie territoriale comme un champ interdisciplinaire de niche. Cela lui laisserait une chance de porter une vision réellement transformatrice de nos modèles économique et de développement (qu’il appelle de ses vœux).

N. Buclet revient sur les premières approches qui se sont intéressées à l’analyse du métabolisme à l’échelle des territoires et qui marquera le début d’une prise en compte de la dimension sociale avec une diversité de visions socioécologiques associées à la pluralité d’objectifs, d’objets d’étude et de méthodes qui vont émerger. Il décrit cette diversité à travers des exemples d’analyse des métabolismes des grandes métropoles en écologie urbaine mobilisant la notion d’empreinte écologique et l’évolution que portera le courant du métabolisme social (notamment l’école de Vienne) sur la manière de caractériser nos sociétés à partir de leur trajectoire de coévolution avec les écosystèmes sur le temps long, voire historique.

L’auteur propose avec l’écologie territoriale de compléter ces approches empreintes de fonctionnalisme en y intégrant les enjeux et les visions exprimés par les acteurs et les habitants pour développer une socioécologie des territoires faite d’un tissage de relations matérielles mais aussi immatérielles avec la nature ou l’environnement. Il fonde sa proposition sur la nécessité d’intégrer les acteurs pour apporter une dimension explicative, et donc plus prospective de l’analyse des flux à l’échelle des territoires. Il pousse assez loin la caractérisation des acteurs qui prennent part aux activités structurantes du métabolisme du territoire en les qualifiant à la fois selon leur rôle dans un registre de pouvoir, de légitimité ou d’intérêt, mais également selon la nature de leurs motivations en s’appuyant sur des cadres d’interprétation, notamment le modèle des cités de Boltanski et Thévenot. Ce faisant, il ouvre largement cette dimension dite immatérielle à des champs très variés qui peuvent relever tout à la fois des intérêts économiques individuels ou collectifs, des représentations symboliques et de la culture, des modes d’organisation, des savoir-faire, etc. Cette proposition, parce qu’elle procède par catégorisation d’acteurs pour pouvoir se relier à une représentation du territoire qui reste foncièrement fonctionnaliste et qu’elle se centre sur les activités dites créatrices de richesses, s’exposera sans doute à quelques critiques. Mais, par les illustrations concrètes sur le territoire d’Aussois, elle donne à voir les relations qui restent souvent invisibles et introduit une dimension subjective (sens des actions).

Néanmoins, la vraie question qui anime l’auteur est de développer l’écologie territoriale comme un cadre, une démarche pour construire activement la résilience des territoires dans un contexte de transformations et de perturbations. Au-delà du seul diagnostic métabolique, par l’exploration des articulations entre acteurs et ressources (matérielles et immatérielles), il nous invite à adopter une nouvelle perspective sur le territoire qui permette de concilier création de richesse (recherche de bien-être) et équilibre écologique. Il s’agit donc de mieux se relier à la nature, à l’environnement et plus spécifiquement à la matrice écologique du territoire mais dans le même temps de s’intéresser au potentiel et au choix d’action des acteurs de ce même territoire. S’inspirant du concept de capabilité des individus d’Amartya Sen et des débats autour de ses traductions à l’échelle collective, il forge la notion de capabilité territoriale pour rendre compte de l’importance de ce couplage entre capabilités collectives et métabolisme territorial pour répondre, de manière située, aux perturbations externes ou aux déséquilibres internes d’un système territorial donné.

L’ouvrage se termine sur une mise en perspective des promesses de l’écologie territoriale dans un enjeu plus large de transformation de nos modèles de sociétés et du régime conventionnel dominant fondée sur une idéologie de l’économie libérale. Il en appelle à une transformation profonde permettant l’instauration de modèles alternatifs qui s’incarnerait dans des dynamiques et des projets territoriaux innovants selon des principes de proximité, de partage de connaissances et de réciprocité. L’écologie territoriale pourrait ainsi participer activement de ce nouveau dessein…

Danièle Magda
(INRAE, UMR Agir, Castanet-Tolosan, France)
daniele.magda@inrae.fr

Sortir des crises. One Health en pratiques

Sébastien Gardon, Amandine Gautier, Gwenola Le Naour, Serge Morand (Eds)
Quæ, 2022, 262 p.

L’ouvrage Sortir des crises. One Health en pratiques, s’inscrit dans un courant de pensée très dynamique depuis que la dimension systémique et collective de la santé a été reconnue comme indispensable à la compréhension, la gestion et la prévention des vulnérabilités et des risques par-delà les dimensions verticales et disciplinaires, notamment purement biomédicales. Ce concept, fruit de la succession de multiples avatars, est issu d’innovations conceptuelles en lien étroit avec des expériences de terrain et produit un nombre foisonnant de publications et de rapports émanant aussi bien du monde de la recherche que de professionnels de santé, du monde agricole, du développement, de l’aménagement du territoire, etc. Conscients de la multiplicité des déterminants de risques et de leurs interactions, et s’interrogeant sur leurs conséquences dans un monde où la santé des humains, des animaux et des plantes est liée, ces multiples acteurs de la santé lato sensu s’organisent pour traduire en termes opérationnels connaissances scientifiques et retours d’expériences. Cet ouvrage, coordonné par un collectif de chercheurs (Amandine Gauthier, sociologue et politiste, Gwenola Le Naour et Sébastien Gardon, politistes, et Serge Morand, biologiste) plaidant pour l’approche Une seule santé, s’inscrit dans cette démarche multidimensionnelle et multiacteurs. En 262 pages, il nous offre le regard particulier de 58 chercheurs et acteurs.

Cet ouvrage foisonnant propose différents regards disciplinaires, parfois croisés, et se révèle éclairant aussi bien par des retours d’expériences de terrain provenant de différentes régions du globe que par des réflexions globales, des descriptions de modèles pathogènes spécifiques, des regards confrontant passé et présent et, bien sûr, au vu du titre, des recommandations pratiques.

Composée majoritairement de chercheurs de laboratoires francophones (à de rares exceptions près, on pourrait même dire français), la liste des auteurs fait cependant aussi la place à des membres d’institutions nationales ou internationales (OMS, ONU…), voire à des ONG ou à des associations. Cette multiplicité d’auteurs répond à la complexité de l’objet abordé et se traduit par un ouvrage organisé en 4 parties, elles-mêmes divisées en 29 chapitres, plus une préface, un avant-propos, une introduction et, au final, une conclusion à visée programmatique suivie d’une postface. Préface et postface favorisent ici des regards d’anthropologues sur cette science en mouvement.

Il en résulte un ouvrage au rythme soutenu et aux contributions le plus souvent concises (6 à 7 pages en moyenne) et denses. De manière originale, la table des matières ne fait pas seulement figurer chaque article (appelé ici chapitre) mais affiche les différents paragraphes qui les composent. On peut donc lire cet ouvrage de différentes façons : in extenso, ce qui est sans doute la façon la plus ardue au vu de la densité de l’ouvrage, par chapitre en fonction de ses propres pôles d’intérêt thématiques, géographiques, etc., mais également par item spécifique. Par exemple, l’approche thérapeutique, soit en tant que déterminant de risque, soit en tant que moteur de résilience, apparaît dans de multiples contributions, ce qui permet de se focaliser sur ce point spécifique si on le souhaite.

Bonne surprise, le concept One Health ici ne se réduit pas aux seules zoonoses même s’il leur fait la part belle. Que ce soit par une entrée modèle pathologique, région du globe ou biologie et biodiversité, la première partie intitulée « Après Pasteur ? » leur est consacrée. Il en va partiellement de même dans la seconde partie, « Une vision renouvelée des maladies et du soin », même si l’ouverture vers la santé mentale vient clôturer les contributions de cet ensemble. La partie 3 aborde les questions d’« Un nouveau (dés)ordre économique et sanitaire du monde ». Elle propose des approches où sciences sociales, politiques, économiques et biologiques se côtoient aussi bien autour de liens entre agriculture et pandémies en Afrique de l’Ouest que de reformulations de concepts permettant d’ouvrir vers de nouvelles perspectives autour de la production « Bio » au Brésil ou encore en s’interrogeant sur les dimensions territoriales de maladies infectieuses, mais aussi des stratégies agricoles et alimentaires. Il s’agit de la partie qui revendique sans doute le plus clairement une perspective systémique et interdisciplinaire à travers les analyses et retours d’expérience.

La partie 4, « Un nouveau paradigme des politiques de santé », se distingue des trois précédentes parties, d’abord par sa longueur (elle représente plus d’un tiers de l’ouvrage) mais ensuite et surtout par la perspective qui est la sienne. En effet, les contributions qui y figurent ambitionnent de dépasser les dimensions interdisciplinaires pour mettre en évidence les possibilités d’interactions multiacteurs et/ou de prendre une hauteur conceptuelle en lien avec des perspectives opérationnelles. Même si cette ambition n’est pas exclusive de la quatrième partie, c’est là qu’elle apparaît le plus clairement. Les quatre témoignages qu’elle présente sont intéressants à plus d’un titre, notamment au vu des thématiques évoquées (gestion de la crise du Covid en France, évaluation des risques, plan national pour l’alimentation en France ou encore l’engagement pour la biodiversité) mais c’est la dimension « mains dans le cambouis » qui participe sans doute le plus singulièrement de l’enrichissement du lecteur et constitue sans doute un des aspects les plus originaux de l’ouvrage.

Cette partie oscille ainsi entre réflexions de chercheurs (je pense notamment à cet intéressant « Manifeste – Contorsions de nouveaux concepts en santé et réalité actuelle en santé publique internationale ») et témoignages de divers acteurs nationaux ou territoriaux de France engagés dans une démarche collective. En visant à ébaucher des perspectives opérationnelles ou, a minima, des pistes de réflexion pour le futur, cette partie se veut fondatrice. Toutes les pistes ne sont pas neuves. Mais elles ont ici le mérite d’être exposées à travers de multiples regards et expériences qui en soulignent la complexité. Ces perspectives contribuant à l’amélioration de nos connaissances et de nos pratiques autour des multiples dimensions proposées par la problématique Une seule santé sont alors le reflet d’une mise en synergie d’un monde d’acteurs multiples et interactifs. Ce faisant, cet ouvrage s’adresse aussi bien aux chercheurs qu’aux opérationnels de l’aménagement, de la santé, du développement, etc., et peut constituer une source d’information et de réflexion pour un public étudiant s’intéressant, au sens le plus large, à la santé.

Alors certes, on peut noter certains partis pris, notamment l’approche majoritairement centrée sur des écoles de pensée moins diverses qu’il n’y paraît initialement en raison de la très grande place prise par les points de vue et/ou analyses d’auteurs originaires d’écoles vétérinaires ou dépendant du ministère de l’Agriculture. Cela reflète sans doute l’existence d’un réseau qui aurait peut-être gagné à s’ouvrir à d’autres disciplines, voire à d’autres mondes de pensée. Mais cet ouvrage permet toutefois à cette communauté conjointe de chercheurs et d’acteurs de s’afficher de manière visible en montrant à un temps T l’état de sa réflexion.

La dimension de la réflexion à l’international n’est présente que dans le point de vue de certaines organisations internationales, mais pas selon une perspective comparative à partir d’exemples de pays portant la même thématique. Elle n’apparaît qu’à travers certaines références bibliographiques puisque l’ouvrage ne contient que des contributions émanant d’un monde purement francophone, malgré la multiplicité des sites (Afrique de l’Ouest, Cambodge, Mexique, Brésil, France… pour ne citer que ceux-là) et des échelles dans laquelle les travaux présentés s’inscrivent. Comment fonctionne la prise en compte de la dimension One Health dans d’autres pays emblématiques de cette démarche ? Quels retours d’expérience internationaux de la mise en pratique du concept ? Autant de questions auxquelles cet ouvrage ne cherche pas à répondre. Sans doute trouvera-t-on dans la bibliographie issue de la communauté internationale des contributions proposant des analyses plus diverses d’un point de vue interdisciplinaire. Les lecteurs pourront alors faire appel à cette abondante littérature qui se développe depuis plusieurs années maintenant sur le sujet pour situer l’originalité et la pertinence de la réflexion proposée dans cet ouvrage. Personnellement, je regrette la rareté de l’iconographie sur une thématique qui s’y prête pourtant et on peut se demander s’il s’agit du choix des éditeurs scientifiques ou de celui de la maison d’édition. Ou alors est-ce le reflet de cultures scientifiques et de moyens d’expression particuliers à cette communauté ?

In fine, cette moindre ouverture disciplinaire que je regrette quelque peu n’est-elle pas cependant garante de la clarté du lien qui apparaît entre connaissances et pratiques, entre recherches et actions, tel qu’on le perçoit dans l’ouvrage ? N’est-ce pas, d’une certaine manière, le prix à payer pour garantir la cohérence d’une présentation didactique d’une démarche non seulement pluridimensionnelle mais aussi multiacteurs ?

Malgré les quelques réserves que je viens d’exposer, cet ouvrage, de par la diversité des exemples et des thématiques traités, pourra servir de point de départ à une communauté scientifique élargie pour lancer des débats contradictoires mais assurément productifs et intéressera aussi, à n’en pas douter, un large public.

Pour ma part, je sais que j’y reviendrai régulièrement, papillonnant au gré des exemples ou des modèles, confrontant mes propres réflexions ou travaux aux exemples cités, comparant ces écrits à ceux d’une littérature internationale foisonnante autour de ce sujet d’aujourd’hui et de demain pour de très longues années.

Pascal Handschumacher
(UMR SESSTIM, IRD − INSERM −Aix-Marseille Université)
pascal.handschumacher@ird.fr

Manifeste pour l’écologie humaine

Jean-Hugues Barthélémy
Actes Sud, 2022, 138 p.

Jean-Hugues Barthélémy (Université Paris-Nanterre), spécialiste de l’œuvre de Gilbert Simondon, considère que face aux dangers écologiques, sanitaires et économiques auxquels notre planète est confrontée, il lui incombe comme philosophe « d’apporter son éclairage et de s’engager ». C’est ce qu’il fait dans cet ouvrage en considérant comme l’indique le sous-titre de la couverture que « le consumérisme conduit à une inversion historique du sens de l’utopie qui nous oblige au grand décentrement ». Il s’agit d’une approche qui est susceptible d’intéresser les lecteurs de NSS dans la mesure où l’auteur discute des modalités et des réponses qu’il faudrait apporter pour remédier à la destruction de l’équilibre de la biosphère consécutif à un mode de vie déraisonnable des populations.

Dans un premier chapitre, à partir de la notion d’anthropocène, l’auteur revient sur les relations que les sociétés industrialisées des deux derniers siècles entretiennent avec leur environnement en considérant de façon imagée que « notre espèce… a progressivement pris le pouvoir sur la biosphère ». Il cite divers exemples pour illustrer cette situation, notamment celui de l’élevage industriel intensif qui, en plus de maltraiter les animaux, est emblématique de la société de consommation, impacte la santé des populations et participe à la pollution de la planète et au dérèglement climatique.

Il fait ensuite sienne l’hypothèse de Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz que c’est le désir qui nous a fait entrer dans l’anthropocène, car le monde occidental actuel a pour fondement le désir de croissance et de consommation. L’auteur considère donc le consumérisme comme la source de tous les maux de nos sociétés dans la mesure où il s’agit pour lui d’une utopie qui est la forme ultime du capitalisme détruisant les équilibres forgés sur Terre entre la nature et les hommes. Il s’agit d’un aspect qu’il développe largement dans cet ouvrage sous des formes différentes.

Il traite aussi d’un second point qui lui paraît fondamental dans son analyse, celui de la question du droit. Partant du postulat que l’espèce humaine n’est pas au centre de l’univers, et en s’appuyant, par exemple, sur la non-reconnaissance des souffrants qui pose la question des êtres ayant des droits, cela l’amène à remettre en question les théories du contrat social et notamment les notions de personne morale et de libre arbitre qui fondent notre vision anthropocentrée du monde.

L’auteur convoque la théorie de Rawls pour revendiquer la prise en compte de la notion de besoins plutôt que de droits fondamentaux et celle des droits des êtres vivants non humains pour au final formuler la proposition de « refondre le droit sur la normativité des besoins en souffrance ». Tout cela mène selon l’auteur à une crise du sens et implique de procéder à ce qu’il appelle un « grand décentrement ». Par crise du sens, il entend la volonté chez un nombre croissant de personnes de redonner du sens à ce qu’ils font aussi bien dans l’exercice de leur activité professionnelle que dans leur vie quotidienne, car il considère, en faisant référence aux travaux de sociologie historique de Hartmut Rosa, que nous n’arrivons plus aujourd’hui à appréhender le sens et les conséquences de nos actions. En tant que philosophe, il explique que la crise du sens peut se comprendre comme une crise de la réflexivité qui prend en compte la complexité et la pluridimensionalitén du monde en opposition aux thèses (erronées ou pour le moins réductrices) de Husserl pour qui la philosophie serait une science chapeau considérant la conscience humaine au centre du monde du sens vécu par elle.

Il revient également sur le fait que, dans sa volonté de progrès, l’humanité est confrontée à la recherche d’un monde idéal et que le renversement est de considérer les effets pervers du progrès sur la qualité de vie des populations et même aujourd’hui sur l’avenir de notre planète étant donné que « le capitalisme devenu consumériste est certes lui-même une utopie de la croissance infinie, mais cette utopie écologiquement fatale provoque l’inversion du sens de l’utopie » (p. 48).

Il explique aussi en s’appuyant sur le constat de scientifiques tels que Charles Darwin (thèse d’une ascendance animale de l’humain), Sigmund Freud (le psychisme n’est pas basé que sur la conscience) et Frans de Waal (la culture n’est pas en rupture avec la nature) qu’il est indispensable d’arriver à un « humanisme décentré » pour combattre chez les promoteurs du consumérisme et du néolibéralisme le déni d’une catastrophe écologique en cours.

Dans son propos conclusif, il propose d’établir un dialogue entre différentes propositions philosophiques qui se retrouvent toutes en accord sur le constat des dangers de dégradations de la biosphère pour aller vers de « nouvelles lumières » et dans lequel la démarche philosophique de l’écologie humaine devrait prendre toute sa place.

Bien que l’ouvrage soit intéressant et permette de réfléchir sur des questions essentielles de la relation de l’homme à son milieu de vie et à sa propre destinée, on se demande toutefois pourquoi l’auteur a choisi d’inscrire sa réflexion sous la bannière du vocable « écologie humaine ». Même s’il revendique son usage comme une démarche philosophique (p. 17 et 18) qui peut aider à retrouver le sens de l’existence, l’argumentation qui en explique les fondements et sa mise en regard avec des dimensions historiques reste à notre avis très insuffisamment développée.

J.-H. Barthélémy fait en effet référence à l’écologie humaine (définie comme une écologie philosophique fondamentale) à la page 29 de son ouvrage, mais il est surprenant qu’il en fasse état comme d’une nouvelle théorie exposée dans un ouvrage antérieur publié en 2018 dont il n’expose pas, même succinctement, les éléments essentiels.

D’autre part, dire que le lien entre désir et anthropocène est « une thèse développée par l’écologie humaine depuis 2015 » est une curieuse façon de s’inscrire dans le champ de l’écologie humaine (voire de se l’approprier), comme s’il était connu ou reconnu de tous. En effet, cette façon de poser comme un prérequis l’existence d’une écologie humaine philosophique est gênante pour le lecteur non philosophe qui n’a pas nécessairement eu connaissance des écrits antérieurs et c’est à notre avis très certainement un contre-exemple pour l’auteur qui, plus avant dans son ouvrage, en appelle à un décentrement scientifique et donc à une ouverture sur la nécessaire interdisciplinarité pour mieux aborder la complexité du monde.

D’ailleurs, une fois posée la justification de l’écologie humaine comme principe théorique, l’auteur n’y revient qu’à la page 91 pour nous présenter ce qu’il appelle la méthode de l’écologie humaine (EH) puis aux pages 112 et 113 où il explique « que l’EH, nouvelle modalité de la simple connaissance de soi que doit être la philosophie en son fond, élabore l’unique moyen de contourner cet effacement de la finitude de l’individu philosophant ».

On peut également regretter que l’auteur ne prenne quasiment pas en compte les approches scientifiques de l’écologie humaine depuis un siècle sauf dans une note (p. 128) où il résume d’ailleurs très bien en quelques lignes en quoi consiste ce champ depuis l’école de Chicago jusqu’à son appropriation récente par un mouvement politique confessionnel (Courant pour une écologie humaine). Il aurait été à notre avis utile d’au moins citer l’existence des travaux, notamment anglosaxons, qui se réclament de cette approche et qu’on peut, par exemple, trouver dans des revues telles que Human Ecology ou Human Ecology Review.

Au total, l’ouvrage se présente comme un « manifeste pour l’écologie humaine » et a pour ambition de s’adresser au plus grand nombre, mais son accès reste difficile pour un lecteur non philosophe et bien qu’il propose de stimulantes analyses, on peut regretter qu’il ne situe pas son propos dans une dimension davantage pluridisciplinaire.

Il faut enfin déplorer la mauvaise qualité de confection de l’ouvrage (les pages se détachent après avoir été feuilletées quelques fois) pour le moins étonnante de la part d’un éditeur de la renommée d’Actes Sud.

Daniel Bley
(CNRS, Aix-Marseille Université, UMR ESPACE, Aix-en-Provence, France)
daniel.bley@univ-amu.fr


1

Rogers E.M., 1962. Diffusion of innovations, New York, Free Press of Glencoe.

2

Vissac B., 2002. Les vaches de la République. Saisons et raisons d’un chercheur citoyen, Paris, INRA.

3

Callon M., 1998. « Des différentes formes de démocratie technique », Annales des Mines/Responsabilité& Environnement, 9, 63-73.

4

Voir sur ce point Meynard J.-M., Charrier F., Fares M., Le Bail M., Magrini M.-B., Charlier A., Messéan A. 2018. « Socio-technical lock-in hinders crop diversification in France », Agronomy for Sustainable Development, 38, 54, https://doi.org/10.1007/s13593-018-0535-1. Geels F.W., 2019. « Socio-technical transitions to sustainability: a review of criticisms and elaborations of the multi-level perspective », Current Opinion in Environmental Sustainability, 39, 187-201, https://doi.org/10.1016/j.cosust.2019.06.009.

5

Barbier M., Thomas J., Lumbroso S., Treyer S., 2016. The contrasted delineation of futures. The case of agroecological transitions in France, Communication of the SPRU’s 50th Anniversary Conference Transforming innovation: science and technology for social needs, 7-9 September, Brighton (UK), https://hal.inrae.fr/hal-02743852/document.

6

Mermet L., 2007. Proposition néo-soupçonneuse : une convention critique pluraliste et dialogique, Recherche environnementale sur la société (RES), Conférence 11, https://www.youtube.com/watch?v=sbcRt4jNxg4.

7

Le premier ouvrage correspond à la réédition en 1999 chez L’Harmattan de la thèse de Stéphane Hénin, De la méthode en agronomie, soutenue en 1944 sous la direction de Gaston Bachelard. Le second est L’évolution scientifique et l’agriculture française (Albert Demolon, Flammarion, 1946).

8

La seconde correspondant à l’avènement du maïs-fourrage et du tourteau de soja dans l’alimentation animale dans les années 1960.

9

Activités dédiées à l’engraissement à l’herbe de bovins achetés jeunes à des éleveurs et destinés à la boucherie.

10

Terme vernaculaire pour représenter des herbes capables à elles seules de bien engraisser les bovins.

11

disponibles sur http://ilnousfautunplan.fr.

12

Buclet N. (Ed.), 2015. Essai d’écologie territoriale. L’exemple d’Aussois en Savoie, Paris, CNRS Éditions.


© NSS-Dialogues, Hosted by EDP Sciences, 2023

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

Current usage metrics show cumulative count of Article Views (full-text article views including HTML views, PDF and ePub downloads, according to the available data) and Abstracts Views on Vision4Press platform.

Data correspond to usage on the plateform after 2015. The current usage metrics is available 48-96 hours after online publication and is updated daily on week days.

Initial download of the metrics may take a while.