Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 30, Number 3-4, Juillet/Décembre 2022
Page(s) 325 - 343
Section Repères − Events & books
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2023008
Published online 23 February 2023

La systémique agraire à l’INRA. Histoire d’une dissidence

Pierre Cornu
Quæ, 2021, 183 p.

« Ce livre est le produit d’une enquête historique menée pendant près de dix ans dans les archives et les mémoires de la recherche agronomique publique française et plus particulièrement au sein du département de recherche “systèmes agraires et développement (SAD)” ». Ces premières lignes décrivent bien l’ouvrage de Pierre Cornu, La systémique agraire à l’INRA. Histoire d’une dissidence, mais avant d’en rendre compte dans cette note, je dois préciser que, en tant que chercheur, j’ai beaucoup croisé la route de l’INRA et celle du SAD1. Cependant, je me suis efforcé de lire ce livre comme un lecteur sensible à l’histoire du monde agricole et à l’histoire de la recherche.

Et de ce point de vue, l’ampleur de l’enquête menée par P. Cornu (Université Lumière-Lyon-II) ne manque pas d’intriguer : pourquoi dix ans d’efforts consacrés à un seul département de recherche ? Et de quoi témoigne l’histoire singulière de ce département ? Le sous-titre du livre répond à ces questions : il s’agit de raconter l’histoire d’une « dissidence » et ce terme ne désigne pas des faits anodins. Il ne s’agit pas de suivre des controverses comme il en existe continuellement dans la science. Il s’agit de comprendre comment est née, puis s’est développée, au sein de l’INRA, une conception divergente de la recherche, de son objet, de ses méthodes et de ses finalités. Car le département « Systèmes agraires et développement » (SAD), dont le livre retrace la genèse et le parcours, a voulu incarner une alternative à la recherche agronomique dominante.

P. Cornu ne prend pas fait et cause pour cette alternative. Il ne lui oppose pas non plus sa propre critique. Il sait aussi que cette dissidence – serait-elle « systémique » – ne se limite pas à l’application à l’activité agricole d’une « théorie des systèmes » venue de la cybernétique des années 1950. Il veut nous montrer que l’émergence du SAD à l’INRA est le marqueur d’une évolution de fond qui bouleverse simultanément les systèmes agricoles et les connaissances nécessaires à leur fonctionnement.

Ce travail propose donc une histoire des sciences qui est inséparable de l’histoire de la civilisation et inséparable des institutions qui, depuis l’après Seconde Guerre mondiale, orientent et structurent les collectifs de chercheurs. On dispose d’histoires institutionnelles du CNRS, du CEA ou de l’INRA. Mais l’approche de P. Cornu traverse les échelles en allant des grandes lois de développement agricole au travail des agronomes, en passant par la question des ancrages disciplinaires et celle des structures de l’INRA. Cette analyse multiniveaux est devenue indispensable à toute politique de la recherche. Et ce livre devrait d’abord éclairer ceux qui réfléchissent à la capacité des grands organismes scientifiques à soutenir une recherche diverse et nécessairement… dissidente.

La genèse du modernisme agricole et ses premières critiques

L’ouvrage décrit d’abord la fondation de l’INRA en 1946 comme l’installation d’un modèle de « mise à niveau technique » de l’agriculture nationale. Les savoirs pratiques et ancestraux doivent céder la place à la recherche scientifique, au machinisme et à l’expérimentation. Le succès productif de ce mouvement est bien connu. En outre, à travers les lunettes d’une histoire industrielle souvent caricaturale, l’agriculture semble suivre, avec retard, la voie du progrès technique et de la grande concentration que l’industrie aurait suivie avant elle. Le mouvement coïncide aussi avec la révolution scientifique de la biologie qui, au cours des années 1960, éclaire les mécanismes du vivant.

Reste qu’entre le modernisme scientiste et l’obscurantisme que l’on prête à la tradition agricole, on voit naître un modernisme critique chez ceux qui « ne désespèrent pas de sauver le monde social de l’agriculture familiale, aussi bien en métropole que dans les jeunes nations issues de la décolonisation et tutorées par la recherche agronomique française » (p. 17). En effet, c’est dans le creuset des expériences en Afrique francophone et en Amérique latine que se recrutent les pionniers de cette « systémique agraire » qui donnera naissance, plus tard, au département SAD.

Un second affluent de ce modernisme critique est issu du nouveau « discours de la méthode » de l’agronomie française. Celle-ci défend une ingénierie scientifique qui ne se contente plus des modèles de laboratoire ou des essais à la parcelle. De même que la conception des systèmes industriels passe par de multiples échelles et suit les complémentarités techniques, la nouvelle agronomie – dont Michel Sébillotte fut l’une des grandes voix – veut replacer l’exploitation agricole dans l’ensemble des grandes interdépendances sociales, économiques et biologiques qui déterminent sa survie. Cette nouvelle agronomie porte en outre la critique d’une économie rurale qui impose des rationalités universelles là où, au contraire, l’agronome doit inventer des modèles de revenus et des solidarités en lien avec les interdépendances indispensables. Enfin, dans le domaine de l’élevage et de la sélection génétique s’opère une prise de conscience en faveur des races rustiques. Elle provoque une recherche en rupture avec une zootechnie parfois aveugle à ses propres effets pervers.

De ces différents courants, ainsi que de multiples expériences dans l’Aubrac, en Corse et dans les Vosges, émerge un groupe de chercheurs qui partagent une approche subversive de la science des systèmes agraires et « cette nouvelle pensée les éloigne de leurs collègues inscrits dans la logique de “laboratorisation” et de spécialisation des sciences agronomiques, alors triomphante à l’INRA ».

Un département de recherche hors norme

Le cheminement qui va de ces mouvements critiques et épistémologiques à la création « d’un département de recherche hors norme », le futur SAD, est trop inscrit dans les questionnements et les mécanismes organisationnels de l’INRA pour être ici résumé. Mais pour celui qui s’intéresse à la gestion de la science, ce livre éclaire avec grande finesse ces mécanismes et témoigne d’une réelle capacité de réflexivité collective et d’innovation au sein de l’INRA. Il est vrai qu’il ne s’agissait que d’un petit nombre de chercheurs, mais le signal envoyé par la création du SAD ne manquait pas d’audace. On rêve d’une École d’Administration de la recherche dans laquelle, grâce à ce livre, cette histoire serait étudiée pour réfléchir à ce qu’est la « bonne gestion » de la recherche scientifique.

Le premier janvier 1980, l’INRA crée le SAD. Reste à le faire vivre, à attirer des chercheurs, à les promouvoir et à développer les partenariats indispensables à la conception holistique, ingénierique et pluridisciplinaire promise par la feuille de route du nouveau département. Les difficultés n’allaient pas manquer. D’abord, et sans surprise, avec le département d’Économie et de sociologie rurales qui défend une recherche plus disciplinaire. Ensuite, et c’est moins attendu, parce que les recherches de terrain sont longues, difficiles, et nécessitent une capitalisation des résultats exigeante pour en dégager des enseignements robustes. Pour affronter ces épreuves, le SAD s’engage dans un double effort : construire une doctrine fédératrice, s’ouvrir à des disciplines et à des formes de recherches hors du monde agricole.

À cette étape du récit (vers la page 110), on mesure l’effort d’investigation de l’auteur et sa familiarité avec son objet d’études. Il nous permet de suivre pas à pas les explorations conceptuelles et méthodologiques que développent les chercheurs du SAD ainsi que leurs nouvelles thématiques : la qualité des produits, les enjeux environnementaux, les nouvelles ruralités… In fine, les chercheurs du SAD n’ont pas seulement développé une nouvelle agronomie de terrain, ils ont questionné, avec une belle précocité, les rapports entre agriculture et société, agriculture et environnement, alimentation et santé, agriculture et aménagement du territoire, etc…

Une reconnaissance paradoxale

Hier respectueux des savoirs traditionnels et adeptes d’une science attentive aux interdépendances du vivant et du social, les anciens modernistes critiques allaient ainsi se retrouver aux avant-postes d’une mutation paradigmatique majeure : celle qu’impose la crise devenue ouverte et notoire du modèle agricole dominant. Les travaux du SAD n’auraient pas suffi à provoquer cette rupture. Mais une fois celle-ci avérée, les chercheurs du SAD ont pu bénéficier des « voies de la reconnaissance » que méritent ceux qui par leur dissidence ont su préparer des principes et des méthodes désormais adaptées aux réalités nouvelles.

L’auteur résume remarquablement leur itinéraire paradoxal :

« Dissidents revendiqués, victimes à l’occasion de moqueries et de rejets, les porteurs de la systémique agraire ont, pour une partie d’entre eux du moins, fait de belles carrières dans la recherche publique, jusque dans sa gouvernance : c’est que la prise de risque et l’inactualité qu’ils avaient assumées avaient rendu possible une requalification spectaculaire de l’ingénierie des bioressources au nom du bien commun, au moment où aussi bien la big science que le volontarisme d’État étaient partout battus en brèche » (p. 170).

Pourtant, au moment de conclure cette histoire, l’auteur s’inquiète pour l’avenir de cette dissidence « qui n’a modifié qu’à la marge l’intégration de l’agriculture française dans la mondialisation ». Certes, la « crise du système terre » n’est plus contestée – du moins scientifiquement – mais dans le monde de la recherche les modèles alternatifs sont toujours vulnérables. En outre, la fusion récente entre INRA et IRSTEA a plongé le SAD dans une nouvelle unité qui reprend l’héritage. Le nouvel INRAE devrait trouver un grand intérêt dans ce travail, car les défis sont immenses et il lui faudra démontrer une inventivité scientifique et institutionnelle au moins égale à celle des dirigeants et des chercheurs qui ont porté le SAD sur les fonts baptismaux.

Ce travail montre aussi les apports d’une histoire conjointe des sciences et des institutions de la recherche qui mériterait d’être plus répandue. Elle offre à la fois une bonne compréhension des objets de la science et une connaissance fine des systèmes de gestion qui ont façonné, protégé, ou parfois empêché le développement de ces objets.

En terminant cette note, il me faut nuancer l’idée (p. 150) que le SAD apparaissait « trop agricole pour espérer se rattacher à la recherche […] en sciences de gestion ». Je peux témoigner que les partenariats avec les chercheurs en sciences de gestion n’ont jamais cessé et, comme le signale l’auteur, l’INRA a recruté des chercheurs de cette discipline. Plus important : les principes de la recherche-intervention ainsi que la théorie de la conception innovante, deux acquis des sciences de gestion, ont été réappropriés avec succès par les chercheurs de l’INRAE. Avec le recul, le parcours du SAD s’inscrit dans un aggiornamento scientifique plus large qu’explorent aussi les sciences de gestion contemporaines car il s’agit d’inventer des modèles de l’agir collectif, qui renouvellent autant les sciences de l’ingénieur que les sciences économiques et sociales.

Par son travail d’investigation et par sa grande lisibilité, le livre de P. Cornu est un ouvrage remarquable qui, en permettant à cette histoire d’être mieux connue, offre un éclairage précieux sur des mouvements sociétaux et scientifiques cruciaux pour notre époque.

Armand Hatchuel
(Professeur émérite, Mines Paris, Université PSL, membre de l’Académie des technologies)
armand.hatchuel@mines-paristech.fr

Un monde sans faim. Gouverner la sécurité alimentaire

Antoine Bernard de Raymond, Delphine Thivet (Eds)
Presses de Sciences Po, 2021, 304 p.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 a remis à l’agenda la question de la sécurité alimentaire. Ensemble, la Russie et l’Ukraine sont des acteurs agricoles majeurs avec, notamment, près du tiers des exportations mondiales de blé. Le blocage des ports de la mer Noire et la destruction des capacités de production d’une part importante du territoire ukrainien ont affolé les marchés internationaux, renforçant une tendance à la hausse des matières premières agricoles. Le cours du blé a alors atteint 450 € par tonne contre 300 € les jours précédant le conflit, un niveau déjà très élevé par rapport au cours historique qui s’établit plutôt autour de 150 € par tonne. Le spectre de la pénurie alimentaire mondiale fut alors invoqué par de nombreux acteurs français pour renouer avec le productivisme et les politiques agro-exportatrices. Pour d’autres, il est au contraire impératif d’augmenter la production dans les pays structurellement déficitaires, notamment en Afrique.

Dans cette guerre se joue à nouveau l’opposition entre ceux pour qui la solution à l’insécurité alimentaire réside dans l’augmentation de la production par la technique et le libre-échange et ceux pour qui il faut avant tout renforcer la production locale et s’engager dans des modes de production et de consommation plus sobres, d’où l’impératif de la transformation des régimes alimentaires. Au fond, de tels débats n’ont rien de nouveau. C’est l’un des mérites de ce livre, coordonné par Antoine Bernard de Raymond (INRAE) et de Delphine Thivet (Université de Bordeaux) que de donner des clés de compréhension fondées sur une analyse historique des façons de penser le problème de la faim dans le monde ainsi que ses solutions.

La crise de 2008 offre aux auteurs un point de départ idéal pour une enquête approfondie. Malgré une production agricole très élevée, de nombreux pays ont alors connu une crise alimentaire de grande ampleur, provoquant des émeutes qui ont parfois conduit au renversement des régimes politiques. Le « moment 2008 » constitue ainsi un point de bifurcation important. C’est d’une part le retour des questions agricoles et alimentaires au premier plan des préoccupations des acteurs de la gouvernance mondiale, alors qu’elles avaient été plutôt oubliées, comme si la question allait de soi dans une période tournée vers les nouvelles technologies et la dématérialisation. C’est, d’autre part, comme toute période de crise, un moment de déstabilisation des structures dominantes et d’ouverture d’alternatives. Plus de dix ans après le moment 2008, l’un des enjeux de cet ouvrage collectif est de faire un bilan des initiatives et des ouvertures.

Afin de démêler les fils d’une histoire complexe et multi-échelles où les forces de changement se confrontent à l’inertie des systèmes en place, les coordinateurs de l’ouvrage ont rassemblé un ensemble d’analyses qui abordent la question de la sécurité alimentaire dans des perspectives très différentes. L’enquête sur les dimensions cognitives (les idéologies et outils de connaissance pour percevoir et agir sur le problème) conduit les auteurs à aborder le rôle des modèles et des statistiques ainsi que les batailles idéologiques sur le « productivisme ». Il en ressort une forte dépendance au sentier. Au Royaume-Uni, le moment 2008 se traduit par la conception et à la mise en œuvre de la politique de la global food security qui considère que la sécurité alimentaire est un problème de déséquilibre global entre offre et demande et que la recherche de solutions passe par l’augmentation de la production grâce à la technologie. C’est ainsi qu’un soutien aux « agri-tech » s’impose comme un moyen permettant d’augmenter les rendements sans impact environnemental négatif. Le motif n’est pas sans rappeler le slogan de la révolution doublement verte lancé par Gordon Conway dès la fin des années 1990. Cette vision de la sécurité mondiale permet d’esquisser une stratégie nationale qui vise à positionner le Royaume-Uni comme leader mondial des technologies et de l’innovation de la durabilité agricole en s’appuyant sur des percées dans des domaines aussi variés que la nutrition, l’amélioration des plantes, le numérique, l’imagerie satellitaire, les capteurs à distance… Ainsi, la global food security intègre les critiques sur les dégâts environnementaux du productivisme pour renouveler les promesses du solutionnisme technologique.

L’inertie est aussi liée aux rapports de force entre les acteurs. Si la réforme du Conseil de la sécurité alimentaire est porteuse d’un élan de démocratisation de la gouvernance mondiale, elle se heurte au pouvoir des institutions telles que la Banque mondiale, l’OMC, le G7 ou le G20 en matière de financement et d’édiction des règles. Ces institutions inscrivent principalement leurs réactions à la crise dans le cadre du paradigme traditionnel de la sécurité alimentaire. Le livre pousse l’analyse un cran plus loin en analysant le rôle croissant des plateformes multi-acteurs (public-privé) [PMA] depuis les années 2000. S’inscrivant dans une vision du capitalisme vert comme clé du développement durable, ces plateformes ou « alliances » réunissent de grandes entreprises transnationales, des organisations internationales, des fondations, des chercheurs et des ONG. Elles se constituent autour d’objectifs ciblés : biofortification des aliments, climate smart agriculture, accès des petits paysans aux intrants… Ces plateformes traduisent la consolidation du pouvoir économique et discursif d’un « bloc historique agro-industriel » qui promeut des actions coordonnées pour résoudre le problème de la faim, mais allant systématiquement dans le sens du productivisme et du libre-échange.

L’une des forces de l’ouvrage est de proposer des analyses à différentes échelles, pas seulement au niveau global. Nous l’avons évoqué avec la construction de la global food security au Royaume-Uni. Deux autres cas nationaux particulièrement intéressants sont abordés, celui de l’expérience du programme « faim zéro » au Brésil et celui de la constitutionnalisation du droit à l’alimentation en Inde. Les auteurs rappellent qu’en 2004, le président Lula créait le ministère du Développement social et du Combat contre la faim, confié à José Graziano da Silva, afin de coordonner un large ensemble d’actions conduites dans le cadre du programme « faim zéro » : allocations familiales conditionnelles, distribution de repas, activités génératrices de revenus pour les agriculteurs, connexion entre l’urbain et le rural à travers des systèmes d’approvisionnement locaux… Dans un pays où des excédents agricoles commerciaux considérables côtoient la sous-nutrition endémique d’une partie importante de la population, cette politique volontariste est venue renforcer le soutien à la petite agriculture familiale. Cette politique très efficace de lutte contre la faim, fortement soutenue par la base sociale de Lula et ses proximités avec le Mouvement des « sans-terre », n’a pas pour autant contraint les stratégies de l’agrobusiness. Le compromis fut ainsi trouvé avec une approche duale des politiques agricoles. L’élection de Jair Bolonaro en 2018 mit fin à cette expérience et enclencha une désastreuse marche arrière avec la remise en cause systématique du droit des plus faibles.

À contre-courant de l’analyse de cette dialectique qui montre que, encore une fois, la promesse d’un monde d’après n’est pas tenue, François Collart Dutilleul plaide dans la postface à l’ouvrage pour un exercice effectif du droit à l’alimentation. Il faut reprendre à nouveaux frais les réflexions sur l’exception agricole et alimentaire et sur ses implications dans trois grands domaines : les règles internationales qui structurent la mondialisation (en remettant en cause la priorité du principe de libre commerce), la nécessaire souveraineté des États sur les produits agricoles (en reconnaissant que ce ne sont pas des marchandises comme les autres) et les formes d’une démocratie alimentaire qui imposent une information des consommateurs afin qu’ils puissent exercer librement leurs droits et leurs responsabilités. Ajoutons à cela que le droit à l’alimentation concerne en premier lieu ceux qui n’y ont pas accès, notamment les petits paysans, ce qui pose la question du juste prix, incompatible avec un prix de marché unique, et celle de l’accès à des techniques appropriées.

Autant de considérations qui, sans être totalement nouvelles, n’en sont pas moins d’une actualité brûlante. Le paradigme dominant de la sécurité alimentaire fondé sur le couple libre-échange et productivisme est confronté au renforcement de la critique qui se fonde aujourd’hui sur de nouveaux fondamentaux : changement climatique, démographie et transition nutritionnelle, épuisement des ressources naturelles, effondrement de la biodiversité… La critique se situe désormais au niveau des systèmes agricoles et alimentaires et conduit à interroger l’évolution des régimes alimentaires. Elle s’appuie sur les recherches qui mettent notamment en évidence les problèmes de maladies chroniques et d’empreinte environnementale résultant d’une alimentation riche en protéines animales. Elle nourrit des politiques qui, à différentes échelles, visent à accompagner les nécessaires transitions des systèmes agricoles et alimentaires. Dans les débats liés à la guerre en Ukraine, il ne faudrait pas que le spectre de la pénurie alimentaire conduise à ne répondre aux inquiétudes légitimes qu’avec des solutions périmées.

Pierre-Benoît Joly
(INRAE, Centre de recherche Occitanie-Toulouse, Castanet-Tolosan, France)
pierre-benoit.joly@inrae.fr

Philosophie d’une écologie anticapitaliste. Pour un nouveau modèle de gestion écologique

Alexandre Rambaud, Jacques Richard
Hermann, 2021, 324 p.

Comme le titre de leur ouvrage l’indique, Alexandre Rambaud (AgroPariTech) et Jacques Richard (Université Paris Dauphine) nous invitent à explorer la thématique écologique sous un jour nouveau en croisant les approches philosophique, juridique, économique, historique et comptable afin de proposer un modèle de gestion qui rompt avec le modèle capitaliste moderne au sein duquel nous évoluons. En particulier, les deux auteurs fournissent une théorie mais aussi une pratique de l’action écologique reposant sur une remise en cause radicale de ce qu’ils considèrent être au cœur du système capitaliste, à savoir le droit des sociétés et, peut-être plus encore, le système comptable actuel.

En s’éloignant quelque peu des approches classiques en matière de gestion écologique qui privilégient une explication aux atteintes à notre environnement naturel par le développement d’une modernité souvent circonscrite à sa dimension mécaniste cartésienne, A. Rambaud et J. Richard proposent une vision qui place au centre de ces atteintes l’influence du capitalisme moderne et de ce qui, selon eux, en est sa marque fondamentale : la comptabilité. Ils nous proposent ainsi une exploration historique, philosophie, juridique, économique, financière et comptable de l’apparition du capitalisme moderne et de son évolution permettant d’éclairer d’un jour plus complexe la question de l’impact écologique de l’activité humaine, ce qui les amène à davantage parler de Capitalocène que d’Anthropocène.

Ils mènent cette exploration en structurant leur ouvrage en quatre grandes parties et nous proposent en premier lieu une histoire de la modernité et du capitalisme moderne en revenant successivement sur :

  • La notion de modernité et ses différentes conceptions (conception très générale qui qualifie de moderne la période s’ouvrant avec la Renaissance et qui voit apparaître des transformations de grande ampleur affectant tout à la fois les structures sociales, les idées, les modes de vie et la politique, ou approche mettant davantage l’accent sur la distinction entre l’homme-sujet et son environnement-objet) ;

  • L’histoire de l’apparition de cette modernité qui, selon les auteurs, doit être datée non pas à l’époque de la Renaissance mais plutôt à l’époque du haut Moyen Âge, marquée par l’émergence d’un type de gestion des entreprises inédit et caractéristique du capitalisme moderne ;

  • La naissance de ce capitalisme moderne en Italie et sa traduction comptable permise par le développement de la comptabilité en partie double consacrant la dichotomie entre le sujet (capitaliste) positionné du côté du passif (des dettes) et des objets soumis à la volonté de ces sujets (du côté des actifs), et reposant sur une vision « prudente » de préservation d’un seul type de capital (le capital financier) ;

  • Le dépassement de ce capitalisme moderne au profit d’un capitalisme financier avec le développement et la quasi-généralisation du cadre conceptuel des normes comptables internationales (IFRS) aboutissant à un déplacement de la conservation du capital de la firme vers le patrimoine des capitalistes eux-mêmes et ses corollaires : « l’effacement comptable » de la firme, la remise en cause du concept d’amortissement systématique et l’affaiblissement du principe de prudence.

Ils reviennent dans un deuxième temps sur les raisons expliquant qu’il ait fallu attendre la période du haut Moyen Âge pour voir se développer le capitalisme moderne. Ils sont ainsi amenés à réexaminer les concepts d’intérêt et de capital développés au moment de l’Antiquité ainsi que la séparation entre les sphères commerciales et financières, d’une part, et l’activité agricole, d’autre part, cette dernière caractérisant le monde grec ancien et obéissant à des principes économiques et moraux encore très éloignés de ce que sera le capitalisme moderne. Ils expliquent ensuite que les Romains, bien que plus avancés que les Grecs sur les questions économiques et juridiques, ne seront pour autant pas davantage les promoteurs d’un tel type de capitalisme dans la mesure où leur vision de l’entreprise reste ancrée dans un cadre agricole et familial qui ne nécessite pas une séparation sujet/objet. C’est finalement l’émergence de nouvelles conceptions du capital et de l’intérêt qui autorisera l’apparition du capitalisme moderne. En effet, les deux auteurs montrent qu’à la fin du Moyen Âge va s’opérer un glissement de la notion de capital. Ce dernier n’est plus stérile – conformément à la doctrine chrétienne héritée des conceptions de l’Antiquité qui condamne la reproduction de l’argent (donc l’intérêt) –, mais devient au contraire de l’argent productif, c’est-à-dire autorisant la production d’un profit. Parallèlement à cette révolution va s’affirmer un autre rapport au temps (le temps n’appartient plus désormais seulement à Dieu mais les hommes peuvent d’une certaine façon le maîtriser) débouchant sur la découverte de la technique de l’actualisation qui deviendra quelques siècles plus tard l’outil de référence des capitalistes financiers.

La troisième partie de leur ouvrage glisse de l’approche historique caractérisant les deux parties précédentes vers une analyse des visions philosophiques et économiques se donnant pour objectif de contrer les effets nocifs du développement du capitalisme moderne sur la nature. Sont ainsi successivement examinés les développements économiques autour des concepts de soutenabilité (promue par les économistes forestiers des XVIe et XVIIe siècles), d’externalités (développées par l’approche néoclassique) et de valeur d’existence qui ne parviennent pas, selon les auteurs, à se démarquer d’une vision utilitariste de la nature. Les différentes approches philosophiques de l’éthique environnementale (pathocentrisme, biocentrisme, écocentrisme) sont ensuite présentées et analysées au prisme de leur rupture avec cette vision. Si les auteurs reconnaissent que ces approches élargissent la notion de sujet aux non-humains, ils montrent que la séparation entre sujet et objet subsiste néanmoins et qu’elles n’offrent guère de solution concrète aux méfaits du capitalisme. Pour cette raison, ils proposent dans la dernière partie de leur ouvrage de rompre de façon radicale avec les conceptions précédentes en développant une vision écologique mobilisant une ontologie relationnelle forte du monde dans laquelle les relations entre les sujets importent finalement davantage que les sujets eux-mêmes.

La dernière partie de l’ouvrage propose ainsi une piste concrète d’évolution du mode de gouvernance des entreprises vers une cogestion écologique associant les représentants de toutes les formes de capital et non plus seulement les détenteurs du capital financier. Cette cogestion prendrait appui sur le développement et la généralisation d’un nouveau modèle comptable : le modèle CARE/TDL (comprehensive accounting in respect of ecology/triple depreciation line) développé par les deux auteurs et fondé sur une éthique de préservation étendue aux trois types de capital (financier, naturel et humain). Dans cette conception, un nouveau bilan apparaît avec la présence de trois capitaux-dettes qui sont à préserver (par la technique de l’amortissement) séparément, conformément à une vision de soutenabilité forte.

Les auteurs expliquent que le développement de ce nouveau modèle comptable repose sur une participation des représentants des trois types de capital à la définition de ce qui doit être préservé et débouche sur une modification des concepts de coûts complets et de juste prix (intégrant le coût de préservation des trois types de capital) autorisant la détermination d’un « profit écologique ».

Les apports de cet ouvrage sont multiples : Il permet tout d’abord d’éclairer d’un jour nouveau la question de la responsabilité de l’Homme dans l’atteinte à son environnement. En effet, si les auteurs ne remettent nullement en question l’impact de l’Homme en tant que tel, ils insistent sur le fait que certains agents, au premier rang desquels les capitalistes, sont plus responsables que d’autres dans la dégradation de la nature. Cette position, si elle peut, bien évidemment, ne pas être partagée par tous, a au moins le mérite de recontextualiser le débat autour du rôle de la modernité dans le développement d’actions aboutissant à la dégradation de l’environnement. La modernité est ainsi replacée dans le cadre de l’activité économique et de sa régulation par un mode particulier : le capitalisme moderne.

Il offre ensuite une analyse pluridisciplinaire de la gestion écologique qui fait cohabiter les dimensions économique, juridique, philosophique, religieuse et financière. Il permet ainsi de montrer en filigrane que le traitement du problème environnemental ne pourra se trouver que dans l’abandon d’une vision étroite et la participation de tous.

Il replace le fait comptable au cœur des problématiques non seulement économiques et financières mais également politiques et sociétales. Ce faisant, il montre que loin d’être un outil purement technique, la comptabilité doit être vue comme relevant d’une cosmologie particulière constituant par conséquent un support non neutre de toute action, ce qui peut constituer tout à la fois une menace pour la préservation du capital humain et naturel (dans le cas de la comptabilité en partie double classique) mais également une formidable opportunité dès lors qu’on accepte que l’information comptable traduise la nécessité de prendre en compte la préservation de toutes les formes de capital.

Il propose enfin une piste concrète d’évolution des formes de gouvernance qui repose sur une participation équitable des représentants de l’ensemble des formes de capital et le développement d’une nouvelle méthode comptable.

Finalement, avec cet ouvrage les deux auteurs nous offrent l’opportunité salutaire de redonner un nouveau souffle au débat de la question écologique reposant sur une réflexion riche et nourrie à propos de nos modes de régulation économiques et sociaux et à même de déboucher sur des pistes qui, à défaut d’être partagées par tous, permettraient néanmoins à coup sûr de redonner un nouvel élan à la question de la gouvernance en général et à la gouvernance responsable en particulier.

Jean-Luc Petitjean
(Université Reims Champagne-Ardenne, EA REGARDS, Reims, France)
jl.petitjean@univ-reims.fr

La fabrique d’un droit climatique au service de la trajectoire « 1.5 »

Christel Cournil (Ed.)
A. Pedone, 2021, 510 p.

La fabrique d’un droit climatique au service de la trajectoire « 1.5 » est le produit d’un travail collectif d’une vingtaine d’enseignants-chercheurs et chercheurs, quasiment tous juristes, à l’instar de Christel Cournil, professeur de droit à Sciences Po Toulouse, qui en a assuré la direction. Cette dernière avait également organisé en novembre 2020 le colloque dont cet ouvrage constitue les actes.

Sur le plan formel, l’ouvrage comprend 21 chapitres, chacun correspondant à une contribution. La présence d’une table des matières avec le plan détaillé de chaque chapitre est d’ailleurs très utile pour s’y repérer. Deux grandes parties le structurent ; la première est consacrée aux instruments juridiques, tandis que la seconde traite des acteurs, qu’ils soient producteurs ou sujets de ce droit climatique. Quant à la première, il s’agit de « Construire des instruments juridiques pour l’horizon 2050 », ce qui implique, selon les auteurs, de « polycentrer le droit » en mobilisant des instruments multi-échelles, mais aussi de le « décloisonner » en « climatisant » différents secteurs du droit relativement indépendants les uns des autres (agriculture, énergie, etc.) et enfin de « repenser » les instruments transversaux, comme le droit des investissements ou celui des accords commerciaux. Le plan de la seconde partie, consacrée aux acteurs qui vont devoir « tenir » le réchauffement à 1.5, surprend un peu. On y trouve une première catégorie constituée des « acteurs privés » que sont les entreprises et les salariés. Vient ensuite un bloc assez disparate qui comprend les « individus », étudiés à travers la Convention citoyenne pour le climat, les ONG et les collectivités territoriales et leurs groupements, acteurs centraux d’un droit climatique territorialisé. Un dernier titre traite de manière tout à fait bienvenue, et en soulignant leur singularité, des acteurs que sont l’expert et les juges. L’absence des États parmi les acteurs peut étonner, mais on comprend rapidement qu’ils sont omniprésents, principalement dans la première partie consacrée aux instruments juridiques, dans la mesure où ils en sont les principaux concepteurs et destinataires.

Enfin, et c’est là l’un de ses intérêts, l’ouvrage se clôt par une liste de 60 « Propositions de pistes prospectives », reprises des différents chapitres et ordonnées dans cette partie finale. Les propositions peuvent être très précises et ciblées comme l’instauration d’un rapport de compatibilité entre différents instruments de planification territoriale (SCoT, PLU, PCAET, etc.), ou une refonte de l’action de groupe en matière environnementale pour favoriser l’accès au juge des individus. Certaines de ces propositions sont opérationnelles au sens où le gouvernement français ou des parlementaires pourraient les intégrer dans notre droit relativement facilement. D’autres ne sont évidemment pas à la seule portée des élus nationaux, comme, dans le domaine des accords commerciaux, l’abandon du concept de similarité des marchandises et l’incorporation dans les classements douaniers des émissions de GES de l’analyse du cycle de vie (ACV) des marchandises ou la réécriture des standards de protection des investissements afin que les investisseurs étrangers ne bénéficient plus d’une protection exorbitante qui leur permet de remettre en cause les politiques climatiques des États hôtes. Dans leur grande majorité, ces propositions, comme l’ensemble de l’ouvrage, nous semblent devoir intéresser et être accessibles au lectorat visé, à savoir les universitaires, juristes ou non, ainsi que des décideurs publics – on pense ici notamment aux collectivités territoriales – ou des praticiens du droit, par exemple des juristes d’ONG, mais aussi toute personne désireuse « d’apprendre davantage sur les aspects juridiques de la gouvernance climatique ».

Un autre intérêt, et non des moindres, de cet ouvrage collectif, est de ne pas se limiter à une acception étroite, et classique, du « droit climatique » (à savoir le droit découlant du régime international du climat lui-même, composé de plusieurs accords internationaux, du droit de l’Union européenne et du droit français, qui réglemente tant l’atténuation que l’adaptation au changement climatique) pour ouvrir sur d’autres domaines et outils du droit qui jouent un rôle absolument déterminant dans notre possibilité de limiter le réchauffement climatique. La plongée dans cette fabrique d’un droit climatique, nous montre, pour reprendre les mots de C. Cournil dans son introduction, « un puzzle que l’on assemble progressivement » et dont on peut mieux aussi repérer les pièces manquantes.

De plus, l’analyse de la fabrique de ce droit se fait en quelque sorte de l’intérieur, par un collectif de juristes qui nous guide dans des domaines juridiques très divers et souvent très techniques (comme le droit des bâtiments ou les règles relatives aux informations environnementales des entreprises) et nous montre, en les étayant scientifiquement, les modifications nécessaires pour rester dans la trajectoire « 1.5 ». C’est d’ailleurs en considérant ce point de vue que le choix d’un ouvrage mono-disciplinaire (parmi les 23 contributeurs, on compte 21 juristes et seulement une sociologue et un agronome) nous semble pertinent. Car l’objectif, qualifié de modeste dans l’introduction, est en réalité très ambitieux, qui consiste à proposer un éclairage sur les instruments juridiques existants et potentiels pour construire un droit climatique à la hauteur de l’urgence écologique. Mais surtout la palette est très large. Tantôt, les auteurs nous offrent une vision micro du droit (un bâtiment qui émet plus de GES que la réglementation ne le prévoit sera-t-il conforme à sa destination au sens du code civil ou entraînera-t-il la responsabilité de plein droit de son constructeur ?), nous montrent des « petites victoires » aux résultats « relativement ténus » à propos des actions juridiques des ONG, mais qui peuvent faire du bruit comme « caisses de résonance ». Tantôt, c’est une vision macro, systémique, du droit qui prévaut et permet d’identifier les obstacles structurels de notre ordre juridique, mais aussi sa capacité à modifier nos sociétés.

Et nous en aurons besoin. Car la question est cruciale aujourd’hui de savoir comment mettre le monde sur une trajectoire de 1.5°C de réchauffement, sachant que ce seuil, en tant qu’objectif, ne sera vraisemblablement pas respecté, comme cela est très clairement expliqué dès le premier chapitre. C’est donc toute la question de la fonction et de la force du droit qui est posée. Compte tenu de l’urgence et de l’ampleur des changements à opérer, il faut faire appel aux « forces imaginantes du droit », et à sa capacité à servir de boussole dans un monde en quête de repères, comme la grande juriste Mireille Delmas-Marty, récemment disparue, nous l’a appris. Mais aussi, comme le montre l’analyse des actions juridiques des ONG, il faut penser le droit comme une arme, dans ses principes, ces « garde-fous » et ses procédures, notamment le recours au juge. Dans le chapitre conclusif de l’ouvrage, l’autrice souligne l’ampleur de la tâche (repenser notre rapport à la nature et aux autres) et le fait que les changements à impulser sont de véritables changements de fond. Et ce qui la frappe, c’est la confiance dans les possibilités de l’outil juridique, comme élément central des politiques publiques, qui émane des différentes contributions. Cette confiance – ou parfois cet espoir – s’appuie pourtant sur une vision pragmatique du droit. Plusieurs contributions montrent en effet comment certains pans du droit, qu’il s’agisse du droit agricole ou du droit du commerce international, ont intégré tardivement et souvent marginalement les contraintes environnementales, continuent parfois à rester muets sur la question climatique ou encore, comme le droit des investissements, sont construits et commandés par une « rationalité strictement économique ». Ce dernier est d’ailleurs très parlant, qui protège les investisseurs étrangers en leur donnant la main sur les réglementations environnementales des États hôtes. Le droit apparaît ici comme un obstacle aux changements, à la nécessaire transition climatique et écologique. Mais montrer le rôle et les mécaniques du droit dans la construction et le fonctionnement d’un ordre économique et financier aux effets terriblement destructeurs, c’est aussi montrer la force et la puissance dont il est porteur. À condition que nous réussissions à les inverser pour les mettre au service de la trajectoire « 1.5 ».

Isabelle Doussan
(INRAE, UMR Gredeg, Valbonne, France)
isabelle.doussan@inrae.fr

Sustainable futures. An agenda for action

Raphael Kaplinsky
Polity, 2021, 264 p.

Avec ce remarquable Sustainable futures. An agenda for action, Raphael Kaplinsky propose un ouvrage qui intéressera celles et ceux qui souhaitent penser l’entrée dans la formation d’un nouvel agenda de transition de durabilité (imbriquant donc l’économique, le social et l’environnement) en s’appuyant sur une relecture historique du capitalisme d’après-guerre et sur les travaux de l’économie évolutionnaire augmentés d’une fréquentation des études du développement et des études d’innovation.

L’auteur est une des figures emblématiques du Science Policy Research Unit (SPRU) – et plus particulièrement de l’Institut des études sur le développement (Institute of Development Studies), de l’Université du Sussex, dont il est aujourd’hui un professeur émérite et néanmoins actif. Il doit ainsi à Chris Freeman, reconnu comme son mentor, une pensée interdisciplinaire sur le temps long de ce qu’il appelle les paradigmes technico-économiques. Comme l’indiquent les remerciements et sa biographie, il doit aussi beaucoup à sa rencontre avec Robin Murray qui lui a apporté un regard plus politique sur la question de la redistribution du pouvoir et de l’inclusivité ainsi que sur les fondements de la durabilité environnementale et de l’économie circulaire. L’autre « dette » est celle qu’il situe chez Carlotta Perez, autre « disciple » de Freeman, avec le renforcement de l’idée qu’un monde plus durable ne peut se penser sans l’accomplissement d’un nouveau paradigme technico-économique fondé sur les nouvelles techniques d’information et de communication, et dans leurs usages des effets politiques qu’elles engendrent. Mais une autre dimension doit être précisée pour situer cet ouvrage dans la fondation de ce travail d’intellectuel poussé à l’action. C’est celle que R. Kaplinsky évoque quand il souligne l’importance du travail de recherche-action collectif, comme avec ce programme de fondation d’une politique industrielle post-apartheid en Afrique du Sud.

En effet, ce livre témoigne aussi d’une longue expérience des tentatives et des accomplissements tâtonnants pour faire passer des visions, des idées, des méthodes et des façons de faire de politique publique d’innovation et de développement au sein même des appareils de gouvernement, des milieux industriels mais aussi des syndicats et des acteurs de la société civile. Cet ouvrage rend donc justice à cette accumulation d’expériences dans certains pays du monde, tout autant qu’il cherche à justifier et à fonder, de façon réfléchie, non pas une troisième voie mais une bifurcation dans le capitalisme néolibéral contemporain (chapitre 1 : « A fork in the road »). Au moment d’en achever l’écriture, la crise de la COVID-19 a apporté à l’auteur un supplément à sa démonstration initialement construite autour de l’analyse de la crise financière de 2008. La guerre totale déclenchée contre l’Ukraine, et ses effets directs comme ceux attendus, vient ajouter incidemment matière à penser le rapprochement de la première et de la dernière phrase de cet ouvrage : « We live in perilous times. » … « However, at this crucial turning point in history, we need a greater sense of urgency − ‘To choose not to act is in fact to choose’ ».

Ce livre propose ainsi une relecture de ces paradigmes technico-économiques successifs mais « emboîtés » qui ont organisé conjointement la production industrielle et les formes sociales et économiques spécifiques au régime de régulation du capitalisme d’après-guerre. L’auteur pose ainsi un diagnostic quasi clinique de la création et de la fin de l’économie de production de masse (chapitre 2 : « The rise and fall of the mass production economy »), puis des effets des mécanismes de la rationalisation néolibérale sur la société avec l’accumulation conjointe de différentes formes de dettes et de tensions et conflits sociaux portés par des inégalités de revenus et de distribution de la richesse au niveau national comme international (chapitre 3 : « The bumpy ride to social decay »). Il passe ensuite à l’analyse de l’effondrement du développement durable, réquisitoire un peu rapide qui rejoint des travaux en sciences sociales sur les figures de l’anthropocène (chapitre 4 : « The collapse of environmental sustainability »).

Cette relecture en termes de temps long ayant été établie, voire démontrée (car l’ouvrage n’est pas avare de données et d’analyse de séries économiques), R. Kaplinsky expose ensuite dans le chapitre 5 (« Mass production runs out of steam ») le pivot de sa réflexion : d’une part pour rappeler ce que signifie cette notion de paradigme technico-économique puis pour en nommer les cinq principaux, qui s’accompagnent d’un récapitulatif des travaux du SPRU sur une cinquantaine d’années que l’on trouvera en note 1 du chapitre 5 (un très intéressant programme de lecture qui s’étend de Chris Freeman jusqu’à la période plus récente d’émergence des Transitions Studies à la Johan Schot, et Frank Geels) : la force motrice de l’eau, la machine à vapeur (et à charbon…), l’âge industriel du fer et de l’électricité, la civilisation du pétrole, du transport et de la chimie, et enfin ce nouveau paradigme des technologies d’information et de communication (TIC). Cette caractérisation s’accompagne de la restitution d’un fait majeur : tous ces paradigmes ont pris fin dans des crises financières, signifiant également des crises pour les institutions de régulation, jusqu’aux moments plus actuels de néo-populismes, de conflits locaux et de guerres régionales de civilisation que vivent aujourd’hui un grand nombre de peuples. L’expérience du Thatchérisme – et peut-être de son prolongement avec le Brexit – pèse ici sur l’auteur dans son travail de décorticage de ces phénomènes de crises dans la façon dont ils affectent autant l’économique que le social.

Le lecteur français connaisseur des théories de la régulation trouvera ici le trait un peu rapide mais il s’agit bien pour l’auteur de ne pas en rester à la conjugaison des techniques, des marchés et du capital mais bien de comprendre les formes sociales et organisationnelles qui rendent possible autant que critiquable cette « conjugaison », sans oublier le moment anthropocène dans lequel nous sommes rentrés jusqu’à la dernière tonne de charbon et goutte de pétrole… Mais il ne s’agit pas d’un plaidoyer à charge à la fois marxiste et luddite, car R. Kaplinsky conserve – sans s’étendre – une forme de lucidité sur les bienfaits et les infrastructures apportés par la modernité dans cet âge d’or des démocraties libérales, position relevant d’un évolutionnisme néo-schumpterien vigilant et critique, restant pourtant optimiste, même s’il n’est « réservé » qu’à une certaine partie de l’humanité.

Le chapitre sur le paradigme des NTIC qui suit (Chapitre 6 : « Information and communication technologies: the motor of the new paradgim ») ouvre la suite de l’histoire en train de se faire. Il peut paraître risqué d’écrire sur la confrontation de ce paradigme naissant suite à la seconde cybernétique des années 1970 à l’histoire longue du capitalisme. Ce n’est certainement pas le chapitre le plus fort de cet ouvrage, mais il fait le point sur les grandes tendances de l’essor des TIC : data et serveurs, logiciels et plateformes, réseaux sociaux et objets connectés, big data et machines apprenantes. S’ensuit une liste d’effets en cours ou attendus de ce nouveau paradigme technico-économique pouvant provoquer le déclin gouverné de la production de masse : nouveaux chemins de productivité, relocalisation et décentralisation de la production, customisation de la rencontre des besoins et des offres, partage et durabilité de la consommation, sobriété énergétique et capacitation de la société civile. L’auteur n’est pour autant pas dupe de cet élan que d’aucuns pourront trouver par trop généreux, car il atteste en connaître la face sombre. Le chapitre 7 (« Transformative change in practice ») est dédié à des études de cas illustratives : le rôle des smartphones dans différentes activités économiques et sociales décentralisées ; le pilotage de la consommation électrique pour viser le retrait des grands barrages hydroélectriques ; l’agriculture dite de précision et les robots agricoles. Il est heureux que cette vision des jours heureux potentiels soit contrebalancée par l’analyse des inégalités économiques et de redistribution ainsi que par la prise en compte des effets de la pandémie, car le livre frise parfois une forme redoutée de techno-positivisme béat.

Une fois les bonnes raisons établies du pourquoi agir que fondent les sept premiers chapitres, les trois suivants adoptent la perspective annoncée d’une mise à l’agenda pour l’action, et cela à l’aune de l’expérience de l’intellectuel embarqué. Il est construit autour de deux questions essentielles auxquelles l’auteur tente d’apporter des réponses. Que faire (Chapitre 8 : « What to be done? ») ? Ce à quoi l’auteur répond en substance : un smart green deal associant durabilité forte et déploiement du nouveau paradigme technico-économique de l’information and communications technology (ICT) ! Qui doit mettre en œuvre et piloter la transformation (Chapitre 10 : « Who will do it? Making change happen ») ? Ce à quoi l’auteur répond : des entrepreneurs, des acteurs de la société civile et des coalitions éclairées pour piloter et organiser les transformations souhaitables avec un État régulateur et visionnaire aux commandes.

On pourrait reprocher à l’auteur un certain angélisme en raison de cette vision techno-utopique du déploiement du paradigme des TIC tout comme de son progressisme social-démocrate et écologique. On pourra aussi reprocher à cet ouvrage de ne pas livrer un programme bien organisé de prescriptions et de mesures. Ce n’est pourtant pas la meilleure façon de comprendre ce qui se joue du point de vue de l’intellectuel engagé dans la fabrique des politiques de développement : parvenir à tisser un continuum – robuste sur le plan intellectuel et praticable sur le plan de l’action – entre l’exercice de la pensée critique et réflexive dans le temps long et celui de la formation d’un agenda visionnaire, directionnel et socialement portée pour asseoir ce smart green deal. Pris sous cet angle, l’ouvrage est éclairant car toujours bien construit dans son argumentation et ses « démonstrations », pétillant parfois quand il rend compte de l’expérience vécue, et toujours très honnête dans la façon d’établir un rapport à l’histoire à travers ce prisme constamment maintenu des paradigmes technico-économiques.

Marc Barbier
(INRAE, UMR LISIS, Marne-la-Vallée, France)
marc.barbier@inrae.fr

Le puritanisme vert. Aux origines de l’écologisme

Philippe Pelletier
Le Pommier, 2021, 428 p.

Philippe Pelletier, géographe qui a notamment travaillé sur le Japon, s’est également intéressé dans ses recherches à des courants de pensée comme l’anarchisme ou encore l’écologisme. Dans un ouvrage paru en janvier 20212, il proposait d’ailleurs son analyse des liens historiques et idéologiques existants selon lui entre anarchie et écologie. Dans son dernier essai, Le puritanisme vert. Aux origines de l’écologisme, paru en octobre 2021, l’auteur développe une démarche similaire, mais il essaye ici de montrer les liens entre l’écologisme et le religieux à travers le puritanisme protestant. P. Pelletier entend s’inscrire dans la continuité des travaux de Max Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, où le sociologue défend l’idée selon laquelle la Réforme protestante et le système de valeurs que cela a engendré ont joué un rôle central dans l’émergence du capitalisme. Pour l’auteur, il convient d’élargir la relation entre protestantisme et capitalisme à une troisième dimension : « l’environnementalisme ».

P. Pelletier donne le ton dès le début de l’introduction : il souhaite aller à rebours de l’image d’une écologie « hédoniste, affranchie et libertaire » et démontrer au contraire la dimension austère, voire autoritaire de cette dernière. P. Pelletier expose ainsi rapidement l’image qu’il se fait de l’écologie : une écologie dite punitive caractérisée par des injonctions, voire des interdits (ne pas prendre l’avion, ne pas manger de viande, etc.). On peut ainsi lire page 6 : « Ces caractères austères et autoritaires renouent en réalité – et c’est la thèse de ce livre – avec les prémices de l’écologie et de l’écologisme qui s’ancrent dans un puritanisme originel ». Toujours dans l’introduction, l’auteur postule que « le fait religieux constitue, avec la nature, l’un des grands enjeux de ce siècle ». Le fait de mettre le religieux et la nature sur le même plan prête à débat. L’affirmation, qui mériterait d’être précisée, invite du moins à interroger les liens entre les deux.

L’ouvrage comporte une bibliographie bien fournie référencée en notes de bas de page et il n’y a pas d’iconographie. L’essai se compose de huit chapitres de taille à peu près équivalente. Ces chapitres suivent globalement une logique chronologique sans que cela soit au cœur de leur structuration. La démonstration passe en effet par une exploration historique et géographique des pensées écologistes analysées au prisme du religieux, ou, pour être plus précis, du puritanisme considéré comme un ensemble de valeurs et de comportements issus de la foi monothéiste protestante, qui se sont diffusés à travers le monde à partir de la culture WASP (white anglo-saxon protestant) des États-Unis.

Certains chapitres portent sur une période particulière ou encore sur une région du monde spécifique, et tous alimentent la thèse principale du livre : celle du puritanisme vert. Le propos reste cohérent dans l’ensemble, l’auteur mobilise des références et des sources variées, cependant les exemples et les arguments développés sont inégalement convaincants. Nous reviendrons sur ce point un peu plus loin. Pour appuyer ses analyses, P. Pelletier s’attarde avant tout sur les parcours et les profils de plusieurs figures influentes de l’écologisme à partir du milieu du XIXe siècle. Il revient ainsi sur des personnalités historiques telles que John Muir, Aldo Leopold, Henry David Thoreau ou encore George Perkins Marsh, Ernst Haeckel, Jacques Ellul et Rachel Carson. Le tour d’horizon qu’il dresse des penseurs et penseuses de l’écologie est très intéressant et assez diversifié. Son prisme de lecture étant le puritanisme vert, on constate toutefois une sélection essentiellement tournée vers le monde anglosaxon (notamment Amérique du Nord), mais aussi européen (France, Suisse, Allemagne), avec quelques rares exemples pris ailleurs (Japon). Si ce choix peut paraître évident au regard de l’histoire de l’écologisme et de ses formes contemporaines, on peut toutefois regretter que les critères de sélection des idées et des personnes censées rendre compte de cette histoire n’aient pas été davantage explicités dans le livre.

Une des idées fortes de l’essai défend que l’écologie savante est née et s’est développée dans un contexte puritain, et que cela a fortement imprégné les modèles théoriques, les interprétations et jusqu’aux concepts de la discipline (biome, écosystème, etc.). Le chapitre 2, par exemple, cherche à montrer comment l’écologie savante est initialement imprégnée par le monisme haeckelien. Ernst Haeckel est un des précurseurs de l’écologie et c’est d’ailleurs lui qui a inventé le terme. P. Pelletier dépeint Haeckel comme un puritain inventeur d’une nouvelle religion : le monisme. Il écrit à ce propos p. 111 : « Le monisme haeckelien est un déterminisme vitaliste, où l’élite s’en sort tautologiquement parce qu’elle est l’élite, c’est-à-dire supérieure. Nulle place au libre arbitre ». Au fil des chapitres, P. Pelletier développe des analyses intéressantes et foisonnantes à propos de thématiques diverses dont on ne donnera ici que quelques exemples. Il réfléchit dans le chapitre 3 sur les nuances de l’environnementalisme entre conservationnisme et préservationnisme et les associe à la fracture idéologique entre écologie superficielle et écologie profonde. P. Pelletier propose aussi une critique forte et argumentée des dimensions moins glorieuses de certains courants écologistes qui ont entretenu des liens intimes avec l’eugénisme, le racisme, les totalitarismes ou encore le malthusianisme radical et l’anti-immigration. L’auteur s’attache également à analyser l’émergence de l’écologie politique qui constitue un réel tournant dans la période après 1945 ; puis la maturation que connaît l’écologisme en Europe entre les années 1950 et 1970. P. Pelletier propose ainsi un essai riche en exemples et en idées stimulantes tout en développant une lecture originale de l’histoire de l’écologisme. Certains éléments viennent toutefois desservir son propos, au point parfois de remettre en cause la pertinence même de sa démarche.

L’une des principales faiblesses dans l’argumentation de l’auteur nous semble être sa vision parfois trop orientée des choses. P. Pelletier privilégie les éléments qui vont dans le sens de sa thèse sans accorder assez de crédit aux éléments qui vont plutôt à l’encontre. Et pourtant l’auteur lui-même pointe cet écueil potentiel de sa démarche lorsqu’il mentionne dans l’introduction le double risque de l’anachronisme et de la surinterprétation. Il semble malheureusement que cette auto-mise en garde n’ait pas été suffisante. L’auteur apporte bien sûr de la nuance par endroits, mais la lecture laisse souvent l’impression qu’il prend une certaine distance avec les données dont il dispose. Il s’applique à mettre en exergue la moindre chose qui relie la pensée ou la vie de telle personne avec le puritanisme, sans que le lien direct sur la manière dont le puritanisme a réellement influencé la pensée écologiste de l’auteur ou l’autrice en question ne soit véritablement démontré (on peut penser à la partie consacrée à Bernard Charbonneau dans le chapitre 4). L’influence du puritanisme sur les premiers penseurs de l’écologie au XIXe siècle apparaît plus nettement étant donné le poids du contexte religieux, mais cela n’est plus vraiment le cas en ce qui concerne le XXe siècle et en particulier les dernières décennies.

On pourra aussi reprocher à l’auteur d’avoir une vision trop unitaire de l’écologisme, mais aussi, et surtout, d’alimenter l’ambiguïté entre écologisme et écologie. L’écologisme semble d’ailleurs être de longue date un cheval de bataille pour P. Pelletier : dès 1993, il publie un essai3 dans lequel il dénonce les travers de l’écologisme en tant qu’idéologie (qui peut prendre également la forme d’un engagement politique) mais qu’il distingue alors de l’écologie dite savante (c’est-à-dire en tant que science qui recourt à des méthodes pour produire de la connaissance). Or, c’est bien cette distinction, pourtant pertinente, que P. Pelletier tend à effacer dans Le puritanisme vert. L’auteur associe l’écologie à la religion, en même temps qu’il l’associe à la science, ce qui a pour effet de mettre science et religion sur un même niveau.

Cette grande confusion est entretenue tout au long du livre, mais elle est perceptible dès l’introduction, lorsqu’à la page 10, P. Pelletier dénonce les discours écologistes de mise en garde vis-à-vis des catastrophes à venir. Ces derniers relèvent selon lui du prophétisme, un terme très connoté religieusement, ce qui lui permet au passage de consolider le parallèle qu’il établit entre l’écologisme et le puritanisme. Cette critique de prophétisme écologiste n’est pas totalement infondée, mais l’auteur a tort de la généraliser au point de discréditer les discours de mise en garde de la communauté scientifique notamment vis-à-vis du réchauffement climatique. Aucun scientifique a priori honnête ne prétendra jouer les Cassandre en livrant des prophéties, cependant ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici, et P. Pelletier passe à côté des travaux scientifiques qui ont permis d’établir des modèles prévisionnels d’évolution, tout particulièrement en ce qui concerne le climat via les travaux du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat).

À plusieurs reprises dans son essai, P. Pelletier remet en cause les rapports du GIEC sans démontrer quelles sont les erreurs qu’ils contiendraient tant au niveau des méthodes de collecte des données que dans les analyses et les conclusions. L’auteur laisse même entendre que les experts du GIEC servent les instances et les intérêts des puissants et qu’il faut donc faire preuve de méfiance vis-à-vis des rapports et des alarmes répétées concernant les crises écologiques en cours. Il s’agit d’une affirmation sans preuve, ce qui revient à souscrire à une forme de climatoscepticisme.

Il nous paraît ainsi dangereux et irresponsable de la part d’un universitaire comme P. Pelletier de décrédibiliser un travail collectif, scientifique aussi rigoureux que celui du GIEC (qui, faut-il le rappeler, rassemble les résultats de milliers de publications scientifiques et techniques sur les questions climatiques à travers de nombreuses institutions dans le monde). Certes, l’appel que lance P. Pelletier à être critique et à douter est sain, mais le faire sans méthode et discernement risque de conduire au complotisme et au refus du réel (du moins au refus d’interpréter les données les plus fiables et récentes qui permettent d’appréhender le réel).

La lecture du livre laisse donc une impression très mitigée entre, d’une part, l’intérêt réel d’un travail historique bien mené et agréable à lire, et, d’autre part, l’expression d’opinions tout à fait discutables et contestables mais qui ne sont malheureusement pas assumées telles quelles (en particulier dans le dernier chapitre où l’auteur semble rendre des comptes plutôt que d’argumenter). En conclusion, l’apport principal de cet essai est sans doute d’inviter les lecteurs et lectrices à approfondir la question des liens historiques et idéologiques entre le puritanisme et l’écologie, et ainsi à questionner les courants de pensée de l’écologie contemporaine à l’aune du religieux.

Hugo Mazzero
(Université Bordeaux Montaigne, UMR Passages, Pessac, France)hugo.mazzero@u-bordeaux-montaigne.fr

La société des eaux cachées du Saïss. Ethnographie d’un basculement hydro-technique

Rhoda Fofack-Garcia
Peter lang, 2021, 248 p.

Une anthropologie chez les hydrologues. Penser le dialogue interdisciplinaire

Jeanne Riaux
Quæ, 2022, 165 p.

Il était difficile de ne pas proposer un compte rendu parallèle de ces ouvrages portant sur le domaine de l’irrigation par eau souterraine au Maghreb et parus à quelques mois d’intervalle. Tous deux renvoient dès le titre à l’ethnologie, ou plus précisément à l’ethnographie pour celui (issu d’une thèse de sociologie) de Rhoda Fofack-Garcia et à l’anthropologie pour celui (issu d’une HDR dans cette discipline) de Jeanne Riaux. Tous deux sont le fruit de recherches menées par des femmes dans un monde masculin. Tous deux défendent une approche qui prend les objets hydrauliques comme point de départ pour analyser des réseaux sociotechniques pour l’une, et construire une démarche sociohydrologique pour l’autre. Tous deux s’intéressent aux savoirs associés aux eaux souterraines, et tous deux se lisent avec plaisir. Toutefois, les objectifs sont différents, et les cadres analytiques également. Il en résulte des ouvrages qui nous offrent une complémentarité de regards sur ces « sociétés des eaux cachées », sur la multiplicité d’acteurs, techniques et savoirs impliqués, et sur la complexité des situations étudiées.

L’ouvrage de R. Fofack-Garcia porte sur les dynamiques sociales (et techniques) qui permettent d’expliquer le basculement, dans la plaine du Saïss au Maroc, d’une agriculture pluviale vers une agriculture dorénavant dépendante de l’irrigation par eau souterraine (91 % des terres irriguées le sont par pompage dans les nappes). Ce basculement s’accompagne d’un deuxième basculement, à partir des années 2000, du puits vers les forages profonds. L’auteure propose un positionnement original pour analyser l’utilisation de ces ressources souterraines, dépendantes de techniques d’exhaure individuelles : montrer qu’il existe un « commun socio-territorial » (p. 41), un « socle social qui guide, oriente, explique et éclaire les mécanismes et processus sociaux qui se déploient autour de l’exploitation des eaux souterraines » (p. 20). Elle s’appuie pour cela sur la théorie de l’acteur-réseau et la sociologie de l’environnement, en prenant pour terrain d’étude plusieurs villages et centres urbains de la vallée. Elle y interroge agriculteurs, institutions publiques et acteurs privés (garagistes, revendeurs de moteurs et pompes, etc.), les divers profils d’acteurs étant systématiquement décrits − ce qui est bien la signature d’un travail de sociologue ! L’auteure nous donne ainsi à comprendre les interactions qui se tissent autour de l’exploitation des eaux souterraines, de même que les représentations et discours qui soutiennent les pratiques. Le lecteur est très bien guidé dans l’évolution de la démonstration. De nombreuses illustrations (photos, schémas, graphes, cartes et tableaux) viennent compléter et agrémenter la lecture.

Le premier chapitre retrace l’historique de l’utilisation de l’eau souterraine en la combinant avec l’histoire agraire de la plaine du Saïss depuis l’époque coloniale, période à l’origine d’une transformation de l’agriculture pluviale extensive vers une agriculture plus intensive et commerciale. L’analyse nous présente les registres de pensée et les savoirs relatifs à deux mondes de l’eau souterraine, non exclusifs l’un de l’autre : le « monde de la rareté » associé aux puits, et le « monde de l’abondance » lié aux forages dans la nappe profonde et dont le développement implique des savoirs, techniques et acteurs qui relèvent de l’international (diverses techniques importées, foreurs provenant de Syrie). Que le basculement ait eu lieu dans les années 2000 s’explique par le contexte : levée de boucliers juridiques et administratifs, instauration de nouveaux programmes, implication d’acteurs différents, le tout soutenant l’installation de forages tout en disqualifiant l’utilisation des puits.

En raison de la place centrale des techniques et de leur évolution dans la compréhension des dynamiques à l’œuvre, le deuxième chapitre se penche sur l’étude des moteurs et des pompes, tandis que le troisième se concentre sur le monde des moteurs de Renault 25, les plus utilisés – après transformation – pour les pompages dans le Saïss. Tous ces objets sont étudiés comme des éléments de réseaux qui connectent les acteurs et créent entre eux des interdépendances. Ils participent à la coévolution de la technique et du social dans des processus sociotechniques en perpétuel réagencement (p. 155). R. Fofack-Garcia décortique les composants, la structure, la répartition sociospatiale des trois réseaux sociotechniques (mécanique, électrique et solaire) qu’elle distingue, et explicite les interactions entre objets et acteurs. À ces eaux cachées est ainsi associée toute une « société minière » qui partage un même objectif : répondre à la demande en eau d’irrigation. Cette société réagit à la baisse du niveau des aquifères en cherchant des solutions techniques pour puiser plus profondément, solutions qui permettent en outre la survie de l’économie locale (production agricole et métiers artisanaux). Ces deux chapitres démontrent qu’un commun se forge au fil du temps dans cette société minière. Ce commun relève des partages d’expériences et de valeurs, des savoirs et savoir-faire au sein des réseaux sociotechniques, et non d’une gestion coordonnée (comme c’est le cas en irrigation communautaire) puisqu’agriculteurs et/ou artisans ne se coordonnent pas pour gérer les ressources en eaux souterraines.

La conclusion ouvre l’analyse sur la place du capitalisme dans l’évolution des modes d’exploitation des eaux souterraines. Une brève référence aux diverses phases que connaissent les sociétés minières ailleurs dans le monde est donnée, mais une mise en perspective plus conséquente aurait pu être faite. On regrettera certaines imprécisions (par exemple l’absence de définition d’une motopompe alors que l’auteure fait l’effort de distinguer pompes et moteurs dans son analyse) dans un ouvrage détaillant les techniques et leurs processus opératoires. Quelles sont par ailleurs les connaissances sur le fonctionnement des aquifères pour décider de la profondeur de la pompe ? Comment sont-elles définies ? Car à Haj Kaddour (graphique 9) l’eau est à 70 m de profondeur aujourd’hui – ce qui permet sans doute de la dénommer nappe profonde – mais dans les années 1970, elle était proche de la surface. L’arrivée du projet d’irrigation via un barrage (p. 148) contribuera sans doute à la recharge des aquifères et pourrait ainsi être analysée comme un soutien à l’utilisation des eaux souterraines. Ces critiques sont toutefois minimes et renvoient à la nécessité d’une inter- ou pluridisciplinarité pour aborder ces questions (cf. ci-après). Elles ne doivent pas masquer les qualités indéniables de l’ouvrage, notamment ses apports sur la connaissance d’une société des eaux cachées et un angle d’approche original.

En effet, après avoir lu ce livre, on ne peut plus regarder un moteur ou un puits de la même façon. On ne peut plus les considérer comme de « simples » techniques, indépendantes de tout lien social ou choix politique, qui ne participent pas à structurer la société. R. Fofack-Garcia réussit très bien à convaincre de cette coconstruction techniques-société autour de l’irrigation par eau souterraine, de l’importance des liens sociaux qui se nouent et évoluent à travers les objets, et de la légitimité méthodologique d’aborder une société par ses techniques.

L’entrée par la matérialité et le terrain se retrouve chez Jeanne Riaux. Son livre porte moins sur l’analyse de cette coconstruction techniques-société, ici dans la région de Kairouan – même si les hypothèses et résultats de la recherche sont présentés –, que sur le processus de coconstruction d’une interdisciplinarité sur l’eau, impliquant hydrologues, hydrogéologues (parfois agronomes et pédologues) et elle-même comme anthropologue. L’auteure, bien connue de NSS, retrace l’évolution de sa pratique de recherche dans une réflexivité exemplaire et révèle l’arrière-cuisine de la fabrique de cette interdisciplinarité « grand écart4 » qui est loin d’être aisée. L’expérience restituée, même si elle revêt un caractère autobiographique, dépasse largement l’exemple individuel. En effet, elle est très bien replacée dans les limites des divers cadres théoriques utilisés ; les controverses scientifiques des recherches sur l’eau sont efficacement synthétisées et l’auteure explicite le décentrement méthodologique et épistémologique, individuel et collectif, nécessaire aux chercheurs pratiquant l’interdisciplinarité. En outre, cette rétrospective est relatée avec beaucoup de sincérité et d’humour, incluant sentiments et difficultés rencontrés.

Dès l’introduction et tout au long de l’ouvrage, J. Riaux affirme sa posture d’anthropologue qui prend pour terrain le monde des hydrologues. Elle travaille avec eux – l’interdisciplinarité se construisant au moins en binôme –, mais aussi « chez5 » les hydrologues : elle analyse comment leurs savoirs se construisent, évoluent, se diffusent (via les services techniques des administrations hydrauliques auxquels l’auteure a eu plus facilement accès en accompagnant ses collègues hydrologues) et donnent aux hydrologues des positions de pouvoir. Dans le chapitre premier, J. Riaux expose les différentes façons de concevoir la recherche sur l’eau et les diverses familles épistémiques qui en découlent. Elle montre aussi comment ses propres connaissances et cadres initiaux d’analyse (issus de l’anthropologie et du courant de la Gestion sociale de l’eau6) ne lui permettaient pas d’aborder de façon fructueuse un travail interdisciplinaire avec les hydrologues. Elle a alors ouvert son champ théorique à la socioanthropologie du développement. Dans le deuxième chapitre, l’auteure montre comment elle a influencé la construction de l’interdisciplinarité hydrosociologique au sein de l’UMR G-Eau, qui pratiquait déjà la pluridisciplinarité sur l’eau. Les conditions de réussite de l’interdisciplinarité sont avancées. Les autres chapitres se réfèrent à la pratique même de cette interdisciplinarité : le rôle central du terrain pour construire les interactions entre chercheurs (chapitre 3), la fabrique collective de la forme narrative choisie pour restituer les résultats (chapitre 4) et l’interrogation collective des savoirs produits et de la place du chercheur vis-à-vis de la société (chapitre 5).

J. Riaux prône une interdisciplinarité « disciplinée » (c’est-à-dire ancrée dans chaque discipline) et montre qu’elle est le produit de négociations, de points de tension qui obligent chacun des collaborateurs à être explicite dans ses attentes de résultats de la part de l’autre discipline, sur ses a priori (sur l’autre), ses propres hypothèses de travail, objectifs de recherche et méthodes d’investigation. Il faut se battre (p. 40) pour faire reconnaître sa discipline (en l’occurrence l’ethnologie, dont elle est la seule représentante) aux yeux des autres. Cela passe notamment par une explicitation des éléments d’argumentation et de démonstration car les critères de validation d’un résultat ne sont pas les mêmes selon les disciplines. Il faut également un travail de traduction des notions, voire des termes issus du langage courant employés par chaque discipline, car sinon une incompréhension et un décalage de perception de l’objet de recherche peuvent venir entraver le bon déroulement de la collaboration. L’un des exemples développés est celui « d’usages » de l’eau. La réflexivité, individuelle et collective, est indispensable pour construire l’interdisciplinarité. L’écriture occupe une place essentiellement dans le processus. Notons au passage le rôle de soutien qu’a joué la revue NSS, donnant reconnaissance et légitimité aux auteurs pour poursuivre leur travail interdisciplinaire.

Une autre difficulté pour le dialogue interdisciplinaire est la démarche inductive employée, car il n’est pas possible de délimiter clairement l’objet de recherche en amont du terrain, ni d’avoir des questionnements a priori, ou des outils et des approches prédéfinis. Tout est à construire, avec l’inattendu qui occupe une place non négligeable dans le processus. Cela complique la transmission de la méthode et empêche une quelconque généralisation.

Cette démarche est d’ailleurs incompatible avec la socio-hydrology, en vogue chez certains hydrologues. Ce courant reste centré sur la modélisation mathématique, les dimensions sociales étant simplifiées et quantifiées, les singularités du terrain gommées (ce qui va à l’encontre de la posture de notre auteure et de ses collègues, p. 57 et p. 145). D’un point de vue ontologique, la sociohydrologie proposée (malgré l’absence de trait d’union) reste toutefois (comme la socio-hydrology) dans un parallélisme du naturel et du social et on ne retrouve pas les imbrications de ces domaines présentes dans le cycle hydrosocial (du courant de la political ecology) ou dans le dépassement de la dichotomie proposé par des anthropologues tel Philippe Descola. On n’y voit pas non plus l’imbrication du technique et du social chère à des auteurs influents (par exemple Geneviève Bédoucha) de la formation Gestion sociale de l’eau. On peut être étonné de lire que cette formation initiale ne permettait pas de sortir de l’échelle locale (de l’anthropologie) puisque l’un de ses instigateurs, Thierry Ruf, a de longue date changé d’échelle d’analyse par rapport à celle des réseaux d’irrigation (certes via la géographie) pour montrer les relations entre amont et aval d’un bassin versant. Mais peut-être interagir avec des disciplines épistémologiquement éloignées facilite-t-il certains décentrements ? On regrettera que la notion de ressource ne soit pas discutée, alors qu’elle apparaît dans le triptyque « ressources, sociétés, techniques » partagé avec les hydrologues. Mais il est vrai que cette notion est davantage discutée en géographie qu’en anthropologie. Ces quelques critiques ne font qu’aller dans le sens de l’auteure : l’interdisciplinarité est indispensable pour étudier l’eau (et ses « usages ») et peut se décliner de multiples façons.

Dans les deux ouvrages, la société locale a pleinement conscience de la baisse progressive du niveau des aquifères et de sa participation à la raréfaction de la ressource. Et l’État, avec ses politiques publiques au rôle ambigu, évite le débat et participe pleinement à promouvoir l’utilisation des eaux profondes. L’« environnement [est ainsi] un instrument de légitimation d’une politique anti-environnementale » (Fofack-Garcia, p. 146).

Olivia Aubriot
(CNRS, UPR CEH, Aubervilliers, France)
olivia.aubriot@cnrs.fr

L’action paysagère. Construire la controverse

Hervé Davodeau
Quæ, 2021, 168 p.

À partir d’un travail inédit réalisé pour l’obtention d’une Habilitation à diriger des recherches, Hervé Davodeau, maître de conférences en géographie au pôle Paysage de l’Institut Agro d’Angers livre une contribution ambitieuse sur l’action paysagère et ses controverses.

Son envoi, en guise de préface, donne le ton : loin « d’un esthétisme paysager aujourd’hui daté », la description d’une photo de trois adolescents jouant sur les rives d’un fleuve soulève toute une série de questions débordant le cadre même du paysage donné à voir. Le propos est déjà là et l’hypothèse posée : celle d’une connivence entre une action ludique − ici un jeu de ping-pong – et le lieu où elle prend place, un bord de la Loire. Ce « portrait de Loire ordinaire », loin de la patrimonialisation, loin des images d’Épinal du « fleuve sauvage » et de la « Loire des châteaux » exemplifie ce qui cherche à être théorisé dans cet ouvrage.

Mettant volontairement de côté la dimension esthétique et la posture de contemplation qu’il suscite, l’auteur aborde le paysage « en tant qu’action » et plus encore à partir de l’idée d’action paysagère au singulier, ce qui renvoie à son principe et non à la multiplicité de ses déclinaisons possibles.

Le chercheur-géographe qu’est H. Davodeau travaille la question du paysage depuis plus de 10 ans et produit là une réflexion où le processus même de l’action paysagère se situe aux croisements de trois ensembles : les politiques publiques paysagères, les pratiques des paysagistes et ce qu’il nomme « les conflictualités paysagères » issues de la société civile. Pour que la rencontre entre ces trois registres puisse avoir lieu, chacun doit s’ouvrir aux deux autres. Pour cela, il est nécessaire que les politiques publiques paysagères se déploient au-delà de la seule patrimonialisation (chapitre 1) ; que les pratiques paysagistes quittent le domaine des parcs et des jardins (chapitre 2) ; que la « Logique Nimby » (Not in my backyard, en français pas près de chez moi) ne soit pas ou plus celle qui règle les regards citoyens sur la transformation de leur lieu de vie (chapitre 3). Ces trois ensembles constituent le corpus de l’action paysagère (1re partie) et chacun des trois chapitres cerne « le seuil au-delà duquel l’action paysagère peut s’appréhender » (p. 57). À partir d’expériences et d’analyses de situations, les conditions dans lesquelles il devrait être possible d’assurer ces dépassements y sont développées. C’est la première pierre d’un édifice élaborant si ce n’est une théorie tout au moins le cadre théorique de l’action paysagère.

La deuxième partie, « L’action paysagère : le cadre théorique », s’attelle à cette élaboration, en la situant d’emblée à l’intérieur « d’une théorie principalement géographique de la spatialité » entendue selon les termes de Michel Lussault comme « action spatiale des opérateurs sociaux » (p. 72). Mais cela ne va pas de soi dès lors que les deux concepts ainsi rapprochés – celui d’action et celui de paysage – semblent à première vue antinomiques. Extraire les dimensions contemplatives, voire passives du paysage, tout comme sa réduction à la morphologie physique, est dès lors un préalable à toute pensée de l’action paysagère. Cette deuxième partie est développée en trois chapitres dont le troisième, « Agir avec le paysage », est le plus conséquent. Le premier, « Modéliser l’action paysagère », tente de « saisir l’articulation entre action et représentation » (p. 73) de deux manières : en explorant les représentations dans l’action d’une part, en cherchant à catégoriser l’action paysagère elle-même d’autre part. Sur l’un et l’autre de ces deux versants, l’analyse de plusieurs travaux de chercheurs permet d’identifier leurs apports et leurs limites. Ces dernières aident à préciser vers où aller pour parvenir à construire l’idée d’action paysagère au croisement des trois sphères de l’action publique, professionnelle et citoyenne. Mais aujourd’hui, l’excès de contraintes dans chacune de ces trois sphères fait que « l’action paysagère est sujette à des codifications successives qui permettent le passage à l’action mais produisent inévitablement aussi en retour une normalisation des paysages à laquelle s’oppose paradoxalement l’action paysagère » (p. 83).

Pour tenter de sortir de ces effets, les deux chapitres suivants visent à conceptualiser le paysage opérant pour l’action (chapitre 5), tout comme l’action opérante avec le paysage (chapitre 6). Sans détour, c’est la compréhension relationnelle du paysage développée par Augustin Berque qui s’avère la plus pertinente. Cela suppose de distinguer le paysage de l’environnement ou « monde extérieur objectif » tout comme du « monde intérieur subjectif », pour le construire dans un mouvement d’aller-retour de l’un à l’autre. Ni seulement extérieur (la matérialité), ni seulement intérieur à l’observateur, le paysage est « saisi de façon dynamique par le double mouvement de l’action paysagère qui déploie le paysage en nous et hors de nous » (p. 87). Appréhender ainsi l’espace ou l’environnement « en tant que paysage » révèle les dimensions esthétiques et sensibles de ce dernier. Un pas de plus est nécessaire pour en faire un concept opératoire pour l’action. C’est ce que se propose d’explorer le chapitre six, « Agir avec le paysage », en situant le paysage dans la triade acteur-agent-actant, et en affirmant l’action paysagère comme une des modalités de l’action spatiale telle que pensée en géographie sociale. Le paysage est du côté de l’actant, car dénué de la passivité de l’agent et de l’intentionnalité de l’acteur.

Cette deuxième partie, centrale, pose le cadre théorique de l’action paysagère où la relation de l’homme sensible à son environnement qu’est le paysage (Berque) active le principe d’agentivité – discutée avec Bruno Latour et Tim Ingold –, dès lors qu’il a « le pouvoir de définir des règles d’organisation des pensées, des conduites, des actions dans la société et vis-à-vis du monde environnant », comme l’énonce Jean-Marc Besse. Mais cette agentivité du « paysage-actant » peut être en excès si l’on se laisse prendre par l’idée d’harmonie et d’éthique qui serait intrinsèque au paysage. Pour s’en garder, la prudence du chercheur en appelle au doute : « douter de cette éthique du paysage, tout en prenant au sérieux l’utopie des paysagistes et la foi qui les anime pour porter, citant Denis Delbaere, “l’évangélisme du projet de paysage” » (p. 115). Mieux vaut s’en tenir à l’« impureté dans l’action paysagère et paysagiste » et chercher à comprendre la ou les controverses qu’elle suscite.

Ces controverses sont explorées en trois temps, mettant en œuvre le doute méthodique du chercheur. Il s’agit de « Mettre à l’épreuve l’action paysagère » (chapitre 7), de souligner « Les ambiguïtés du principe d’agentivité appliqué au paysage » (chapitre 8) jusqu’au point de se demander : « Faut-il abandonner le paysage ? » (chapitre 9) en occupant cette fois-ci le parti des « adversaires du paysage » pour parvenir à entendre et à prendre au sérieux leurs objections (p. 141).

En fait, l’objectif de cette dernière partie est bien de « Construire la controverse de l’action paysagère » en reconnaissant les divergences de points de vue y compris à l’intérieur de la formation et de la profession de paysagiste afin de pouvoir « en discuter et en faire quelque chose », au-delà des conflits ; et aussi construire la controverse autour de l’action paysagère pour parvenir à la faire reconnaître en tant que telle, distincte de l’action environnementale ou de l’action spatiale.

Sur quatre pages, un tableau présente les arguments en alternant les « Il faut abandonner le paysage car… » avec les « Il faut défendre le paysage car… ». Les thématiques portent sur les rapports du paysage avec l’environnement, l’attractivité des territoires, le bien-être, l’aménagement du territoire, les démarches participatives, les politiques publiques, les métiers et enfin son efficacité ou non dans les conflits d’aménagements.

On ne sera pas étonné de la prise de position de l’auteur en cette fin de partie en faveur d’une éthique de l’action paysagère, mais pas n’importe laquelle : celle répondant aux catégories du bien, du juste et du beau à partir desquelles déployer des valeurs environnementales de soin, de ménagement (le bien), des valeurs démocratiques selon une éthique de l’espace public et de la participation (le juste), et aussi une esthétique (le beau) mais portée par une éthique relationnelle fondée sur « une pleine présence polysensorielle au paysage » (p. 146).

Au fil de cet essai, étayé par de nombreuses analyses de situations et de travaux d’auteurs de références, et dans une conclusion résumant le mouvement de pensée à l’œuvre dans cet ouvrage (le corpus, le cadre théorique, la controverse de l’action paysagère), la visée déconstructiviste de la recherche s’affirme et avec elle la position de l’auteur. Ni désabusé ni enthousiaste, ni croyant ni athée, ni conservateur ni progressiste, mais en un lieu en tension entre toutes ces tendances portées par le paysage : « Ce travail de déconstruction n’est pas une entreprise de démolition, car ma conviction profonde n’est pas que nous devons refermer la parenthèse du paysage au motif qu’il en existe de mauvais usages, mais de décrire et de faire avec l’action paysagère telle qu’elle est, sous tension donc controversée » (p. 154).

Si l’on peut être dérouté à la lecture de cet ouvrage du fait d’un parcours sinueux, d’un argumentaire flottant dès lors que les conclusions des analyses conduites sont immédiatement déconstruites, il n’en finit pas moins par mener le lecteur en un lieu qui est loin d’être inintéressant : il confirme le caractère insaisissable, labile, fuyant de la notion de paysage et de l’action qu’il suscite, et de ce fait sujet à tous les mésusages, des plus délétères lorsqu’il justifie les attitudes de repli sur soi, de rejet de l’autre et des actions paysagères d’exaltation nationale comme ce fut le cas sous l’Allemagne nazie… aux plus enthousiastes lorsqu’il est porteur et est porté par un désintéressement fondamental, par la possibilité d’un « partage du sensible », d’un soin mis en œuvre dans les transformations des territoires. Dès lors qu’un homme averti en vaut deux, agir avec et par le paysage, c’est savoir se tenir en équilibre, sur le tranchant d’un couteau ou plus géographiquement sur la ligne d’une crête aiguisée, en déployant une qualité d’écoute avertie des controverses, guidée par une éthique personnelle capable de prendre soin et des gens et des choses, au croisement des politiques publiques, de compétences professionnelles et de conflits citoyens. Cet ouvrage y invite.

Catherine Franceschi-Zaharia
(ENSAPLV, UR AMP-ENSAPLV-HESAM, Paris, France)
catherine.zaharia@paris-lavillette.archi.fr

L’homme et sa maison

Pierre Deffontaines
Parenthèses, 2021, 301 p.

Quelle chance d’avoir à faire pour NSS le compte rendu de cette réédition du livre de Pierre Deffontaines presque 50 ans après sa publication originale. Je n’avais pas pu exprimer au sein de la revue mon enthousiasme pour cet ouvrage – un exemplaire jauni par le temps de L’homme et sa maison publiée en 1972 par Gallimard dans la collection NRF – découvert à la fin des années 1990 alors que je m’appliquais à approfondir le concept de « mode d’habiter » pour moi indissociablement lié à celui de « maison ». Étonnée de n’avoir jamais entendu parler de P. Deffontaines ni dans les cours que je suivais à l’Institut de géographie, ni, par la suite, dans mes relations au sein de l’équipe rurale du LA 142 parisien ou dans les échanges avec mes collègues ruralistes ou non, je brûlais de le faire connaître au-delà même de mon intérêt pour une géographie qui mettait l’« habitant » et l’« habiter un milieu » au cœur de la géographie. J’admirais cette écriture aussi précise que celle des célèbres anthropo-ethnographes cités dans l’ouvrage et tellement ambitieuse dans sa volonté de révéler à la fois la diversité des cultures de la nature des peuples du monde et les caractères « ordinaires » et communs aux humains quand il s’agit de couvrir leurs besoins élémentaires : être à l’abri, affronter le froid et le chaud, se nourrir en ayant accès à l’eau, aux sols et aux matériaux, marquer ses lieux de vie de spiritualité, etc.

Aujourd’hui que je suis en charge d’en rendre compte dans l’édition Parenthèses, préfacée par Germain Viatte, il me sera possible d’aller au-delà de la brève référence que je fis à cet ouvrage dans le chapitre « À l’origine du concept » de La fabrique des modes d’habiter7. Et surtout il me faut convaincre toute personne s’intéressant aux démarches mettant en relation natures, sciences et sociétés qu’il lui faut lire du Pierre Deffontaines (1894-1978) et en particulier cet ouvrage magistral L’homme et sa maison. Car cette géographie, « naturellement » interdisciplinaire, mérite d’être connue du point de vue et conceptuel et méthodologique. De plus, n’est-ce pas l’occasion de rendre hommage aussi à son fils Jean-Pierre Deffontaines, activement engagé dans NSS, si doué pour conjuguer cette géographie à sa discipline, l’agronomie ?

Avec sous les yeux les deux exemplaires (1972, 2021), je ne peux m’empêcher dans un premier temps de les associer dans ce compte rendu pour tenter de comprendre pourquoi le premier passa inaperçu tandis que le second répond incontestablement aux interrogations qui traversent cette période de « désorientation du monde8 ». Ils se distinguent d’abord formellement. Au contraire d’un lettré serré façon édition Proust du premier, le second aéré, limpide, met en corps gras les titres des chapitres et des sous-chapitres et rend incontestablement la lecture de ces 300 pages plus aisée. Certes, la ligne générale est la même : « La marque la plus visible de la présence de l’homme à la surface de la terre est la maison » (4e de couverture Gallimard) ; « La maison est le reflet de la vie des hommes, de leur effort physique, de leur pensée, de leur état social, de leur degré d’évolution » (4e de couverture Parenthèses). Mais le volume réédité facilite et augmente le plaisir de savourer, selon sa préférence (féminine ou masculine ?) ou sa curiosité, tel ou tel des « dispositifs » qui révèle et marque la relation des humains à la « maison » dans toutes les dimensions de leur vie : relation aux lieux, au chaud et au froid, aux animaux désirés ou indésirables, aux autres êtres vivants, voire aux morts, etc. S’il est plutôt matérialiste ou naturaliste, le lecteur butinera les chapitres « dispositifs » pour l’eau ou le feu (p. 133-166), le « contact avec le sol, caves et pilotis » (p. 199-206) ou « les ouvertures, l’accès à l’air, la lumière » (p. 209-222). S’il a un penchant d’architecte, ce seront plutôt « La maison construite » avec ses « matériaux » et ses « toitures », la « maison mobile » ou celle à « nombreux occupants » que, – clin d’œil aux architectes d’aujourd’hui –, P. Deffontaines met toujours en relation avec le dedans et le dehors, la richesse et la pauvreté de ses habitants, leur bien-être et en premier lieu leur santé. Quant à moi, toujours obsédée par l’évaluation de la capacité prospective du concept de mode d’habiter, je me plais à relire les chapitres qui décrivent l’ordonnancement du lieu-maison pour tous nos gestes et besoins élémentaires : un abri qui protège (la maison refuge et les « camps refuges » [p. 266], une place « pour le sommeil et les repas » [p. 259-266], celle convenant au « travail » dans et autour de la maison, enfin les formes et les « endroits » réservés à la spiritualité, au religieux et aux morts [p. 267-276]). Ce qui est décrit pour les pays asiatiques, de l’Amérique latine ou du Maghreb ne se retrouve-t-il pas dans quelques restaurants en France, voire même dans l’ordonnancement intérieur des F4 d’une tour de la ZUP sud de Rennes9 ?

Dessiner ce qu’il observe dans tous les continents qu’il a traversés, fixer les détails qui marquent les diversités et lui permettent d’écrire les « communs », tels sont les gestes qui font partie intrinsèque de la méthode de P. Deffontaines, le dessin renforçant le caractère d’« universel-concret » de cette géographie. Une autre différence formelle rend encore plus attachante la lecture de l’ouvrage réédité. L’ouvrage de 1972 comportait certes un ensemble de planches format figure ou paysage. Dans sa table des matières, on en compte 14 « dans le texte » auquel s’ajoute en fin du volume, et avant la copieuse bibliographie mêlant ethnographes, historiens, sociologues et géographes, un cahier de 29 « illustrations » intitulées « Planches hors textes » toutes localisées et signées P. Deffontaines. Au total, ce sont 43 photographies sur papier jauni qu’on qualifierait aujourd’hui « à faible résolution ». Une facture qui tend à renvoyer à un passé perdu et pourrait engendrer un sentiment de nostalgie en contradiction avec le texte et les légendes de l’auteur. En revanche, dans l’ouvrage réédité, non seulement les dessins reproduits sont plus nombreux (j’en ai compté 67) mais, du fait du format (30 x 25 cm contre 26 x 20 cm) et du grammage blanc mat du papier, ils ont une qualité visuelle qui rivalise presque avec un livre d’art. Quelques dessins sont en pleine page, ce qui permet de mieux en contempler les traits (Cf. Palmeraie dans une oasis, p. 97). Tout est fait pour que les « gestes du regard » de P. Deffontaines soient superbement mis en valeur du point de vue esthétique. On comprend alors que la supériorité artistique de cet ouvrage sur celui de 1972 repose sur celui qui en a assuré la réédition : Germain Viatte, le préfacier, grand connaisseur de l’art moderne, des arts premiers et de la photographie, naguère à la tête de l’Inspection générale des musées de France. Mais en réinsérant chacun de ces dessins à une place précise du texte – travail méticuleux semblable à celui d’un historien –, le supposé ré-éditeur y ajoute une valeur scientifique incontestable. Ces dessins de la main de P. Deffontaines, avec leurs légendes rigoureusement explicites, apportent une preuve concrète à la démonstration générale voulue par l’auteur : sous la diversité géographique et historique des cultures et des peuples (les humains ?), un système commun que l’on appellerait aujourd’hui « adaptation » s’effectue à toutes les échelles, locales, individuelles et collectives. Le concept de « maison » (proche de celui d’« habitat » pour les animaux) en est le cœur. Il émerge de l’intelligence humaine des rapports entre natures et sociétés et se renouvelle dans le temps et selon les milieux. Il procède d’une capacité d’observation et d’invention elles-mêmes diverses et spécifiques.

Mais, pour moi, la différence essentielle de valeur qu’apporte la réédition de L’homme et sa maison est incontestablement la longue (33 pages) et passionnante préface de G. Viatte, qu’il intitule « L’homme et ses maisons ». On y découvre le cheminement intellectuel et la carrière de P. Deffontaines dans sa famille depuis la Première Guerre mondiale jusqu’au début des années 1980, les moments historiques qu’il a traversés, les villes et les pays où il a exercé des fonctions scientifiques toujours pionnières. Il serait trop long d’énumérer ici toutes les informations qu’elle fournit sur le milieu scientifique et interdisciplinaire de l’époque. C’est en somme une biographie dont les qualités sont celles d’un historien rigoureux recourant à toutes les formes d’archives, notamment des illustrations à nouveau source d’émotions : dessins inédits de P. Deffontaines, photos de l’auteur dans ses lieux de travail et dans sa famille, couvertures de livres, etc. Elle restitue le mode de fonctionnement de l’époque où géographes, ethnologues, historiens, voire sociologues, étaient en constant dialogue. Mais c’est aussi une biographie qui touche à l’intime d’une personne, un géographe avec ses hésitations, ses conflits, ses convictions humanistes, ses espérances. En somme, une préface dont l’originalité et la profondeur tiennent à son auteur G. Viatte. En effet le regard porté sur l’ouvrage est bien celui d’un historien de l’art, grand connaisseur de l’art moderne, des arts premiers et de la photographie. Mais son acuité tient aussi à ce non-dit que je découvre en déchiffrant les légendes des photos de la famille Deffontaines où Germain apparaît aux côtés de Jean-Pierre dont il est le cousin. C’est pourquoi tout en reconnaissant le caractère scientifique de cette biographie, le lecteur est saisi par cette écriture qui sait faire vibrer le vécu et l’affection portée à « l’oncle Pierre ».

Pour conclure, je ne peux m’empêcher de revenir aux chapitres que je relis une fois de plus dans la belle réédition de Parenthèses : le premier, « Introduction », et le final, « Réflexion sur l’histoire de la maison ». On y relève le difficile effort de théorisation des produits d’une si longue carrière consacrée à l’observation et à l’identification des rapports des humains – et de leurs « genres » – à tous leurs lieux et milieux de vie sur Terre. Quelle accumulation de connaissances ! Quelle ambition de vouloir rendre compte, dans le détail et sans généralisation imposée depuis la culture qui est la sienne, de presque toutes les cultures locales du monde ! Quel respect des gens et des choses se lit dans le souci d’utiliser pour chaque détail des maisons décrites les mots de la langue de celles et ceux qu’il observe. P. Deffontaines ne cherche pas à en faire la synthèse comme on l’a souvent reproché aux géographes de cette époque. Son insistance sur la diversité n’est qu’une façon de réveiller en chacun de nous le goût de la compréhension de l’autre ainsi que, dans le même mouvement, une reconnaissance de ce qui est semblable en tous. P. Deffontaines nous incite à repérer « l’ordinaire » sous la « différence ». La maison, son idée et son faire, c’est ce qui nous rend proches des animaux (cf. « Les logis d’animaux », p. 44-45) et du vivant, c’est aussi ce qui réveille notre sentiment d’injustice envers les « sans-abri », les sans-refuges et ceux qui ont faim (cf. « Un homme sans abri nous apparaît comme un cas presqu’inhumain », p. 4910). C’est peut-être le terme qui redonne sens à celui d’hospitalité et nous encourage à « faire de tous les lieux une maison 11».

Nicole Mathieu
(Directrice de recherche honoraire, CNRS, UMR Ladyss, Nanterre, France)
Nicole.Mathieu@univ-paris1.fr


1

Comme chercheur en sciences de gestion, j’ai été membre de commissions chargées des promotions à l’INRA, j’ai participé à des missions de prospective et d’évaluation, notamment du SAD. Et mon laboratoire a mené de multiples recherches avec l’INRA et le SAD.

2

Pelletier P., 2021. Noir & vert. Anarchie et écologie, une histoire croisée, Paris, Le Cavalier Bleu.

3

Pelletier P., 1993. L’imposture écologiste, Montpellier, Reclus.

4

S’inspirant de l’expression interdisciplinarité « étendue » ou « élargie » de Marcel Jollivet et Jean-Marie Legay, 2005. « Canevas pour une réflexion sur une interdisciplinarité entre sciences de la nature et sciences sociales », Natures Sciences Sociétés, 13, 2, 184-188, https://doi.org/10.1051/nss:2005030.

5

Le titre de l’ouvrage peut surprendre. Pourquoi ne pas parler d’une anthropologue chez les hydrologues (comme Gentelle P., 2003. Traces d’eau. Un géographe chez les archéologues, Paris, Belin) ? En proposant un terme plus généralisant, l’auteure défend un type d’anthropologie, inductif, réflexif et de terrain, qui prend pour objet d’étude le savoir des hydrologues, ce qui a permis la coconstruction d’une recherche interdisciplinaire.

6

La GSE était à la fois un groupe de travail né au début des années 1990 à Montpellier autour de deux agronomes, Jean-Luc Sabatier (CIRAD) et Thierry Ruf (ORSTOM, maintenant IRD), et une formation dispensée au CNEARC, devenu Institut des régions chaudes.

7

Morel-Brochet A., Ortar N. (Eds), 2012. La fabrique des modes d’habiter. Homme, lieux et milieux de vie, Paris, L’Harmattan.

8

Badiou A., 2022. Remarques sur la désorientation du monde, Paris, Gallimard.

9

Mathieu N., Rivault C., Blanc N., Cloarec A., 1997. Le dialogue interdisciplinaire mis à l’épreuve : réflexions à partir d’une recherche sur les blattes urbaines, Natures Sciences Sociétés, 1997, 5, 1, 18-30, https://doi.org/10.1051/nss/19970501018.

10

Mathieu N., 2008. L’utopie féminine : faire de tous les lieux une maison, Écologie & politique, 3, 37, 93-101, www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique-sciences-cultures-societes-2008-3-page-93.htm.

11

Ibid.


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