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Nat. Sci. Soc.
Volume 27, Number 2, Avril/Juin 2019
Dossier « Le groupe des Dix, des précurseurs de l'interdisciplinarité »
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Page(s) | 243 - 261 | |
Section | Repères − Events & books | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2019027 | |
Published online | 08 August 2019 |
Ouvrages en débat
Le nouveau capitalisme agricole. De la ferme à la firme
François Purseigle, Geneviève Nguyen, Pierre Blanc (Eds)
Presses de Sciences Po, 2017, 305 p.
Le titre de l’ouvrage, coordonné par François Purseigle (sociologie, Institut national polytechnique de Toulouse [INP]), Geneviève Nguyen (sciences économiques, INP) et Pierre Blanc (géopolitique, Bordeaux Sciences Agro et Sciences Po Bordeaux), indique clairement l’ambition des textes qui le composent : il s’agit de repérer un mouvement entre deux types de structuration de l’activité agricole, l’une historique, la ferme au sens d’une structure de production familiale, et l’autre émergente en ce nouveau millénaire, la firme, où l’entrepreneur assemble du capital et du travail, pour obtenir le plus grand profit des actionnaires propriétaires et financeurs de l’activité de production. Cet ouvrage a été réalisé suite à un programme de recherche financé par l’Agence nationale de la recherche, mobilisant des chercheurs et des enseignants en sociologie, économie, géographie et sciences politiques de différents pays (France, Afrique du Sud, Argentine, Brésil et Québec).
Il découle de ces approches multiples une faculté à percevoir la réalité de ces changements de structuration du monde agricole, alors que des approches statistiques classiques nous laissent sur notre faim, compte tenu du faible effectif des firmes agricoles au regard de l’immensité de celui de l’agriculture familiale.
C’est un débat classique de la sociologie et de l’économie agricole, redevenu actuel au vu de la libéralisation et de la mondialisation des échanges qui induisent un nouvel intérêt économique pour ce secteur productif ; cet ouvrage et les travaux afférents représentent un renouvellement important du débat et on ne peut qu’espérer que des travaux ultérieurs viendront compléter cette première approche, d’une part sous un angle microéconomique, d’autre part sous l’angle de la gestion des ressources naturelles, relativement peu informée dans l’ouvrage.
Le projet des différents contributeurs qui s’appuient sur une description fine d’études de cas, différentes situations mondiales, permet ainsi au fil de la lecture de se construire une idée de la généricité de cette dynamique « de la ferme à la firme » ; il fait suite aux premiers travaux du début des années 20001, nous conviant à distinguer clairement la question de la constitution de firmes exerçant l’activité agricole de celle beaucoup plus générale de l’agrandissement des exploitations familiales en Europe, par absorption d’exploitations sans successeurs.
L’introduction et les deux premiers chapitres nous montrent la grande diversité de situations que recouvre le vocable d’agriculture de firme :
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unités de production agricole qui élargissent leur activité en prenant en main l’organisation économique de ce qui va être stratégique autour du développement d’une production et d’un produit ; il s’agit alors de construire une organisation industrielle de la production, y compris à une échelle internationale pour mieux jouer sur les complémentarités (naturelles et socioéconomiques) entre espaces de production ;
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développement d’entreprises qui réalisent la totalité des activités de production pour plusieurs agriculteurs, qui pour diverses raisons (âge et absence de perspectives de reprise de la ferme, régions agricoles en mutation, etc.) donnent leurs terres à travailler, tout en gardant le statut d’agriculteur et les subsides des politiques publiques afférents à ce statut ;
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mise en place d’activités de production agricole conduites par des firmes d’aval, privées ou coopératives, cherchant ainsi à consolider directement leur approvisionnement en cohérence avec des logiques industrielles nécessitant une maîtrise des apports ;
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acquisitions par des porteurs de capitaux extérieurs à la famille agricole de domaines qui ont pris au fil des ans une valeur patrimoniale, rendant difficile la succession en l’état ; c’est un cas de figure classique dans la viticulture de haut de gamme.
Ces situations s’appuient sur la mobilisation de capitaux extérieurs à l’activité agricole, la mise en place d’une gestion quasi industrielle de la production, une complexification des centres de décision, un développement de la main-d’œuvre salariée qui assume la quasi-totalité des tâches, avec parfois une sous-traitance du travail confiée à des sociétés spécialisées ; de plus, tous les exemples développés ici présupposent que ces processus de constitution de firmes dégagent des profits suffisants pour intéresser l’investissement de capitaux extérieurs.
La force de ces premiers chapitres s’appuyant sur des analyses menées principalement en France c’est de montrer la dynamique de ces montages capitalistiques, qui les différencient radicalement des grandes fermes familiales ayant prospéré ces dernières années, en grande culture par exemple, par concentration progressive des superficies et des moyens de production.
La reconnaissance de cette très grande diversité de formes d’émergence des firmes est une des grandes qualités de l’ensemble de l’ouvrage, et elle va être accompagnée d’une analyse de la fréquence du phénomène et de la causalité qui le sous-tend dans différents contextes mondiaux, dans les chapitres suivants, pour tenter d’en montrer le caractère générique.
Dans le chapitre 3, l’analyse réalisée en Afrique du Sud met à jour les interférences qui existent entre des structures financières nouvelles investissant dans les activités agricoles, directement ou par la prise en main de fonctions d’approvisionnement, exercées auparavant par des coopératives agricoles, et les fermes « commerciales » de grande taille, équivalent de nos fermes familiales patronales européennes ; deux mondes se côtoient, parfois se concurrencent, parfois s’hybrident sur des manières de concevoir une stratégie sectorielle ; ce chapitre ouvre sur la question plus vaste d’une évolution possible de grandes exploitations agricoles françaises en crise de succession, compte tenu de la valeur de leur patrimoine (au-delà des exemples que l’on connaît déjà en viticulture).
Le chapitre 4 sur l’agriculture de plantation en Indonésie nous permet de comprendre l’évolution et la diversité des rapports entre salariés et firmes, en complémentarité parfois de petites plantations paysannes, parfois pluriactives ; il s’agit d’une agriculture de nouvelles frontières, aspirée par l’agro-exportation d’huile de palme en rapide développement, où le facteur limitant est plus la main-d’œuvre qualifiée disponible que le foncier ; dans ce contexte, de grandes plantations détenues par des firmes agro-industrielles coexistent avec de petites plantations appartenant à d’anciens salariés, l’ensemble exploitant une main-d’œuvre saisonnière, elle beaucoup plus précaire.
Avec les chapitres 5, 6, 7 et 8 sur l’Amérique latine, on change radicalement d’échelle avec des firmes agricoles disposant de dizaines de milliers d’hectares ; deux points-clés jalonnent cette dynamique : 1) une grande flexibilité du développement territorial et une stratégie de développement international, concomitante pour certaines de ces firmes, d’une entrée en bourse ; 2) l’inclusion dans la valorisation de la firme du capital foncier, acquis à un moment, puis éventuellement rétrocédé, un peu plus tard, si des plus-values foncières sont avantageuses. On remarquera que ce gigantisme et cette ouverture à la bourse ne sont pas incompatibles avec un processus d’adaptation technico-économique qui accompagne la très grande spécialisation de la production sur ces exploitations de grande taille ; la place de la production de soja dans cette dynamique est centrale : le passage à des cultures de plantes OGM comme celle du soja simplifie beaucoup leur processus de production, associé à une plus grande maîtrise agro-industrielle de l’amont et de l’aval.
L’avant-dernier chapitre de l’ouvrage met l’accent sur les interférences entre les stratégies des États, liées aux développements des échanges mondiaux de produits agricoles, et la constitution de firmes développant des activités agricoles ; celles-ci utilisent souvent des espaces peu cultivés jusque-là pour y développer des aménagements considérables, ce qui conduit parfois à l’éviction de populations agricoles utilisant ces espaces ; avec le développement des fonds souverains, les firmes s’appuient sur des processus interétatiques mettant en relation pays importateurs de denrées (Chine et pays de la péninsule arabique, par exemple) et pays disposant de ressources naturelles (principalement Afrique et Amérique du Sud).
Le dernier chapitre de l’ouvrage, « Les exploitations agricoles françaises aux allures de firmes », a le grand mérite de tenter une mesure quantitative de l’émergence de l’agriculture de firme à l’échelle française, en surmontant les difficultés méthodologiques liées aux sources statistiques existantes ; il serait intéressant que les statisticiens des prochains recensements généraux de l’agriculture définissent de nouveaux indicateurs pour mieux cerner ces nouvelles structures (ferme des 1 000 vaches, achat de foncier par des opérateurs chinois dans le Berry, ateliers d’engraissement d’animaux intégrés par la grande distribution) dont on n’entend souvent parler que par les médias.
Quelques conclusions fortes se dégagent de l’ouvrage.
Historiquement quand on parlait d’entreprise agricole, on désignait sous ce terme des structures productives visant un revenu d’entreprise de l’activité agricole à long terme, qu’il s’agisse d’exploitations familiales de grande taille, de fermes paysannes agrandies, même si les indicateurs d’efficacité économique devaient être nuancés selon le type d’exploitation, paysanne ou patronale. L’agriculture de firme introduit une vision beaucoup plus large des activités agricoles ou non agricoles, qui composent une firme à un moment donné ; l’analyse des cas en Amérique latine est très éclairante de ce point de vue : changement de productions et changements d’activités, y compris une grande flexibilité sur le foncier exploité, conduisent à des dynamiques de cessions-acquisitions-fusions, s’adaptant constamment au contexte économique général des pays concernés ainsi qu’à la situation mondiale ; cette accélération des mutations implique la mobilisation de capitaux extérieurs pour saisir les opportunités au bon moment, et cela à un rythme plus proche de celui du commerce que du rythme habituel en agriculture.
Cette nouvelle structuration de l’agriculture en firmes, aux dimensions variables suivant les régions du monde, repose presque toujours sur une expansion des possibilités d’accès à un foncier peu coûteux, en rapport avec les profits attendus ; cela est réalisé par des voies marchandes classiques ou bien administrées par les États, avec les conséquences politiques parfois violentes que l’on a connues par le passé et que l’on connaît encore, en Amérique latine et en Afrique. Elle s’accompagne le plus souvent d’une dégradation du patrimoine naturel, liée à la monoculture où à des systèmes de culture très simplifiés, renforcée par la déforestation qui lui est souvent associée.
Quelques pistes pour l’avenir :
On aimerait disposer de plus de données, au moins sur certains cas, montrant la pertinence économique de la constitution de firmes, allant au-delà des indicateurs classiques de structure décrivant l’activité agricole, même si ces analyses économiques sont difficiles, compte tenu des réticences des acteurs concernés ; on comprend bien que les auteurs dans les procédures d’approches individuelles de telles entités n’aient pu obtenir de telles données ou ne veuillent pas exposer leurs sources.
Toutefois, des informations économiques complémentaires permettraient au lecteur d’imaginer la portée de cette transformation au-delà des caractéristiques structurelles des exemples mobilisés. On pourrait, par exemple, s’interroger sur le fait que le passage de la ferme à la firme est une transformation récompensant le caractère hautement profitable du regroupement de certaines activités, ou au contraire la sanction obligatoire et financière de la faillite d’exploitations agricoles familiales condamnées à une course à la croissance induisant un endettement insupportable.
Enfin on s’interroge sur les conséquences du choix des pays étudiés dans l’ouvrage ; au-delà de l’agriculture française, une grande place est donnée aux situations dans lesquelles la structuration foncière est issue soit de l’agriculture de colonisation (passée ou actuelle), soit de la déforestation. On aimerait à l’avenir disposer d’analyses similaires en Grande-Bretagne, en Allemagne, aux Pays-Bas, dans les pays scandinaves, voire aux États-Unis, c’est-à-dire dans des pays ne disposant ni de réserves de terres, ni d’une législation foncière ou politique de structures agricoles comme celle qui prévaut en France protégeant relativement bien jusqu’ici les fermes familiales ; cela ouvrirait le débat sur l’existence d’un continuum, ou pas, entre exploitations familiales patronales en agrandissement permanent et montée en puissance de cette agriculture de firmes ; on pourrait alors se poser des questions concernant l’avenir de la politique agricole commune dans des termes renouvelés, sachant que si l’ensemble du syndicalisme agricole français, majoritaire ou minoritaire, est opposé à cette mutation « de la ferme à la firme », comme le souligne Bertrand Hervieu en préface de l’ouvrage, il n’en est peut-être pas de même dans d’autres pays européens moins interventionnistes sur le foncier et les structures d’exploitations.
Jean Pluvinage
(Directeur de recherche honoraire, Inra, Montpellier, France)
jpluvinage@gmail.com
La fabrique sociale de l’écologisation de l’agriculture
Claire Lamine
Éditions la Discussion, 2017, 225 p.
Rédigé par Claire Lamine, sociologue à l’Inra, dans la foulée de son habilitation à diriger des recherches, cet ouvrage étudie « le processus social de transformation de l’agriculture dans le sens d’une plus grande prise en compte de l’environnement » (4e de couverture). La question de l’environnement, qui se concrétise dans les débats sur l’usage de pesticides, la qualité de l’eau… devient en effet, selon l’auteure, de plus en plus centrale dans les débats sur l’agriculture. Elle est elle-même liée aux préoccupations croissantes des individus vis-à-vis de leur alimentation ; en témoignent des « crises » comme celle de la vache folle, mais aussi de nouvelles expériences comme le développement des circuits courts. Ce processus, l’auteure l’analyse depuis de nombreuses années en multipliant les enquêtes, dans différentes régions de France, auprès d’agriculteurs qui transitent vers l’agriculture biologique ou qui sont concernés par la réduction des pesticides. C. Lamine a aussi mené des observations auprès de coopératives, d’associations de producteurs, etc., et a suivi les débats qui se tiennent dans des cénacles scientifiques et/ou politiques. Ce sont ces divers matériaux de première main, en majorité recueillis en France, que l’auteure exploite dans l’ouvrage ; elle s’appuie aussi, quoique de manière moins détaillée, sur des travaux menés par d’autres chercheurs dans d’autres contextes nationaux. L’auteure aborde ce processus de transformation à différents niveaux d’analyse, allant du plus micro au plus macro.
Les deux premiers chapitres suivent les parcours d’agriculteurs qui se convertissent à l’agriculture biologique ou à l’agriculture raisonnée. C. Lamine examine comment se transforment les conceptions du métier, du risque, ou encore le rapport à la nature et aux techniques. Les analyses sont illustrées par de multiples cas. Elle se montre particulièrement attentive à la diversité et à la complexité des trajectoires (certaines marquées par des ruptures, des situations de crise, d’autres par plus de continuité ; certaines s’opérant par tâtonnement, tandis que d’autres sont davantage préparées par des formations, des stages…) et aux différents facteurs, individuels (âge, origine agricole versus « néorural », etc.) ou caractérisant chaque exploitation (taille, type de culture : maraîchage, céréales, etc.) qui peuvent les influencer.
L’auteure poursuit, au niveau méso, par un chapitre qui porte sur les formes d’accompagnement de ces trajectoires et sur les réseaux qui se forment entre praticiens. Elle montre notamment comment, dans certaines situations, la parole des experts se combine avec les débats entre pairs, renforçant ainsi la légitimité des pratiques nouvelles : « […] une confiance dans la parole des experts qui se renforce grâce à l’écoute collective de cette parole, tout en se combinant à une confiance dans l’expérience des pairs. Appartenir à un collectif permet (aux participants) de se construire une identité et de “résister” ensemble, dans leur engagement vers des pratiques plus écologiques, dans un monde professionnel majoritairement sceptique vis-à-vis de leur démarche » (p. 99).
Enfin, C. Lamine aborde, dans les chapitres 4 et 5, le niveau macro du « système agroalimentaire ». Plus précisément, elle identifie des systèmes d’acteurs et de normes qui tantôt opèrent un « verrouillage », rendant particulièrement difficile l’évolution vers des formes de production plus écologiques, tantôt permettent certaines ouvertures dans ce sens. Ainsi, elle montre comment certaines filières traditionnelles de produits consommés frais, comme les fruits, sont commandées par les pseudo-attentes des consommateurs pour des produits calibrés et propres. Cela se répercute, en amont, chez les producteurs et les concepteurs de nouvelles variétés. Ceux-ci prennent en compte, prioritairement, des critères d’apparence, d’aptitude au transport ou encore de facilité de conservation. Seules des initiatives de circuits courts (Amap, marchés, cueillettes en vergers…) permettent alors l’écoulement de variétés locales, anciennes, moins traitées, auprès d’une clientèle moins attachée à certains critères visuels. C. Lamine, enfin, prête une attention aux débats et aux controverses qui accompagnent l’évolution vers l’écologisation de l’agriculture. Elle montre d’abord les changements de la perception qu’ont les agriculteurs conventionnels à l’égard des bios : ces derniers sont davantage respectés qu’auparavant, notamment du fait du caractère très technique de leur métier. Elle décrit ensuite quelques-unes des controverses qui ont cours à l’intérieur même du champ de l’agriculture biologique, par exemple celle qui oppose les partisans d’exploitations plus étendues, permettant d’atteindre des volumes de production plus importants et de toucher une clientèle plus nombreuse, via notamment la grande distribution, aux partisans d’une agriculture biologique qui répond à des exigences plus fortes, réservée aux petites exploitations et qui refuse des canaux de commercialisation plus traditionnels. Toujours à ce niveau macro, l’ouvrage se termine par une analyse critique des orientations qu’a prises la politique agricole française à partir des années 2012 en mettant précisément en avant le thème de l’écologisation. L’auteure pointe le risque que le terme serve avant tout à légitimer une politique auprès d’acteurs très divers, tout en affaiblissant le débat critique ; elle pointe aussi le paradoxe inhérent au fait de tenter d’insuffler, par le haut, des pratiques qui reposent essentiellement sur les initiatives d’acteurs de terrain.
En traitant successivement ces différents niveaux d’analyse, C. Lamine parvient à dresser un tableau relativement complet et ordonné d’une réalité extrêmement complexe. Dans ses analyses, elle adopte un point de vue typiquement sociologique, marqué d’abord par le souci de restituer la diversité des phénomènes observés. De ce point de vue, on regrettera que le titre de l’ouvrage, en privilégiant des termes au singulier – « la » fabrique sociale de « l’» écologisation… – ne souligne pas suffisamment cette diversité. Le point de vue est sociologique également dans la mesure où il met l’accent sur les relations, que ce soient des relations entre acteurs individuels (lorsque, par exemple, elle décrit la manière dont se combinent la parole des experts et le débat entre pairs, voir ci-dessus) ou entre acteurs collectifs (lorsqu’elle montre comment les systèmes d’action et de normes ouvrent des opportunités d’écologisation ou au contraire contribuent au verrouillage du fonctionnement conventionnel). Ici à nouveau, le terme « fabrique » inclus dans le titre n’est pas heureux : le lecteur (et plus encore le futur lecteur) a du mal à se distancier des connotations de mécanisation et de standardisation qui accompagnent l’usage le plus habituel de ce terme et qui sont aux antipodes de la complexité des jeux d’acteurs analysés dans l’ouvrage, au demeurant très riche.
Jean Nizet
(Professeur émérite, Université de Namur et Université catholique de Louvain, Belgique)
jean.nizet@fundp.ac.be
Écologie intensive. La nature, un modèle pour l’agriculture et la société
Michel Griffon
Buchet-Chastel, 2017, 247 p.
L’ouvrage de 248 pages est construit en 11 chapitres et aborde le devenir de ce que l’auteur décrit comme l’« anthropobiosphère », c’est-à-dire l’ensemble formé par la biosphère et les sociétés humaines, dont les destins sont irrémédiablement liés. À partir de différentes perspectives, Michel Griffon, dans la droite ligne de ses précédents ouvrages, analyse les défis que doit affronter cet ensemble, cette planète habitée par une population humaine qui n’a pas encore partout achevé sa transition démographique et atteindra entre 9 et 11 milliards d’êtres humains à l’horizon 2050. Ce défi lancinant des limites de la planète, de sa capacité à accueillir l’espèce très envahissante qu’est l’humain, M. Griffon propose de le relever en s’inspirant des mécanismes productifs naturels, de la diversité du vivant, en tenant compte des limites de viabilité. Cette « écologie intensive » qui exige « d’obéir à la nature tout en lui commandant2 » vise rien de moins que réconcilier nature et société, l’économie et le vivant.
L’auteur présente d’abord le « système Terre » et sa fragile pellicule du vivant, la biosphère, avec ses différents substrats (geo-, hydro- et atmosphère) et son principal moteur, le soleil et la photosynthèse. S’appuyant sur quatre disciplines – écologie fonctionnelle, chimie, génétique et thermodynamique –, il montre que cette biosphère peut être considérée comme un ensemble complexe de fonctionnalités élémentaires jouant à différentes échelles et que contrairement à son apparente stabilité, elle est en perpétuel déséquilibre, évoluant et se réinventant constamment dans un domaine de viabilité. Si elle a pu survivre à cinq effondrements du vivant sur des temps géologiques très longs, c’est grâce au code génétique des espèces, à la fois programme de travail et prodigieuse réserve de nouvelles fonctionnalités et d’innovations.
L’agronome qu’est M. Griffon montre comment l’espèce humaine, par son agriculture depuis le néolithique, a profondément façonné cette biosphère en créant des paysages agraires sur 40 % des terres exondées, puis est devenue l’acteur majeur de sa dégradation, ce que d’aucuns appellent la 6e extinction. L’agriculture a été la grande aventure humaine pour garantir l’accès aux ressources vitales ; elle a fait vivre aux sociétés humaines des phases successives d’épuisement des milieux, de migrations et d’innovations. En effet, pour concilier leurs besoins avec la capacité et la viabilité des écosystèmes, les hommes ont innové en mobilisant des processus naturels qu’ils ont pilotés et parfois hybridés avec des innovations technologiques. Cette anthropisation des milieux a culminé avec la révolution industrielle et l’urbanisation, qui ont conduit une partie de l’agriculture à une artificialisation sans précédent et une pression accrue sur tous les écosystèmes. Cette dégradation de la biosphère, accentuée par le pilotage des ressources par des marchés globalisés, atteint aujourd’hui un paroxysme : les pertes de fonctionnalités qui en ont découlé sont difficiles à mesurer mais elles sont irrémédiables.
L’auteur en vient naturellement à la question démographique et à la transition démographique qui se présentent différemment selon les continents. Les besoins nouveaux en biomasse qui ne manqueront pas d’augmenter avec la fin du pétrole accentueront encore la sollicitation de la biosphère. Butant désormais sur ses limites, la biosphère est confrontée à de nombreuses menaces : la conquête de nouveaux espaces de production par la déforestation, la dégradation des sols et les pollutions liées aux pesticides et aux gaz à effet de serre, la persistance lancinante de la grande pauvreté d’une large partie de la population agricole interdisant tout espoir d’investir pour préserver… tout cela conduit à reposer la question : à quel prix la biosphère peut-elle nourrir un monde composé de 11 milliards d’êtres humains ?
M. Griffon résume la problématique de la biosphère sous la forme d’une équation globale « suprême » à résoudre, en priorisant les objectifs (par exemple, l’alimentation de tous), identifiant les nombreux paramètres (notamment la part carnée des régimes alimentaires) et les contraintes à prendre en compte dans cette équation (préserver, voire enrichir les fonctionnalités des écosystèmes). Cette équation lie les destins des sociétés humaines et des écosystèmes et fait de l’aventure humaine une aventure anthropobiosphérique dont la viabilité écologique, économique et sociale est en jeu.
Les deux chapitres suivants (6 et 7) forment à mon sens le cœur de l’ouvrage : l’auteur y décrit de façon concrète comment résoudre cette équation. Il s’agit d’abord de s’accorder sur le diagnostic et la science y jouera un rôle essentiel si elle parvient à sortir des silos disciplinaires et sectoriels étroits, à intégrer et à orchestrer des perspectives diverses pour générer une vision d’ensemble, seule capable d’établir des priorités. Ensuite, il faut agir pour arrêter la dégradation des écosystèmes et chaque fois que cela est possible, améliorer leurs capacités, les « agrader » (néologisme fondamental de M. Griffon qui consiste, à l’opposé de la dégradation, à enrichir le capital écosystémique). Pour ce faire, l’auteur suggère de se fonder sur les trajectoires incontestables de dégradation – déforestation, uniformisation, artificialisation – pour agir en sens inverse et renforcer la résilience. Sans attendre de comprendre tous les mécanismes complexes en jeu, il faut s’inspirer de façon intégrée des lois naturelles de la viabilité : par exemple, généraliser les « stocks systémiques » pour éviter l’arrêt de fonctionnalités en cas de pénurie d’eau ou d’ions, imaginer des fonctionnalités de remplacement, préserver la mémoire des « plans de reconstruction » des écosystèmes pour reconstituer les chaînes trophiques après une crise, reconstituer la complexité dans les agroécosystèmes, en particulier ceux qui ont été outrageusement simplifiés, favoriser les redondances de fonctionnalité, etc.
M. Griffon détaille ensuite comment passer à une véritable intensification écologique, c’est-à-dire un pilotage et une amplification des mécanismes et des flux naturels présents dans la nature, dans un souci de production durable. Pour cela, il suggère d’inventorier les fonctionnalités à l’œuvre dans les écosystèmes, définies comme les entités qui y sont présentes et les relations qui les relient à plusieurs échelles. Cet inventaire détaillerait leur échafaudage complexe, la capacité que nous avons de les mobiliser pour produire et « agrader ». Au-delà des contresens entourant le terme d’intensification, l’auteur démontre la fécondité de l’oxymore « intensification écologique » qui n’exclut pas l’usage d’intrants à titre subsidiaire, ou de fonctionnalités artificielles ou « hybrides », comme des interventions humaines et cite divers exemples de bio-inspiration : recyclage et bouclage de cycles, allélopathie, élicitation des défenses naturelles des plantes devant des agressions.
Le montage d’une matrice reliant les différentes fonctionnalités peut permettre une compréhension dynamique de celles qui peuvent être mobilisées et amplifiées pour la gestion durable des agroécosystèmes. Comme leur nombre peut vite rendre l’exercice complexe, l’auteur recommande de travailler sur quelques mécanismes de base, incontestables quant à leurs effets agradants : augmentation de la production primaire de biomasse, recouplage de l’élevage et des cultures, associations végétales, prédations/parasitisme et organismes utiles et auxiliaires.
La démarche de l’intensification écologique et le souci de viabilité exigent que la notion de performance soit revue : il n’est plus possible de la juger à l’aune exclusive du rendement ou de critères économiques. La performance optimum devra intégrer les risques, les dépendances et l’agradation du capital écosystémique et on aura intérêt à rester loin des frontières de la viabilité, d’autant que la dégradation est facile, alors que l’agradation est difficile car elle exige des investissements, des compétences, dans une perspective temporelle longue.
L’auteur tente enfin un parallèle entre le fonctionnement de l’économie et celui de l’écologie. En appliquant la notion de fonctionnalité aux relations économiques et sociales et en en faisant un premier inventaire, il constate que, comme une biosphère jamais en équilibre du fait de l’évolution permanente de la vie, les marchés peuvent être vus comme en perpétuelle évolution et adaptation plutôt qu’en équilibre. Les diverses régulations sont de fait absolument nécessaires à différentes échelles pour permettre cet ajustement constant. Comme un agroécosystème, les marchés sont pleins d’imperfections et il peut être utile d’intensifier diverses fonctionnalités qui sont à l’œuvre au-delà du strict échange marchand pour renforcer leur durabilité. S’inspirer du fonctionnement de la nature pour renforcer la résilience et la durabilité des économies rejoint naturellement la notion d’anthropobiosphère qui peut alors être comprise comme un ensemble complexe de fonctionnalités écologiques, technologiques, économiques, sociales qu’il convient de mieux piloter.
L’écologie intensive suppose de changer radicalement de mode de pensée, de revenir aux objectifs essentiels de viabilité vis-à-vis du changement climatique, de la dégradation des écosystèmes et de leur biodiversité, et d’anticiper sur des stratégies de long terme. L’agriculture, comme interface première entre l’homme et la nature, est évidemment le premier domaine où il faut agir car elle est au cœur des enjeux.
M. Griffon argumente clairement sur la complexité et la fragilité de la biosphère, de même que sur sa cohérence fondamentale et sa capacité de constamment évoluer ; il capte l’urgence du défi de sa dégradation et formule une proposition et une direction claires : s’inspirer de la vie, y puiser de nouvelles innovations et technologies pour surmonter la dégradation mortifère de la planète et renforcer sa viabilité.
La principale vertu de cet ouvrage est la vision intégratrice qu’il propose de la biosphère et de la complexité des fonctionnalités à l’œuvre dans les écosystèmes. Même si l’analyse est centrée sur la discipline écologique, la thermodynamique, la chimie et la génétique sont aussi mobilisées. L’oxymore d’intensification écologique, que l’auteur a contribué à construire, s’avère fécond : en explorant de façon approfondie ce concept, il formule des propositions très opérationnelles pour renforcer le capital écosystémique et « agrader » la biosphère.
Le parallèle avec les fonctionnalités à l’œuvre dans les sociétés humaines m’a semblé moins abouti, moins convaincant, même si l’ouverture semble prometteuse et sans doute M. Griffon continuera-t-il à creuser dans cette direction. Cela permettra peut-être d’éclairer un large pan de la problématique qui n’est pas abordé dans cet ouvrage : la réflexion sur les grandes équations de la production est très globale et elle évacue les questions de rapports de force entre acteurs, entre décideurs, les règles asymétriques du marché, les intérêts contrariés. L’évidente opposition entre un intérêt général planétaire et la viabilité des transformations de pratiques individuelles pose des questions d’équité et d’injustices structurelles.
L’ouvrage, largement transdisciplinaire, intéressera les généralistes comme les spécialistes à la recherche d’un regard intégrateur sur le rôle des hommes dans la préservation et la viabilité de la biosphère.
Étienne Hainzelin
(Cirad, présidence, Montpellier, France)
etienne.hainzelin@cirad.fr
La justice climatique mondiale
Olivier Godard
La Découverte, 2015, 125 p.
Qu’est-ce que la justice climatique ? Olivier Godard, économiste du Cired s’intéressant au climat depuis une trentaine d’années, livre ici une réflexion qui s’est structurée sur deux décennies. Le livre est touffu et difficile à résumer tant il mène à de très nombreuses discussions que nous ne pouvons résumer ; cependant le fil conducteur nous paraît être la critique de la responsabilité historique et du cosmopolitisme au profit du « grandfathering » (droits acquis par l’usage) que l’auteur défend depuis longtemps. C’est donc moins un « repère » (le livre est publié dans la collection Repères des éditions La Découverte) qu’un texte défendant une position identifiable dans le débat.
L’auteur rappelle d’abord quelques données du problème. Les gaz à effet de serre (GES) issus de l’activité humaine s’accumulent dans l’atmosphère car ils sont émis en quantités supérieures à ce que la biosphère peut éliminer. Les concentrations sont aujourd’hui à leur plus haut niveau historique (plus de 0,4 %, contre 0,28 % en 1850) et l’objectif de rester sous les deux degrés, annoncé au sommet de Paris en 2015, est devenu difficile à tenir. Au-delà de 4 °C (soit des concentrations de 0,5 à 1 %, compte tenu des incertitudes sur la sensibilité du climat), de nombreux experts issus de diverses spécialités (océanographie, climatologie, etc.) estiment que le climat ne sera plus sous contrôle. Tout le monde devrait s’accorder sur un refus du scénario catastrophe : c’est le point de départ de O. Godard. Mais réussir à l’éviter nécessite une réponse collective en matière de réduction des GES, ce qui pose une question de justice, dont les principaux paramètres sont la répartition des efforts et des coûts, l’adaptation, l’insertion du climat dans les politiques de développement et les transferts financiers et technologiques. La discussion se structure dans deux arènes : d’une part, celle des négociations, où les porteurs du thème de la justice climatique soutiennent l’idée d’une dette climatique et d’une responsabilité historique des pays industrialisés, dans une approche « dénonciatrice et accusatoire » (p. 3), et réclament de nouveaux droits ; d’autre part, celle de la discussion académique, ancrée le plus souvent en philosophie morale et politique, qui voit s’opposer entre eux ceux qui soutiennent peu ou prou les activistes et ceux qui les critiquent. Le débat porte fondamentalement sur deux grands thèmes, suivant l’auteur : les droits des pays du Nord (le thème de la « responsabilité historique ») et la répartition de droits pour la population future. Un accord est-il possible ? Les partisans de la première approche ont marqué des points avec la Convention-cadre (1992) et le protocole de Kyoto (1997) par lequel les pays industrialisés s’engageaient à montrer l’exemple, mais depuis la situation a bien changé, notamment parce que les pays émergents sont devenus les principaux émetteurs à l’échelle mondiale.
Le premier chapitre s’intéresse à la question de la justice planétaire, en général, sans se concentrer sur le climat. Il mobilise des auteurs tels que John Rawls (droit des gens), Charles Beitz (redistribution globale), Joan Martínez Alier (inégalités Nord-Sud), Alexandre Kiss (approches juridiques) ou encore Stéphane Chauvier (libre consentement des États). Les trois chapitres suivants en viennent à la question climatique, balisant d’abord le débat avant d’aborder le « budget carbone » et la responsabilité historique. L’auteur commence par rappeler les principales positions des États : la demande d’indemnisation de la part de pays victimes et peu émetteurs tels que la Bolivie ; la proposition brésilienne de 1997 d’indexer la responsabilité sur la contribution historique et la revendication d’égalité devant le développement ; le refus de tout processus contraignant de la part des États-Unis, qui proposent que chacun fixe sa cible « en tenant compte des autres » ; la convergence à long terme des droits d’émissions par habitant, soutenue par la France ; la proposition émanant de l’Inde que la répartition des droits d’émission soit proportionnelle à la population de chaque pays (p. 37-38). Les pays émergents s’inscrivent plutôt dans la logique « contraction et convergence » qui théorise des émissions par habitant plutôt que par pays. O. Godard énumère également les revendications des ONG telles qu’énoncées dans un sommet fondateur à Bali en 2002 (auquel l’auteur de ces lignes a participé) : le droit d’une population à ne pas être affectée par les actes des autres ; la représentation des peuples autochtones, même s’ils ne sont pas des États souverains ; la nécessité de faire évoluer les modes de production et de consommation non durables ; la reconnaissance d’une dette écologique des pays les plus consommateurs envers les pays exportateurs ; le droit aux énergies renouvelables permettant l’accès aux technologies contre la logique de fermeture des brevets ; un moratoire sur les énergies fossiles et nucléaires (ne pas remplacer un problème par un autre) ; et enfin l’opposition à la marchandisation de la nature (p. 41). À ces acteurs s’ajoutent ceux que l’auteur appelle « les experts », catégorie accueillant les travaux académiques ou issus de think tanks, qui complexifient encore le débat. O. Godard cite l’article de Chukwumerije Okereke (2010) qui liste ces principes d’équité3.
Les débats sont nombreux mais cinq variables jouent un rôle majeur, suivant l’auteur, dans l’attribution des responsabilités : la population, le PIB, les émissions passées, la superficie du territoire (la souveraineté sur la colonne d’air et l’idée qu’un petit pays densément peuplé aura moins d’émissions de GES par habitant, en raison de moindres déplacements) et la dépendance aux fossiles (p. 42-45).
Il convient également de distinguer deux problèmes : d’un côté les droits d’émission, de l’autre la question des dommages et des réparations (p. 54). Tous deux posent cependant un même problème : l’appropriation de l’atmosphère, comprise comme une sorte de « bouteille » qui se remplirait peu à peu de GES, avant de « déborder ». C’est sur cette question que la discussion se concentre. La métaphore de la bouteille doit être comprise comme renvoyant à ce « budget carbone » dont l’humanité peut disposer à sa guise sans changer le climat, et qui se trouve limité par la capacité d’absorption planétaire. Elle joue un rôle important dans l’argumentation. En effet, qui a le droit de s’approprier l’espace contenu dans la bouteille pour y déposer ses émissions ? O. Godard multiplie les investigations dans différents domaines pour tenter de répondre à la question. Sur le plan juridique, le statut de l’air est incertain : ce n’est pas une res communis (que chacun pourrait s’approprier), ni un patrimoine de l’humanité, ni une ressource naturelle partagée. Un élément vient de l’Organe de règlement des différends (ORD) de l’OMC, qui a reconnu l’air comme une ressource naturelle épuisable : c’est donc un possible sujet pour des politiques conservationnistes (p. 50). Le traité sur l’espace reconnaît par ailleurs une souveraineté des États sur les 100 km se situant au-dessus de leur territoire (p. 50). Mais ces textes ne répondent que partiellement à la question dans la mesure où ils sont plus tardifs que les premières émissions de GES ; usuellement le droit n’est pas rétroactif. L’auteur considère que cette appropriation passée par les pays industrialisés est légitime car ils ont utilisé l’atmosphère pendant des décennies sans que personne ne se sente lésé. C’est un droit acquis ou coutumier (grandfathering) classique, issu de l’usage long et non conflictuel d’une ressource (p. 64). La clause de Locke : « Nul ne [peut] s’estimer lésé de voir une autre personne boire, même à pleine rasade, s’il lui [laisse] toute rivière de la même eau pour étancher sa soif4 » ne peut jouer avant 1990, date de la reconnaissance officielle du problème par le GIEC (p. 80) ; avant cette année-là, nul n’a protesté contre les émissions de GES, ni donc contre le « remplissage » de la « bouteille », pour filer la métaphore proposée. Pour illustrer la thèse de O. Godard, c’est un peu comme si une terre sans maître était petit à petit appropriée jusqu’à rencontrer un propriétaire : ce dernier ne pourrait pas revendiquer de droits sur la partie du territoire qu’il n’utilisait pas jusque-là.
La thèse si souvent invoquée d’une responsabilité historique des pays industrialisés paraît donc être une idée « sans nécessité intellectuelle » (p. 83). Les raisons ne manquent pas, suivant l’auteur. D’abord, la part historique ne représentera bientôt plus que le tiers des émissions présentes dans l’atmosphère : l’argument tend donc plutôt à justifier l’inaction des émergents, responsables des deux tiers restants (p. 46). Ensuite, l’auteur estime que l’idée de « responsabilité » n’a pas de fondements dans la mesure où ce concept implique quatre critères essentiels qui ne sont pas réunis : un dommage, un lien de causalité, un acte volontaire et la connaissance du caractère vraisemblable des dommages (p. 83). Les dommages ne surviennent que quand la bouteille déborde, c’est-à-dire quand apparaît un propriétaire, pas avant, soit à partir de 1990 environ ; le lien de causalité n’est pas établi avant cette date ; l’acte n’est pas volontaire puisque nul ne pouvait savoir que l’atmosphère était dotée d’une capacité de charge limitée en GES (c’est-à-dire que la bouteille est limitée) ; et enfin nul ne pouvait anticiper les conséquences des émissions, provoquées par le « débordement » de la bouteille. Peut-il toutefois y avoir responsabilité sans faute ? L’examen du système juridique étasunien par l’auteur montre que non, cette provision légale ne peut jouer que si la dangerosité d’une action est connue. Face à cette impasse, plusieurs auteurs ont mis en avant le principe du bénéficiaire-payeur, avec l’idée que les pays industrialisés ont bénéficié d’actes répréhensibles (p. 95). Mais pour l’auteur la richesse collective du Nord ne vient pas que du pétrole, elle tient également aux institutions et à la stabilité politique ; de plus, il reste peu de chose de l’héritage d’avant 1945 ; enfin, les pays industrialisés apportent au monde des technologies que les autres pays n’ont pas à inventer : n’est-ce pas une compensation ? (p. 96). Il reste également à savoir à qui imputer la responsabilité. O. Godard écarte celle des individus qui ne lui paraît s’appliquer que quand les individus coexistent effectivement (p. 104). L’imputer aux États n’est guère aisé dans la mesure où d’autres acteurs tels que les entreprises sont aussi susceptibles d’être mis en cause ; de plus, établir ce que représentent les gouvernements est difficile : s’agit-il des aspirations de leur peuple ou seulement des dirigeants eux-mêmes (dictatures et pays colonisés) ? Enfin l’auteur estime que la thèse d’un droit à un environnement local inchangé ne tient pas, c’est une « monstruosité conceptuelle et scientifique » (p. 72) car l’environnement change toujours. Il conclut sur la légitimité du grandfathering, la nécessité de borner la discussion sur les droits à venir, ce qui passe notamment par une amélioration de la justice procédurale dans les négociations, et reconnaît un devoir d’assistance envers les victimes climatiques, notamment de la part des acteurs qui ont le plus de moyens.
Le livre est bien documenté, mais parfois difficile à suivre tant les discussions sont nombreuses, et le fil conducteur n’est pas toujours évident à repérer. Certains éléments nous semblent toutefois trop peu présents et c’est pour cette raison que le livre nous paraît défendre une thèse (celle du grandfathering) plus que présenter un débat de manière équilibrée – bien que défendre une thèse soit également une manière d’introduire à un débat. Le premier élément est la responsabilité sans faute, c’est-à-dire par ignorance (absence de conscience de ce que les émissions ont lieu dans une « bouteille »). Est-ce vraiment le cas ? Les concentrations augmentent vers 1900, or Svante Arrhenius avait publié dès 1896 un article scientifique documentant les conséquences possibles : une élévation de température de l’ordre de 3 à 5 °C, ce qui est bien l’ordre de grandeur encore mis en avant aujourd’hui par le GIEC5. Le savant suédois n’avait certes pas détaillé les conséquences concrètes, qui restent d’ailleurs encore difficiles à imaginer aujourd’hui, mais l’article témoigne d’un savoir existant dès cette époque et il fait état de transformations majeures qui pouvaient déjà être associées à l’évolution anthropique du climat. La thèse de l’ignorance peut donc être contestée. Une histoire plus documentée resterait à faire mais l’inquiétude est un fait public avéré dès les années 1950, comme en témoigne un article paru dans Science & Vie6. La thèse du droit coutumier valant jusqu’en 1990 peut donc être contestée. Dans un échange privé avec l’auteur de ces lignes, O. Godard soutient que l’avis d’un savant isolé n’a pas la même valeur que celui d’un organisme diplomatique comme le GIEC, initié par les États. Mais si l’on admet que la recommandation récente du Comité d’éthique du CNRS (Comets)7 traduit un devoir d’alerte universel et intemporel de la part de ceux qui sont porteurs d’un savoir crucial pour la décision publique et l’exercice des responsabilités, alors l’idée nous semble se défendre. Qu’il n’y ait pas eu alerte reprise au niveau politique peut également être jugé cohérent avec la domination d’élites totalement vouées à faire triompher un capitalisme industriel en plein essor dans la plupart des pays occidentaux (Allemagne, France, États-Unis et Angleterre). Il n’en reste pas moins que la responsabilité peut s’exercer de manière rétrospective, comme en témoignent les excuses de Jacques Chirac pour des actes commis par la France de Vichy. Alors que le régime du maréchal Pétain était jusque-là considéré comme ne représentant pas le territoire occupé, Jacques Chirac a soutenu le contraire, et reconnu que la France, en tant que personne morale, portait sa part de responsabilité, d’où des excuses et des réparations. Les pays en développement ne demandent rien de plus. D’autres arguments peuvent être avancés. Si l’on estime également que le principe formellement défendu par le traité sur l’espace est moralement universel, par exemple, alors les pays industrialisés auraient au moins dû limiter leurs émissions à ce que leur propre territoire pouvait recycler ; c’est d’ailleurs l’esprit de la convention de Bâle sur l’exportation des déchets adoptée dans les années 1980. Affirmer que les riches n’ont pas réellement bénéficié des émissions de GES est également contestable dans la mesure où l’accumulation capitalistique a partout été liée à l’usage des énergies fossiles, charbon puis pétrole, au point que certains spécialistes tels Jean-Marc Jancovici estiment que rien ne remplacera ces énergies, en termes technologiques ou économiques8. Ces énergies sont également les moins chères, ce qui rejoint le thème des « low hanging fruits » mis en avant par des auteurs du Sud tels qu’Anil Agarwal9 : les ressources les plus faciles d’accès ont été consommées, ce qui affecte irrémédiablement les chances des plus pauvres de s’en sortir. Pour reprendre une métaphore souvent entendue : les riches se sont servis d’une échelle pour escalader le mur et ils l’ont ensuite détruite. O. Godard n’évoque pas ces arguments qui sont pourtant cruciaux dans le débat puisqu’ils conditionnent la simple faisabilité de la promesse occidentale d’un développement pour tous (droit au développement consacré en 1984 à l’Onu). On peut également ajouter que les technologies supposément mises à disposition par les pays riches sont protégées par des brevets et autres protections juridiques, voire militaires. Enfin, certains auteurs tels Alf Hornborg montrent que l’échange écologiquement inégal a déjà plusieurs siècles d’existence10, tout en étant largement nié par les États qui en bénéficient. Ces remarques ne font pas le tour de la question mais elles contribuent à compléter le panorama dressé par O. Godard et à en souligner le caractère partial.
La question de la justice climatique paraît donc particulièrement complexe. L’auteur souligne à juste titre l’écart qui peut exister entre l’approche des moralistes, qui argumentent sur la base de raisons étayées sur le sens moral (nos « convictions bien pesées », suivant le mot de Rawls), de celle des tenants de la justice politique, qui implique des positions et des idéologies collectives, dotées d’une certaine cohérence logique, débouchant sur les grandes idées politiques : les « libertariens de gauche » soutiendront une version très ferme de l’inappropriabilité de la nature ; l’écosocialisme insistera sur la nécessité d’un métabolisme équilibré et d’une participation de tous aux fruits de la production11, etc. Le livre n’examine pas le problème sous cet angle qui éclaire pourtant le grandfathering de manière instructive, en le révélant parent du conservatisme, courant qui évite classiquement la remise en cause de l’ordre acquis par les pouvoirs établis. Cette position s’inscrit dans une tradition bien connue des théoriciens postcoloniaux qui n’ont cessé de dénoncer la propension des Européens à s’approprier les ressources dès lors qu’ils considéraient qu’elles n’étaient pas « utilisées », quand bien même des droits d’usage existaient12. On peut à l’inverse considérer que les peuples du monde entier, parce qu’ils émettaient des émissions de GES non fossiles, jouissaient avant l’industrialisation d’une ressource commune abondante et respectée, état qui a pris fin vers 1900 quand les concentrations de GES ont commencé à augmenter, indiquant que la « bouteille » commençait à déborder. Ces dimensions proprement politiques13 de la justice manquent dans l’analyse14. Elles conduiront les partisans des approches libertaires ou (éco)socialistes à s’opposer fermement et de manière irréconciliable aux conclusions de O. Godard. Les libéraux eux-mêmes pourront s’y opposer en cherchant, à la suite de Rawls, à réduire les inconvénients et les contingences sociales (qui intègrent désormais le climat, maintenant d’origine humaine) afin que chacun « puisse vivre selon la conception du bien qu’il chérit15 ». Qu’il s’agisse de Rawls ou de Dworkin, on retrouve l’idée d’égalité des ressources et des libertés de base dont le climat fait partie. Le livre n’examine pas non plus le rôle fonctionnel de la justice, en particulier l’acte performatif de désigner des responsables, en tant que facteur essentiel de changement social (« name and shame », licenciement d’un patron ou démission d’un ministre, quand bien même la faute serait diffuse, en termes d’origine des actes).
Fabrice Flipo
(Institut Mines-Télécom BS, Laboratoire LCSP, Évry, France)
fabrice.flipo@imt-bs.eu
Technicité versus scientificité. Tensions et équivoques
Guilia Anichini, Flavia Carraro, Philippe Geslin, Georges Guille-Escuret
ISTE editions, 2017, 205 p.
Technicité versus scientificité. Tensions et équivoques rédigé par Guilia Anichini, Flavia Carraro, Philippe Geslin et Georges Guille-Escuret est composé d’une introduction, de quatre chapitres et d’une conclusion. Cet ouvrage collectif interroge les liens entre les différentes formes de savoirs et plus spécifiquement ceux qui unissent ou désunissent savoirs scientifiques et savoirs techniques. Nos sociétés contemporaines sont aujourd’hui au cœur de problématiques sociotechniques primordiales (pénurie des ressources, réchauffement de la planète, perte de la biodiversité, vieillissement de la population, artificialisation du monde, etc.) qui nous imposent de nous interroger sur nos productions techniques. Pourtant, comme le soulignent les auteurs, la technique reste le parent pauvre de la réflexion en sciences humaines et sociales. Pour pallier ce manque, le livre nous invite à nous questionner sur les liens qui unissent les savoirs scientifiques et les savoirs techniques. Les quatre chapitres partent chacun d’exemples concrets et développent des points de vue différents et complémentaires. Ce choix éditorial rend le traitement de la question des liens entre savoirs scientifiques et savoirs techniques très imagé et palpable. C’est là l’un des principaux intérêts de cet ouvrage.
Le chapitre 1, « L’artisan, le sage et l’ironique : ébauche d’une sociogénèse des savoirs », de G. Guille-Escuret (CNRS, Centre Norbert Elias, Marseille), est le plus généraliste et le plus conceptuel de l’ouvrage. L’auteur y dessine les contours de ce qu’il a nommé « une socio-génèse » des savoirs. Il explique l’intérêt de « distinguer les savoirs scientifiques, techniques et autres » tout en s’interrogeant « sur les époques et contextes qui les ont conduits à se dissocier » (p. 23). Ce premier chapitre très complet et très intéressant est aussi assez complexe car plus conceptuel. Pour le lecteur profane, il faut parfois s’accrocher à une lecture minutieuse. Mais si ce dernier s’en donne la peine, il saura y trouver un contenu riche.
Les trois autres chapitres sont quant à eux organisés différemment. Partant d’exemples concrets, ils démontrent que traiter des liens entre les savoirs scientifiques et les savoirs techniques est complexe tout autant que primordial.
Le chapitre 2, « La technicisation des neurosciences : les usages des logiciels de traitement d’images dans l’étude du cerveau » (Giulia Anichini, Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie [CIRST] de Montréal), le chapitre 3, « La cryptologie, science humaine ? Modèles, matrices, outils et cadre de référence » (Flavia Carrero, Research Institute for the History of Technology and Science, Deutsches Museum, Munich), et le chapitre 4, « La beauté de l’équation. L’anthropologue et l’ingénieur dans le processus de conception » (Philippe Geslin, University of Applied Sciences, Neuchâtel), nous offrent donc trois entrées possibles sur cette question.
Le monde dans lequel nous vivons est de plus en plus artificialisé et cela nous invite plus que jamais à poser la question de la technicité et de son lien aux autres types de savoirs. Par exemple, dans le chapitre 2, G. Anichini propose au lecteur de s’interroger sur le rôle de l’informatique dans les neurosciences. Elle appuie son analyse sur une enquête ethnographique menée auprès de chercheurs et de techniciens en neurosciences. Elle précise que si les années 1970 ont introduit avec Gilbert Hottois la notion de « technoscience » pour caractériser les relations potentielles entre les sciences et les techniques, la question de ces relations est plus que jamais aujourd’hui à poser. La sociologie des sciences a fourni des outils pour y répondre et impose « un déplacement de l’attention vers le contexte technique » pour opérer un nécessaire « dépassement progressif des positions “technophobes” ». À ce titre, l’auteure cite Bruno Latour qui évoque « l’hybridité constitutive de la science où objets et humains, nature et société se coconstruisent et où les frontières sont brouillées et confondues » (p. 74).
Pour étayer son propos, G. Anichini explore le cas du Human Brain Project, projet issu de la volonté, dans les années 1990, du National Institute of Mental Health de mettre sur pied un important programme scientifique pour développer les sciences de l’information au cœur des neurosciences. Aussi ce projet avait-il pour objectif de récupérer les données issues des sciences expérimentales et de les mettre à disposition à travers des bases de données diverses pour l’étude des pathologies neurologiques. À travers cette contribution, nous suivons pas à pas les expérimentations de Jérôme, ingénieur informaticien au cœur du projet, la façon dont il produit, récolte et analyse les données ainsi que les liens qui peuvent se tisser entre lui – du côté de la technique – et les chercheurs impliqués. G. Anichini explique comment l’expertise scientifique des chercheurs permet de créer des savoirs scientifiques neurologiques à partir des données recueillies par Jérôme et montre que la technique n’est pas neutre dans la « production de connaissances sur le phénomène naturel » (p. 107) qu’est le cerveau.
Le chapitre suivant, « La cryptologie, science humaine ? Modèles, matrices, outils et cadre de référence », rédigé par F. Carraro, aborde les liens entre technicité et scientificité à travers une analyse fine de l’art de décrypter les énigmes. Elle se demande si la cryptologie qui s’intéresse aux langues anciennes est une science humaine ou une science technique, voire une science humaine et technique – jonction entre la « mètis et technè » (p. 115). Cette contribution, bien écrite, nous entraîne dans l’histoire d’un cas exemplaire, celui du déchiffrement du linéaire B. À travers cette analyse, l’auteure nous démontre comment l’expertise engagée des acteurs, mêlée à la technicité des outils, a pu créer des savoirs et des connaissances en linguistique, en histoire, en archéologie, etc. L’auteure explique avec précision l’importance des savoirs et des expertises engagées et s’attache également à mettre en évidence comment la Grid (tableau de 15 lignes et 5 colonnes), conçue comme dispositif technique, est la clé de voûte du déchiffrement du linéaire B. Cette dernière permet en effet une médiation entre les différents savoirs engagés. À travers ce texte, l’auteure parvient à démontrer que « les objets impliqués dans le déchiffrement – l’écriture et la langue – […] sont affiliés l’un à la technique (en tant qu’objet) et l’autre à la connaissance scientifique (en tant que but) » (p. 131). L’article définit avec précision ce qu’est le déchiffrement en archéologie. Elle décrit ensuite les différentes étapes qui ont conduit à celui du linéaire B. Elle dresse le portrait de Bennett, Kober et Ventris, décrits comme les experts du linéaire B, et la façon dont ces derniers ont mobilisé des savoirs scientifiques et des outils techniques. Elle met ainsi en évidence l’imbrication de la technique dans la production de savoirs scientifiques dans les domaines des sciences humaines et sociales (SHS).
Le dernier chapitre, « La beauté de l’équation. L’anthropologue et l’ingénieur dans le processus de conception », de P. Geslin part du principe que « le fait technique » est un « fait social » (p. 161) et que par conséquent, au cœur du processus de conception technique, l’ingénieur y tient un « rôle social ». L’auteur s’est immergé « auprès des ingénieurs dans le processus de conception » afin de présenter une série « d’esquisses et de réflexions sur des thèmes qui émergent souvent des débats […] dans le cadre de nos mandats communs avec les ingénieurs » (p. 162). Aussi dresse-t-il ce qu’il appelle onze esquisses ou exemples où l’anthropologue et l’ingénieur mènent des réflexions communes et opérationnelles dans le processus de conception. Ces onze exemples – qui vont de la saliculture solaire en Guinée en passant par la gestion de la ressource en eau en Tanzanie ou encore la réorientation d’une entreprise horlogère – permettent à l’auteur de rédiger une espèce de plaidoyer pour l’intégration des sciences sociales dans les sciences de l’ingénierie. Ce chapitre, très agréable à lire car très imagé, sera fort utile pour les élèves ingénieurs. Il permettra de leur montrer à force d’exemples qu’en aucun cas la technique ne peut être séparée du social ou de l’humain.
Si la lecture de cet ouvrage demeure dans son intégralité passionnante, il n’en reste pas moins que le traitement des sujets très disparates nécessite une forte attention. Il est en effet nécessaire de s’imprégner de codes, de références, d’auteurs, de cadres conceptuels, d’un vocabulaire différents à chaque nouveau chapitre. Cette organisation peut décourager les plus profanes. A contrario, les experts de l’un ou l’autre domaine risquent d’être un peu frustrés par la longueur des chapitres qui ne peuvent évidemment pas embrasser une thématique dans son intégralité.
Toutefois, l’intérêt de cet ouvrage est de mettre en lumière le fait que la question de la technique n’est pas hors-sol mais qu’elle se matérialise dans nos actes quotidiens et que nous sommes face aujourd’hui à la nécessité de nous en préoccuper au regard des enjeux auxquels sont confrontées nos sociétés contemporaines. Ces contributions prouvent à quel point le débat entre savoirs scientifiques et savoirs techniques est encore d’actualité et vif.
Marianne Chouteau
(Université de Lyon, EA4148 S2HEP, Lyon, France)
marianne.chouteau@insa-lyon.fr
Écologie politique de l’eau. Rationalités, usages et imaginaires
Jean-Philippe Pierron, Claire Harpet (Eds)
Hermann, 2017, 587 p.
Ce livre regroupe et enrichit les communications du colloque de Cerisy qui s’est tenu du 20 au 27 juin 2015 sur le thème « rationalités, usages et imaginaires de l’eau » porté par la chaire industrielle de l’Université Lyon 3 et coordonné par des philosophes. Le titre Écologie politique de l’eau doit donc se comprendre dans son acception large de place faite à l’eau dans nos conceptions souvent inconscientes du monde et dans nos pratiques. L’ouvrage aurait pu s’intituler L’eau et les rêves au vingt et unième siècle tant la référence à l’essai16 de Gaston Bachelard sur « l’imagination de la matière » est prégnante dans ces recherches qui explorent, à travers le cas de l’eau, le potentiel de transformation des relations homme-nature via le changement des imaginaires liés à l’eau, ce que Gaston Pineau appelle les « eaux écoformatrices ». La cohérence générale autour des imaginaires de l’eau est plus forte que celle des six parties qui comportent chacune des contributions qui auraient pu figurer dans d’autres parties. Le lecteur aurait ainsi tort de laisser de côté un chapitre au vu de son seul titre.
La première partie, « Eau, écologie, écoumène », introduit la posture épistémologique de l’ensemble : restituer la dynamique des imbrications entre nature et culture de l’eau en montrant comment la coévolution des sociétés et de leurs milieux se joue dans la langue et dans les corps sous l’effet de la science, de la poésie et de la technique. Jean-Jacques Wunenburger questionne ainsi une histoire qui voudrait que le rapport à l’eau n’ait d’abord été que mythologique, puis technique et enfin écologique pour affirmer qu’à tous les âges les mythes ont coexisté avec l’objectivation. Cette référence aux mythes plutôt qu’aux représentations sociales place l’analyse à un niveau plus anthropologique que ne le fait, par exemple, la sociologie des sciences et des techniques. L’auteur n’explique pas les controverses par des conflits d’intérêts et de valeur, mais par des tensions intrinsèques à une société tiraillée entre ses références mythologiques à l’abondance de l’eau et l’injonction rationaliste à l’usage économe, entre le désir de certitudes et celui d’inventer le futur, entre le pouvoir qu’elle confie aux experts de l’abstraction et les possibilités d’agir en lien avec le milieu, les « éco-transformations » (p. 40), qui résident dans les pratiques concrètes. Augustin Berque étudie ces éco-transformations à partir des traces qu’elles laissent dans la langue et la littérature en prenant comme exemple l’évolution des relations des hommes à l’eau dans la philosophie chinoise. Il détaille le moment où les deux mots désignant « les eaux » et « les montagnes » cessent de faire référence à des génies dotés de personnalités singulières pour devenir grâce à la poésie un nouveau mot « eaux-montagnes » qui signifie paysage. Ce terme est porteur d’une nouvelle relation esthétique au milieu et induit des pratiques qui à leur tour le modifient. Comme l’ensemble de l’écoumène, l’eau est « éco-techno-symbolique », c’est-à-dire « toujours réelle, mais toujours historiquement à naître dans sa réalité humaine » (p. 65).
La deuxième partie, « L’eau entre nature, technique et société », poursuit la réflexion de la première sur l’évolution conjointe des imaginaires collectifs et des milieux. André Guillerme montre que l’appropriation de l’énergie mécanique des eaux dans le nord de la France s’est jouée au Moyen Âge à travers une lutte religieuse et idéologique. Alors que les religions animistes locales plaçaient des interdits sur les forces liées à l’eau en invoquant des divinités, les pouvoirs mérovingiens puis carolingiens se sont appuyés sur l’Église pour interdire les rites païens et asservir les sources et les cours d’eau au projet chrétien de libérer les hommes du travail. Pierre Musso documente quant à lui la montée en puissance de l’imaginaire des réseaux et des flux dans la manière de penser les corps et la société. Il retrace comment la mise en évidence de la circulation sanguine et l’essor de l’hydraulique ont transformé l’image du réseau jusqu’alors pensée comme un tissage et métaphore du temps dans la mythologie grecque. Avec l’idéologie saint-simonienne, le réseau prend la figure d’un tube ramifié parcouru par un liquide animé de l’intérieur et devient la référence commune à l’ingénierie, la médecine, la sociologie et la philosophie pour concevoir les systèmes artificiels. Pour Musso, la puissance évocatrice de cette image tient à sa double nature fluide et structurée, qui permet de rendre compte de deux phénomènes contemporains, l’accélération des échanges dans une société toujours plus liquide17 et l’accroissement des dispositifs de surveillance et de conformation.
La troisième partie décrit l’évolution de la gestion de l’eau en ville. Elle présente les difficultés à sortir d’un paradigme du tout-tuyau, tout-à-l’égout et tout-endigué. Henry Dicks propose d’accompagner ce changement de paradigme en jouant sur l’imaginaire de la clairière. Alors que les villes occidentales ont inventé l’agora comme un espace ouvert où l’on peut « amener des choses devant autrui et donc […] les ouvrir à une multiplicité d’interprétations et de catégorisations potentielles » (p. 186), penser l’agora comme une clairière revient à transformer les institutions qui la gouvernent : relocaliser le marché, mieux représenter politiquement les enjeux écologiques et plus largement replacer les questions humaines dans leur milieu d’interdépendances. Une idée que reprend Jean-Luc Bertrand-Krajewski en retraçant l’histoire de l’hydraulique urbaine et en concluant que l’urbaniste du futur sera jardinier. Ce changement ne va pas sans conflits. Nina Cossais et Élizabeth Sibeud décrivent les décalages de rationalités et d’imaginaires qui émergent lorsqu’on imagine une ville plus perméable. Thácio Ferreira dos Santos explore à travers la poésie les images contradictoires du fleuve Capibaribe au Brésil. Les potentialités transformatives de l’imaginaire sont illustrées par deux exemples. Le premier porte sur la réappropriation du qanat, un réseau de puits reliés entre eux par une galerie drainante qui alimentait la ville de Yazd en Iran. Chris Younès et Sara Kamalvand proposent d’« assimiler [cet] héritage, pour réinventer autre chose » (p. 264), en insistant sur les vertus esthétiques du qanat et sa capacité à tisser du lien. En miroir, dans la partie suivante, Thierry Ruf regrette qu’une source gauloise du IIe siècle ait été découverte dans la région de Montpellier puis rebouchée sans investigation archéologique ni information au public, privant ce dernier d’une histoire qui aurait pu être une ressource pour imaginer la ville autrement.
Dans la quatrième partie sur les conflits et la coopération, trois contributions de juristes (Sylvie Paquerot, Philippe Billet et Gaëtan Bailly) abordent les limites du droit international, du droit de propriété et du droit traditionnel pour tenir compte des interdépendances hydriques induites par le cycle hydrologique, l’écoulement gravitaire et le fonctionnement des écosystèmes aquatiques. Chacun des trois auteurs imagine d’autres référentiels que l’État-nation, le marché, la propriété privée ou le droit spontané pour gérer ces interdépendances. On aurait bien vu dans cette partie la contribution d’André Micoud qui s’interroge sur le collectif humain qui coévolue avec l’eau. Dans le droit français, l’eau est qualifiée de « patrimoine commun de la nation » mais l’auteur note que ce n’est pas la nation qui est définie, impactée, remodelée par l’eau, mais les riverains. Le riverain incarne cette interdépendance entre un mode d’habiter et une identité sociale. Pour l’auteur qui prend l’exemple du fleuve Rhône, on gagnerait en cohérence et on disposerait de plus de leviers d’action en associant les riverains à la gestion en bien commun du fleuve plutôt qu’en organisant sa gouvernance de manière purement institutionnelle.
La cinquième partie intitulée « Politique, éthique et cultures de l’eau » pourrait commencer par la contribution de Sara Fernandez qui relate comment ont été construites les doctrines d’action publique dans le bassin de la Garonne et au niveau mondial en instituant des débits « naturels ». Cela a permis de justifier une intervention publique sur toutes les situations présentant des débits inférieurs à ces « normales » et qualifiées alors de pénurie. Cette généalogie des concepts et de leurs effets distributifs permet d’ouvrir l’imagination à d’autres doctrines politiques possibles. Les contributions empiriques de Jacques-Aristide Perrin et d’Alexandre Gaudin situées en première partie avaient aussi leur place ici. Le premier révèle l’intrication du symbolique et du substantiel dans les controverses sur la mise en œuvre de la politique de restauration de la continuité écologique des cours d’eau. Le second montre que les opérations d’économicisation de l’eau permettent de légitimer un nouveau contour spatial de gestion pour des ressources auparavant séparées et d’instituer un réseau de redistribution de leur rente qui se désengage peu à peu des dégâts et des risques pourtant inhérents aux usages productifs.
Glissant des doctrines et des concepts aux postures doctrinaires, Pierre-Alain Roche fait le procès de la médiatisation et des positions politiques extrêmes en relatant sa propre expérience d’expertise sur le conflit du barrage de Sivens. Laurent Béduneau-Wang propose une histoire des conceptions qui ont présidé à la définition de la valeur de la qualité de l’eau au sein de la Compagnie générale des eaux entre 1853 et le début du XXe siècle. L’analyse reste cependant relativement dépolitisée et peu mise en perspective. La place des grandes compagnies distributrices d’eau dans les configurations politiques est davantage étudiée dans le chapitre de Cécile Renouard qui propose des jalons pour étendre leur responsabilité politique18. Cette partie politique se termine par deux études de cas de distribution de l’eau par des multinationales en Argentine et en Inde. Sarah Botton documente très finement les contradictions politiques et éthiques auxquelles l’entreprise Aguas Argentinas a été confrontée à Buenos Aires. Marie-Hélène Zérah questionne la compatibilité des principes anti-corruption d’une multinationale avec la réalité des rapports entre pouvoir local et sous-traitants dans la ville de Nagpur.
La dernière partie accorde une place privilégiée aux corps et à l’expérience physique de l’eau. Claire Harpet présente une expérience ethnographique du rapport au fleuve chez des enfants de Lyon à partir d’une promenade et de dessins. Cécile Nou propose une analyse anthropologique de ce que la proximité aux eaux usées produit sur l’identité professionnelle et la construction du genre chez les égoutiers. Agnès Jeanjean relate comment ces professionnels résistent à l’introduction d’outils de surveillance et de rationalisation du travail.
Au final, malgré quelques articles moins aboutis, cet ouvrage réunit de manière inédite des contributions synthétiques de nombreux spécialistes de l’eau qui se sont prêtés à l’exercice de croisement de leurs approches et de la notion d’imaginaire. Ses limites sont liées à ses contraintes de construction. En n’abordant que l’eau, les auteurs sont amenés à lui prêter une singularité qui n’est pas mise à l’épreuve de la comparaison avec d’autres éléments comme le sol, l’air et le feu. Ce sera peut-être la suite du programme de recherche ?
Gabrielle Bouleau
(Irstea, ETBX, Cestas, France)
Gabrielle.bouleau@irstea.fr
Penser l’Anthropocène
Rémi Beau, Catherine Larrère (Eds)
Presses de Sciences Po, 2018, 554 p.
Penser l’Anthropocène, ouvrage collectif sous la direction de Rémi Beau (doctorant en philosophie à l’Université Paris I) et de Catherine Larrère (professeure émérite de philosophie à l’Université Paris I et présidente de la Fondation de l’écologie politique) paru en 2018 aux Presses de Sciences Po avec le soutien de la Fondation de l’écologie politique et du ministère de l’Écologie, tente avec succès d’offrir une pluralité de récits de cette nouvelle ère géologique, l’Anthropocène, qui doit son nom aux perturbations biogéochimiques historiquement inédites causées par « l’être humain » (anthropos en grec ancien) en tant qu’espèce au cours des dernières décennies ou des derniers siècles. Issu d’un colloque éponyme organisé en novembre 2015 et précédant d’un mois la Conférence de Paris sur les changements climatiques (COP 21), cet ouvrage rassemble des contributions d’une partie (une trentaine) des participants et participantes de ce colloque organisé au Collège de France sous le patronage de Philippe Descola (titulaire de la chaire d’anthropologie de la nature) par la Fondation de l’écologie politique et avec de nombreux partenaires institutionnels (le groupe Verts/Alliance libre européenne du Parlement européen, l’Unesco, le ministère de l’Écologie et la présidence de la République) et intellectuels (l’Université Paris I, la revue Esprit et l’Institut Momentum).
Penser l’Anthropocène est ainsi une entreprise pluridisciplinaire visant à un décentrement du grand récit classique de l’Anthropocène de Paul Crutzen et de ses collègues, centré sur l’industrialisation occidentale du XIXe siècle et la question du dérèglement climatique, et adoptant une perspective anthropocentrique, occidentalo-centrée et scientifique. L’ouvrage donne à lire, en contrepoint, les travaux d’un certain nombre de spécialistes des mondes non occidentaux critiquant une telle perspective ethnocentrique.
Après une introduction des deux coordinateurs et une préface de P. Descola, le livre se divise en quatre parties : « Récits et contre-récits » de l’Anthropocène, « Habiter la Terre à l’âge de l’Anthropocène », « Science, histoire, épistémologie » et « Politique, droit et morale ».
La première partie, après une série de récits et de contre-récits de l’Anthropocène, se conclut par deux contributions au sujet de la science-fiction (chapitre 10) et des cultures visuelles (chapitre 11).
La deuxième partie comporte notamment une théorie du spatial care pour « porter attention aux espaces de vie anthropocènes » (chapitre 12), une réflexion des liens entre « santé écologique » et changement climatique (chapitre 13), une ethnographie des Q’eros des Andes péruviennes et de leur rapport au dérèglement climatique (chapitre 14) ou encore une réflexion de philosophie éthique de Virginie Maris relative aux aires protégées (chapitre 16).
La troisième partie incorpore des réflexions épistémologiques sur les rapports entre géologie et histoire (chapitre 20), sur les sciences du système-Terre (chapitre 21), le carbone (chapitre 22) ou encore la quantification de l’Anthropocène (chapitre 23).
Enfin, la quatrième partie s’ouvre par une approche juridique (chapitres 24 et 25) et de philosophie éthique de l’Anthropocène (chapitre 26) et s’achève par une contribution de Stefan Aykut au sujet des limites des politiques climatiques mondiales et des accords de Paris de 2015 (chapitre 30).
Le décentrement d’une perspective anthropocentrique, occidentalo-centrée, globalisante et scientifique de l’Anthropocène, qui excluait de son champ les non-humains et les peuples non occidentaux (et toute cosmologie alternative) est une réussite de l’ouvrage, avec des contributions de grande qualité comme celle de P. Descola au sujet du « naturalisme » occidental (cosmologie selon laquelle nature et culture sont radicalement séparées) dont il fait, avec l’accélération des échanges marchands, une des causes de l’Anthropocène après avoir distingué « anthropisation », processus de coévolution des humains et des non-humains démontrant l’inanité d’un dualisme rigide nature-culture, et « Anthropocène », processus de perturbation cumulatif du climat et des écosystèmes résultant de l’industrialisation (préface). La proposition de Hiav-Yen Dam et de Sébastien Scotto di Vettimo à partir du concept de « Sinocène » montre, au-delà du mythe d’une civilisation chinoise éternellement écologique, les logiques actuelles de contrôle des minorités sous prétexte d’écologie (chapitre 8). L’article de German Palacio, Elizabeth Hennessy et Alberto Vargas (chapitre 18) sur les « non-rencontres entre géologie et histoire » montre bien les frictions persistantes entre sciences naturelles et sciences sociales dans l’approche des changements contemporains, du fait notamment du réductionnisme biologisant des sciences naturelles lorsqu’elles traitent littéralement l’anthropos de l’Anthropocène comme une espèce homogène (d’où des penchants malthusiens de certains tenants de l’Anthropocène) et anhistorique (d’où leur préférence pour une datation post-1945 de l’Anthropocène, en dépit d’une causalité historique remontant au moins au décollage industriel du capitalisme). L’article de Virginia Garcia-Acosta, qui traite des « catastrophes non naturelles », enfin, montre comment apprendre à mieux faire face au dérèglement climatique à partir d’une approche des risques, de la vulnérabilité et de la prévention considérés comme des constructions sociales réelles, avec des exemples anthropologiques et historiques de prévention sociale des catastrophes (non) naturelles (chapitre 19).
Un certain nombre de contributions, notamment celles se référant au concept de « justice climatique », tient également compte de la dimension socioéconomique, genrée et inégalitaire de l’Anthropocène, Par exemple, Astrid Ulloa (chapitre 17), d’une manière proche de celle de Lydie Laigle (chapitre 28), insiste sur une nécessaire « justice environnementale relationnelle autochtone » respectant l’« autodétermination environnementale » des peuples autochtones et leurs rapports aux non-humains plutôt que de défendre une vision abstraite d’une « nature carbonée » ; et ce, contre une vision eurocentrique du « citoyen zéro carbone déterritorialisé », se traduisant par une éco-gouvernementalité autoritaire, unidimensionnelle et néocoloniale des institutions internationales, notamment lorsqu’elles encouragent des projets contestés (barrages hydroélectriques, appropriation des forêts tropicales, monoculture de biocarburants).
Néanmoins, relativement à cette prise en compte des dimensions socioéconomiques, genrées et inégalitaires de l’Anthropocène, les articles de Clive Hamilton, de Dominique Bourg et d’Yves Cochet disqualifient de manière abrupte toute alternative au concept d’Anthropocène, et ce contrairement à de nombreuses contributions (y compris celle des coordinateurs et de P. Descola). Par conséquent, ces articles, pourtant placés en début d’ouvrage et atteignant un certain niveau de généralité, sont caractérisés par une pauvreté analytique en termes d’explication des causes sociohistoriques du dérèglement climatique, en dépit des prétentions de C. Hamilton à une « philosophie de l’histoire de l’Anthropocène », prétentions qui n’auront rien pour plaire aux historiennes et aux historiens, généralement réticents à ce mélange philosophico-historique qui a été souvent improductif au cours des siècles passés.
D’autre part, le pari pluridisciplinaire n’est pas complètement réussi puisqu’on notera une surreprésentation des philosophes (treize), contre seulement deux géographes, deux historiens de l’environnement et deux politistes, d’où un déséquilibre de l’ouvrage qui tire souvent vers un certain niveau d’abstraction philosophique au détriment de travaux concrets – en dehors de l’anthropologie, dûment représentée. L’ouvrage fait donc souvent un grand écart entre des réflexions abstraites (souvent pertinentes) et des ethnologies extrêmement précises (et localisées) spatio-temporellement, alors qu’un niveau intermédiaire de l’acabit des travaux de Christophe Bonneuil et de Jean-Baptiste Fressoz, grands absents de ce livre collectif, aurait été nécessaire.
Le pari d’une pluralité épistémologique des approches de l’Anthropocène n’est également pas entièrement réussi, en l’absence de perspectives comme celle de l’éco-marxisme (principale promotrice du concept de « Capitalocène »), dûment attaquée au cours des premiers chapitres mais qui n’a manifestement pas eu de droit de réponse – sauf, mais en partie seulement, au sein du chapitre d’Alf Hornborg, qui n’appartient toutefois pas à ce courant, et dans la présentation partiale (et partielle) de R. Beau et C. Larrère en fin de conclusion. Une absence d’autant plus regrettable que le scepticisme vis-à-vis du concept d’Anthropocène, caractéristique de ce courant, est aussi partagé par les coordinateurs. C. Larrère (chapitre 29), démontre ainsi qu’il s’agit d’un nouveau « grand récit » anthropocentrique (et dualiste), celui d’une espèce humaine climatiquement souveraine, conçu par un défenseur de la géo-ingénerie (Paul Crutzen) qui, loin de s’éloigner de l’arrogant techno-prométhéisme responsable du dérèglement climatique, à l’instar de Carolyn Merchant et son « éthique du partenariat » nature-société, en fait au contraire l’unique solution. De même, dans leur conclusion, C. Larrère et R. Beau critiquent l’ambivalence du concept d’Anthropocène, qui peut certes être vu comme « blessure narcissique » de l’humanité en mettant fin à ses illusions quant à son caractère intrinsèquement écologique, mais qui est en réalité surtout utilisé de manière narcissique pour exalter l’humanité comme « mesure de toutes choses », comme maîtresse du climat et comme (encore) séparée de la nature grâce à sa toute-puissance technologique, laquelle serait désormais utilisable de manière « bénéfique ».
Ce livre parvient globalement, au final, à faire de l’Anthropocène non pas un nouveau « grand récit », mais un concept fédérant des récits et des contre-récits, à l’instar de ce qu’avaient fait Bonneuil et Fressoz dans L’événement Anthropocène19 dont il sera désormais l’indispensable complément sur cette question. Et ce, même s’il est loin de mettre fin au débat à propos du concept même d’Anthropocène.
Armel Campagne
(Institut européen universitaire, Département d’histoire et civilisation, Florence, Italie)
armel.campagne@eui.eu
Les Français et la nature. Pourquoi si peu d’amour ?
Valérie Chansigaud
Actes Sud, 2017, 186 p.
Les questions en lien avec la nature suscitent certes aujourd’hui en France un grand nombre d’initiatives, mais comme au XVIIIe et au XIXe siècles « il s’agit plutôt de l’action d’une minorité bruyante au sein d’une société plutôt indifférente », martèle Valérie Chansigaud, qui publie un nouvel ouvrage d’histoire culturelle dans la collection « Mondes sauvages » d’Actes Sud. Une thèse forte à deux tiroirs structure la totalité du livre. Premièrement, les Français s’intéressent moins à la nature que leurs voisins germanophones ou anglophones. De nombreux exemples comparés sont supposés définir cette « exception culturelle ». Deuxièmement, « l’intérêt pour la nature s’est toujours accompagné d’une dimension sociale et politique » (p. 12).
V. Chansigaud défend l’approche comparative pour analyser la culture pensée comme exceptionnelle des Français et leurs relations singulières aux animaux et à la nature. Prolongeant le chapitre intitulé « Indifférence » de son précédent ouvrage20, l’historienne des sciences et de l’environnement continue d’explorer l’histoire culturelle de la relation entre les êtres humains et la nature en s’opposant fermement aux arguments habituellement avancés pour expliquer le faible intérêt des Français pour la nature. Ni le catholicisme (l’Autriche et la Hongrie sont bien à l’avant-garde de la protection de la nature), ni l’injonction cartésienne (la nature est autant malmenée dans les pays anglophones qu’en France), ni l’explication génétique (telle que développée par Wilson21) ne trouvent grâce aux yeux de l’auteure.
À l’image de l’approche qu’elle défend pour l’écologie (une approche pragmatiste à l’opposé de ce qu’elle regroupe sous le supposé idéalisme français), l’historienne démarre par les faits. Première preuve, le traitement littéraire de la nature et le succès social rencontré par les auteurs écrivant sur ce thème. La perception de la nature ordinaire, présente dans la littérature anglaise, est absente de la littérature française selon l’auteure. L’ouvrage de Gilbert White22 paru en 1789, compilation de lettres envoyées à des amis naturalistes, est une chronique remplie de descriptions minutieuses de la nature ordinaire. Le livre connaît un succès exceptionnel, avec 200 rééditions depuis sa parution, ce qui en fait le texte de langue anglaise le plus souvent édité après la Bible et le théâtre de Shakespeare. Au contraire, il est traduit en 2011 en français. Entre 1890 et 1945, les questions d’environnement sont absentes du débat public en France alors qu’elles sont très présentes aux États-Unis. Aldo Leopold, naturaliste américain contemporain de Theodore Roosevelt lui-même défenseur de la préservation des espèces et des sites naturels, est une figure du mouvement conservationniste. Dans Game management23, publié en 1933, il défend déjà l’idée d’une gestion du gibier et de la faune sauvage fondée sur les connaissances écologiques. Rachel Carson, biologiste et conservationniste, est aussi considérée comme une actrice essentielle de l’émergence du mouvement environnementaliste. Dans Silent spring24, publié en 1962, elle dénonce les conséquences de l’utilisation aveugle et abusive du DDT (pesticide). Remarquable est la rapidité de la mobilisation faisant suite à la parution de son best-seller grâce au riche tissu associatif aux États-Unis. Icône des environnementalistes, en France, elle n’est pas reconnue, qualifiée de journaliste par Roger Heim qui préface la traduction française, parue chez Plon en 1963. V. Chansigaud évoque ces personnalités et l’enthousiasme qu’elles suscitent comme autant d’indices d’un intérêt collectif dans leurs pays d’origine. Pour mieux la souligner comme une exception, l’auteure évoque la revue française La Hulotte de Pierre Déom et son succès original.
Le détour par la photographie animalière, les dioramas (absents des muséums de France), l’histoire de l’écologie scientifique (l’absence d’écologues français) et de l’ornithologie étayent cette histoire culturelle de la relation avec la nature. Aucun des concepts fondamentaux de cette science n’est né en France, même si l’auteure rappelle, comme une concession, l’importance des travaux des Français en biologie. Le mot biodiversité, comme avant lui les mots écologie, écosystème, biosphère, biologie de la conservation, sont d’origine étrangère. Les Français mépriseraient l’observation directe pourtant nécessaire au développement des disciplines telles que l’écologie mais aussi à celui de l’éthologie et des sciences du comportement.
Par ce passage en revue de quelques personnalités du mouvement conservationniste, l’essayiste entraîne le lecteur vers les mouvements sociaux pour rappeler en particulier la faiblesse des effectifs des sociétés de protection des oiseaux en France et l’influence anglosaxonne sur les Français, jusqu’à rappeler l’origine anglaise de la mère de Brice Lalonde qui expliquerait la trajectoire exceptionnelle de l’homme politique. De l’angle naturaliste appréhendé par la littérature (comment la faune et la flore sont décrites, analysées, vulgarisées) V. Chansigaud élargit la compréhension des liens des Français à la nature aux questions sociales, éthiques et politiques « d’autant [dit-elle] que les Français ont été actifs dans ce domaine » (p. 65).
Empruntant tour à tour à l’approche de la psychologie collective, de l’histoire des mentalités, l’auteure explique les Français et leur faible sentiment de nature par le poids de leurs préjugés culturels qu’elle essentialise à grand renfort de citations, parfois savoureuses. Édouard Droz, par exemple, écrit en 1897 que « nous [les Français] ne regardons la nature que quand nous n’avons rien de mieux à faire, je veux dire quand nous n’avons pas avec qui causer25 » (p. 74). Il a aussi cette formule : « Si Robinson Crusoé avait été français, il serait mort d’ennui ».
Mais ce qui retient davantage l’attention, c’est le détour par l’histoire de la protection de la nature. Rappelons ici que les ouvrages attaquant la conservation de l’environnement sont nombreux, à l’instar des essais de Jean-Philippe Faivret26, Luc Ferry27, Pascal Bruckner28. La protection de la nature est souvent critiquée parce qu’elle est pensée comme disjointe des luttes sociales et politiques. Au contraire, V. Chansigaud réinsère la problématique du rapport à la nature dans la vaste histoire du réformisme social. Elle entend démontrer comment les mouvements en faveur de la nature sont liés à la société civile et à des valeurs éthiques (la modération, le souci pour les générations futures). Pour ces mouvements, la destruction de la nature serait le fruit d’un dysfonctionnement social qu’il faudrait corriger. Cette réflexion correspond à un mouvement intellectuel qui s’impose au XVIIIe siècle et qui cherche à instaurer une société plus équilibrée, plus juste, plus respectueuse. Elle concerne d’abord les êtres humains, mais aussi « nos frères inférieurs », expression forgée à l’époque et incluant les animaux.
Le Britannique William Wilberforce, l’un des fondateurs en 1824 de la Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals (RSPCA), est également, par sa contribution active à la condamnation de la traite négrière, l’un des principaux meneurs du mouvement abolitionniste au Royaume-Uni. Son homologue aux États-Unis est aussi l’instigateur de la Massachusetts Society for the Prevention of Cruelty to Children (MSPCC). V. Chansigaud cite plusieurs exemples du souci simultané et équivalent de l’animal et de l’être humain. La fameuse American Humane Association ne connaît pas d’équivalent en France, à l’instar du courant « humane » dont il est issu29.
Le cas français témoignerait au contraire de l’échec des mouvements sociaux en faveur de la protection de la nature. Plusieurs penseurs socialistes, à l’instar de Charles Fourier, ont réfléchi à la question de l’environnement, mais leur propos reste ésotérique. Les marxistes considèrent qu’il s’agit de luttes bourgeoises. V. Chansigaud évoque les figures un peu oubliées d’Élisée Reclus30 et de Pierre Kropotkine31, tous deux géographes anarchistes. Élisée Reclus, défendant l’idée d’une communauté de destins, définit l’homme comme étant la nature prenant conscience d’elle-même. Pour ces penseurs, c’est la même entreprise de domination qui assujettit les hommes et qui détruit la nature. L’auteure va chercher également dans la littérature des exemples d’une défense conjointe de la liberté, de l’humanité, de la dignité et de la nature et achève son ouvrage en citant Romain Gary32, qui fait le lien entre liberté humaine et sauvegarde des espèces.
La France subirait en fait deux mécanismes qui s’additionnent : le premier, culturel, est le net désintérêt pour la nature, le deuxième, politique, est lié à la démocratie bipartisane. Le système électoral français apparaît comme fermé aux petites formations politiques (c’est aussi le cas au Royaume-Uni et aux États-Unis), ce qui expliquerait le retard du mouvement écologique s’incarnant en France dans des organisations plus faibles et la multiplication de groupes rivaux. Les questions environnementales demeurent minoritaires dans les programmes politiques, en décalage avec les attentes de l’opinion. En effet, les sondages témoignent des évolutions en faveur de la défense de l’environnement chez les consommateurs.
Pour autant, cette opinion française peine à se mobiliser ainsi qu’en attesteraient les cas répétés de violence contre les écologistes en France. Si le mouvement antinucléaire des années 1970 se caractérise par sa violence – en raison notamment de l’impossibilité pour les militants écologistes d’accéder à la sphère politique –, l’épisode du Rainbow Warrior le 10 juillet 1985 (opération commanditée par Charles Hernu avec l’appui de François Mitterrand) constitue, lui, selon l’auteure, un indicateur de « la médiocrité des exigences démocratiques du peuple français ». Or, selon V. Chansigaud, la démocratie est au cœur de la protection de la nature. Tandis qu’au Royaume-Uni, la défense de l’environnement repose largement sur les femmes, la France a manqué de militantes dans des organisations telles que la LPO. En outre, si la sauvegarde de l’environnement est profondément démocratique, il apparaît que la survivance de la ruralité en France est un frein à l’émergence des mouvements de protection de la nature. L’auteure relaie là le clivage au sein de la population entre les gens de partout (from anywhere) facilement mobilisés et les gens de quelque part (from somewhere) moins acquis à la défense de la nature.
Quelle est donc l’alternative pour l’auteure ? Parce que les questions relevant de la nature sont manifestement déconnectées de celle relevant de la société, l’essayiste plaide en faveur du rétablissement du lien avec le politique. Deux groupes d’interrogations émergent alors. Puisque, comme le remarque l’auteure, les pays où les mouvements de sauvegarde de l’environnement sont les plus puissants ne sont pas mieux lotis, la démarche visant à essentialiser les cultures nationales et à mettre en évidence les préjugés culturels est-elle la plus à même de nous renseigner sur les blocages en la matière ? Dans un contexte où la question de la sauvegarde de la nature n’a jamais été aussi présente dans la sphère publique, où l’état des écosystèmes n’a jamais été aussi préoccupant, l’analyse des discours (contenus dans la littérature générale et scientifique, dans les mouvements sociaux) ne gagnerait-elle pas à se concentrer davantage sur l’histoire de l’État et du rapport au pouvoir, d’une part, ainsi que sur les pratiques des acteurs en place, d’autre part ? Sur la première idée, au-delà des exemples anglais et américain, l’hypothèse d’un axe Nord-Sud (y compris au sein même de l’Europe) permettrait d’interroger cette spécificité française.
L’essai ouvre de multiples pistes pour relever ce pari de départ très ambitieux. Il a le grand mérite de poser la question : Existe-t-il finalement des raisons plus ou moins bonnes de protéger la nature (raisons esthétiques versus connaissance) ? Peut-on assimiler le souci pour la nature et la défense des animaux ainsi que semble l’affirmer V. Chansigaud et quels indicateurs retenir ? Si l’on perçoit bien l’intention de l’auteure de dépasser les déterminismes socioéconomiques, la question des hiérarchies sociales se pose face à la tentation de l’essentialisation de l’étude des représentations culturelles nationales. L’on retrouve d’ailleurs cette tentation dans le remarquable ouvrage33 qu’ont récemment publié Cynthia Fleury et Anne-Caroline Prévot. Ce dernier déborde les frontières disciplinaires et interroge les représentations mentales de la nature pour expliquer ce que les auteures appellent une « amnésie environnementale » par l’ « extinction de notre expérience de nature ». Ces travaux gagneraient sans doute à discuter davantage certains apports de l’histoire (en particulier Eugen Weber sur la paysannerie française et Alain Corbin sur la ruralité française). Le livre de V. Chansigaud reste une proposition originale, à rebours des explications habituellement fournies, et proposant une méthodologie multisituée.
Amandine Gautier
(VetAgro Sup, École nationale des services vétérinaires, Lyon, France)
amandine.gautier@sciencespo-lyon.fr
Sébastien Gardon
(VetagroSup, École nationale des services vétérinaires, Lyon, France)
sebastien.gardon@ensv.vetagro-sup.fr
Hervieu B., 2007. Des agricultures à nommer, Pour, 194, 2, 49-54. Nguyen G., Purseigle F., 2012. Les exploitations agricoles à l’épreuve de la firme. L’exemple de la Camargue, Études rurales, 190, 99-118, doi: 10.4000/etudesrurales.9695.
Okereke C., 2010. Climate justice and the international regime, WIREs Climate Change, 1, 3, 462-474, doi: 10.1002/wcc.52.
Arrhenius S., 1896. On the influence of carbonic acid in the air upon the temperature of the ground, Philosophical Magazine and Journal of Science, 41, 5, 237-276, www.rsc.org/images/Arrhenius1896_tcm18-173546.pdf.
Comets (Comité d’éthique du CNRS), 2014. Promouvoir une recherche intègre et responsable, 27, www.cnrs.fr/comets/IMG/pdf/guide_promouvoir_une_recherche_inte_gre_et_responsable_8septembre2014.pdf.
Jancovici J.-M., 2015. À quoi nous sert ce fameux pétrole, Jean-Marc Jancovici, https://jancovici.com/transition-energetique/petrole/a-quoi-nous-sert-ce-fameux-petrole/.
Agarwal A., Narain S., 1991. Global warming in an unequal world. A case of environmental colonialism, India environment portal. Knowledge for change, New Delhi, Center for science and environment, www.indiaenvironmentportal.org.in/files/GlobalWarming%20Book.pdf. Document cité par O. Godard mais de manière incomplète, dans son contenu.
Il est dommage, dans l’actuel contexte de repolitisation des modes de gestion de l’eau, que cette contribution interprète de manière erronée l’étude de Chong E., Huet F., Saussier S., Steiner F., 2006, « Public-private partnerships and prices: evidence from water distribution in France », Review of Industrial Organization, 29, 1-2, 149, doi: 10.1007/s11151-006-9106-8. Les auteurs ne concluent pas à la diminution des coûts lors du passage en régie, mais plutôt que les élus qui distribuent une eau chère sont plus enclins à déléguer la gestion de leurs services d’eau.
Sur le courant « humane », voir Michalon J., 2018. Les petits pas de la Paix. Note sur le courant « Humane Education », Éducation et Sociétés, 41, 1, 121-127, doi: 10.3917/es.041.0121.
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