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Nat. Sci. Soc.
Volume 31, Number 3, Juillet/Septembre 2023
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Page(s) | 388 - 403 | |
Section | Repères – Events & books | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2023048 | |
Published online | 04 March 2024 |
Ouvrages en débat
La nature en partage.
Autour du protocole de Nagoya
Catherine Aubertin, Anne Nivart (Eds)
IRD Éditions, 2021, 318 p.
Dans ce livre important, dix-neuf auteurs de disciplines variées – anthropologues et anthropologues du droit, biologistes, botanistes, économistes, forestiers, juristes, spécialistes de muséologie… – s’attachent à expliquer le « protocole de Nagoya sur l’accès aux ressources génétiques et le partage juste et équitable des avantages découlant de leur utilisation ». Ce traité, adopté en 2010, avait pour ambition de répondre de manière précise à une question issue de la Convention sur la diversité biologique (CDB, 1992), dont l’objet premier était la préservation de la diversité et de la fonctionnalité des écosystèmes : ces derniers comprenant des ressources génétiques ayant un intérêt scientifique – et éventuellement économique –, il fallait en déterminer le régime juridique. Le protocole gagna en force exécutoire par sa réception rapide dans nombre d’ordres juridiques (par exemple Règlement européen de 2014, loi française de 2016).
Ce qui pouvait sembler accessoire au regard de la disparition des espèces était-il donc si important ? L’ouvrage fournit une réponse, positive quoique critique, sur la manière dont le problème a été résolu. Les auteurs, presque tous chercheurs, connaissent le sujet d’un point de vue théorique et pratique, que ce soit parce qu’ils prélèvent (bioprospections), détiennent (collections), échangent de telles ressources utiles à leurs recherches, voire les valorisent. Parties prenantes, ils sont donc à même d’évaluer la pertinence du texte au regard de leurs objectifs propres. Le protocole, quant à lui, devait satisfaire aussi les objectifs des industries intéressées (point aveugle de l’ouvrage) et l’hypersensibilité de la question des prospections pour de nombreux pays détenteurs de ressources, prompts à parler de « biopiraterie ». Ce terme sera défini avec précision (p. 110-111), quoique trop vite ramené à une « rhétorique militante » (p. 69). Un article historique manque peut-être pour expliquer cet affrontement. Certes, la présence de nombreuses ressources des pays anciennement colonisés dans les collections de pays colonisateurs est clairement ramenée à la colonisation (dès la page 27, étant précisé que ces ressources échappent juridiquement à l’accusation de biopiraterie [p. 106]). Mais le livre reste muet sur l’ancienneté des pratiques de prélèvements sans autorisation de ressources vivantes, souvent assorties de violences guerrières – que l’on songe, par exemple, aux « triomphes » des armées romaines faisant défiler plantes et animaux des territoires conquis. Or, l’humiliation des strates de dépossessions historiques persiste et explique que le protocole comporte 49 fois le mot « partage » et 18 fois les mots « juste » et « justice ».
L’introduction et la première partie donnent le cadre général dans lequel a été construite cette idée de partage des avantages potentiels résultant des utilisations des ressources génétiques prospectées. Il est affirmé que les chercheurs adhèrent à « l’esprit de partage » du protocole, tout en insistant sur la rareté des bénéfices économiques (p. 20, critique du « mythe de l’or vert ») et en multipliant les réserves sur les modalités, les tracasseries, les ralentissements, l’inadéquation aux besoins de la recherche, voire le côté identitaire des revendications des fournisseurs (p. 19, 23, 68, 91).
L’ouvrage explique bien l’objet du protocole : organiser les relations juridiques entre le pôle « fournisseurs » et le pôle « utilisateurs » des ressources génétiques. Il rappelle la différence entre les ressources non agricoles et celles des plantes cultivées qui relèvent d’un système géré différemment par la FAO (p. 31 et suiv.). Il donne bien la mesure des continuités nature-culture (p. 153, 172, 204), propose la notion de « patrimoine bioculturel » (p. 219), en omettant d’ailleurs l’utilisation innovante de la catégorie de droits bioculturels par la Cour suprême de Colombie. L’ouvrage explique la valeur scientifique de ces immenses collections ex situ (p. 51), mais l’intérêt pour la conservation in situ, plus dynamique, semble avoir disparu.
On sera critique sur l’affirmation répétée tout au long de l’ouvrage selon laquelle la CDB aurait fait passer ces ressources génétiques du régime juridique de patrimoine commun de l’humanité à celui d’objets de droits souverains (p. 16, 32, 134). Ce rappel du principe de souveraineté permanente sur les ressources naturelles, celles-là comme toutes les autres, est effectivement au cœur de la CDB, mais ce n’est qu’un rappel historique justifié au regard du phénomène colonial comme des pratiques de prélèvements sans autorisation (p. 55). La proposition de constituer les ressources biologiques en patrimoine commun de l’humanité avait été faite par la doctrine dans la décennie 1970, dans le sillage du droit de la mer, mais cela ne fut jamais entériné. Cette nostalgie semble nourrir le regret d’une liberté de prospection qui entrave sans doute la compréhension de la sensibilité de la question et nourrit la présentation parfois négative du système en place, malgré des témoignages positifs sur certaines expériences (p. 98 et suiv.).
La deuxième partie de l’ouvrage éclaire pourtant la focalisation des pays fournisseurs sur la valeur potentielle de leurs ressources génétiques (le mot « crispation » est utilisé plusieurs fois) car, au moment où se négociait la CDB, les pays industrialisés avaient déjà entériné la brevetabilité des gènes (p. 75). Cela ne suffisait-il pas à convaincre les pays fournisseurs de la nécessité d’équilibrer cette brevetabilité bénéficiant aux utilisateurs par des formes de commercialité de la ressource ? Cela s’exprimera aussi par l’affirmation d’une égale dignité entre savoirs traditionnels et savoirs occidentaux, entre les ressources in situ, accompagnées ou non de connaissances détenues par des individus ou des collectifs plus ou moins étendus, et les mêmes ressources ex situ, voire dématérialisées, manipulables, relevant d’autres savoirs. D’ailleurs, l’inquiétude des pays en développement était manifestement concentrée sur les biotechnologies, comme le montrent les deux autres protocoles issus de la CDB, celui de Cartagena sur la prévention des risques biotechnologiques et celui de Kuala-Lumpur sur la responsabilité et les réparations. Le livre suggère bien la manière dont les savoirs technologiques démonétisent souvent les savoirs traditionnels au regard de critères d’efficacité immédiate. Dans de telles situations, les constructions juridiques ont pour objet de rapprocher les positions. Mais, pour les égaliser, il aurait fallu que les « connaissances traditionnelles » soient elles-mêmes assorties de droits de propriété spécifiques, ancienne revendication qui avait vu le jour dans d’autres instances mais n’a pas encore trouvé son droit positif (p. 79 ; p. 205, les travaux menés à l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle sont mentionnés mais pas étudiés).
La volonté d’équilibrer les opportunités entre fournisseurs et utilisateurs est ce qui conduit à « l’accord de partage des avantages » (APA, p. 97 et suiv.), de nature marchande ou pas. L’instrument pour le réaliser est logiquement un contrat, critiqué comme instrument trop « modeste » par rapport aux enjeux (p. 125) quoique le contrat, qui peut être plus ou moins encadré par la loi, soit une pierre angulaire des relations inter-humaines dans le monde du droit, qu’il s’agisse de droit de propriété ou de mariage ! D’autres articles le qualifient de manière plus judicieuse d’outil possible d’émancipation des peuples autochtones (p. 139). Tout contrat implique le consentement des parties (ici « consentement informé préalable »). L’ensemble aboutit à un « permis de collecte » et à des accords, banals entre chercheurs, de transfert de matériel (material transfer agreement [MTA] p. 93 et suiv.).
La notion d’avantage, portée par l’objectif de partage des avantages, dont l’équité justifie la circulation des ressources, est jugée réductrice par rapport à celle « d’utilité », qui pourrait concerner l’humanité entière (p. 104) et devenir porteuse d’une « vision solidariste » de la question (p. 112 et suiv.). L’intérêt général de l’humanité pourrait ainsi conduire à une « responsabilité de partager », le refus d’accès devenant arbitraire. L’auteur affirmant « comprendre » la biopiraterie au regard de l’utilité des ressources piratées, on se prend à transposer la proposition au pétrole ou au lithium !
C’est avec une même perplexité que le lecteur peut lire que le contrat chargé de régler les relations entre fournisseurs et utilisateurs serait « dérisoire » au regard de la structure temporelle de la relation (p. 126). L’intérêt de l’objet prospecté est, certes, aléatoire, mais c’est le cas également des contrats d’exploration – production de gaz et de pétrole ou des contrats « pay to see » en matière d’innovation non divulguée. Dans le cas des ressources génétiques, cette fluidité temporelle est gérée avec des mécanismes précis d’engagement dans le temps (p. 131 et suiv.), comme le changement d’intention entre un premier but scientifique et un but commercial apparaissant plus tard ne peut se gérer que par la traçabilité (p. 151). Certains utilisateurs en font d’ailleurs la marque de leur engagement éthique, question non abordée dans l’ouvrage.
La partie 3 du livre, « Repenser les autochtonies », a deux grandes qualités : donner la parole à des chercheurs qui sont à la manœuvre des négociations, des contrats ou des institutions très spécifiques chargées de l’application du système ; approfondir la mise en œuvre du protocole en France, avec les spécificités de ce territoire à géométrie variable reconnaissant dans certaines de ses parties l’existence de peuples autochtones (Nouvelle-Calédonie) ou de communautés spécifiques d’habitants (Guyane). Cela permet de mesurer les difficultés et l’intérêt des discussions avec une institution comme le Sénat coutumier en Nouvelle-Calédonie (p. 195), mais l’auteure n’étudie pas les diverses tentatives qui ont été faites pour décrire la forme que devrait revêtir la protection des droits intellectuels autochtones, telle la proposition très formalisée du magistrat Régis Lafargue. Cela permet cependant de riches développements sur la diversité des détenteurs des savoirs sur l’usage des ressources : par individus, par spécialités médicales, par lignées patri- ou matrilinéaires, liées ou non à des mythologies (p. 207 et suiv., p. 221 et suiv.). Le lecteur naïf sera ici affronté aux difficultés d’application d’un texte aux réalités de terrain (particulièrement p. 241 et suiv. avec l’expérience du Grand conseil coutumier des populations amérindiennes et bushinenges). L’expérience brésilienne, la plus ancienne, est aussi la plus aboutie (p. 269).
Certaines propositions sont trop rapides pour être compréhensibles, telle la proposition d’engager une « révolution juridique radicale » (p. 169 ; p. 173) qui déboucherait sur un « droit rond » fondé sur « la solidarité et l’harmonie », invocation qui reste peu explicitée (p. 183). Dans les exemples guyanais, on voit au contraire des coopérations qui s’engagent, malgré les difficultés, les refus et les contradictions à résoudre (p. 161) ; certains articles apportent la preuve de véritables apprentissages, dont les liens évolutifs entre reconnaissance de communautés et délimitation de communs (p. 160 ; cf. « des positionnements moins lisses », p. 153 et suiv.). Si le travail des chercheurs est convaincant, en tant que tel, on regrettera que la parole n’ait pas été donnée à plus de contradicteurs, y compris par la technique des entretiens retranscrits sans changement pour que le lecteur bénéficie d’un accès direct aux réticences et refus de certains opposants aux pratiques actuelles.
La partie 4 de l’ouvrage porte, sans conteste, sur deux points importants mais sans rapport l’un avec l’autre : le régime juridique des collections muséales et des restitutions à des pays anciennement colonisés, d’une part ; la question de la numérisation des séquences génétiques, d’autre part, qui pousse les chercheurs à considérer que leur dématérialisation ôte toute légitimité à une quelconque revendication liée à l’origine matérielle de la séquence. En conclusion, un livre appelé à nourrir le débat… pas à le trancher.
Marie-Angèle Hermitte
(Directeur de recherche honoraire, CNRS-EHESS, La Ciotat, France)
Innover en temps de crise.
Réactions et adaptations face à la crise Covid-19
Hervé Dumez, Benjamin Loveluck, Alexandre Mallard (Eds)
Presses des Mines, 2022, 204 p.
L’ouvrage recensé est important pour, a minima, une raison essentielle : s’il fait partie de cette multitude de travaux parus récemment et portant sur les manières dont les sociétés contemporaines ont réagi à la survenue de l’épidémie de Covid-19, il s’intéresse en particulier aux nombreuses innovations et adaptations qui se sont épanouies durant cette période. Il s’agit donc d’un livre original, en ce qu’il se distingue, avec profit, des sommes de travaux insistant plus volontiers sur les difficultés, erreurs voire manquements, notamment administratifs et gouvernementaux, qu’auraient manifestés nombre d’acteurs dans leur gestion de la crise. Il convient, en outre, de souligner qu’à la différence de nombreuses autres recherches, il couvre un vaste registre d’innovations : réactions et adaptations dans les hôpitaux, dans le monde du travail, dans les bureaux et les commerces, chez les pompiers, les « makers », au sein du monde de la culture ou encore chez les acteurs de l’action publique locale, et ne se limite pas à l’étude d’un secteur en particulier. Cette exploration de la diversité de l’innovation, au-delà de l’intérêt intellectuel qu’elle suscite et des comparaisons heuristiques auxquelles elle invite, nourrit le sentiment que cette crise a révélé au moins autant les maux que le génie de nos sociétés.
Cet ouvrage collectif, dirigé par Hervé Dumez (sociologie, CNRS, École polytechnique), Benjamin Loveluck (sociologie, Télécom Paris) et Alexandre Mallard (sociologie, Mines Paris), intègre ainsi, harmonieusement, des contributions de nature fort variée, certaines fondées sur de riches enquêtes empiriques, d’autres plus conjecturales et théoriques, dont on ne peut mentionner ici toutes les qualités substantielles. Privilège de l’auteur de cette recension, nous choisissons d’en présenter certaines dans les paragraphes qui suivent.
Ce livre est introduit par les directeurs de la publication, dans un texte où l’innovation est définie, non pas tellement en référence au modèle schumpétérien, c’est-à-dire comme une entité qui bouscule « le système depuis ses marges pour mieux le relancer », mais comme une série de réactions, adaptations et transformations qui visent à « répondre à un bouleversement général de ce système » (p. 7). Un système qui est bouleversé, en effet, par une impréparation massive et de nombreuses controverses (en particulier scientifiques). Pour les directeurs de la publication, dans la foulée de la survenue d’une crise « hors norme », l’innovation se déploie dans au moins deux directions (la réorganisation [du financement] des biotechnologies et du médicament, et le numérique) et manifeste quatre caractéristiques remarquables : a) elle n’est pas simplement centrée sur la technologie ; b) ne renvoie pas principalement à la figure de la « rupture » ; c) ne se diffuse pas uniquement de manière exponentielle et massive ; et enfin, d) ne reproduit pas la distinction usuelle existant entre innovateurs et un marché de consommateurs.
Une fois cette caractérisation de l’innovation établie, se distribuent ensuite, dans six parties principales, les contributions des différents auteurs. La première s’intitule : « Le système de santé à l’épreuve » et comprend trois textes très différents mais passionnants. Celui d’Isabelle Aubert, Caroline Jobin et Frédéric Kletz défend l’idée que la survenue de la crise justifie qu’une nouvelle conception de la performance dans les hôpitaux s’épanouisse : sociologue des organisations et de la santé publique, on ne peut être moins d’accord avec eux quand ils insistent sur l’importance d’estimer l’activité du système soin à l’aune de sa responsabilité populationnelle, de la plasticité des organisations qui le composent et de la coopération entre acteurs qu’il est capable de produire. Dans une réflexion qui assure une certaine continuité avec le texte précédent, Hervé Dumez et Étienne Minvielle reviennent sur le caractère essentiel des mécanismes collectifs de gestion de crise : le management fut ainsi décisif pour garantir la résilience (relative) des hôpitaux, contrairement à ce qu’ont pu soutenir certaines analyses peut-être rapides. Le troisième texte, celui de Samuel de Haas, Georg Götz et Sven Heim, selon une méthodologie dont les qualités mais aussi les limites sont clairement exposées, revient sur l’efficacité du couvre-feu, instrument d’action publique mis en œuvre dans bien des pays et en particulier dans certains länder allemands. Leur conclusion est claire : de l’étude qu’ils ont menée, aucune preuve statistique de l’efficacité du couvre-feu pour ralentir la propagation de l’épidémie ne peut être avancée.
La deuxième partie porte sur « les adaptations dans le travail et le commerce », avec un chapitre de Suzy Canivenc sur les enseignements managériaux que l’on peut tirer d’une expérience de télétravail. Dans un texte présentant des résultats originaux, l’auteure malmène des idées finalement fragiles et démonte des inquiétudes indues : elle montre, en effet, que les conséquences du télétravail ne sont pas nécessairement la perte de contrôle managérial et l’affaiblissement de la coopération, même si les modèles, pratiques et postures managériales doivent être repensés et ajustés à cette nouvelle situation de gouvernement à distance. L’autre chapitre, écrit par Anaïs Daniau et Alexandre Mallard, s’intéresse aux « figures de l’agilité commerciale » dont on fait montre les « petits » commerces, certes quand ils innovent pour transformer les modalités de commandes et de livraisons de leurs produits, mais aussi quand ils développent de nouvelles logiques d’action collective.
S’ensuit une section sur les initiatives citoyennes. Celles des services départementaux d’incendie et de secours (SDIS), pour commencer, dans un chapitre écrit par Caroline Rizza qui explore comment s’est réorganisé ce service public et comment le SDIS a dû apprendre à nourrir de nouvelles relations avec ses parties prenantes, notamment avec les citoyens qu’il a fallu reconnaître comme des acteurs-clefs de la gestion de crise. Initiative citoyenne, également, celle que mènent certains acteurs pour confectionner des masques alternatifs. Analysée par Cédric Calvignac, Morgan Meyer, Gérald Gaglio et Franck Cochoy, les auteurs distinguent, de manière heuristique, cette innovation de celles visant un « mieux disant sociotechnique » et montrent que celle-ci cherche plus volontiers à atteindre la solution la moins sous-optimale possible ; une « innovation par privation » (ambition limitée et trajectoire foisonnante) comme ils la nomment. Le dernier chapitre de cette partie, enfin, s’intéresse à la mobilisation des makers. Robin Bastard, Caroline Rizza, Aurélie Montarnal et Frédérick Benaben étudient deux réseaux d’étudiants très actifs pendant la crise. Ils soulignent combien les médias sociaux ont été utiles à la formation de ces initiatives collectives visant à répondre à des besoins spécifiques (visière de protection, informations, messages de prévention, etc.). En cela, les médias sociaux doivent être considérés comme des « catalyseurs de la résilience collective » (p. 125).
La quatrième partie réunit deux textes sur les pratiques culturelles et sur la façon dont la crise a contribué à les faire muter (ou à accélérer certaines mutations déjà en cours). Valérie Beaudouin et Isabelle Garron relatent finement une expérience collective d’écriture de carnet en ligne qu’elles ont menée avec des étudiants (élèves ingénieurs) : on y voit, avec force détails, les manières dont le confinement a modifié leur vie dans bien des dimensions : retour du jeu vidéo, entretien des relations sociales malgré les obstacles, stratégies d’évasion du tout numérique, développement de pratiques sportives, etc. Alain Busson, Yves Évrard et Thomas Paris se demandent, ensuite, si l’on peut désigner des scénarios d’évolution de l’économie de la culture dans le sillage de cette pandémie et dans l’attente d’autres crises probables. L’exercice est difficile, mais les auteurs parviennent à élaborer de manière stimulante trois scénarios fort crédibles d’évolution (qu’ils nomment scénarios « Hunger games », « slow culture » et « amish ») des pratiques culturelles.
Comment les acteurs des politiques publiques locales ont-ils réagi et se sont-ils adaptés ? se demandent les auteurs des chapitres de la cinquième partie. Carole-Anne Tisserand explore la création d’une plateforme numérique de la région Île-de-France (« Industrie Solidarité Covid ») qui devait être éphémère mais qui va vite faire l’objet de stratégies de pérennisation (au moins de certaines de ses parties) : elle analyse ainsi comment des acteurs tentent de l’intégrer dans la stratégie d’innovation numérique de la région. Jérôme Denis et Nolwenn Garnier reviennent, eux, sur l’installation des coronapistes – pistes cyclables montées pendant les confinements notamment – à Paris. Ne visant pas au départ la réplicabilité, cette expérience a finalement constitué une vitrine tout autant qu’un argument de « vente » de la bicyclette comme moyen de transport « normal » de la ville moderne. Cela n’est toutefois pas sans poser quelques questions sur le principe démocratique de pareille initiative politique ainsi que l’argumentent les auteurs.
Enfin, la dernière partie est plus volontiers théorique et se penche sur l’expertise et la science en temps de crise. Armand Hatchuel, Pascal Le Masson et Benoit Weil reviennent sur le rôle de l’expert en temps de crise, pas seulement quand il existe des incertitudes, mais aussi quand l’expert fait face à l’inconnu et qu’il doit « clarifier les lacunes du savoir, organiser la progression des connaissances et susciter des politiques d’innovation adaptées » (p. 179). Dans pareille situation, défendent-ils, il faut renoncer à la stabilité du schéma décisionnel traditionnel (car on ne connaît pas toutes les alternatives ni tous les événements possibles) et accepter que l’expert lui-même n’a pas toutes les connaissances. Enfin, Brice Laurent et Bastien Lafon imaginent, dans un texte très intéressant, dont on ne peut ici que partiellement rendre compte, ce que pourrait être un nouveau contrat social pour une science que l’on convoque au chevet d’une crise. Ils concluent qu’il est désormais souhaitable qu’un nouveau contrat social associe production de connaissances et « représentation des attentes et des priorités sociales » (p. 196), en particulier en termes d’adaptation territoriale des mesures proposées.
Quoique manquant d’une conclusion qui ramasse, au-delà des efforts menés en ce sens dès l’introduction, les principaux enseignements et tisse plus explicitement les liens qui existent certainement entre ces fort diverses innovations, l’ensemble de l’ouvrage demeure passionnant, et intéressera une large variété de lecteurs, citoyens, chercheurs, mais aussi décideurs (publics et privés), peu au fait de l’existence de ces innovations et de ces nouvelles façons de faire et qui ont émergé dans une période que l’on a souvent caractérisée comme une période d’échecs et de difficultés (ce qu’elle est certainement aussi).
Henri Bergeron
(CNRS, Sciences Po, Centre de sociologie des organisations [CSO], Paris, France)
Droits des êtres humains et droits des autres entités : une nouvelle frontière ?
Jean-Pierre Marguénaud, Claire Vial (Eds)
Mare & Martin, 2021, 299 p.
Lorsque s’affichent en couverture d’un ouvrage de droit les noms associés de Jean-Pierre Marguénaud (Université de Limoges) et de Claire Vial (Université de Montpellier), chaque juriste pressent le thème du travail qu’il tient entre ses mains : le statut de l’animal. On ne saurait s’y tromper, puisque les auteurs portent, l’un le fondateur, l’autre co-rédactrice en chef, la Revue semestrielle de droit animalier. L’intuition initiale est toutefois partiellement démentie par la lecture de l’ouvrage collectif Droits des êtres humains et droits des autres entités : une nouvelle frontière ? Le sujet est tout à fait novateur, puisqu’il propose, certes de discuter l’attribution de droits à des entités non humaines, mais lie la question à celle des droits humains pour en dresser, au fil de quinze contributions, ce qui peut être perçu comme une tentative de nomenclature. L’ouvrage constitue la publication actualisée des actes du colloque éponyme tenu à Montpellier les 16 et 17 mai 2019.
Que ceux qui doutent de l’opportunité de discuter les droits des animaux et autres entités non humaines s’inquiètent : le propos dans son ensemble défend une cause. Cependant, que ceux qui craignent le ton radicalement militant de certains débats consacrés au sujet soient rassurés : le propos est résolument scientifique. C. Vial le souligne d’emblée dans ses propos introductifs ; reconnaître des droits à d’autres entités que les humains n’entraîne pas ipso facto l’assimilation des régimes : « Il n’y a pas lieu d’abolir l’irréductible différence entre les êtres humains et les autres entités ». Ellington, le chat de J.-P. Marguénaud (sic), tient un discours similaire par une élégante prosopopée dans la conclusion de l’ouvrage, se rassurant que la frontière entre les êtres humains et les autres entités se consolide.
Élément fondateur de la réflexion poursuivie par les différents intervenants, l’affirmation de cette frontière est utilisée pour mieux penser la spécificité et la légitimité des droits à attribuer à certaines entités non humaines. Grâce à ce préalable qui atteste qu’il ne s’agit pas de conférer aux entités non humaines la même personnalité juridique qu’aux personnes humaines, le propos se trouve protégé de la suspicion répandue quoique fallacieuse selon laquelle les penseurs des droits des entités non humaines seraient les partisans d’une doctrine anti-humaniste.
Au cours de la démonstration qui se structure en trois temps, les références scientifiques empruntent à d’autres disciplines : anthropologie, écologie, philosophie notamment. Les travaux de Philippe Descola ou de Hans Jonas servent d’appuis à la plupart des contributions, tout comme le haut patronage de Demogue, penseur de la notion de sujet de droit, irrigue les raisonnements. Le premier temps est consacré à l’étude de l’évolution des droits garantis aux êtres humains. Le deuxième temps aborde la question centrale de l’attribution de droits aux autres entités. Enfin, le troisième temps procède à un travail d’analyse du rapport juridique entre les êtres humains et les autres entités.
Pour les juristes, la notion de personne a d’abord été discutée à propos des groupements, et il est logique que la première des contributions non dédiée à la personne humaine traite du sujet. Romuald Pierre propose une lecture sous l’angle du vecteur de protection d’intérêts fondamentaux que permet l’attribution de la personnalité juridique. Tout à la fois rétrospective et tournée vers l’avenir, la contribution est riche d’enseignements utiles pour les autres entités potentiellement concernées par le phénomène de personnification.
La doctrine juridique contemporaine, lorsqu’elle aborde le concept de « non humain » se concentre sur les questions de statut de l’animal, et plus récemment de statut de la nature et de ses composantes. On retrouve ces questionnements essentiels à plusieurs reprises, animés dans l’ouvrage par des disputes intéressantes. Le sujet de la personnalité juridique des entités naturelles est d’abord débattu par Marie-Angèle Hermitte qui échafaude et met en application un modèle permettant de distribuer les droits à des sujets très variés constitutifs de la nature : rivières, forêts, espèces ou individus. Selon une autre approche, Séverine Nadaud encourage à la reconnaissance de la personnalité et des droits « sur-mesure » en fonction de l’entité naturelle considérée. Pointant le risque que les personnes humaines chargées de représenter un écosystème personnifié ne se comportent à des fins différentes de celle de protection, Marie-Pierre Camproux-Duffrène préfère penser juridiquement la situation par le prisme des communs naturels. Relativement à la place de l’animal dans le droit, Jacques Leroy, artisan essentiel de la construction de la doctrine afférente, rappelle les avantages de la personnification.
Pour donner un cadre renouvelé à la relation de responsabilité des humains envers la nature, Pierre Brunet met enfin en exergue le concept de droits bio-culturels. Ce dernier désigne un ensemble de droits pensés afin de protéger plus efficacement les intérêts et les savoirs des peuples autochtones et, par leur entremise, l’humanité en son ensemble. Récemment consacrés par une décision importante de la Cour constitutionnelle de Colombie, les droits bio-culturels, qui s’inscrivent aussi dans la dynamique initiée par la réflexion sur les communs, permettent d’interroger à nouveaux frais un certain nombre de thématiques importantes qui se situent au croisement du droit de l’environnement et des droits et libertés fondamentaux : la capacité des droits fondamentaux à répondre aux crises environnementales sans intégrer un volet de « devoirs » ; l’aptitude des systèmes juridiques contemporains à tenir compte d’ontologies non occidentales ; la nécessité de concevoir un cadre juridique intégré pour permettre à la fois un contrôle des communautés autochtones et locales sur leurs ressources et savoirs traditionnels associés et assurer une gestion efficace de l’environnement ; enfin, l’enjeu, d’ontologie politique, de constitution de nouveaux sujets de droit, qui va de pair avec la reconnaissance des « droits de la nature », et qui interroge directement le statut éthico-politique des peuples autochtones et communautés locales dans l’Anthropocène. Le raisonnement s’attelle d’abord à légitimer l’utilité du concept, tangible en droit international, avant d’aborder de stimulantes réflexions quant au bouleversement du rapport de propriété engendré par la question.
Aux côtés de ces questions essentielles qui constituent l’actualité directe du sujet de l’ouvrage, la démarche de recherche brille par son originalité exploratoire et partiellement prospective. Elle inclut en effet sous le vocable de « non humain » des catégories non encore, ou trop peu, pensées. C’est le cas d’abord, grâce à des prolégomènes anthropologiques, de la contribution de Xavier Perrot, qui aborde sous l’angle du droit la situation des artefacts. On y trouve exprimé par une démonstration scientifique ce que le lecteur pressent : que les concepts occidentaux contemporains ne donnent de la richesse de la perception de la « personne » qu’un bien maigre aperçu, et qu’ailleurs des droits sont reconnus à d’autres entités vivantes, mais également non vivantes telles que les fétiches, masques ou reliques. Reste que l’auteur remarque que la métaphysique occidentale constitue un obstacle à ce que de tels droits soient établis dans les mêmes formes en Occident.
Tout aussi novateur est le débat présenté par les contributions de Daniel Mainguy et Bérangère Gleize consacrées à la question désormais actuelle de la personnalité juridique des robots et à celle de leurs rapports avec les humains. Tous deux discutent l’intérêt de la personnification pour des motifs techniques, tenant notamment au droit de la responsabilité civile. Toutefois, le premier énonce ensuite les conditions nécessaires à la reconnaissance d’une personnalité au robot per se, à laquelle il n’est pas hostile, tout en insistant sur le fait que la question, éminemment politique et morale, dépendra du degré de perfectionnement de l’intelligence des robots à l’avenir. La seconde, à l’inverse, plaide pour le rejet de la personnification et privilégie le maintien des robots dans la catégorie des choses, appelant dans le même temps à une nécessaire adaptation du droit des biens.
Dans un esprit plus pionnier encore, le texte de Pierre-Jérôme Delage traite la question de l’attribution de droits aux extraterrestres. La catégorie est duale, et concerne d’abord les humains vivants, voire naissants, en dehors de la Terre dans une cité céleste ou une planète colonisée. Le propos aborde ensuite la question des droits des extraterrestres non humains, c’est-à-dire les formes de vies rudimentaires ou développées qui proviennent d’autres corps célestes.
À rebours de ces approches centrées sur les entités non humaines, plusieurs contributions explorent le sujet à la lumière des droits des êtres humains. Le propos aborde alors des sujets de droit des libertés fondamentales singulièrement centrés sur l’étude des mouvements relatifs à la matière, construits autour de plusieurs articles imbriqués les uns dans les autres. Amélie Dionisi-Peyrusse esquisse une première évolution irrésistible des droits de la personnalité vers les droits de l’Homme. En particulier centré autour de la notion de dignité, le texte témoigne bien de l’intérêt du mécanisme de la personnalité pour assurer une protection juridique efficace. Cette trajectoire n’est toutefois pas achevée, et Catherine Le Bris propose de poursuivre l’étude du mouvement par l’analyse d’une construction encore en cours : celle des droits de l’humanité, qu’elle prend soin de distinguer des droits de l’homme. La contribution, qui s’appuie sur le droit international public, notamment le droit de la mer, aboutit à des perspectives séduisantes, mettant en exergue le rôle des juridictions nationales, potentielles juges de droit commun en matière de protection des intérêts de l’humanité. Le propos ouvre en outre une discussion stimulante offerte par Anne-Blandine Caire qui interroge la frontière entre humain et non humain sans que le droit, pas davantage que l’éthique, ne permette d’apporter une réponse certaine : l’humain amélioré ou augmenté, le transhumain, puis demain le posthumain, soit l’esprit humain logé dans un corps immortel, doivent-ils être assimilés à la personne humaine ?
Longtemps occultée par d’autres sujets, la question de la personnalité a retrouvé un éclat nouveau depuis trois décennies, à l’instigation des spécialistes du droit animalier. Comme l’illustre bien l’ouvrage, elle n’est pas la seule méthode permettant d’assurer la protection d’éléments identifiés comme fragiles ou particulièrement sensibles, mais elle est peut-être celle qui porte en elle la dimension symbolique la plus forte.
À n’en pas douter, l’ouvrage dirigé par J.-P. Marguénaud et C. Vial fera date dans la conceptualisation juridique de la frontière entre humains et non-humains, et dans l’affermissement de la protection des intérêts non-humains.
Grégoire Leray
(Université Côte d’Azur, CERDP, Nice, France)
Gregoire.leray@univ-cotedazur.fr
Zéro pesticide.
Un nouveau paradigme de recherche pour une agriculture durable
Florence Jacquet, Marie-Hélène Jeuffroy, Julia Jouan, Édith Le Cadre, Thibaut Malausa, Xavier Reboud, Christian Huygue (Eds)
Quæ, 2022, 243 p.
L’ouvrage de Florence Jacquet (économiste, INRAE) et al. relate l’état de la recherche pour une transition vers une agriculture écologiquement plus durable. Le titre Zéro pesticide annonce d’emblée l’objectif des auteurs : la recherche de la voie d’un changement disruptif et non incrémental par rapport à la situation actuelle. Alors que la recherche et la politique agricoles se concentrent principalement sur une réduction progressive des pesticides, les auteurs de cet ouvrage tentent d’explorer les conditions d’une suppression totale de ces substances auxiliaires. Ce choix est justifié par les effets négatifs connus sur l’environnement et la santé. L’abandon total des pesticides n’est toutefois pas justifié par une considération coût/bénéfice, les coûts cachés de l’utilisation des pesticides étant très difficiles à quantifier. Ainsi, la justification de l’abandon total des pesticides n’est pas fournie. Cela ne nuit cependant pas à la validité des résultats de ces études approfondies et passionnantes.
Au fil des chapitres, l’ouvrage guide le lecteur vers les caractéristiques de la révolution verte, les problèmes environnementaux et sanitaires qui y sont liés, les exigences complexes pour les acteurs en matière de nouveaux procédés dans la production, la sélection végétale, jusqu’aux adaptations nécessaires de la politique agricole et de la société pour une agriculture durable et sans pesticides.
La grande complexité de l’interaction entre tous les composants du système, nécessaire lorsque l’on renonce aux pesticides, exige une bonne compréhension des étapes de simplification liées aux substances chimiques. Les caractéristiques liées à la possibilité d’utiliser des pesticides sont, entre autres, les suivantes : variétés à haut rendement avec moins de résistances aux maladies, semis plus denses, semis plus précoces, raccourcissement des chaumes pour les céréales, rotation plus simple des cultures, moindre prise en compte des caractéristiques du site. Cela a également conduit à des résistances aux ravageurs, ce qui a nécessité des méthodes de traitement continuellement adaptées. La sécurité alimentaire a été massivement améliorée grâce à une meilleure productivité. Et ce, même en cas de forte augmentation de la population. Cette évolution n’a finalement été possible que grâce à trois conditions importantes : la disponibilité de substances pour le traitement chimique, la disponibilité et l’utilisation d’engrais artificiels, et les conditions-cadres de la politique agricole, qui ont rendu possible l’utilisation de pesticides dans les proportions que l’on sait. Les conséquences sur l’environnement (biodiversité, contamination du sol, de l’eau et de l’air) et sur la santé des consommateurs et des utilisateurs sont décrites et documentées en détail. Cette partie du livre se termine par une description impressionnante des tentatives de réduire les conséquences négatives de l’utilisation des pesticides au cours des deux dernières décennies. On se rend compte que de nombreuses tentatives – comme celle de réduire le spectre d’action des substances – ont souvent échoué.
En fin de compte, « zéro pesticide » veut dire que la grande simplification apportée par la révolution verte en matière de techniques culturales grâce aux pesticides (herbicides, insecticides et fongicides) doit être remplacée par (i) une approche complexe mettant en évidence la prophylaxie, les principes de l’agroécologie et la mobilisation des acteurs des filières pour une voie nouvelle ; (ii) des acteurs qui ont trouvé leur rôle et leurs attitudes spécifiques dans le système traditionnel ayant recours aux pesticides.
Les facteurs qui entravent les adaptations nécessaires à l’utilisation des pesticides sont multiples. Ils sont de nature technique (exemple des néonicotinoïdes) et socioéconomique. Ces derniers sont liés à la forte dépendance économique vis-à-vis des pesticides. Les agriculteurs ne sont pas les seuls concernés, loin de là. Il y a aussi l’industrie en amont, les conseillers, souvent liés à l’industrie chimique, la recherche, qui travaille majoritairement sur des innovations au sein de procédés existants, les consommateurs avec leurs budgets limités, la grande distribution et l’industrie de transformation avec leurs exigences sur l’aspect extérieur des produits, et enfin le monde politique, peu ambitieux, qui est lui-même pris dans la tourmente des intérêts en présence. En résumé, le système des connaissances tourne essentiellement autour de l’utilisation (toujours améliorée) des pesticides, qui représentent le procédé le plus avantageux pour les acteurs impliqués. Les coûts externes ont joué très longtemps un rôle mineur ; aujourd’hui, ils sont le moteur pour les corrections en cours.
Les efforts visant à rendre l’utilisation des pesticides plus respectueuse de l’environnement et à réduire les risques pour la santé sont visibles à deux niveaux. Premièrement, les procédures d’autorisation deviennent plus strictes et deuxièmement, le concept IPM (integrated pest management) a été développé très tôt. Celui-ci repose sur différents principes qui visent à donner un caractère de plus en plus subsidiaire à l’utilisation des pesticides. Les plus importants sont : la prévention, la surveillance des bio-agresseurs, la lutte biologique et mécanique, et justement l’utilisation subsidiaire d’un maximum de pesticides différents afin d’éviter autant que possible les résistances. Il apparaît ainsi que le renoncement complet aux pesticides de synthèse doit faire évoluer certaines de ces approches. Une autre voie est celle de l’agriculture biologique, qui renonce à tous les pesticides de synthèse, mais pas aux substances d’origine naturelle, qui peuvent être tout aussi toxiques. Les rendements plus faibles, certes partiellement compensés par des prix plus élevés sur le marché, constituent toutefois un facteur de blocage pour l’élargissement de la demande.
Dans la seconde partie du livre, les approches de la recherche et de la mise en œuvre pratique de l’agriculture sans pesticides sont abordées point par point. Ces approches impliquent plusieurs domaines qui doivent être coordonnés.
L’un des principaux leviers dans cette stratégie globale est la prophylaxie dans le domaine des bio-agresseurs. Elle vise à réduire au maximum la pression initiale des ravageurs, d’obtenir le plus grand déphasage possible entre la sensibilité des plantes et le potentiel de dégâts des ravageurs, et de limiter les pertes lors de l’infestation. Cela nécessite de nombreuses mesures, dont certaines vont à l’encontre de ce que la révolution verte a permis : semis plus tardif, densité de semis plus faible, variété moins gourmande en azote, par exemple. D’autres mesures consistent à adapter la rotation des cultures, à réduire la taille des parcelles, à pratiquer la polyculture, à diversifier les paysages, à travailler le sol différemment, etc. Il s’agit de minimiser la nécessité d’utiliser des pesticides afin de pouvoir s’en passer progressivement. Les auteurs soulignent à cet égard l’étroite collaboration entre la recherche et la pratique. L’ère des connaissances génériques est révolue dans la mesure où les sites de culture – les écosystèmes – sont très différents les uns des autres. En d’autres termes, l’ère de l’agroécologie sans pesticides est basée sur la diversité, la connaissance et la mise à profit de la complexité des systèmes.
Le bio-contrôle est une autre approche agroécologique, qui place la plante et sa résilience au centre et l’écosystème de cette dernière avec son environnement biologique et des substances naturelles respectueuses de l’environnement dans l’éventail des mesures de santé végétale. Là encore, il s’agit de mettre en place une industrie, parfois de la développer. D’une manière générale, tous les acteurs qui ont trouvé leur compte dans le système d’utilisation des pesticides devraient pouvoir disposer de perspectives dans les nouveaux concepts. Cela s’avère déterminant dans la volonté collective de changement. La sélection végétale fait partie des alternatives à l’utilisation des pesticides. Elle consiste à mettre l’accent sur les caractéristiques des plantes qui offrent à la fois un rendement, une sécurité de rendement, une résistance à l’infestation et une bonne intégration dans les écosystèmes locaux. Les objectifs sont multiples à l’avenir. Les conflits d’objectifs constituent à cet égard un défi particulier. D’un point de vue méthodologique, les approches classiques restent au premier plan. Les nouvelles techniques du génie génétique, fondées sur l’édition du génome, peuvent jouer un rôle de plus en plus important. Les auteurs insistent sur la diversité des approches.
Une agriculture sans technologie est impensable. Les potentialités visant à encadrer une agriculture durable sans pesticides sont très grandes. Elles s’étendent de la surveillance des ravageurs potentiels aux techniques de précision, l’observation ou la surveillance pouvant se faire à proximité ou à distance. Les techniques doivent en outre tenir compte des nouvelles caractéristiques des pratiques culturales, notamment de la diversité à petite échelle (contraire de la simplification).
Les conditions-cadres, dont la politique, jouent un rôle très important dans le secteur agricole. Il convient donc de réorienter les conditions-cadres vers une production agricole exempte de pesticides. Pour ce faire, les auteurs commencent par la formation, le conseil et les nouveaux concepts des pairs. Ce dernier point met l’accent sur les expériences faites par les collègues professionnels. Dans le domaine de la politique agricole, il importe de trouver le bon équilibre entre les incitations, les encouragements, les concepts de vente aux enchères et les réglementations.
Dans le domaine de la réglementation, il convient de mentionner l’autorisation des substances et des sites (parcelles) pour l’utilisation des pesticides. Les auteurs insistent beaucoup sur les limites des interdictions ou des limitations. Il serait tout aussi important de montrer les possibilités alternatives qui peuvent être mises en œuvre. C’est la seule manière de créer des perspectives.
Les auteurs insistent sur le fait que les différents instruments de politique agraire agissant sur les marchés doivent avoir un effet aussi neutre que possible sur les revenus. En fin de compte, il s’agit également d’impliquer d’autres acteurs (par exemple le consommateur) du système alimentaire. En effet, on ne peut pas se cacher que les aliments deviennent plus chers lorsqu’on renonce aux pesticides. Nous avons ici une situation similaire à celle de l’agriculture biologique : il faut mobiliser la disposition à payer pour des prix en hausse et des produits éventuellement moins homogènes. Les labels jouent dans ce cas un rôle particulier.
Dans l’ensemble, cet ouvrage sort des sentiers battus en proposant une transformation radicale des pratiques de production. On aurait aimé que les nouvelles propositions tirent mieux profit des connaissances acquises par la recherche scientifique sur l’agriculture biologique. Même si cette dernière utilise encore des substances nuisibles à l’environnement, elle peut jouer un rôle déterminant dans le développement d’une agriculture sans pesticides en mesure de nourrir l’humanité de façon durable.
Bernard Lehmann
(HLPE-FSN/CSA ; FIBL ; Académie Suisse des Sciences, Brugg, Suisse)
Pesticides. Le confort de l’ignorance
François Dedieu
Seuil, 2022, 391 p.
Pour qui s’intéresse à la thématique des pesticides en agriculture, le titre de cet ouvrage de François Dedieu (INRAE) rappelle celui signé par Jean-Noël Jouzel (CNRS) paru trois années plus tôt1. Pas de surprise à cela puisque les deux sociologues ont ouvert ensemble cette entrée analytique de la production de l’ignorance2 pour comprendre ce qu’il se passe en France autour de l’usage persistant des pesticides alors même que leurs effets délétères sur la santé des travailleurs agricoles sont de mieux en mieux informés. Tout l’intérêt de leur approche est lové dans ce constat paradoxal : comment est-il possible d’ignorer des choses que l’on sait ? Elle s’inspire de la voie ouverte par les travaux de Robert Proctor sur les marchands de doutes relatifs aux méfaits du tabagisme pour la prolonger en s’intéressant aux processus de production d’ignorance involontaire. Ils renouvellent profondément l’analyse stratégique initiale en interrogeant les mécanismes institutionnels qui rendent certains savoirs hors de portée de l’action publique.
Ce livre, pourtant issu d’une habilitation à diriger des recherches, se lit comme un roman grâce à un style fluide et une mise en intrigue qui tient le lecteur en haleine pour découvrir si deux alertes, monstrueux trous dans la raquette démontrant la non-maîtrise du risque pesticides, ont ou non bousculé la gestion publique de ce risque. La première alerte, l’alerte Équipement de protection individuelle (EPI), a été donnée par des ergonomes et épidémiologistes dont les recherches ont révélé la perméation de combinaisons de protection, pourtant prescrites, à certains produits, accentuant ainsi les risques de contamination (chapitre 6). La seconde alerte lancée par l’association Générations Futures suggère que le ministère de l’Agriculture aurait privilégié des intérêts économiques au détriment de l’avis de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) lors de l’autorisation de la mise sur le marché de produits (chapitre 7). La lecture est également facilitée par un renvoi des notes en fin d’ouvrage et un appel limité aux références bibliographiques, choix de la collection Anthropocène, qui donnent toute sa place à la voix de l’auteur. La science n’est pas toujours aride à découvrir, et c’est bien !
D’un point de vue formel, l’ouvrage se compose de deux parties, d’un épilogue et d’un dernier chapitre à visée propositionnelle. La première partie présente les différents mondes professionnels impliqués dans l’utilisation et la gestion des pesticides agricoles en France : l’industrie des pesticides, le contrôle administratif par le ministère de l’Agriculture et l’Anses qui entretiennent des relations parfois difficiles, l’agriculture (en l’illustrant par une enquête auprès de producteurs de pommes), les anti-pesticides regroupant journalistes, ONG et élus. On peut regretter que la recherche ne soit pas intégrée à ce décor alors qu’elle joue un rôle important, nous rappelle F. Dedieu, dans la mesure où la procédure d’évaluation des risques repose sur la science réglementaire, « activité hybride combinant preuves scientifiques et facteurs sociaux et politiques » (p. 318), dont les savoirs sont produits presque exclusivement par la toxicologie et non par l’épidémiologie, par exemple. La seconde partie va à la découverte des processus de production d’ignorance. Les processus volontaires qui tiennent aux stratégies d’influence de l’agro-industrie, déjà relativement bien identifiés, font l’objet d’un seul chapitre. Les trois autres sont dédiés aux processus involontaires, plus difficiles à percevoir, à partir de l’analyse des deux alertes.
La thèse de F. Dedieu est la suivante : cette production involontaire d’ignorance repose sur un déni organisé des savoirs inconfortables : « La machinerie administrative, scientifique et commerciale développe, dans les deux cas, un phénomène de déni organisé qui permet d’écarter les alertes et les savoirs inconfortables puisqu’ils contredisent les scénarios et les postulats de l’évaluation des risques » (p. 279). Comment donc une production involontaire peut-elle reposer sur un processus organisé ? N’est-ce pas paradoxal ?
F. Dedieu dissocie facteurs et processus de déni de ceux de la production involontaire d’ignorance en montrant de façon éclairante comment les seconds découlent des premiers. Le déni est l’œuvre d’agents qui réduisent la dissonance cognitive occasionnée par de nouvelles connaissances non par une adhésion aveugle à leurs schémas de pensée, mais par une « peur du vide » (p. 290), le vide que créerait l’abandon de la prévention des risques professionnels telle qu’elle est menée et l’apparition du caractère inutile de leur travail : « Les appareillages organisationnels sont trop coûteux à remettre en cause » (p. 291). Tout en reconnaissant les critiques au sein de leur environnement de travail, ils les neutralisent par des changements limités (par exemple en mettant en place une formation à l’adresse des agriculteurs suite à l’alerte EPI). Ce faisant, ils substituent une cause à une autre. Dans cet exemple, la remise en cause de l’efficacité des EPI est substituée à une « meilleure » information des utilisateurs à propos des risques de l’usage des pesticides. Autrement dit, leur protection s’améliorerait non parce qu’ils pourraient ainsi disposer de combinaisons réellement protectrices ou que les produits homologués sous condition du port d’EPI seraient interdits, mais parce qu’ils seraient plus au fait des processus de contamination. Ces changements « ne modifient en rien l’architecture générale » (p. 286). Plus que cela, en prouvant que les critiques sont prises en considération, ils véhiculent l’idée que l’architecture, certes insatisfaisante, est cependant améliorable.
En revanche, ces changements accentuent la responsabilisation des agriculteurs dans la gestion du risque et complexifient la réglementation en ce sens où le type d’EPI prescrit diffère selon la tâche à effectuer (préparation de bouillie, pulvérisation…). Cela « pousse un peu plus les producteurs dans l’illégalité » (p. 293) nous dit l’auteur et rend plus opaque encore la connaissance des usages et des conditions de travail. L’exposition des travailleurs agricoles en situation devient encore plus difficile à enquêter et l’ignorance grandit sans qu’aucune des parties prenantes ne le souhaite.
En révélant comment peuvent être écartés des savoirs qui soulignent l’irréalisme de l’évaluation a priori des risques, F. Dedieu démontre que l’ignorance n’est pas uniquement un manque de connaissances ou des savoirs incertains, mais que c’est aussi la non-prise en compte ouverte et justifiée de ces savoirs inconfortables.
Son ouvrage intéressera toute personne qui interroge la production d’ignorance, au-delà de la thématique des pesticides voire de l’évaluation des risques sur la santé au travail, car il ouvre des perspectives d’une forte actualité dans l’organisation de notre vie sociale et professionnelle de plus en plus complexifiée et gérée par des instruments et des règlements relevant d’un appareillage qui paraît gagner en autonomie et en indépendance.
Jacqueline Candau
(INRAE, UR ETTIS, Cestas, France)
Socio-écosystèmes.
L’indiscipline comme exigence du terrain
Patrick Giraudoux (Ed.)
ISTE editions, 2022, 323 p.
Dans la préface, Arnaud Macé définit ce qu’est ici l’indiscipline : « C’est celle qui permet à ces savants de n’accepter qu’une seule règle, celle de suivre tous les fils du problème qui se pose à la communauté auprès de laquelle ils sont arrivés » (p. 3). Il ajoute un peu plus loin, plus prosaïquement : « S’affranchir des réquisits hiérarchiques et administratifs pour suivre les pistes que le terrain impose… ».
Les différents chapitres présentent une série d’études de terrain allant de problèmes agricoles (chapitre 1), de pollution des eaux (chapitre 2) à la santé publique (chapitres 3, 4, 5 et 7) avec une ouverture sur la biologie de la conservation (chapitre 6). Débutée dans la région Bourgogne Franche-Comté (chapitre 1 et 3) en raison de la localisation géographique des premiers participants, la méthode s’est exportée vers l’Asie (chapitre 4 et 6) et l’Afrique (chapitre 7), est passée du modèle rongeurs (chapitre 1) à l’association prédateur-proie (chapitre 4), puis à un primate (chapitre 6), et en santé publique de l’échinococcose (chapitre 4) au choléra (chapitre 7). La lecture est facilitée par une organisation claire : chaque chapitre débute par une série de « questions-guides » que se sont posées les auteurs, vient ensuite la présentation des faits et enfin un encadré (« points-clés ») conclut le chapitre. On notera aussi une très riche illustration, tout à fait justifiée en écologie du paysage : une quinzaine de cartes et près de quarante photos présentant les lieux et les situations. On appréciera aussi la quasi-absence de tableaux (n = 3) comparée à l’abondance des figures et diagrammes (plus de 40), facilitant la lecture et la compréhension des concepts comme des résultats. C’est une alternance d’études complètes, quasiment « cas d’école », menées par des équipes pluridisciplinaires durant de longues années (chapitres 1, 3, 4 et 6) avec des études plus brèves, plus individuelles, plus personnelles, apportant un œil neuf sur la pluri/multi/inter-disciplinarité (chapitres 2, 5, 7 et la conclusion).
L’avant-propos est fourni, bien illustré et dispose d’une base bibliographique solide. Patrick Giraudoux (professeur émérite d’écologie à l’Université Bourgogne Franche-Comté) y revient aussi sur cette notion d’indiscipline et la définit comme du pragmatisme qui conduit des chercheurs disciplinés (ayant une discipline scientifique propre) à l’indiscipline : « S’extraire du mainstream de leur discipline… pour cultiver les interfaces avec les disciplines utiles à la résolution des questions » (p. 18). Cette phrase, cette posture est clairement majeure dans l’action des auteurs et ce n’est pas un hasard si elle revient dans la conclusion de la conclusion, à la dernière page de cet ouvrage. Il est largement fait référence dans cette présentation à Jean-Antoine Rioux, pionnier de l’écologie du paysage, et il est vrai que l’on retrouve une certaine « filiation » entre le déroulé des travaux présentés dans cet ouvrage et le parcours de J.-A. Rioux et ses collaborateurs dans les années 1960 à1980. Travaux menés au départ sur les maladies liées aux moustiques en Languedoc, puis développés avec la même méthodologie sur d’autres lieux et d’autres maladies : leishmanioses sur le pourtour méditerranéen, peste en Iran, schistosomiase intestinale en Guadeloupe.
Le chapitre 1 décrit l’étude fondatrice du groupe écologie du paysage-rongeurs, à savoir le suivi des pullulations de campagnols dans le Jura durant une quarantaine d’années, soit six cycles de fluctuations d’abondance des populations. Et dès ce premier chapitre apparaissent les points majeurs dans l’étude de ces socio-écosystèmes : leur complexité, leur évolution dans le temps, la multiplicité des acteurs : animaux (du campagnol à la vache en passant par les pathogènes, les prédateurs, etc.) aussi bien qu’humains (de l’agriculteur au chercheur en passant par les chasseurs, les administratifs, les politiques, etc.). Il est bien expliqué comment cette longue durée d’étude a permis d’observer et d’analyser in natura ce qui s’apparente à des conditions quasi expérimentales. Le temps encore, qui n’est pas le même pour le campagnol, l’agriculteur et le chercheur (très bon schéma, p. 61). L’évolution des paysages, des pratiques agricoles et… des recherches est sous forte influence des politiques nationales ou supranationales : le calendrier, la discontinuité et la diversité des financements (schéma p. 60) sont éloquents. On voit aussi dès ce premier chapitre cette volonté de dépasser la question de la recherche théorique, d’aller jusqu’à l’application, d’apporter des solutions pratiques au problème : la création de « la boîte à outils », une combinaison de mesures intervenant à différents niveaux et sur différentes interactions à l’intérieur du système.
Le chapitre 2 présente le point de vue d’un socio-anthropologue qui découvre la difficulté à résoudre une « simple » question de pollution d’une rivière. Au fil, non pas de l’eau, mais des réunions et interviews individuelles, il décrit la multiplicité des intervenants : scientifiques de différentes disciplines, riverains (agriculteurs, pêcheurs, etc.), pouvoirs publics et la complexité des interactions entre eux : tous ayant des savoirs, des cultures, des points de vue très focalisés et des intérêts différents. Il en conclut que seule une action collective, débutant dès la définition même du problème, aurait une chance d’aboutir à une solution.
Le chapitre 3, « Environnement de la ferme, lait cru et immunité », est en quelque sorte pour les équipes médicales le parallèle du chapitre 1 pour les « ratologues ». Il décrit d’abord la constitution d’une équipe vouée à l’étude des problèmes de santé en milieu rural et en particulier aux maladies allergiques atopiques en Franche-Comté. Puis vient une solide revue de ce type de maladies, avant la présentation du programme Pasture qui a élargi leur horizon et leur champ d’action au niveau européen par diverses collaborations. Ce programme apporte de précieuses informations sur les modalités de protection contre ces maladies allergiques, met en évidence les interférences entre facteurs génétiques et environnementaux, ne cache pas les difficultés à faire bouger les choses face à certains lobbys agro-alimentaires et souligne aussi l’apport des sciences humaines et sociales.
Le chapitre 4 voit les équipes actives aux chapitres 1 et 3 se rejoindre sur une problématique commune. Après une brève présentation de l’échinococcose alvéolaire et de sa chaîne de transmission, ce chapitre débute par un rappel de la méthodologie suivie et des résultats obtenus par l’équipe pluridisciplinaire sur son premier terrain d’étude : le Jura. Puis sont largement développés les travaux menés avec succès en Chine et au Kirghizistan dans différentes régions et écosystèmes à partir de cette expérience acquise dans le Jura. En conclusion, la comparaison des différents faciès épidémiologiques étudiés tout au long de ces années permet de montrer l’apport de la démarche épidémiologique dans la compréhension du fonctionnement des foyers et de mettre en évidence l’importance des modifications du paysage et de l’environnement sur la santé publique.
Le chapitre 5, « Visions indigènes de la maladie et des risques liés à l’échinococcose alvéolaire », apporte le point de vue complémentaire d’un socio-anthropologue. Il décrit d’abord l’intégration de cette nouvelle discipline dans l’équipe de recherches déjà constituée (voir chapitre précédent). « La vision indigène » est définie comme la vision recueillie auprès des acteurs (et victimes) du monde rural : c’est leur conception personnelle de la maladie et du risque telle qu’ils l’ont présentée lors d’entretiens. Il s’agit ensuite pour les enquêteurs de déterminer les corrélations possibles entre santé, maladie et risque sanitaire avec les pratiques des acteurs. Clairement, les mondes de la recherche et de l’hôpital n’ont pas le même vocabulaire, le même historique, les mêmes savoirs et les mêmes priorités que le monde rural. On lit, par exemple, que pour l’agriculteur, la santé économique de son exploitation passe avant sa santé physique, que les savoirs sont principalement hérités des parents et grands-parents (sphères familiale et professionnelle étant étroitement imbriquées), etc. : d’où la difficulté à faire passer un message issu de l’extérieur du système. Le recueil de ces « visions indigènes » permet ainsi de mieux saisir les freins existants vis-à-vis des mesures de prévention proposées.
Le chapitre 6 est un exemple de pluridisciplinarité appliquée à la résolution d’un problème de biologie de la conservation. Là encore, on part d’un cas local, l’évolution des paysages agricoles dans l’est de la France, aboutissant dans le Jura à l’explosion d’une calamité agricole (le campagnol terrestre, voir chapitre 1), comparé à la disparition en Alsace d’une espèce emblématique (le grand hamster) pour tenter de comprendre comment, à l’autre bout du monde (en Chine !), une autre modification des paysages et des pratiques agricoles a pu aboutir à menacer la survie du rhinopithèque de Biet par la fragmentation de son habitat. Pour cela, il est fait appel à la combinaison de disciplines « anciennes » (histoire, muséologie) et de disciplines « modernes » (génétique des populations par analyses ADN et cartographie de la végétation par images satellites) pour reconstituer l’aire de répartition originelle de l’espèce, puis localiser les interconnexions à réaliser pour reconnecter les sous-populations isolées et aboutir ainsi à une taille de population et une diversité génétique suffisantes pour garantir la pérennité de l’espèce.
Le chapitre 7 nous amène au Congo et nous fait suivre le parcours d’un jeune médecin, chirurgien d’hôpital devenu « médecin du bout de la piste ». On le voit tentant de comprendre sur le terrain le fonctionnement des épidémies de choléra au fin fond d’un pays en état de délabrement, passant du système hospitalier étatique aux ONG internationales, puis partant parfaire sa formation d’éco-epidémiologiste en Europe avant de retourner à nouveau sur le terrain. Pour conclure que, oui, les épidémies sont prévisibles si l’on dispose de séries de données éco-épidémiologiques spatio-temporelles, si l’on tient compte des réalités locales et des informations socio-anthropologiques, si l’on oublie une vision colonialiste (et cela vise aussi l’establishment local) et une approche top-down. Bref si l’on fait preuve d’indiscipline !
La conclusion s’intitule : « Coopérer au travail : sociologie d’une posture scientifique ». Est-ce vraiment une conclusion ? Elle commence par un paragraphe « méthodologie » ! Classiquement, la conclusion d’un ouvrage collectif est l’œuvre du coordonnateur du programme et/ou des chefs d’équipe, et là encore, cet ouvrage innove et fait preuve d’indiscipline ! Là, elle a été confiée aux socio-anthropologues, chargés d’analyser les pratiques collectives de l’ensemble du groupe. Une phrase-clé, à retenir : « Les chercheurs ayant participé à la rédaction de cet ouvrage ont en commun une volonté d’ancrer leur recherche dans la réalité… ». Il ne s’agit pas de résoudre simplement un problème théorique, mais de répondre à une question pratique, qui se pose à la société dans laquelle ils vivent.
Jean-Marc Duplantier
(ex IRD-CBGP Montpellier, France)
jean-marc.duplantier0137@orange.fr
Économie écologique.
Une perspective européenne
Olivier Petit, Géraldine Froger, Tom Bauler
De Boeck, 2022, 353 p.
L’économie écologique n’est pas qu’une discipline scientifique, c’est aussi un mouvement social ayant vocation à changer le monde. C’est ainsi qu’on pourrait caractériser le cœur du message véhiculé par ce livre qui résume, en un peu plus de 300 pages, les théories et les idées saillantes de cette approche ainsi que les contours de son histoire (encore) relativement jeune. En effet, l’histoire de l’économie écologique est à la fois celle de l’évolution d’une pensée et celle d’un mouvement international. Les auteurs – tous les trois des figures de proue de l’économie écologique – consacrent une bonne partie de l’ouvrage à expliciter le rôle des précurseurs et pionniers qui ont façonné la trajectoire de ce courant de pensée depuis les années 1980. La grande force du livre – qui le distingue de la plupart des manuels d’économie – est ce souci perpétuel d’ancrer la description des idées et des théories dans des contextes et des évolutions historiques plus larges.
Ce premier manuel d’économie écologique écrit en français se destine en premier lieu aux étudiants francophones de licence ou de master. Il constituera aussi une référence pour les doctorants et enseignants qui souhaitent intégrer les visions de ce courant économique hétérodoxe dans leurs réflexions et enseignements. La nature même de l’économie écologique, conçue comme une « transdiscipline » ouvertement normative et transcendant les frontières du monde académique, renforce l’intérêt de ce manuel pour un large public. Avec un fort ancrage dans le monde de l’activisme environnemental et social, l’économie écologique se distingue de l’économie orthodoxe, néoclassique, et de son inatteignable quête de la scientificité et de la neutralité.
Après une introduction qui explicite et justifie les objectifs et l’approche adoptée, le livre se compose de deux parties. Les deux chapitres de la première partie exposent les principes et les concepts de l’économie écologique en les associant systématiquement à l’évolution de la pensée et de la politique environnementales. Le premier chapitre relève le défi posé à toutes les communautés interdisciplinaires en gestation, à savoir le besoin de se forger une identité propre et de concilier le principe de « laisser mille fleurs fleurir » avec un minimum de cohérence disciplinaire. Les auteurs esquissent ensuite le clivage qu’ils considèrent fondamental entre les deux familles constitutives de ce courant : l’« économie écologique du marché », particulièrement forte aux États-Unis, et la socio-économie écologique, le courant clairement européen dans lequel ils s’inscrivent – d’où le sous-titre de l’ouvrage.
Le deuxième chapitre jette les jalons conceptuels pour le reste de l’ouvrage. Il identifie « les systèmes socio-écologiques » comme l’objet d’étude privilégié de l’économie écologique et résume les concepts-clés que celle-ci emploie pour appréhender les interdépendances entre les sociétés humaines et la biosphère : la co-évolution, le métabolisme social, les services écosystémiques, la résilience. En prenant appui sur les diverses critiques de l’hypothèse de la « courbe environnementale de Kuznets » – qui postule une baisse des pressions environnementales à partir du moment où la société atteint un certain niveau de bien-être économique – les auteurs se positionnent ouvertement en faveur de la décroissance comme perspective fondamentale pour l’économie écologique.
La deuxième partie du livre se concentre sur les principaux enjeux de l’économie écologique concernant l’interaction entre les sociétés humaines et la biosphère. Le chapitre 3 expose les fondements de la macroéconomie écologique en s’appuyant sur la critique adressée à la croissance économique et au rôle dominant du PIB comme mesure du bien-être. Le chapitre 4 tourne le regard vers les efforts faits pour bâtir une microéconomie écologique. Ce domaine étant en plein développement, il n’est pas surprenant qu’une des contributions les plus novatrices du livre se trouve ici, dans les efforts d’intégrer les théories de l’innovation et des transitions sociotechniques à celles de l’économie écologique. Les auteurs introduisent ainsi le concept d’« exnovation » qui décrit les dynamiques des filières, secteurs ou technologies abandonnés sciemment (par exemple celui du charbon ou de l’énergie nucléaire). Le chapitre 5 aborde un enjeu qui a toujours été au cœur de l’économie écologique, à savoir les alternatives à l’évaluation monétaire de l’environnement, notamment celles qui relèvent des nombreuses approches d’évaluation multicritères participatives et délibératives. Enfin, le chapitre 6 examine les liens inséparables noués entre les phénomènes économiques et les systèmes de gouvernance. En abordant des questions telles que le rôle des divers instruments de régulation, la justice environnementale et la gouvernance des ressources communes, ce chapitre met en évidence l’originalité de l’économie écologique comme science sociale au sens propre du terme.
Redisons-le, l’approche historique et l’accent mis sur les auteurs ayant façonné l’économie écologique constituent des vertus indiscutables de ce manuel. À ce titre, il convient de souligner à nouveau la manière dont il met en valeur la tradition européenne de l’économie écologique, en la différenciant du courant américain, plus proche de l’écologie et des théories économiques orthodoxes. Bien que largement connue des initiés, cette distinction n’avait jusqu’à maintenant pas servi de point de départ et de raison d’être à un manuel de socio-économie écologique. Ce clivage est d’autant plus intéressant à considérer quand on connaît l’histoire récente des politiques économiques menées de chaque côté de l’Atlantique. À la suite de la crise financière de 2007-2008, les gouvernements européens ont adopté des mesures bien plus orthodoxes sur le plan macroéconomique que leurs homologues américains, « pragmatiques » et résolument protectionnistes. À ce propos, l’affichage explicite en faveur de la décroissance est tout aussi intéressant et surprenant. Certes, la critique du modèle actuel de croissance économique est, dès l’origine, constitutive de l’économie écologique. Néanmoins, la formulation d’un discours et d’un cadre conceptuel explicitement « décroissantiste » a tardé à voir le jour, et il reste encore aujourd’hui contesté par une partie de la communauté des économistes écologiques.
Le rôle de la France dans l’évolution de l’économie écologique est intrigant. À ses débuts, ce courant de pensée a été solidement ancré dans la sphère francophone, René Passet ayant été un de ses pionniers les plus influents. Par la suite, l’économie écologique s’est fortement développée dans le monde anglo-saxon, notamment au Royaume-Uni et aux États-Unis. Au cours de la dernière décennie, une véritable école de pensée francophone s’est peu à peu constituée, en grande partie grâce aux efforts des auteurs du manuel, les universités de Toulouse et de Lille reprenant le flambeau laissé par le Centre d’économie et du développement pour l’environnement (C3ED) de l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines qui avait mené un travail pionnier au cours des années 1990 et 2000.
Le livre est formidablement bien écrit et facile à lire. Cela s’explique en partie par le choix des auteurs de minimiser le recours au langage formalisé qui caractérise habituellement la science économique. À la différence de manuels d’économie écologique existants, cet ouvrage ne prend pas pour point de départ une exposition et une critique des théories et modèles économiques dominants, il entre directement dans le vif du sujet, présentant d’emblée les approches, idées, concepts et outils de l’économie écologique.
Malgré la remarquable cohérence du propos, il y a un peu d’hésitation dans l’usage de quelques concepts-clés. La différence entre « développement durable » et « développement soutenable » aurait mérité d’être explicitée, ainsi que celle entre inter- et transdisciplinarité. Certes, le sens que donnent les auteurs à cette dernière distinction devient clair au fur et à mesure de la lecture, mais il aurait été souhaitable de la préciser dès le départ. De même, les racines historiques et les liens de l’économie écologique avec les écoles de pensée institutionnalistes auraient mérité davantage de réflexion. Il serait utile de consacrer de futures analyses à ce sujet. On peut aussi regretter le choix de la maison d’édition d’exclure les références bibliographiques de la version papier du livre. Le lecteur est incité à consulter les références électroniques à l’aide de codes QR fournis dans chaque chapitre. Pour les jeunes générations, ce choix ne pose peut-être pas de problème, mais un lecteur plus âgé est tenté d’abandonner l’idée d’aller chercher ces références. Dans le même ordre d’idées, on peut regretter la très petite taille de police utilisée dans les encadrés. Le lecteur est tenté d’en sauter la lecture, les considérant comme un matériel supplémentaire et non essentiel.
Comme tout bon ouvrage, ce livre inspire un certain nombre de réflexions. Il serait intéressant que de futures études se penchent davantage sur deux sujets. Premièrement, on pourrait s’interroger sur les raisons sous-jacentes au clivage entre les économies écologiques américaine et européenne. Cette distinction relève-t-elle d’une différence culturelle entre les mondes anglo-saxon et latin ou résulte-t-elle de l’interaction d’un ensemble de facteurs plus aléatoires tels que la présence et l’action de certains penseurs dont les idées et convictions ont permis ensuite la constitution d’écoles de pensée ? Deuxièmement, on pourrait explorer les implications, pour l’économie écologique, de la montée en puissance récente de l’écomodernisme, à savoir un environnementalisme qui s’affiche comme rationnel, fondé sur la science, confiant dans le progrès technologique et la croissance économique. La vision « décroissantiste » que préconisent les auteurs de ce manuel se heurte à cet optimisme écomoderniste. Ce clivage peut renvoyer à notre question relative aux différences entre les États-Unis et le vieux continent : est-ce justement la confiance dans les technologies, le progrès et le modernisme qui différencie les Américains des Européens ? Ne témoigne-t-elle pas d’une faiblesse de l’Europe – et partant, de l’économie écologique décroissantiste – et d’un manque d’ambition et de capacité à se projeter dans le futur ? Ou, au contraire, l’écomodernisme représente-t-il le dernier souffle d’un temps révolu du modernisme et du techno-optimisme auxquels on peut attribuer une grande partie des problèmes planétaires actuels ?
Au-delà du fait qu’il est le premier manuel français dédié à l’économie écologique, cet ouvrage constitue un formidable outil pour tout lecteur souhaitant mieux comprendre l’étude de la dynamique des systèmes socioécologiques. Son ambition ouvertement transformatrice est susceptible de résonner auprès du jeune public, habitué à un vocabulaire où prolifèrent les concepts renvoyant à des catastrophes imminentes, mais aussi aux transitions, à la défense de droits des minorités et à diverses formes de justice environnementale et sociale. En proposant des outils de pensée et d’action qui font écho à de telles aspirations, ce manuel peut constituer une source d’optimisme et un antidote à la multitude de catastrophismes qui nous entourent aujourd’hui.
Markku Lehtonen
(Pompeu Fabra University, Faculty of Humanities, Barcelone, Espagne)
Picturing ecology.
Photography and the birth of a new science
Damian Hugues
Palgrave Macmillan, 2022, 491 p.
Voilà un ouvrage un peu surprenant, positivement. L’auteur, écologue indépendant, docteur en histoire de la photographie, analyse les liens entre photographie et émergence de l’écologie comme science entre la fin du XIXe siècle et les années 1930. La thèse présentée est que l’écologie est une science visuelle et que la photographie a joué un rôle fondateur. En fait, de nombreuses disciplines sont des sciences visuelles, de l’ethnologie à l’astronomie, pour lesquelles la photographie joue un rôle essentiel. Cette problématique est développée dans le premier chapitre. L’auteur, anglais, insiste sur le fait que ces photographies échangées par les premiers chercheurs en écologie, en Grande-Bretagne, sont des preuves d’existence de formes de végétation différentes. C’est ainsi que l’écologie se démarque de la botanique classique. Cette dernière se focalise sur les plantes individuelles, souvent étudiées en laboratoire, alors que l’écologie est une science de terrain prenant en compte un ensemble de plantes. Dans cette introduction, l’auteur souligne le rôle éminent de Humboldt et de sa cartographie de la végétation de l’Équateur.
Le chapitre 2, « Nature tracing its own shape », est une histoire de la consolidation de l’écologie à travers une suite d’ouvrages aboutissant à « the distinction between a floristic account of vegetation, based on botanical taxonomy, and a vegetation classification based on physiognomy and species-composition […] became the defining scientific distinction for ecology » (p. 69). La science linnéenne de la taxonomie ne pouvait concevoir cette évolution.
L’apport des photographies dans les ouvrages d’écologie peut être très différent selon qu’il s’agit de photos faites en dehors de tout objectif d’information écologique, excepté qu’elles peuvent représenter un type de paysage ou en ayant cet objectif. Dans ce cas, il est possible de situer la photographie et d’ajouter de nombreuses informations recueillies sur le terrain. C’est ce que Robert Smith a appris avec Charles Flahault, un des premiers écologues français particulièrement actifs dans les observations in situ. L’auteur note l’absence, générale, d’une information importante : comment a été choisi le point de vue pour la photographie ? Il y a là une ellipse qui fait que la photo disparaît derrière les informations écrites.
Le chapitre 3, « Making associations », porte sur l’aspect social du développement de l’écologie. Les écologues se sont appuyés sur la British Association for the Advancement of Science (BAAS). Ils ont pu présenter leurs idées dans le cadre des conférences de cette association. Le défi pour les quelques écologues d’alors a été de convaincre les botanistes, attachés à la taxonomie, de reconnaître l’intérêt pour les associations de plantes de leur lien avec le milieu physique. Ils ont utilisé la photographie dans cette entreprise de formation de la nouvelle science. Les photographies servaient de preuve durant les réunions, c’étaient des données. Dès cette époque (1910), des projecteurs ont été utilisés avec des jeux de diapositives pour exposer les photographies de végétation lors de réunions. Les écologues intéressés par l’histoire de leur discipline et les sociologues des sciences trouveront, dans ce chapitre, une matière importante pour alimenter leurs réflexions.
Le chapitre 4, « Picturing vegetation », se concentre sur la production du document imprimé en écologie. Cette culture de la publication s’est développée dans les diverses sciences au cours du XIXe siècle. L’avènement de la photographie en demi-teinte, procédé qui consiste à rendre des gris différents en utilisant des densités différentes de points noirs à l’impression, a permis la reproduction bon marché des photographies dans les publications. Cependant, les botanistes restent attachés au dessin des plantes, la photographie étant alors de médiocre qualité pour ce sujet. En conséquence, les écologues ont peu publié dans les revues de botanique. Même si Tansley, le « père » de l’écologie britannique l’a fait, il a aussi fondé New Phytologist, nouvelle revue où ont été publiés les premiers articles méthodologiques de cette science de la végétation. Les illustrations, photographies et cartes y ont trouvé place. À noter qu’un terrain important du développement de ces méthodes, la Bouche d’Erquy, est situé en Bretagne. Durant plusieurs années, Tansley et ses collaborateurs ont analysé cette zone. C’est le premier suivi de dynamique de végétation, objet de photographie couleur, expérimentale. Les photographies concernaient aussi les chercheurs au travail hors des laboratoires.
New Phytologist était plus un magazine qu’une revue scientifique, ce qui a conduit à la création du Journal of Ecology, le premier de la British Ecological Society. Dans les années 1920, la reconnaissance d’association de plantes était peu stabilisée. « The only method of vegetation description that appeared unproblematic, and which was constantly applied by ecologists from the outset, was photography » (p. 223).
Le chapitre 5, « Visual knowledge and ecological method », analyse les pratiques des écologues. D’une part, il y a la photographie et la cartographie, déjà abordées, d’autre part le recueil de données botaniques pour caractériser les unités de végétation. Sur le plan épistémologique, ce chapitre est passionnant. L’évolution des méthodes de terrain y est racontée en détail, dans diverses situations. Au cœur du débat méthodologique, l’importance de l’approche visuelle, qui a toujours cours. Le visuel intervient de plusieurs façons : le choix des limites des unités de végétation, des cadrages photographiques, du placement des quadrats pour les relevés floristiques et pour ces relevés eux-mêmes. Cela demande de l’expertise, de l’expérience, les chercheurs constatant qu’au début du XXe siècle, il n’existe pas de protocole pour mener ces investigations. L’auteur pose ainsi une question essentielle : quel type de connaissance est la connaissance acquise sur le terrain ? Question pour toutes les sciences visuelles ayant recours à l’observation qualitative. Quelles sont les conséquences de faire de l’appareil photo l’instrument essentiel, sinon indispensable, pour le travail de terrain en écologie ? Une place que lui donne Frederic Clements, un des pères de l’écologie étasunienne. La cartographie devient aussi nécessaire, avec, comme corollaire, le choix d’une échelle cartographique. Ce ne peut être la petite échelle que les phytogéographes adoptent pour les cartes de distribution d’espèces. Il faut passer à grande échelle, autour du 1/25 000e. C’est l’échelle des cartes de l’Ordnance Survey dont la couverture s’accroît. Ces cartes deviennent le support pour tracer les unités de végétation décelées sur le terrain. C’est l’écologue qui, sur le terrain, décide non seulement des limites de ces unités, mais également de la différenciation des types. Tout un ensemble de décisions est pris in situ. La photographie sert de preuve. Quand la cartographie est faite par une équipe, la différenciation des unités est décidée ex ante. L’auteur de l’ouvrage discute des implications de ce rapport au visuel. Les cartes, les photographies ne sont pas des objets immuables. Elles peuvent être transformées, se voir attribuer de nouveaux sens, d’autant que loin d’être « objectives », elles sont choisies aussi pour des raisons esthétiques, culturelles. Dans leur usage, la carte et l’appareil photo sont mobilisés « to negotiate relations between private subjectivities and the world-out-there ». Les cartes et les photos ne sont pas « objectives », ce sont des construits sociaux, instables épistémologiquement. Les discussions d’alors se retrouvent aujourd’hui dans la « cartographie critique ». Cette analyse me paraît pertinente pour toute relation avec le terrain. L’auteur fait référence à l’ethnologue contemporain Ingold pour souligner que l’observation écologique est faite en se déplaçant. On a là aussi un contraste entre l’écologue et le botaniste traditionnel. Même si tous les deux sont sur le terrain, le premier regarde le paysage, le second regarde à ses pieds. Un pas vers une approche quantitative a été fait par Clements quand il a mis au point le quadrat de végétation avec comptage des espèces. Mais ce quantitatif peut aussi être discuté. Je trouve que toutes les questions, détaillées dans l’ouvrage, doivent nous inciter à repenser nos propres pratiques. Combien d’écologues prennent des notes décrivant leurs points, leurs paysages d’observation ? Question qui fait écho à un éditorial récent3 dans lequel l’auteur, déplorant la rareté des articles présentant les données (data paper) avec une description précise de leur contexte, demande un retour à une tradition naturaliste.
Le chapitre 6, « Taking to the field: exchanging objects/exchanging views », traite des échanges d’objets et de points de vue. Tout au long de l’ouvrage, l’auteur fait référence à l’époque « Victorian Edwardian », le règne de ces deux monarques, de 1837 à 1910, représentant une référence culturelle. À cette période, les objets naturels et leur photographie étaient des équivalents épistémiques, donnant lieu à des échanges entre naturalistes qui étaient encouragés. Ce qui peut nous surprendre. Les collections naturalistes avaient un réel prestige. Celles-ci étaient souvent constituées lors de visites de terrain dans de multiples sociétés savantes. Ces sociétés, l’ouverture des collections aux visiteurs, les conférences avec présentation de photos ont fortement contribué à la culture naturaliste. Et on reste étonné de la place de la photographie dans cette socialisation. Ce chapitre rapporte maints exemples de ces interactions sociales, du rôle de ces sociétés, autour de la photographie.
Le chapitre 7, conclusif, « Ecology and photography as visual field science », reprend les thèmes développés dans l’ouvrage pour insister sur le caractère visuel de l’écologie comme science de terrain. L’auteur montre aussi comment ce que les premiers écologues présentaient comme « connaissances » (knowledge-claim) a été accepté comme tel.
Le milieu des botanistes était conservateur à la fin du XIXe siècle dans un contexte où, cependant, la photographie comme représentation de la réalité était acceptée. Par conséquent, son usage dans le développement de l’écologie pouvait persuader de ses mérites dans une nouvelle perspective de la science de la botanique. Cependant, l’innovation n’a pas été simplement un nouveau mode d’illustration. Il a fallu regarder la végétation différemment que ne le faisaient les botanistes. C’est un grand mérite de l’ouvrage que d’analyser la difficulté de faire accepter ce changement de regard. Ce qui doit arriver dans chaque discipline à chaque rupture épistémologique, en particulier si les nouveaux objets sont plus complexes que les anciens. L’arrivée de l’écologie du paysage, avec sa prise en compte de l’hétérogénéité, sa capacité à travailler en interdisciplinarité a provoqué, et provoque encore, ce genre d’appréhension.
Je recommande donc cet ouvrage pour la qualité des analyses sur la naissance d’une discipline, pour la démonstration du rôle de la photographie, surtout son emploi comme « donnée ». L’iconographie est aussi un élément-clé pour comprendre l’histoire analysée. Sa lecture permettra à toute personne prenant des photos dans son activité professionnelle, ou simplement utilisant la vue pour collecter de l’information, d’acquérir de nouvelles connaissances. Ce travail sur le visuel dans les sciences n’est pas isolé alors même que l’apport de l’art dans les approches écologiques est en développement4.
Jacques Baudry
(Chercheur indépendant en écologie du paysage, Acigné, France)
Jouzel J.-N., Dedieu F., 2013. « Rendre visible et laisser dans l’ombre. Savoir et ignorance dans les politiques de santé au travail », Revue française de science politique, 63, 1, 29-49, https://doi.org/10.3917/rfsp.631.0029 ; Dedieu F., Jouzel J.-N., 2015. « Comment ignorer ce que l’on sait ? La domestication des savoirs inconfortables sur les intoxications des agriculteurs par les pesticides », Revue française de sociologie, 56, 1, 105-133, https://doi.org/10.3917/rfs.561.0105.
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