Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 31, Number 3, Juillet/Septembre 2023
Page(s) 381 - 387
Section Regards – Focus
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2024001
Published online 19 March 2024

© J. Ouellette et al., Hosted by EDP Sciences, 2023

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

Introduction

L’usage croissant, dans la littérature scientifique, de concepts tels que la crise socioécologique met en exergue l’équilibre délicat des divers cycles naturels dont dépendent nos modes de vie1. La reconnaissance de l’influence des êtres humains sur ces cycles a elle-même entraîné le développement d’approches consacrées à ce type d’imbrications. C’est notamment le cas de l’écologie sociale telle qu’elle a pris forme au sein de l’Université de Vienne au tournant des années 1990. À partir de l’étude des flux biophysiques, soit les flux d’énergie et de matière, circulant dans nos sociétés, l’Institut d’écologie sociale de Vienne (Institut für Soziale Ökologie) développe une approche originale2 centrée sur la matérialité de nos économies. Reconnaissant les apports et limites de cette discipline, la présente contribution jette un éclairage théorique sur le rôle de la médiation symbolique dans le cadre de l’appropriation humaine de la nature. Notre objectif est de contribuer à l’avancement de l’écologie sociale « avec une réflexion à la fois ontologique, épistémologique et méthodologique » (Petit, 2018, p. 468).

La démarche empruntée a pour fil rouge la sociologie dialectique et comporte quatre étapes. Après avoir circonscrit brièvement le champ d’études principal de l’École de Vienne, nous réitérons d’abord l’importance, pour l’analyse écologique, d’une compréhension substantielle du concept de société. Nous approfondissons ensuite la manière par laquelle une société construit son rapport à la nature à travers la médiation symbolique. Enfin, nous mettons en relief les implications concrètes du cadrage épistémologique proposé pour l’avancement de la recherche en écologie sociale.

Les limites du concept de société de l’École de Vienne

L’Institut d’écologie sociale de Vienne met au centre de ses analyses le concept de métabolisme social. Ce dernier invite à une analyse biophysique des sociétés ; comme tout organisme, une société dépend d’intrants de matière (ressources naturelles et biens de consommation) et d’énergie pour se reproduire dans le temps. Le métabolisme social adapte ainsi une notion courante de biologie afin de lui octroyer une lecture proprement sociologique (Fischer-Kowalski et Weisz, 2016). Cette démarche, initiée par Karl Marx, s’avère d’une grande complexité, d’abord parce que le métabolisme social a pour but de modéliser scientifiquement la dynamique des flux biophysiques et ses effets sur l’environnement, mais également parce qu’elle cherche à comprendre les structures sociales qui orientent et déterminent ces mêmes flux. Pour pleinement saisir cette relation complexe, l’École de Vienne repose sur l’expertise de nombreuses disciplines des sciences naturelles et sociales. Mais cette interdisciplinarité est insuffisante pour résoudre l’équation du métabolisme. Pour établir le lien entre une lecture biophysique et sociologique du métabolisme, l’École de Vienne a effectivement dû développer une épistémologie spécifique, inspirée de la théorie luhmannienne des systèmes. On propose ainsi de définir la société en tant que système hybride, à la fois déterminé par les lois de la nature et par celles, culturelles, de la société (Fischer-Kowalski et Erb, 2016). Ce système hybride se voit ensuite attribué des frontières permettant de différencier l’objet (la société et son métabolisme) et l’étude de son environnement extérieur (Haberl et al., 2019). Le métabolisme social se réfère ainsi aux mécanismes naturels et sociaux de régulation qui assurent la reproduction sociale et matérielle des sociétés, ce qui permet de la caractériser à partir de certains flux biophysiques lui étant propres. Chaque système social s’articule à son environnement naturel, le colonise et se l’approprie de manière à l’intégrer à son organisation économique (Krausmann et al., 2008). L’environnement naturel est alors perçu comme un système extérieur duquel la société extirpe et transforme ses ressources. L’ensemble de ce processus marque la délimitation entre un environnement naturel extérieur à la société et une nature « socialisée » qui constitue le socle biophysique de toute société (Fischer-Kowalski et Erb, 2016).

La théorie des systèmes sous-tendant cette définition du métabolisme social conjugue des analyses d’ordre biophysique et sociétal, lesquelles ne peuvent toutefois être saisies ontologiquement que par rapport à leurs domaines respectifs. Le système de la nature, répondant à des lois physiques décrites par les sciences naturelles, et le système de la culture, pouvant être compris par le biais des sciences sociales, forment ainsi deux systèmes aux ontologies distinctes, indépendantes. Or, il nous semble qu’en dépit d’un effort de théorisation visant à réunir ces deux dimensions, notamment par la conceptualisation de la société en tant que système hybride, cette approche se fonde sur une conception limitée de la société, laquelle se reflète dans les travaux de l’École de Vienne.

Comme le souligne Michel Freitag (2003), assimiler la société à un système tend à la réduire à un simple ensemble technocratique, laissant de côté toute signification aux pratiques sociales. L’activité sociale est réduite à une simple opérationnalisation : il s’agit d’intégrer un ensemble de problèmes et de solutions pensés seulement en termes d’intrants et d’extrants. La théorie des systèmes « fait entièrement abstraction de tout lieu ou moment de synthèse subjectif, et donc de toute réflexivité » (Freitag, 2003, p. 35). L’entreprise scientifique de l’écologie sociale se fonde donc essentiellement sur un travail de quantification, dont l’interprétation tend systématiquement à confondre équilibre écologique et efficacité des systèmes, paradigme trop souvent subsumé à des formes d’idéologies gestionnaires décentrées. La capacité d’influer verticalement sur les systèmes par le biais d’une analyse réflexive, prise du point de vue plus général de la société, est ainsi entièrement exclue.

Néanmoins, ce fossé épistémologique n’est pas une raison suffisante pour fermer la porte aux apports de l’écologie sociale, par ailleurs très importants. Il nous semble, au contraire, que cette approche ne peut qu’être renforcée par une compréhension plus étendue du concept de société, intégrant le caractère fondamental du symbolique.

La société comme intermédiaire nécessaire entre l’être humain et la nature

D’une manière similaire à l’écologie politique (Bassett et Peimer, 2015), nous soutenons que, pour que l’écologie puisse proprement intégrer une analyse sociale, la société se doit toujours d’être réfléchie en tant qu’intermédiaire du rapport entre humains et nature, résultat d’une double dialectique3 entre l’individu et la société, d’un côté, et entre la société et la nature de l’autre.

Premièrement, la relation unissant l’individu et la société est dialectique, car chacune de ces entités se constitue à partir de son interaction avec l’autre, la société ne pouvant exister que grâce à l’interaction des personnes la constituant, alors que l’individu ne peut s’actualiser que par l’intériorisation des normes symboliques propres à sa société. Ainsi considérée, la société n’est pas seulement un ensemble flottant de rapports sociaux : elle est la condition d’existence de ceux-ci.

Deuxièmement, la relation unissant nature et société est elle aussi dialectique. D’un côté, la vie humaine n’est possible que par la consommation constante de matière extraite de la nature, laquelle se présente en général sous une forme déjà socialisée (par exemple, nourriture, vêtements, abris, etc.) ; la société elle-même se reproduit dans une constante appropriation de ressources naturelles servant à satisfaire les besoins, physiques comme sociaux, des individus la constituant. D’un autre côté, ces processus transforment la nature, l’activité humaine participant à la constitution de son environnement naturel. C’est donc dire que les représentations qu’un groupe social se fait de la nature et de ses besoins ont un impact direct sur son environnement naturel, comme en témoignent les disparités culturelles relatives à l’exploitation des ressources (Escobar, 2011). Dans cette perspective, toute société se fonde nécessairement sur une conception particulière de ses besoins de même que des moyens de les satisfaire. Cet arbitrage est toujours dialectique dans la mesure où une connaissance des possibilités techniques suscite l’émergence de désirs, qui conditionnent à leur tour les moyens de production qu’une société privilégie (Plank et al., 2021). L’être humain interagit ainsi avec le monde à partir d’un ensemble de savoirs qui le précède, lequel est indissociable de la société l’ayant produit.

Sous cet angle, la société peut être définie sommairement comme une objectivation, sans cesse en transformation, de l’ensemble des rapports interindividuels ayant lieu au sein d’un groupe donné4. Celle-ci se structure par le développement d’institutions, de mœurs et de coutumes, de valeurs, de rapports de production, de rapports de parenté, de droit, etc. Cet ensemble de rapports socialement institués organise en retour l’activité sociale, par exemple, en assignant des rôles aux différents groupes sociaux et en déterminant la part du produit du travail social qui leur revient, ce qui assure une certaine stabilité à l’ordre social. Enfin, le tout a pour fondement une forme particulière d’appropriation de la nature, laquelle est la condition première de la reproduction de la société. Ajoutons à cela que la reproduction des sociétés repose à la fois sur des facteurs matériels – ce qui inclut les conditions écologiques et géographiques, les forces productives et les rapports de production – et sur une réalité idéelle – des représentations sociales ayant pour effet « d’organiser les formes prises par les diverses activités matérielles […] et les phases de leur déroulement » (Godelier, 1984, p. 161) – laquelle reflète les rapports qu’entretiennent les êtres humains entre eux et avec la nature.

Ainsi, toute approche dont le périmètre d’investigation se réduirait à l’étude des caractéristiques biophysiques est, en définitive, contrainte de sous-évaluer l’aspect proprement social de l’appropriation humaine de la nature. Un tel écueil est susceptible d’induire des représentations purement mécanistes de la relation entre l’être humain et la nature. Il apparaît par conséquent primordial de penser l’arrimage entre l’activité sociale et naturelle, car il serait aujourd’hui bien difficile de rendre compte d’un grand nombre de phénomènes naturels sans l’étude conjointe de l’organisation sociale. Il importe donc que les institutions, les valeurs et les mœurs associées à certains flux biophysiques figurent parmi les catégories d’analyse de l’écologie sociale.

Le symbolique et l’appropriation humaine de la nature

Si elle peut octroyer un primat au matériel ou à l’idéel, une posture dialectique se doit de concilier ces deux entités pour rendre compte de la manière par laquelle les sociétés maintiennent leur cohésion tout en demeurant en perpétuelle transformation. Il est bien entendu pertinent de distinguer, au sein de la société, les niveaux matériels (situation géographique et conditions écologiques, population, sources principales de travail et d’énergie, rapports de production, etc.) et idéels (idéologies, croyances, représentation du monde, doctrine économique, etc.), mais séparer ces deux niveaux risque très fortement de mener à des analyses réductrices. Cela est en grande partie lié à l’importance des médiations symboliques au sein des sociétés humaines, lesquelles permettent d’en assurer l’unité et la stabilité (Freitag, 1986). L’agir social des individus ne se constitue effectivement pas de manière erratique, mais se rapporte plutôt a priori à un ensemble de normes symboliques qui, « sans être immédiatement pénétrable à la conscience pratique des acteurs » (Freitag, 2013, p. 19), les structure néanmoins. C’est ce qui, d’après Freitag (2000, p. 190), octroie à la société une valeur transcendante, conférant aux individus et aux institutions « un sens symbolique qui est a priori accepté ou reconnu par tous comme référence intelligible ». Ainsi, plutôt que de concevoir la société comme une agrégation des comportements individuels ayant leur rationalité propre, Freitag soutient qu’un ensemble objectif de régulations sociales oriente les pratiques individuelles.

C’est de cette manière que l’interaction des êtres humains avec les différentes choses du monde mène à la formation d’un champ symbolique, lequel est un « espace de réciprocité » (Freitag, 2003). Cet espace social partagé devient la condition même de l’activité humaine, le moyen tant de subvenir à ses besoins que d’actualiser sa subjectivité propre. Mais le symbolique ne saurait être réduit au statut de moyen : s’il sert de médiation dans l’objectivation du monde à laquelle procède le sujet, il forme tout de même une réalité objectivée en dehors de celui-ci (Freitag, 2003). Freitag et Godelier partagent ici une idée essentielle : « contrairement aux autres animaux sociaux, les hommes ne se contentent pas de vivre en société, ils produisent de la société pour vivre » (Godelier, 1984). En d’autres termes, c’est grâce au symbolique que les individus peuvent accéder au plein potentiel de l’action humaine. C’est effectivement l’intériorisation individuelle du champ symbolique, son acquisition dans la socialisation, qui permet de se rapporter aux objets du monde. Ce processus dépend donc d’un contenu objectivé à l’extérieur des individus particuliers.

Les propos d’Elias sur le temps traduisent concrètement ces idées. Comme il l’explique, chaque individu, en grandissant, se doit d’apprendre des normes temporelles déjà instituées, faute de quoi il aura de la difficulté à s’intégrer à sa société. « Par le biais de l’horloge, c’est une sorte de message qu’un groupe humain adresse à chacun de ses membres individuels. Le mécanisme de l’horloge est agencé pour qu’elle transmette des messages et, par-là, permette de réguler les comportements du groupe » (Elias, 2018 [1984], p. 20). Le temps constitue ainsi un exemple de représentations symboliques permettant de réguler et de coordonner l’activité sociale, il encadre par des normes les relations entre les individus et avec la nature à partir d’un ensemble de significations partagées. Il y a ici une conjonction importante des idées de Freitag et d’Elias : le partage d’un univers symbolique commun est ce qui permet à l’individu d’interagir avec le monde qui l’entoure. Ainsi, pour Elias, « l’individu ne peut devenir une personne relativement autonome, avec une personnalité bien affirmée et donc plus ou moins unique en son genre, qu’en apprenant auprès d’autres, qu’en assimilant des modèles sociaux d’autodiscipline » (Elias, 2018 [1984], p. 25).

Si le symbolique constitue un domaine ontologique sui generis, il importe de reconnaître l’interdépendance qui le lie au reste du monde social. Le symbolique ne peut donc jamais être séparé de ses conditions d’émergence, lesquelles sont le résultat de l’interaction entre, d’une part, les êtres humains entre eux et, d’autre part, les êtres humains et la nature. Elias montre en effet que l’ensemble des représentations symboliques que constitue le temps est le résultat d’un entrelacement d’éléments sociaux et naturels :

Ici, comme partout, nous avions affaire à des hommes tributaires pour leur subsistance des fruits de la « nature ». Ils étaient tributaires de la pluie, condition de germination des semences. Ils observaient le mouvement du soleil – déplacement d’ordre physique – pour déterminer le moment où il conviendrait de semer – activité sociale. Et ils se mirent à observer le soleil – activité sociale – afin de trouver la meilleure manière de satisfaire leur faim – pulsion naturelle. (Elias, 2018 [1984], p. 100)

La dépendance de l’être humain envers la nature et les interactions qui en résultent sont par conséquent à l’origine de la conceptualisation progressive de la temporalité, laquelle, une fois établie, est elle-même devenue une instance normative influençant les rapports entre les êtres humains et avec la nature. Si les représentations temporelles nous apparaissent ici être un exemple paradigmatique, les autres médiations symboliques qui structurent la vie sociale résultent d’interactions similaires.

Nous pouvons ainsi constater que, loin d’être une réalité simplement de surplomb, le symbolique a une dimension fonctionnelle au sein même du travail vital de coopération et d’échange avec l’environnement (Freitag, 2003). Résultat du long processus d’évolution ayant mené à l’Homo sapiens, l’être humain ne possède plus directement en lui les instincts nécessaires à sa survie, une idée mise en avant par Darwin dans La filiation de l’homme et la sélection liée au sexe (Darwin, 1981 [1871]). Le fait que l’être humain se soit développé à partir de la constitution d’une solidarité de groupe plutôt que d’organes biologiques d’attaque ou de défense eut pour résultat une tendance évolutive axée sur les instincts sociaux, lesquels en vinrent à remplacer les simples pulsions naturelles. Comme l’explique Patrick Tort, « la perte progressive des facultés animales – incluant une diminution de l’acuité des instincts individuels au bénéfice d’une extension indéfinie des instincts sociaux – est surcompensée par l’accroissement simultané des capacités rationnelles et des qualités sociales » (Tort, 2008, p. 53). L’incomparable capacité de création et de communication d’abstractions symboliques de l’être humain se présente ainsi comme le résultat évolutif d’une espèce qui dépend désormais de cette faculté pour survivre.

Cette idée est aussi mise en avant par Freitag à travers son concept d’interdépendance fonctionnelle (Freitag, 2003). Comme chaque être vivant, l’être humain doit échanger avec son environnement afin de se reproduire. Or, pour l’être humain, cet échange est désormais conditionné par le symbolique. Inversement, cet échange est aussi à l’origine de la formation de tout son univers symbolique. Comme les éléments nécessaires à sa survie ne se trouvent plus a priori en lui sous forme d’instincts biologiques, l’être humain se doit de participer aux formes communes de représentations collectives. Là où les autres animaux répondent à leurs besoins d’une manière fortement conditionnée par l’instinct biologique, l’être humain répond à ses besoins d’une manière conditionnée par le social. Ce faisant, l’individu reproduit l’ensemble des normes symboliques véhiculées par sa société.

Les représentations du monde organisent ainsi les rapports que les êtres humains entretiennent entre eux et avec la nature, elles sont des forces structurantes dans la définition des besoins sociaux et l’élaboration de moyens pour les satisfaire (Freitag, 2003). Elles sont ce sur quoi repose l’activité proprement humaine, octroyant à l’être humain une capacité de réflexivité et de transformation sur soi et sur le monde, même si la puissance normative de ces représentations peut aussi faire résistance au changement social (Freitag, 2013). En effet, ces représentations symboliques octroient aux sujets une capacité réflexive informant leur capacité à distinguer ce qui doit être conservé de ce qui doit être transformé parmi leurs conditions d’existence. La réalité sociale est ainsi toujours sujette à la possibilité d’éventuelles transformations, d’où la nécessité pour l’écologie sociale de prendre pleinement la mesure de la force structurante que constituent les normes sociales sous-tendant la reproduction matérielle de la société.

Implications pratiques pour l’écologie sociale

Le cadrage épistémologique de la notion de société amorcé dans les deux sections précédentes est à même d’enrichir le concept de métabolisme social tel que mis en avant par l’École de Vienne. Les remarques précédemment énoncées proposent effectivement une alternative à la sociologie des systèmes. La compréhension dialectique du rapport sociétal à la nature que nous proposons s’oppose précisément à cette représentation de la société comme matrice dont « la reproduction se spécifie elle-même et est conditionnée à l’intérieur de son propre réseau » (Luhmann, 2015, p. 9).

À cet égard, l’œuvre de Freitag nous éclaire sur un point essentiel : le discours qu’une société tient sur elle-même est foncièrement normatif, notamment en ce qui concerne son rôle, les problèmes qui la concernent et la manière d’y répondre (Freitag, 2018 [1995]). C’est pourquoi il est important, pour l’écologie sociale, d’intervenir tant sur le terrain de l’écologie que sur celui de la représentation de la société, un terrain de lutte idéologique ayant une incidence sur les interventions écologistes qui seront par la suite mobilisées.

Par ailleurs, l’unité de la société est toujours un « effet “provisoirement stable” » (Godelier, 1984, p. 160) lié au fait que les différentes sphères qui la composent se renforcent mutuellement. Dans le contexte de la crise écologique, démontrer que la société consomme des volumes trop importants de ressources naturelles ou qu’une rupture métabolique est susceptible d’enclencher une modification du « système » se révèle insuffisant. Car, malgré son caractère autodestructeur, notre mode d’appropriation de la nature est néanmoins en phase avec un ensemble de représentations de l’ordre du monde, d’un rapport particulier à la nature, ainsi que d’un mode de production particulier, en l’occurrence capitaliste. Contrer la rupture métabolique actuelle, comme entend y contribuer l’écologie sociale de Vienne, implique donc nécessairement d’étudier et de transformer conjointement les autres sphères de la société qui renforcent la légitimité de ce mode d’appropriation de la nature. Cette démarche est nécessairement politique, ce qui implique une redéfinition substantielle de sa portée sociale. Pour une démarche scientifique comme l’écologie sociale, l’idée de se transformer en mouvement politique contrevient à la neutralité qui fait l’assise de son objectivité scientifique. Beaucaire et al. (2023) ont récemment exploré des manières concrètes par lesquelles l’écologie sociale serait à même de se politiser. Il est ainsi proposé que, par l’interprétation des données scientifiques produites dans la recherche, le virage politique de l’écologie sociale ne puisse advenir qu’en devenant une source de réflexivité pour la société.

Par son activité, l’être humain transforme sans cesse à la fois la nature qui l’entoure, son rapport à celle-ci et la société dans laquelle il vit. Ce faisant, il instaure un mode spécifique d’appropriation de la nature, auquel est associée une certaine idée de ce que constitue une gestion rationnelle des ressources (Godelier, 1984). Faire l’écologie sociale d’une société ne devrait donc pas se limiter à relever les flux de matière et d’énergie lui étant associés, à l’instar de l’École de Vienne, mais devrait aussi susciter des questionnements fondamentaux sur des sujets tels que le rapport à la nature à l’origine de ce mode d’appropriation, la légitimation sociale de ce rapport à la nature, le type de rationalité économique expliquant un métabolisme caractérisé par tels flux matériaux et énergétiques ou encore les besoins sociétaux auxquels répondrait ce mode d’appropriation de la nature. Un tel ordre de préoccupation tient ainsi compte de la composante naturelle sur laquelle repose toute société, tout en arrimant la compréhension du métabolisme aux autres sphères du social.

C’est donc dire qu’une éventuelle réorientation de la trajectoire d’une société ne devient possible qu’à partir d’une transformation de ses mécanismes objectifs (par exemple, ses institutions) et par un examen réflexif de son appareillage symbolique (les attentes générées par le système). Dans ces conditions, tout projet de transformation sociétale dépendra toujours, en définitive, de la capacité d’une société à se saisir dialectiquement de ces deux facteurs.

Conclusion

Plus qu’une critique de l’incomplétude du domaine de l’écologie sociale, ce travail visait ultimement à atteindre une dimension qui a jusqu’ici échappé, en grande partie, à la recherche métabolique menée à l’École de Vienne, depuis les années 1990. En effet, pour se saisir entièrement du potentiel qu’ont les humains à transformer leurs organisations sociales, encore faut-il adéquatement comprendre la manière par laquelle les sociétés accèdent à leur propre réflexivité. Ce n’est qu’en acquérant une conscience claire du caractère normatif des représentations sociales se rapportant à notre relation à la société et ses diverses orientations que nous serons les mieux à même d’influer sur la direction future de celle-ci. À cet égard, force est de reconnaître que le métabolisme social nous a jusqu’à présent fourni un ensemble complexe et fort détaillé de la manière par laquelle les infrastructures, les mœurs de consommation et les modes de production contribuent à un mode d’être global non durable. Or, si nous sommes en mesure d’interpréter partiellement ces réalités empiriques et d’en conclure qu’elles sont insoutenables pour notre futur commun, il demeure que ces réflexions seraient fortement enrichies par les enseignements les plus fondamentaux de la sociologie dialectique. Cette compréhension de la société permet de situer, de manière adéquate, la démarche écologique dans un travail réflexif liant nature objective et existence subjective de manière à transcender les approches tendant, généralement, soit à subordonner soit à séparer ces deux dimensions5. Les pistes d’interprétations rassemblées dans cette analyse exploratoire sont un premier pas dans cette direction.

Références


1

Le présent article prolonge les discussions déjà engagées dans la revue Natures Sciences Sociétés (NSS), notamment sur l’interdisciplinarité (voir Boudes, 2008 ; Lagadeuc et Chenorkian, 2009 ; Julliard, 2017) et sur l’économie écologique (voir Bruckmeier, 2011 ; Méral, 2012 ; Theys et Vivien, 2014 ; Petit, 2018), un champ de recherche qui, quoique distinct de l’écologie sociale, entretient un dialogue constant avec celle-ci.

2

Soulignons la relation homonyme qu’entretient l’approche viennoise avec celle, plus connue, qu’a popularisée le philosophe anarchiste Murray Bookchin. Si l’écologie sociale viennoise reconnaît l’héritage conceptuel des écrits de Bookchin dans un contexte environnementaliste plus élargi, les deux approches ont toutefois peu de similarités au-delà du nom.

3

Pour résumer, la dialectique est une méthode philosophique pour aborder l’étude d’un objet. Au cœur de cette approche se trouve la reconnaissance que tout objet d’étude n’est pas isolé, mais fait plutôt partie intégrante d’un processus ou d’une totalité plus vaste et en transformation. Dans cette optique, l’objet est vu comme un « moment » ou un aspect transitoire d’un ensemble en perpétuel changement. Ce qui distingue la dialectique, c’est sa focalisation sur les interactions et les tensions entre des éléments opposés. Ces interactions sont marquées par l’interdépendance, où chaque pôle influence et est influencé par l’autre ; la coconstitution, indiquant que les pôles se définissent mutuellement ; et l’interpénétration, suggérant une imbrication profonde et une influence réciproque. Dans ce cadre, les contradictions et les conflits ne sont pas vus comme des problèmes à résoudre, mais comme des moteurs essentiels du changement. Ainsi, la dialectique se concentre sur la manière dont les oppositions (comme thèse et antithèse) peuvent conduire à une synthèse, un nouveau stade qui transcende et intègre les éléments des pôles opposés, menant à une compréhension plus profonde et plus nuancée de la réalité.

4

Cette définition de la société condense les idées de Marx (2018 [1857-1858], p. 37-68) et de Godelier (1978, p. 155-188).

5

Il convient de saluer les récents efforts visant à introduire une forme de dialectique au sein des analyses métaboliques de l’École de Vienne. Pour un aperçu de ce changement de paradigme, voir notamment Plank et al. (2021).

Citation de l’article : Ouellette J., Bédard S., Beaucaire K. 2023. Penser l’arrimage entre métabolisme et sociétés. Éléments pour un recadrage épistémologique de l’école d’écologie sociale viennoise. Nat. Sci. Soc. 31, 3, 381-387.

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