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Nat. Sci. Soc.
Volume 31, Number 3, Juillet/Septembre 2023
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Page(s) | 374 - 380 | |
Section | Regards – Focus | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2023049 | |
Published online | 26 February 2024 |
Pourquoi la conservation de la biodiversité ne devrait pas être un but. Note sur l’hétéronomie des possibles
Why biodiversity conservation should not be a purpose. Epistemology and the heteronomy of possibilities
Anthropologie, MNHN, UMR Éco-anthropologie, Paris, France
* Auteur correspondant : Leo.mariani@mnhn.fr
Dans deux textes datés de 1967 et 1968, l’anthropologue, psychologue et biologiste américain Gregory Bateson forme une critique des raisonnements finalistes, qu’il confronte au fonctionnement systémique de l’esprit humain et de son écologie. Si les premiers ont une structure linéaire, souligne-t-il, ce n’est pas le cas des deux autres. Ainsi, se fixer des buts conscients, ce serait toujours nier le caractère systémique de l’environnement et, dans une certaine mesure, aggraver les pathologies que l’on veut combattre. Cet article confronte cette proposition à l’objectif de conservation de la biodiversité. Il se demande comment répondre à l’urgence si les buts conscients contribuent à l’aggraver. Pour ce faire, il revient sur un exemple dans lequel de la biodiversité est produite sans être recherchée, avant de poser des jalons pour une approche hétéronome et mieux intégrée de l’action.
Abstract
In two texts dated 1967 and 1968, the anthropologist, psychologist and biologist Gregory Bateson offers a critique of finalist reasoning, which he contrasts with the systemic functioning of the human mind and its ecology. While the former has a linear structure, he points out, this is not the case for the latter two. Thus, to set conscious purposes would be to deny, by definition, the systemic character of the environment and, to some extent, to aggravate the pathologies that one wants to combat. This article confronts this proposal with the objective of biodiversity conservation. It wonders how to respond to the present emergency if the conscious purposes contribute to making it worse. To do so, it looks at an agricultural example from Malaysia in which cultivated biodiversity is produced without being sought, through a “systems effect” in which human populations participate but do not aim at. It suggests that this effect is related to a heteronomous conception of action, a model in which a subject chooses to give his/her partner an autonomous power of determination over the relationship. Finally, the article proposes to draw inspiration from this functioning to think about conservation with the aim of making it less artificial, in other words to think first about its integration into the worlds it seeks to change.
Mots clés : biodiversité / agriculture / épistémologie / action / anthropologie
Key words: biodiversity / agriculture / epistemology / action / anthropology
© L. Mariani, Hosted by EDP Sciences, 2023
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.
Impossible d’échapper au constat de l’inefficacité des actions de conservation de la biodiversité et nombreux sont les travaux qui tentent d’en analyser les causes et de proposer de nouveaux modes opératoires. Et si le problème était ailleurs, dans la manière même de penser l’action ? L’auteur nous propose un détour réflexif à partir du concept d’hétéronomie et son regard d’anthropologue pour mettre en critique les raisonnements finalistes et linéaires de nos modes d’action qui concourent, dans le cas présent, à un processus problématique de mise en objet de la biodiversité et donc de son abstraction. La biodiversité n’est pas autonome et il s’agit de la situer dans un ensemble plus vaste et plus encore de la « tramer » avec d’autres objets et objectifs. Penser l’action dans ce cadre d’hétéronomie, c’est abandonner les certitudes et se forcer à ralentir là où il y a urgence mais c’est agir plus solidement depuis des intéressements et aspirations. Avec des exemples de pratiques agricoles alternatives, l’auteur nous invite à saisir les opportunités qui s’ouvrent pour la gestion de la biodiversité et à nous penser comme acteurs de cette exploration.
La Rédaction
Hétéronomies. De l’action en dehors du cadre moderne
À l’heure où des milliers de scientifiques et acteurs de la société civile s’engagent corps et âme pour enrayer la vertigineuse érosion de la biodiversité sur Terre, la question posée dans le titre de ce texte pourrait paraître idiote ou bien irresponsable. Je voudrais néanmoins qu’on la prenne au sérieux, comme une invitation à penser pour un temps hors de l’urgence, à se soustraire à l’état de sidération que l’impératif de réponse induit très légitimement. Je ne proposerai ici aucune solution clé en main, ni non plus de nouvelle critique d’un projet de conservation suivie de considérations sur ce qui aurait pu, aurait dû être mieux fait. L’objectif est surtout spéculatif. Il s’appuie sur une réflexion théorique et des observations empiriques à partir desquelles il se risque à quelques propositions concrètes. Autrement dit, il s’agit de tester un certain décalage du regard, de jouer à plein ce privilège d’une discipline, l’anthropologie, qui peut ainsi nourrir l’inspiration et pourquoi pas le changement1.
Ce texte est inspiré par le travail de Gregory Bateson, plus précisément par deux conférences qu’il donna en 1967 et 1968 et qui sont réunies dans le deuxième volume de Vers une écologie de l’esprit (19802). Dans ces allocutions, qui s’intitulent « But conscient ou nature » et « Effets du but conscient sur l’adaptation humaine », Bateson élabore une critique des raisonnements finalistes, qu’il confronte au fonctionnement systémique de l’esprit humain et de son écologie. Si les premiers ont une structure linéaire, souligne-t-il3, ce n’est pas le cas de l’esprit ni du « monde extérieur ». Ainsi, lorsque les humains cherchent à suivre les opérations (linéaires) de leur conscience, ils deviennent aveugles aux « circularités cybernétiques » qui nouent leur soi et le monde. La conscience « est un dispositif [l’esprit] court-circuité, qui nous permet d’obtenir rapidement ce que nous souhaitons : non pas d’agir avec un maximum de sagesse pour vivre [Bateson entend « la sagesse » comme une prise en compte, dans notre comportement, du savoir concernant la totalité de « l’être systémique »], mais de suivre la voie logique ou causale la plus courte pour obtenir ce que nous voulons dans l’immédiat » (Bateson, 1980, p. 226). Par nature, les buts conscients contredisent ainsi le fonctionnement de la réalité (systémique) dans laquelle ils sont mis en œuvre.
Bien sûr, la conscience n’est pas une nouveauté dans l’histoire humaine (et animale selon l’auteur). On peut donc se demander où est le problème ? Pour répondre à cette objection, Bateson invoque une accélération de l’histoire :
Ce qui m’inquiète aujourd’hui, c’est l’adjonction de la technique moderne à ce système ancien. De nos jours, les buts de la conscience sont rapidement atteints, grâce à des machines de plus en plus efficaces, des systèmes de transport […], grâce à la médecine, aux pesticides, etc. Le but conscient a, de nos jours, tout pouvoir pour bouleverser les équilibres de l’organisme, de la société et du monde biologique qui nous entoure. Une pathologie – une perte d’équilibre – nous menace. (Bateson, 1980, p. 226)
Cette prémonition résonne suffisamment bien avec la situation contemporaine pour qu’on la considère avec attention. On voudrait ici la confronter au cas particulier de l’objet biodiversité et de l’action consciente qui lui est appliquée : sa conservation. Dès lors, il serait tentant de faire une objection, car la conservation de la biodiversité est un but conscient qui vise précisément à compenser et/ou à réduire les effets de l’accélération invoquée par Bateson. Sur ce point, on répondra comme il le fait lui-même à propos d’autres exemples (celui, métaphorique, de la Genèse, et celui plus concret de la médecine, notamment), en soulignant que le besoin de conserver la biodiversité est le pendant de son exploitation, que ces deux actions forment les versants d’une même pathologie systémique. En somme, il faut porter la réflexion sur un plan fondamental : c’est bien la mise en objet de la biodiversité qui pose problème, c’est à elle qu’il faut trouver des alternatives pour espérer sortir du piège finaliste.
Comment, dès lors, répondre à l’urgence si les buts conscients contribuent à l’aggraver ? Faut-il feindre de ne plus voir le problème ? Faire comme si nous ne vivions pas vraiment une érosion sans précédent de la diversité biologique, ignorer l’enjeu de sa conservation ? La remarque de Bateson ne force pas nécessairement à ce défaitisme, mais elle demande de l’imagination. En pointant la différence de nature entre le raisonnement finaliste (linéaire) et l’environnement (systémique), elle oblige à revoir nos façons de penser l’action pour en projeter des formes moins linéaires, autrement dit plus erratiques et donc paradoxalement moins sûres de parvenir à leurs fins. En cela, c’est une remise en cause paradigmatique. Mais elle concerne moins les buts conscients eux-mêmes que les moyens mis en œuvre pour les atteindre, et la tendance à vouloir trop vite et trop directement y parvenir. Répondre à l’objection n’implique donc pas nécessairement d’abandonner tout but conscient, mais plutôt d’agir « avec sagesse », en considérant mieux « la totalité de l’être systémique » (Bateson, 1980, p. 226). Il ne se sera pas question cependant de « prendre plus de paramètres en compte », comme une interprétation finaliste porterait volontiers à le faire : l’enjeu n’est pas de subordonner davantage de moyens à des projets conscients, de distribuer plus exhaustivement l’action humaine pour les atteindre, mais de mieux la situer dans le vaste ensemble de forces, d’aspirations et de causes au sein duquel elle est toujours d’abord inscrite, elle-même distribuée.
Prendre cette exigence de situation au sérieux impose de conditionner l’action, de la rendre dépendante du monde et ce faisant de l’y incorporer. Conserver ne reviendrait plus dès lors à projeter une idée sur lui depuis l’extérieur avant de coordonner des moyens à dessein. Ce serait même un peu le contraire : prendre acte des disponibilités et des contraintes avant de composer avec elles, trouver des alliés et des appuis (aux intérêts conscients disparates) avec lesquels élaborer un devenir commun acceptable. Autrement dit, il faudrait que la conservation de la biodiversité ne soit pas qu’une question de conservation mais un problème d’intégration à la marche du monde. On va ainsi à l’encontre de l’usage dominant en la matière, qui résout la question en séparant et en figeant a priori ce qui ne l’est pas (la société et la biodiversité) avant de vouloir refaire artificiellement le mélange, depuis l’extérieur, en adaptant les moyens (la société) aux fins (la biodiversité). La critique des raisonnements finalistes enjoint plutôt à prendre acte de l’entremêlement inextricable de la société et de la biodiversité, puis éventuellement à tenter de lui incorporer les enjeux de conservation depuis l’intérieur.
C’est pourquoi on développera ces questions à partir d’un exemple qui n’a pas trait à la conservation comme pratique gestionnaire : une situation où de la biodiversité (cultivée) est générée sans qu’elle soit consciemment recherchée par toutes celles et tous ceux qui concourent à sa production ou, pour le dire encore autrement, un cas intégré dans lequel la conservation (ce qu’on pourrait interpréter comme une logique conservatoire tout du moins) est un effet sans être un objectif. L’ensemble prendra la forme d’un détour dont le but principal est de nourrir l’inspiration.
Conditionner une action n’est pas un geste anodin. C’est une disposition quelque peu négligée dans la littérature (ce qui n’est probablement pas non plus anodin) mais qui porte un nom : hétéronomie, « un état de la volonté qui puise hors d’elle-même, […] les influences, le principe de son action » (Le Robert4). Il faut dire que la philosophie moderne s’est d’abord affirmée contre cet état, toute soucieuse qu’elle était de concevoir un sujet autonome, libéré de ses dépendances et seulement guidé par des impératifs catégoriques, inconditionnels. Pour Emmanuel Kant (1993 [1785]), hétéronomie et aliénation ne faisaient qu’une, comme si la dépendance ne pouvait se penser que comme contrainte. L’idéal moderne de sujet autonome a en tous cas laissé une empreinte considérable sur notre conception de l’action et de sa mise en œuvre, qu’il s’agisse d’exploitation (de la biodiversité ou de la nature) ou de conservation5. De fait, c’est cet idéal que la crise écologique contemporaine questionne en nous rappelant plus instamment que jamais notre dépendance à la terre et aux autres humains. C’est pourtant cet idéal que nous continuons obstinément de lui opposer en multipliant les réponses finalistes qui visent à soigner la pathologie sans vraiment considérer le lien qui manque. Contrairement au sujet kantien, le sujet hétéronome n’a pas oublié qu’il dépend d’autres choses pour exister. Et ce n’est pas parce qu’il est aliéné ou qu’il subit ce qui lui arrive (même si c’est inévitable, parfois), mais parce qu’il assume de partager, avec elles, le pouvoir de déterminer son devenir. En reconnaissant sa dépendance, il se situe dans le monde. Au passage, il accepte de ne jamais plus tout à fait agir gratuitement, de toujours lui être un peu redevable.
Tropismes pluralisants, des mondes qui ne « soufrent » plus
Après Kant, le concept d’hétéronomie a surtout servi dans le champ de la philosophie politique, pour désigner des sociétés qui placent leur origine symbolique et la source de leurs normes au-dehors d’elles-mêmes, par comparaison à d’autres qui assument explicitement la production du vivre-ensemble (Castoriadis, 1999). On qualifiera d’hétéronome ici, toute relation dans laquelle un sujet choisit de reconnaître ou de déléguer à son/sa partenaire un pouvoir de détermination sur la relation. Il ne s’agit donc pas d’une nouvelle tentative pour parler de l’attribution d’intentions ou de qualités subjectives à la nature ou aux non-humains. Le pouvoir en question peut bien se traduire en intentions dans le langage humain, c’est d’abord un pouvoir causal, performatif. L’exemple qui suit permettra de préciser la nuance.
Le durian est un fruit très apprécié dans toute l’Asie du Sud-est, où il est associé à une grande diversité de cultures que l’on peut cependant ordonner en deux tendances : dans l’une, les humains ramassent les durians sur l’arbre pour les consommer, alors que dans l’autre, ils attendent qu’ils tombent. Autrement dit, le premier groupe fait prévaloir l’autonomie du sujet humain dans la relation : c’est lui qui décide de l’opportunité de la récolte. Dans le deuxième, c’est le végétal qui est doté de ce pouvoir subjectif de déterminer, inconditionnellement, le moment où ses fruits sont rendus disponibles : la relation est hétéronome, nouée par un lien de dépendance qui est la condition du déploiement des mondes qui s’organisent avec lui, depuis les modes de commercialisation, de stockage, de transport et de consommation jusqu’aux formes esthétiques, qui s’adaptent à l’incertitude (Mariani, 2018, 2022). Ici, les humains choisissent de ne pas décider en fonction de leurs intérêts seulement, mais de conditionner toutes leurs actions par la prise en considération de l’arbre. Ce choix complique beaucoup la rationalisation des cultures et de leur économie, parce qu’il rend toute anticipation difficile et tout traitement de masse aléatoire. Il complique la commercialisation du fruit et il freine l’industrialisation de son agriculture, en Malaisie notamment, où l’hétéronomie est partout la norme.
En soi, le fait que l’hétéronomie du rapport permette de modérer certains excès de l’agriculture intensive est intéressant, et l’exemple pourrait inspirer des adaptations dans d’autres contextes agricoles. On pourrait ajouter qu’elle produit en plus un effet localisant, car les durians qu’on laisse tomber sont plus fragiles et plus périssables, beaucoup plus difficiles à transporter : il faut donc adapter la commercialisation et la consommation en conséquence. Cela dit, l’hétéronomie ne se contente pas d’insinuer des contraintes, de brider l’homogénéisation des cultures et le traitement de masse tout en favorisant la localisation du commerce. Elle est aussi à l’origine d’un mouvement inverse de pluralisation, un tropisme qui oriente l’ensemble du système. Il faut dire en effet que le pouvoir de détermination qui est concédé à l’arbre rend les humains plus attentifs. Il les oblige même, parce qu’il les force à mieux anticiper les signes de maturité par exemple, à attendre les fruits des heures durant, à embaucher plus de personnel pour les ramasser, etc. Cette exigence participe au développement de la connaissance des végétaux, elle favorise un plus grand intérêt pour le comportement agronomique des arbres, une meilleure expertise de la qualité des fruits et une tendance à valoriser leurs singularités. Dans le même temps, les durians soutiennent ce développement de l’attention, parce qu’en tombant ils se présentent individuellement aux humains, chacun à leur tour avec leurs qualités spécifiques, lors de circonstances qui le sont tout autant : l’hétéronomie favorise l’individuation des arbres et des fruits. Et l’on voit qu’il n’est pas besoin d’attribuer une cosmologie abstraite aux Malaisiens pour expliquer la considération qu’ils prêtent à ces végétaux. Rien ne les empêche d’avoir ce genre d’idée, bien sûr, mais ce n’est pas une condition nécessaire. L’ontologie n’est pas dans leur tête. Elle est dans la relation, là où les durians possèdent un vrai pouvoir de sujets : le pouvoir de produire des causes et d’influencer les décisions de tous les humains, y compris celles de ceux qui ne leur prêteraient aucune intériorité ni aucune qualité morale.
Bien sûr, la culture de l’individuation des fruits est sujette à variations, parce que tous les Malaisiens n’ont pas le même intérêt pour la diversité ni non plus la même aptitude à la déceler, mais qu’importe, le ton est donné : dans tout le pays, la diversité des fruits est une condition structurelle avant d’être éventuellement un choix. Certaines populations expertes en ont fait un horizon vers lequel l’ensemble de leurs activités s’organise méthodiquement (Mariani, 2022) alors que d’autres n’y prêtent qu’une attention relative. Mais l’idéal de singularité et de diversité figure ainsi à l’horizon de toutes les cultures du fruit du pays. Il est associé à une grande variété de pratiques commerciales et culturales, il infuse très largement la diversité agronomique des durians cultivés, qui est la plus importante de la région, et se traduit également par un intérêt marqué pour la diversité de leurs conditions de pousse ainsi que pour ses traductions gustatives. En somme, l’hétéronomie favorise le pluralisme et facilite la tâche de celles et ceux qui voudraient se donner la diversité comme un but conscient. Ce choix ne leur appartiendra cependant jamais complètement, car c’est un objectif qui fait système.
J’ai suggéré au contraire que le choix indépendant de ramasser les durians définissait un tropisme homogénéisant, parce qu’il facilite le traitement de masse et qu’il est entièrement subordonné à des buts humains. En principe, rien ne limite pourtant ces objectifs, et rien n’empêche par exemple que certains visent (ou même atteignent) une plus grande diversité cultivée. Cela dit, ce ne seront jamais que des buts conscients, vulnérables à d’autres buts et d’autres intérêts conscients. Il faudra donc toujours convaincre, persuader que ceux-ci sont meilleurs que ceux-là. Il faudra aussi se donner les moyens d’atteindre ces buts, des moyens d’autant plus conséquents que la concurrence sera puissante et nombreuse. Cette orientation finaliste des possibles fait courir un risque de surenchère évident, car elle incline à forcer par l’injonction (les normes) l’adhésion qui ne s’obtiendrait pas par la conviction. Elle pourrait aussi provoquer le ressentiment de toutes celles et ceux qui devraient abandonner leurs buts particuliers pour se conformer. En comparaison, l’exemple malaisien possède une grande fluidité, attribuable à la structure hétéronome de la relation autour de laquelle il est organisé. Bien sûr, il engage lui aussi un choix, mais ce choix a été réalisé une fois pour toutes, et pour tous. Il a l’avantage de ne pouvoir être attribué à un groupe humain qui voudrait le promouvoir ou l’imposer au détriment d’un autre : c’est un choix qui concerne l’ensemble des Malaisiens et qu’ils ne défendent pas seuls, car il est aussi assumé par des fruits, des arbres et par tout un système qui concourt à le justifier et à le nourrir. D’un point de vue finaliste, c’est un choix probablement trop minimal, parce qu’il n’est pas assorti de prescriptions normatives qui permettraient de potentialiser ses implications. Mais il oriente le monde de façon que la diversité soit possible, plus facile à atteindre et aussi plus désirable.
Cette inclinaison des choses n’empêche pas le développement d’intérêts particuliers, mais elle les conditionne tous de la même façon, selon la même exigence hétéronome. Ils ne sont donc jamais vraiment concurrents, parce qu’ils ne se contredisent pas. Ainsi les Malaisiens répondent-ils avec une grande diversité d’arguments lorsqu’on leur demande pourquoi ils s’imposent de ne pas ramasser les durians. Certains se justifient en prêtant des intentions aux arbres. Ils leur attribuent un caractère avec lequel il faut concilier pour espérer qu’ils continuent de donner des fruits. D’autres racontent simplement que les durians qui tombent sont à maturité, et qu’ils sont meilleurs à ce moment-là ; d’autres encore que l’attente est nécessaire, parce qu’elle permet des sociabilités ou qu’elle fait grandir le plaisir de la consommation ; d’autres que « c’est la tradition », ou que ce choix les rend différents des voisins thaïlandais qui ramassent toujours les fruits sur l’arbre ; d’autres encore que les durians qui tombent sont tous uniques et que c’est à chaque fois l’occasion d’une découverte et d’un émerveillement renouvelés. Cette diversité d’attachements ne dit pas que tous les Malaisiens organisent le monde à partir d’un schème mental qui leur ferait prêter des intentions aux arbres. Ce serait une hypothèse très coûteuse du reste, car il faudrait qu’ils partagent tous cette conception. Plus simplement, elle me semble dire que les Malaisiens trouvent tous de bonnes raisons de dépendre de la subjectivité de l’arbre, de son pouvoir de détermination. Ces raisons ne traduisent pas leur aliénation mais les opportunités libérées par l’hétéronomie de la relation. C’est elle qui définit un champ des possibles dans lequel les humains opèrent des choix conditionnels et en même temps illimités. Elle nous invite ainsi à penser l’action autrement, au-delà des causes intentionnelles, alors qu’elle est distribuée dans les choses (de façon plus systémique), au-delà de l’humain.
Plus récemment, j’ai mis en évidence le même type d’agencement hétéronome en France, dans le mouvement des vins sans soufre. Le soufre (le dioxyde de soufre, SO2) est un conservateur très utile pour contrôler le vin et le stabiliser. La maîtrise de son usage est d’ailleurs très largement responsable de la modernisation de la vitiviniculture au XXe siècle. Ainsi, les vignerons qui choisissent aujourd’hui de se passer de ce moyen définissent-ils eux aussi un rapport hétéronome : ils acceptent de rendre beaucoup d’autonomie au vin, de lui déléguer un pouvoir causal puissant sur l’élaboration de leurs choix techniques, commerciaux, gustatifs, etc. Je ne reviendrai pas sur le détail d’ensemble de cet agencement (pour plus de précisions, voir Mariani, 2021), mais on peut soutenir que ce rapport hétéronome, quoique situé à un point avancé du processus de fabrication du vin, a lui aussi un effet sur tous les autres moments de la chaîne, de la dégustation jusqu’aux pratiques culturales de la vigne. Comme dans le cas des durians malaisiens, il nourrit un tropisme pluralisant, une diversification des vins, des pratiques œnologiques et culturales et, bien entendu, des vignes.
Il faut dire, pour terminer, que les hétéronomies sont particulièrement fréquentes dans les pratiques agricoles « alternatives ». L’adjectif prend d’ailleurs tout son sens ici, car ces activités se déploient souvent contre le finalisme de l’action publique en matière d’agriculture, contre l’inflation de normes/moyens qu’elle promeut pour atteindre ses fins. Plus fondamentalement, il me semble qu’il s’agit ainsi de protester contre la logique du choix autonome, qui tend à réduire les activités agricoles à des objectifs conscients de rentabilité, de productivité ou même d’écologie, empêchant ainsi celles et ceux qui les mettent en œuvre de les considérer dans leur ensemble : comme des systèmes économiques, techniques, politiques et existentiels qui tendent vers un objectif de production sans pour autant vouloir lui sacrifier l’ensemble des moyens qui concourent à l’atteindre.
Perdre en contrôle sur la conservation… pour gagner en efficacité
On a donc vu comment de la diversité végétale peut être produite sans être intentionnellement recherchée. Et j’ai soutenu que l’hétéronomie favorise plus largement la production de biodiversité, car le tropisme de diversification qu’elle définit infuse tous les replis du système, même s’il n’est pas toujours investi avec emphase. On dit souvent que les intentions humaines peuvent se traduire dans la réalité, avec ce que cela implique de pertes et de reformulations comme l’a montré la sociologie de la traduction. Les exemples évoqués plus haut suggèrent que les végétaux sont eux aussi capables de porter un message durable si on les laisse le faire. Ils agissent alors par transduction6.
Ces exemples invitent en tous cas à concevoir la conservation de la biodiversité, et plus généralement l’action, de façon plus hétéronome et donc mieux intégrée. Aujourd’hui encore, trop de projets de conservation continuent d’être pensés en toute extériorité. Ce n’est pas qu’ils ne s’intéressent pas au contexte dans lequel ils vont être appliqués mais ils le traduisent a priori en contraintes, « en verrous à lever » et en « acceptabilité sociale ». Tout se passe alors comme si les résistances étaient seulement dans le monde et ne relevaient pas justement de l’idéalisme de ces projections. Une bonne part des frottements que ces projections rencontrent pourrait pourtant être imputée à la structure consciente qui les a imaginées, à l’artificialité des objectifs et des moyens qu’elle se fixe et à celle des raisons par lesquelles elle pense motiver l’adhésion des populations. Il s’agit donc non pas de remettre en cause ici les enjeux de conservation de la biodiversité en tant que tels, mais plutôt de souligner que « la biodiversité » n’est justement jamais un problème artificiel et/ou même une idée dans la réalité. La biodiversité n’existe comme objet et comme objectif que pour un nombre limité de gens, dont beaucoup sont des scientifiques. Ailleurs, elle est toujours déjà prise dans des rapports qui la traversent, tramée dans d’autres objets et d’autres objectifs : elle a une autre nature qu’il faudrait apprendre à mieux appréhender. Pour l’heure, la conservation de la biodiversité suppose encore trop souvent l’abstraction d’un objet qui est normalement noué, mêlé. Dès lors, il faut qu’on lui invente une intégrité et une pureté qu’il n’a vraiment qu’en pensée, avant de chercher à le réintégrer tel quel au monde duquel il a été abstrait. L’incompatibilité générée par cet aller-retour est fondamentalement épistémique, comme la proposition de Bateson le suggérait.
Plutôt que d’interpréter le frottement du réel comme une contrainte, l’exigence d’hétéronomie pousse à se demander ce qu’il contient d’opportunités. Elle suggère de fonder d’abord les projets sur les intérêts ou les dispositions de celles et ceux qu’ils sont susceptibles de concerner, suivant un processus d’intéressement qui a été analysé par la sociologie de l’innovation (Callon, 1986) mais qui a finalement été assez peu adapté à la conservation de la biodiversité. Du reste, si cette sociologie se préoccupe de l’intéressement (du concernement [Latour, 2004]), elle reste aussi très finaliste, parce que les projets qu’elle documente sont des projets conscients. Les contours de l’approche esquissée ici sont plus diffus. Il s’agit de viser plus indirectement la biodiversité, de créer des conditions favorables, susceptibles d’incliner les acteurs à s’intéresser d’eux-mêmes à la question, à leur façon. Cette position implique de perdre, en conscience, un peu de prise sur les objectifs de conservation. Mais on aurait tort d’y voir un relâchement coupable face à l’urgence. Accepter de perdre du contrôle n’est pas un choix gratuit, esthétique. C’est la conséquence directe d’une volonté d’inclure des bonnes volontés tout en leur reconnaissant une autonomie ; le prix à payer pour un fonctionnement plus fluide et plus apaisé (plus efficace aussi ?) de l’ensemble. Enfin, perdre un peu le contrôle est une façon d’acter la fin de l’idéalisme moderne. Parce qu’il cherche des appuis dans le monde, le sujet hétéronome fait l’effort de le (re)connaître pratiquement, dans ses contingences. Dès lors qu’il se trouve ainsi situé, il ne peut plus croire aux grandes promesses finalistes, non pas parce que les gens risquent toujours de verrouiller le « progrès » écologique par leurs croyances, mais parce que la nature des idées et des raisonnements finalistes n’est pas celle de la réalité. Pour que l’idéal de conservation de la biodiversité puisse vraiment advenir, il faudrait la purger de son relief, des agentivités et « des relations transformatives » (Tsing, 2012) qui la définissent précisément comme une réalité et non comme une idée.
Dans son mémoire sur la conservation du grand tétra dans le Haut-Jura (2022), Emma Pirot réalise un contournement de la problématisation moderne des projets. Pour intéresser les humains qui ne s’intéressent pas à l’oiseau, elle porte son attention sur celles et ceux qui ont des raisons de le faire. Dans un premier temps, cette volonté de composer avec les gens a suscité beaucoup de réactions négatives, parce que l’anthropomorphisme des uns ou la sensibilité des autres n’étaient pas censés entrer dans l’équation rationnelle de la conservation : il fallait « remettre les humains à leur place ». En réalité, la place des humains a toujours été dans la biodiversité, même dans la grande forêt primaire amazonienne. Cela ne signifie pas que leur présence y est fondamentalement bénéfique mais qu’elle ne peut pas en être abstraite sans risquer des déséquilibres encore plus importants. Tout n’est pas parfait dans la situation malaisienne, loin de là. Mais pour ce qui concerne le durian (il en va différemment pour d’autres cultures), le pays continue de produire une importante diversité agronomique (Mariani, 2022, 2023). Dans le pays voisin (la Thaïlande), la diversité des fruits n’est qu’une possibilité parmi d’autres… Et elle ne concerne pour le moment qu’une infime minorité de la production.
Références
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- Tsing A.L., 2012. On nonscalability: the living world is not amenable to precision-nested scales, Common Knowledge, 18, 3, 505-523, https://doi.org/10.1215/0961754X-1630424. [CrossRef] [Google Scholar]
Ce texte s’inspire d’une réflexion plus générale qui a fait l’objet d’un ouvrage (Mariani, 2022). Une version abrégée en a été présentée, en novembre 2022, dans le séminaire du réseau thématique Sciences humaines et sociales de l’Office français de la biodiversité (OFB).
Je remercie Véronique Servais de m’avoir rappelé l’existence de ces textes après lecture d’un autre de mes articles (Mariani, 2023). Je remercie également les relecteurs et relectrices de Natures Sciences Sociétés ainsi que les participants et participantes au séminaire de l’OFB pour leurs commentaires très constructifs.
« D est souhaitable ; B mène à C, C mène à D ; par conséquent D peut être atteint en passant par B et C » (Bateson, 1980, p. 239).
Pour un exemple d’hétéronomie appliquée à un projet de conservation, je renvoie à l’excellent article de Guilherme Moura Fagundes (2021), qui décrit un projet de gestion intégrée du feu parmi les communautés quilombolas du Cerrado (Brésil). Je remercie l’auteur d’avoir attiré mon attention sur ce travail à la lecture du mien.
Citation de l’article : Mariani L. 2023. Pourquoi la conservation de la biodiversité ne devrait pas être un but. Note sur l’hétéronomie des possibles. Nat. Sci. Soc. 31, 3, 374-380.
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