Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 27, Number 1, January-March 2019
Dossier « Perspectives franco-brésiliennes autour de l’agroécologie »
Page(s) 101 - 120
Section Repères − Events & books
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2019018
Published online 24 May 2019

Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? Vers la reconnaissance de droits juridiques aux objets naturels

Christopher Stone
Le Passager clandestin, 2017, 154 p.

Enfin, le public francophone pourra lire l’article majeur que Christopher Stone publia en 1972 à la Southern California Law Review1. Ce professeur de droit y faisait une proposition révolutionnaire puisqu’il s’agissait de donner à l’ensemble des entités naturelles, des forêts aux océans, la qualité de sujets de droit pouvant aller plaider en leur nom propre devant les tribunaux. La proposition n’était pas venue de nulle part : il s’agissait d’influencer la Cour suprême des États-Unis dans une affaire opposant une association de protection de la nature, le Sierra Club, à la société Walt Disney qui projetait de construire une station de sports d’hiver, portant atteinte à une vallée célèbre pour ses sequoias. Or l’association risquait fort de perdre le procès, car le juge d’appel avait conclu qu’elle n’avait pas d’intérêt à agir et que ses membres ne subissaient aucun préjudice personnel. D’où l’idée de faire agir les arbres, au nom de leur intérêt à ne pas être coupés. Le procès fut effectivement perdu, mais le célèbre juge Douglas reprit l’idée du professeur Stone en une opinion minoritaire brillante qu’il aurait été pertinent de publier aussi.

Catherine Larrère, dans une longue préface, replace l’article dans son contexte, soit la fin de la première phase du « tournant écologique ». Outre-Atlantique, il est souvent pensé comme un mouvement historique de libération des opprimés fondé sur la reconnaissance des droits de ceux qui en étaient injustement privés, des personnes morales aux Noirs, aux femmes ou aux enfants ; et ce sera effectivement au cœur du raisonnement politique de Stone qui va démontrer comment la qualité de sujets de droit paraît « impensable », au sens premier du terme, tant qu’elle n’est pas acquise (p. 46 et 49).

Elle montre également que la proposition et ceux qui la soutiennent sont toujours aujourd’hui passés sous silence dans la majorité des cas ou combattus plus ou moins violemment, et cite à cet égard Jean-Pierre Marguénaud, soutien du droit des animaux, qui constate le sentiment « d’humiliation anthropologique » qui anime ces opposants. Il faudrait ajouter qu’ils sont parfois très violents, tel Luc Ferry accusant le courant des pires péchés de la deep ecology, Simone Goyard-Fabre parlant de renaturation « perfide » et « aberrante », Geneviève Giudicelli-Delage et Kathia Martin-Chenut y voyant un risque pour les humains.

Stone, révolutionnaire, est néanmoins prudent et mesuré. Aller « vers les droits de l’environnement » n’implique en rien de donner tous les droits ni de donner les mêmes droits à toutes les entités naturelles (p. 51). Cela a d’abord des « conséquences opérationnelles ». Il s’agit, dit-il, de donner des « legal rights », soit des droits énoncés par une autorité qui a compétence pour le faire. Cette expression, traduite ici littéralement par « droits juridiques », n’a pas de sens consacré en français. De fait, la doctrine anglo-américaine les oppose aux « natural rights » qui désignent des propriétés intrinsèques de l’être humain qui ne sont pas encore reconnues par une autorité compétente permettant de les défendre devant un tribunal : ce sont des droits en puissance qui pourront être reconnus ultérieurement. Il va donc plaider pour que les entités naturelles aient enfin un legal right pour pouvoir défendre leurs droits devant un tribunal sans que ce soit à un « propriétaire » de le faire. Prenant l’exemple de l’esclave, il montre qu’il est dans une situation différente selon qu’il est défendu contre un tiers violent par son propriétaire ou par lui-même.

Une entité naturelle privée de legal rights perd ainsi des « avantages procéduraux » car le cours d’eau pollué, pour être défendu, dépend de l’intérêt de tel ou tel propriétaire et même lorsque celui-ci va plaider son droit, le tribunal, pour prendre sa décision, va peser les intérêts des humains parties à l’action : l’intérêt économique des entreprises l’emportera souvent sur l’intérêt récréatif des riverains, alors que la rivière pourrait faire valoir son intérêt « vital ».

Mais alors, comment ferait la rivière, puisqu’elle ne peut pas parler ? Ni les personnes morales, ni les nouveau-nés, ne peuvent parler : des avocats, des tuteurs les représentent en justice. Cette question de la parole est mise en exergue par le juge Douglas : « The river as plaintiff speaks for the ecological unit of life » […] « The sole question is, who has standing to be heard? » […] « the pileated woodpecker as well as the coyote and bear, […] those inarticulate members of the ecological group cannot speak2».

Stone va évoquer « l’ami » d’un objet naturel, qui pourra demander la nomination d’un tuteur (p. 63). Et le juge Douglas, précise : « Those people who have a meaningful relation to that body of water – whether it be a fisherman, a canoeist, a zoologist, or a logger – must be able to speak for the values which the river represents3». C’est ce que j’appelle, personnellement, une occidentalisation du totémisme tel que le définit Philippe Descola. Rien ne serait plus facile pour un tel tuteur que d’exposer au tribunal les « besoins » de l’entité naturelle, dit Stone, se référant à sa pelouse qui dit son besoin d’arrosage quand elle jaunit (p. 69). Certes. Mais l’auteur n’explore guère les différentes voies pour arriver à parler au nom des entités naturelles, et c’est un point faible de son travail. Il n’évoque la voie scientifique qu’à la page 101 et ne dit rien des autres moyens de décrypter les besoins tels les savoirs, les mythes, les sensibilités. Or, dans les différentes voies que prend désormais le droit pour reconnaître des droits aux entités naturelles, ce sont les savoirs indigènes et les mythes qui ont été à la manœuvre, en Amérique latine, en Nouvelle-Zélande et en Inde.

Certains pourraient lui faire remarquer que la solution du tuteur existe déjà dans certains cas avec le procureur général jouant le rôle de parens patriae. Cette référence à la fonction parentale jouée par l’État lorsqu’un incapable se trouve privé de soutien fiable sera d’ailleurs la solution reprise spontanément par le juge indien4 pour donner la personnalité juridique au Gange. Stone récuse ces « créatures politiques », « bêtes noires » des associations écologiques (p. 69), accusation reprise par le juge Douglas qui stigmatise le forest service et les entreprises forestières dont les liens illustrent la trop grande proximité entre les intérêts économiques et les agences.

Le point le plus impressionnant de l’article de Stone est sans doute sa capacité à dessiner l’ordonnancement futur du droit de l’environnement à partir de cette accroche purement procédurale. Il dit d’un mot que le tuteur des objets naturels serait en même temps le tuteur des « générations futures » (p. 75, argument également repris par le juge indien). Ensuite, il intègre la notion d’externalités négatives d’une production : le tuteur devrait non seulement demander au juge de prendre en compte les atteintes aux aspects économiques des objets naturels, mais aussi les dommages purement moraux tels la perte d’une espèce que l’on ne peut pas manger, ce qui deviendra le « préjudice écologique pur » (p. 74 et 75). En conséquence, il faut arriver à chiffrer les dommages-intérêts, mais comment les calculer, se demande-t-il ? Et cela l’amène à imaginer des mécanismes de compensation (p. 78-79), constatant que l’idéal de restauration complète a l’inconvénient de « geler » l’environnement alors que les espèces sont appelées à entrer et sortir (p. 82).

C’est donc sur une « ingénierie procédurale » qu’il fonde tous ces espoirs (p.85), développant l’idée que des termes qui sont, au départ, tout sauf clairs, produisent à la longue des effets considérables : « Si la perception que j’ai de ce genre d’influences est correcte, alors une société dans laquelle serait établi, quoique de manière vague, “que les rivières ont des droits” élaborerait avec le temps un système juridique différent de celui auquel aboutirait une société qui n’emploie pas cette expression, même si l’une et l’autre avaient eu au départ des règles légales identiques à tout autre point de vue » (p. 95).

Il ajoute à cet aspect « opérationnel » qu’il maîtrise bien une théorie des « aspects psychologiques et psycho-sociaux », qu’il maîtrise moins. Il voit bien la nécessité d’une approche « radicalement nouvelle », et donc d’un nouveau mythe pour vivre les rapports homme-nature, mais il refuse les approches archaïques des divers panthéismes et cherche un mythe qui s’accorde aux connaissances scientifiques. C’est effectivement ce qui se profile aujourd’hui en Occident, mais à la suite d’une impulsion donnée par ces modèles que sont les droits indigénistes ou religieux. Il n’évoque pas « l’hypothèse Gaïa », énoncée à la même époque, mais Dane Rudhyar (né Daniel Chennevière), participant à la création d’un mouvement dit de l’astrologie humaniste qui croit voir dans « l’Esprit de l’humanité » « l’Esprit conscient de la Terre »5. Se demandant comment cela pourrait s’incarner en droit, il relève des « formules intrigantes » des juges de l’époque, qui, sans affirmer que les éléments de la nature peuvent être sujets de droit, impliquent en réalité ce saut conceptuel. Un exemple aurait pu être donné en traduisant l’opinion dissidente du juge Hugo Black quand il écrit que le refus de la Cour suprême de suspendre un projet d’autoroute à six voies au milieu d’un parc naturel fera que « la population de San Antonio et les oiseaux et animaux qui habitent dans ce parc partageront leur paisible retraite avec le flux ininterrompu d’un trafic routier hideux et puant » (p. 114).

C. Larrère insiste sur le retentissement durable de cet article, pourtant peu cité (p. 36). Précisons que, pendant longtemps, l’article n’a eu de retentissement qu’aux États-Unis, ce qui a suscité des mises à jour régulières par Stone lui-même. Pourtant, force est de constater que, malgré quelques tentatives pour appliquer l’habeas corpus à des animaux ou déclarer la rivière Colorado sujet de droits, les juridictions américaines n’ont pas retenu ces voies procédurales (en dehors d’une décision passionnante mais très isolée en Pennsylvanie) ; l’action en faveur de la rivière Colorado vient même de se terminer de manière inquiétante par une menace de sanctions si les plaideurs continuaient leur action, qu’ils ont effectivement retirée. Si l’analyse de C. Stone a prospéré, ce n’est donc pas aux États-Unis, au moins en l’état.

Au fond, le propos premier de C. Larrère est de s’appuyer sur une lecture précise de la technique juridique de Stone pour mettre à bas les critiques dont il a fait l’objet et qui portaient surtout sur une éventuelle position philosophique sous-jacente holiste accusée de faire des non-humains des sujets rivaux des humains (p. 23 et 24). Or, dit-elle, les auteurs se trompent de cible : c’est sur le sens juridique de sa proposition qu’il faut le juger (p. 22). Elle explique ainsi que la qualité de sujet de droit est de l’ordre de la convention, de la fiction, de la procédure juridique qui fait qu’un droit va exister ou pas (p. 23). De la convention et de la procédure, sans aucun doute. Il faut la décision d’une institution compétente pour constituer une entité comme support de droits, d’obligations, et de la capacité à ester en justice. Dans la longue histoire de la capacité à exister dans le monde du droit, de multiples conventions de ce type ont existé, définissant des modèles politiques différents : existence d’esclaves, statut diminué des étrangers, des adeptes d’une religion différente, des femmes, etc. Alors que l’existence du sujet de droit est continue, la distribution de cette qualité évolue par convention. En revanche, le terme de fiction, au moins s’il n’est utilisé que pour les sujets non humains, est plus discutable. Chaque attribution de la qualité de sujet de droit est une convention, comme le droit qui est tout entier convention. Voir l’aspect conventionnel à certains endroits seulement est une résurgence inutile du droit naturel. Il n’existe aucun sujet de droit par nature.

Traiter l’actualité de la proposition de Stone est presque devenu dépassé maintenant que l’Équateur, la Colombie, la Bolivie, la Nouvelle-Zélande et l’Inde ont reconnu la qualité de sujets de droit à la nature en général, des rivières, des forêts ou des glaciers (p. 33 et 36), contribuant à fragiliser l’unanimité du front du refus. Mais cela appelle d’autres travaux.

Marie-Angèle Hermitte
(Directeur de recherche honoraire, CNRS,
directeur d’études honoraire, EHESS, Paris, France)
mahermit@gmail.com

Perspectives on commoning. Autonomist principles and practices

Guido Ruivenkamp, Andy Hilton (Eds)
Zed books, 2017, 470 p.

Cet ouvrage collectif, coordonné par Guido Ruivenkamp, maître de conférences en sociologie et en anthropologie à l’Université de Wageningue, et Andy Hilton, enseignant d’anglais et éditeur, est composé de onze chapitres qui contrastent assez fortement suivant leur orientation très théorique (chapitre 1-6, chapitre 8) ou nettement plus empirique (chapitre 7, 9, 11). Il entend proposer une réflexion générale sur les processus contemporains de « mise en commun » (commoning), entendus comme une possible alternative systémique au capitalisme autant qu’au « vieux » socialisme hiérarchique.

Comme le titre d’emblée l’explicite, toutes les contributions s’inscrivent clairement dans la tradition de pensée autonomiste. Celle-ci, associée notamment à la figure d’Antonio Negri (dont l’œuvre constitue la référence intellectuelle centrale de l’ouvrage) s’est constituée à partir du mouvement « ouvriériste » italien des années 1970 (operaismo). L’adoption systématique de cette « perspective » autonomiste, que les contributeurs s’y reconnaissent totalement ou bien qu’ils engagent avec elle un dialogue critique, procure à l’ouvrage une forte cohérence théorique. Et ce, alors même que les cas analysés (l’assemblée des travailleurs du Grand Toronto ; la résistance de la petite paysannerie turque aux transformations capitalistes des trois dernières décennies ; le mouvement global pour les semences paysannes ; l’appropriation politique des places publiques…) affichent une remarquable diversité.

Comment caractériser, alors, cette manière spécifiquement autonomiste d’envisager les communs, ou plutôt les processus de communisation ? Et comment la distinguer, en particulier, de l’approche plus consacrée associée au nom d’Elinor Ostrom et aux travaux de l’École de Bloomington ? De la lecture de chacune des contributions, il ressort que quatre traits distinctifs au moins la caractérisent, des traits qui apparaissent partagés plus ou moins explicitement par l’ensemble des auteurs.

En premier lieu, et contrairement à l’école ostromienne, les communs ne sont ici compris que de manière très secondaire comme des ressources collectives (forêts, cours d’eau, pêcheries, pâturages…) formées initialement en dehors de l’action humaine. Ils sont bien davantage perçus comme des pratiques et des institutions sociales (Sonja Lavaert, p. 108) qui peuvent s’appliquer à tout type de production humaine jusqu’aux plus immatérielles (informations, connaissances, langage, affects…). « Instituer un commun » (S. Lavaert), c’est d’abord instituer une gestion radicalement démocratique de ces productions, ce qui suppose non seulement certaines règles de fonctionnement mais aussi des désirs et des affects qui investissent ces règles (Pieter Lemmens). Le domaine des communs est donc potentiellement illimité, car un commun « n’est pas d’abord une chose, ou une ressource [mais] une “forme sociale”, une relation sociale » (Stefan Meretz, p. 419).

En deuxième lieu, et comme n’a cessé de le souligner Negri lui-même, la mise en commun est « toujours déjà là » (cité au chapitre 7, p. 261). Elle est une potentialité inhérente à ces animaux sociaux que sont les êtres humains, et elle trouve toujours à s’exprimer d’une manière ou d’une autre, y compris dans les situations apparemment les plus contraintes par les États ou par l’appropriation capitaliste. Les communs se nichent ainsi « à l’intérieur » de l’État et du capital, dans leurs interstices (Massimo De Angelis, p. 213), à l’image de ces places publiques et de la liberté particulière qui y règne alors même qu’elles sont logées au cœur du capitalisme des grandes métropoles (Ruud et Femke Kaulingfreks, chapitre 8).

Une politique des communs, dès lors, ne consiste non pas tant à imaginer un avenir radicalement différent qu’à intensifier et à « mettre en réseau » (S. Meretz, p. 424) les expériences radicales qui sont déjà en cours « ici et maintenant », sous l’impulsion de commoners qui sont bien souvent par ailleurs des salariés comme les autres. D’où l’idée, développée dans plusieurs contributions, d’un « pouvoir de préfiguration des communs » (Mathijs van de Sande). En effet, les expériences actuelles ne doivent pas être conçues comme de simples jalons menant à des expériences futures qui seraient plus abouties et approfondies : elles sont en elles-mêmes le futur en miniature. Comme telles, elles font « événement » à part entière et viennent brouiller la distinction entre les moyens et les fins, entre présent et futur.

Troisièmement, la communisation est encouragée par les évolutions structurelles du capitalisme contemporain. Ces transformations se manifestent, dans le domaine du travail, par une mobilisation et une production croissantes des ressources immatérielles non divisibles (connaissances, données, codes informatiques, symboles, affects…), ce qui rend l’appropriation privée des moyens de production de moins en moins justifiable (S. Lavaert p. 108). C’est là la grande thèse du capitalisme cognitif, ou de l’« usine sociale » chère à l’un des pères fondateurs de l’autonomisme italien, Mario Tronti. Dans cette configuration post-fordiste, les travailleurs immatériels auraient de moins en moins besoin d’une hiérarchie d’entreprise pour produire. Les capitalistes deviendraient superflus, « le chef un simple obstacle à la réalisation du travail », un simple « vampire » (P. Lemmens, p. 177-178). Ce nouveau cognitariat (Franco Berardi) serait l’agent naturel de la mise en commun tant il la pratique déjà dans son travail quotidien.

Enfin, la perspective autonomiste insiste sur le fait que les communs n’impliquent aucune valorisation particulière du consensus parmi les commoners. Au contraire, la communisation doit pleinement admettre la diversité et l’hétérogénéité des participants. Il s’agit de « négocier la différence », par exemple en promouvant l’expression des points de vue divergents au sein des assemblées (Elise Thorburn, p. 89, p. 92), ou bien d’organiser, à plus grande échelle, une « auto-organisation polycentrique » qui garantisse et entretienne le pluralisme social (S. Meretz, p. 423). L’horizon radical est celui d’une « stigmergie » (en une contraction des mots grecs « stigma » – signe – et « ergon » − action) dans laquelle chaque individu aurait le loisir de choisir sa propre activité en fonction des invitations laissées par d’autres participants – à l’instar de ces contributeurs de Wikipédia qui repèrent les tâches à accomplir et choisissent celles qui leur conviennent grâce aux catégories créées mais laissées vides par les autres contributeurs. La liberté individuelle serait alors en mesure de produire de l’ordre social sans passer par la médiation du marché ni par celle d’une planification centralisée.

Au vu de ces différents fils rouges, l’ouvrage apparaît sans aucun doute comme l’exposition emblématique, et actualisée, d’une perspective autonomiste sur les communs. Certes, les premiers chapitres contiennent des passages très abstraits et sans doute inutilement jargonnants : le « manque de dimension concrète » parfois reprochée à Negri (S. Lavaert, p. 127) peut tout aussi bien s’appliquer à de nombreuses pages qui convoquent allègrement les noms d’Agamben, de Spinoza, de Schmitt ou de Virno, en perdant parfois de vue le lien entre leurs œuvres et la problématique concrète de la communisation… Il n’en reste pas moins que les principales critiques qu’on peut adresser à l’ouvrage ne portent pas tant sur la réalisation de l’ambition de départ, largement tenue, que sur la nature de cette ambition elle-même. Considéré depuis la sociologie politique, en effet, et quoiqu’il présente maintes réflexions stimulantes, l’autonomisme suscite plusieurs motifs de sérieux scepticisme.

Le premier est la reconduction d’une opposition binaire qu’il effectue entre le « pouvoir institutionnel » et le « pouvoir de résistance » (S. Lavaert, p. 110), entre les « institutions » et la « multitude » (M. De Angelis, p. 216), une opposition qui rejoue le vieil antagonisme entre la potestas (le pouvoir des autorités ou « pouvoir sur ») et la potentia (le pouvoir de la multitude ou « pouvoir de ») que Negri emprunte à Spinoza. Dans cette opposition sociologiquement très simpliste, deux phénomènes se trouvent alors irrémédiablement perdus de vue. Le premier est l’ampleur de ce qu’on peut appeler, avec Michel Foucault, l’étatisation de la société, c’est-à-dire la banalité de l’État et la micropolitique quotidienne de ses transactions avec la société qui n’en fait pas une entité extérieure à celle-ci mais plutôt une dimension omniprésente et constitutive. Le second est l’extrême diversité des organisations qui composent l’État, y compris le plus capitaliste, organisations dont les intérêts, les pouvoirs et les sous-cultures varient considérablement. À cet égard, la construction historique de cette « main gauche », représentée par l’État providence, n’est même pas mentionnée dans le livre. L’hétérogénéité de l’État revient toutefois par la petite porte dans les meilleurs chapitres, qui sont aussi les plus nourris empiriquement : par exemple lorsque Murat Öztürk et ses collègues mentionnent l’opportunité que représente, pour la petite paysannerie turque, la politique des indications géographiques de l’Union européenne.

Ensuite, le parti pris de l’autonomisme est celui d’un optimisme combattif. C’est l’ampleur des résistances et des subversions créatives face à l’État et au capitalisme contemporains qui intéresse les auteurs. Si ce parti pris est roboratif, et contraste agréablement avec le ton de déploration dans lequel semble parfois se complaire une grande partie de la gauche contemporaine, il entraîne aussi un manque de discussion approfondie des dilemmes et des limites des expériences analysées. Pourtant aucun résultat positif concret, au-delà du plaisir expressif de débattre (ce qui n’est déjà pas rien on l’accordera volontiers), n’est finalement mentionné pour l’assemblée des travailleurs du Grand Toronto, sans que l’auteur ne s’attarde vraiment sur ce point (chapitre 2). De la même façon, la contribution de M. De Angelis mentionne en passant qu’une grande partie de la mise en commun actuelle peut être assimilée à un « communisme de riches » (p. 215) et que la coopération vise bien souvent à tracer des frontières et à dominer ceux qui en sont exclus. On pense effectivement, ici, aux travaux des Pinçon-Charlot qui ont montré combien la bourgeoisie, avec ses espaces de sociabilité et ses normes de réciprocité, était aujourd’hui la classe la plus « partageuse ». Comment, alors, distinguer les communs normativement désirables des autres ? R. et S. Kaulingfreks estiment que les véritables communs se distinguent par un objectif de gouvernance plus juste et plus égalitaire et par leur promotion d’une logique de la suffisance par opposition à une logique d’accumulation illimitée. Ces propositions sont sans doute intéressantes, sont-elles pour autant suffisantes ? Elles auraient certainement mérité, dans tous les cas, des discussions plus approfondies.

Le problème de l’optimisme combattif, lorsqu’il devient forcé, est qu’il empêche de prendre la mesure véritable des obstacles qui se dressent sur la route de la communisation, obstacles qui sont alors mentionnés rapidement mais pas systématiquement : le désir général de consommation (chapitre 5) ; l’effet de système de la domination (chapitre 9 et 10) ; le pouvoir disciplinaire du crédit bancaire sur les individus (chapitre 4) ; la difficulté à former une alliance entre les mouvements paysans du Sud et les classes moyennes urbaines du Nord… De manière significative, les formes de répression ne sont à aucun moment analysées, ni même simplement évoquées. A fortiori, la question des stratégies à développer face à ces obstacles est la grande absente de l’ouvrage, laissant dès lors l’impression d’un spontanéisme naïf.

C’est de ce dernier point de vue que le livre apparaît finalement le plus daté, alors même que, pour les théories politiques qui visent un dépassement du capitalisme, la question stratégique revient actuellement à l’ordre du jour. Cette question peut susciter des réponses très opposées selon qu’elles s’inscrivent dans un cadre marxiste renouvelé (Erik Olin Wright) ou dans une théorie populiste post-marxiste (Ernesto Laclau, Chantal Mouffe). Mais les auteurs qui s’y attèlent ont pour point commun de ne pas opposer mouvements sociaux et politique institutionnelle, pour chercher au contraire à les articuler. Ils reconduisent en cela le geste historique du mouvement ouvrier, qui a toujours su créer des solidarités par le bas (comme Jacques Rancière a pu, par exemple, en faire l’histoire) sans pour autant délaisser le moins du monde les arènes politiques, électorales ou parlementaires. La perspective autonomiste manque ici de la sophistication d’un E.O. Wright, qui cherche aujourd’hui les moyens de combiner des stratégies interstitielles, des stratégies réformistes et des stratégies confrontationnelles afin d’éroder et peut-être de dépasser le capitalisme. Elle apparaît en ce sens davantage comme le symptôme de la faiblesse historique des forces de transformation sociale – qui s’en remettent aux seules alternatives qu’elles estiment atteignables, faisant de nécessité vertu – que comme un signe de leur montée en puissance, une montée en puissance dont on peut pourtant espérer qu’elle finisse par advenir dans un futur proche.

À l’image de ce que propose le seul contributeur (Jose Luis Vivero Pol) qui prenne véritablement la mesure de la tâche à accomplir, il est en effet douteux que la mise en commun puisse véritablement s’épanouir sans l’invention concomitante d’un État « partenaire » ainsi que d’un secteur privé entreprenant mais nettement moins orienté par la recherche du profit. Vaste programme, qui n’est mentionné qu’en passant dans un ouvrage qui mérite cependant d’être considéré comme une référence en son genre.

Pierre-Louis Mayaux
(Cirad, UMR183 G-EAU, EGE Rabat)
pierre-louis.mayaux@cirad.fr

Une troisième voie entre l’État et le marché. Échanges avec Elinor Ostrom

Martine Antona, François Bousquet (Eds)
Quæ, 2017, 143 p.

L’ouvrage, Une troisième voie entre l’État et le marché, est un condensé précieux de la pensée d’Elinor Ostrom sur les « communs » et un éclairage singulier sur la vivacité de son héritage intellectuel. Les coordinateurs de l’ouvrage, Martine Antona, économiste au Cirad, et François Bousquet, chercheur en sciences de l’environnement au Cirad, réussissent parfaitement bien à organiser et à mettre en contexte les principaux apports conceptuels et méthodologiques de E. Ostrom. La parole donnée en ouverture à des personnes proches d’elle scandée par des éléments biographiques essentiels permet au lecteur d’approcher tant l’humanité que la grande qualité scientifique de cette femme politologue, Prix Nobel d’économie et fervente défenseuse de la pluridisciplinarité. Mais disons-le d’emblée : le choix du titre interroge. L’absence du mot « communs » ainsi que son assimilation implicite et univoque à une « troisième voie » marquent peut-être le parti pris des coordinateurs et peuvent, auprès de lecteurs potentiels non avertis, faire perdre à ce livre de son attractivité. Or, cet ouvrage est précieux, avons-nous dit. Il l’est sans doute et avant tout parce qu’il est une trace du passage de E. Ostrom en France au cours de l’année 2011. En son cœur, il nous livre la parole vivante de cette auteure en nous offrant la retranscription et la traduction française de deux conférences qu’elle a données lors de ses visites à Paris et à Montpellier ainsi que les échanges qu’elle a eus avec le grand public et les chercheurs francophones à ces occasions. L’ouvrage comporte en outre un glossaire, une liste des références citées ainsi que plusieurs schémas et encadrés illustrant ou venant en appui des propos de E. Ostrom.

La conférence de Montpellier témoigne de la volonté de E. Ostrom et des organisateurs des rencontres de placer le thème des « communs » au cœur de la cité en le hissant au rang de sujet de débat public. Lors de cette conférence grand public, l’économiste et politologue fournit avec simplicité et méthode certains éléments-clés de son travail. Il part d’un positionnement critique vis-à-vis de la « théorie conventionnelle » de l’action collective basée sur le postulat de l’individu optimisateur pour exposer ensuite les principaux apports concernant la coopération dans des situations complexes. L’auteure revient sur l’une de ses grandes contributions, à savoir que ce ne sont pas des règles imposées de l’extérieur qui, souvent, conduiront à une meilleure exploitation des ressources, mais des situations dans lesquelles une communauté d’usagers s’est formée et a élaboré des règles et un système de « gouvernance robuste » pour l’exploitation d’une ressource naturelle. On le sait, l’extraordinaire force des travaux de E. Ostrom est d’avoir renversé les prédictions de surexploitation des ressources issues de « la tragédie des communs6 » grâce à des études empiriques fines d’organisations collectives développées par des communautés. Les principaux objets d’étude de E. Ostrom et de son école dite de « Bloomington » sont des « pools communs de ressources », c’est-à-dire des forêts, dont les « unités de ressources » sont les arbres, ou encore les poissons pour les pêcheries. E. Ostrom insiste sur la variété et la complexité des situations d’action collective qu’elle et des chercheurs du monde entier ont étudiées pendant de nombreuses années, études grâce auxquelles des « principes directeurs », des régularités, qui garantissent la durabilité de la ressource, ont pu être dégagés.

Lors de sa conférence à l’Unesco à Paris, Ostrom revient sur ces principes directeurs de façon détaillée en faisant appel au cadre d’analyse des « systèmes socio-écologiques » et en appelant de ses vœux une démarche pluridisciplinaire pour l’élaboration et la validation d’une théorie de ces systèmes socio-écologiques. C’est aussi à cette occasion que l’on trouvera exposées avec rigueur les questions auxquelles elle a consacré des décennies de recherche et pour lesquelles elle a élaboré des cadres d’analyse sophistiqués. « Pour mener une recherche de qualité, nous dit Ostrom, nous devons choisir la question avec soin ». Et les questions qu’elle pose ne peuvent que résonner avec force chez tous ceux qui s’intéressent à l’action collective : « Quand les usagers ou les utilisateurs d’une ressource vont-ils s’auto-organiser ? Pourquoi certaines organisations vont être pérennes et d’autres pas ? Pourquoi l’auto-organisation n’est pas en soi suffisante pour assurer l’exploitation durable et la préservation d’une ressource ».

On peut regretter cependant que E. Ostrom n’aille pas plus loin dans son exposé sur sa manière de travailler dans l’interdisciplinarité. Elle centre son propos sur l’application du cadre IAD (Institutional Analysis and Development) sur lequel elle a travaillé de nombreuses années sans d’ailleurs l’expliciter vraiment. Elle revient à plusieurs reprises sur les deux principales méthodes qu’elle a utilisées au cours de ses dernières années de recherche : la théorie des jeux et l’expérimentation en laboratoire. Cela donne donc une vision parcellaire de sa démarche en même temps que la lecture peut s’avérer ardue pour des non-initiés et rendre peu perceptible le « combat » d’Ostrom pour l’interdisciplinarité alors que ce combat a été pour elle une réalité au quotidien. On aurait aimé qu’elle nous en dise plus sur ce « langage commun aux différentes disciplines » qu’elle évoque pourtant à plusieurs reprises, qu’elle nous éclaire sur sa manière de travailler avec des anthropologues, des géographes, des historiens, qu’elle nous explique comment cet appel à « travailler ensemble » s’est matérialisé au cours de ses longues années de recherche. Notons que dans la partie consacrée à la retranscription des échanges entre des chercheurs et E. Ostrom, la question de l’interdisciplinarité est de nouveau évoquée, celles que pose l’élaboration d’un cadre analytique commun aux différentes disciplines sont dégagées, ce qui permet de mieux saisir l’enjeu à la fois empirique et théorique de l’interdisciplinarité pour l’étude des communs, mais aussi toute la complexité de sa mise en œuvre. Nous pouvons d’ailleurs féliciter les coordinateurs de l’ouvrage d’avoir fait une place importante aux échanges entre des chercheurs et E. Ostrom au cours d’ateliers de travail organisés à Montpellier ainsi qu’aux débats avec le public lors des conférences à Paris et à Montpellier. Grâce à ces échanges, Ostrom est conduite à donner des précisions importantes sur son travail, ses résultats, sa démarche. On l’interroge et on met en débat certains des concepts phares : l’engagement d’acteurs hétérogènes dans l’action collective, la polycentricité, la dynamique des règles, la nature des ressources, la durabilité des systèmes socioécologiques, on revient sur le rôle de l’État, on questionne la pertinence ou les limites de l’approche néo-institutionnelle, celle des cadres d’analyse dans le passage d’un modèle de gouvernance du local au global, etc. Au cours de ces échanges, Ostrom évoque aussi ses doutes, ses regrets, les limites de certains de ses résultats. Elle exprime aussi sa joie de voir ces limites discutées et dépassées dans de nouveaux travaux et, ce faisant, elle passe le relais avec élégance aux nouvelles générations de chercheurs : « …S’ils travaillent ensemble, en essayant de réfléchir à la manière de croiser les disciplines… nous [aurons] ainsi la possibilité de produire un énorme changement » (p. 63).

Cet ouvrage dresse le portrait d’une grande dame, une intellectuelle dans tout ce que ce mot peut contenir de plus noble. Il laisse aux lecteurs de langue française la trace de sa voie. C’est un bel hommage.

Fabienne Orsi
(IRD, LEPD, Marseille, France)
fabienne.orsi@ird.fr

L’emprise des marchés. Comprendre leur fonctionnement pour pouvoir les changer

Michel Callon
La Découverte, 2017, 501 p.

Cet ouvrage constitue dans l’œuvre de Michel Callon, professeur à l’école Mines ParisTech et chercheur au Centre de sociologie de l’innovation, la synthèse d’un certain nombre de travaux antérieurs consacrés aux transactions marchandes7 ainsi que de nombreux éléments issus de sa sociologie de la traduction8. Dans la continuité de ceux-là, initiés dans les années 1990, l’« agencement marchand » remplace la notion de marché – pourtant dans le titre de ce dernier ouvrage –, en particulier celle commune aux économistes et aux sociologues appelée « marché-interface » et jugée « sans épaisseur ni profondeur » (p. 42). En effet, selon Callon, économistes comme sociologues ont une analyse du marché qui suppose, d’une part, des abstractions théoriques faisant « disparaître les lieux où se déroulent les confrontations et les dispositifs matériels qui les cadrent » (p. 31) et, d’autre part, des offres et des demandes autonomes et distinctes dont la confrontation porte sur des biens, considérés comme des choses stables, « la compétition assur[ant] la reproduction de cette structure » (p. 42). Traversant l’œuvre de l’auteur, la notion d’agencement marchand remet en cause cette analyse pour construire un « nouveau modèle » (p. 43) des marchés – que cet ouvrage décrit étape par étape – dont l’objectif est de dépasser cette conception du marché-interface en se centrant sur « la seule question qui vaille […] : comment des agents sont-ils amenés, en telle ou telle circonstance, à accepter de payer pour acquérir des biens qui leur sont proposés, ou symétriquement à exiger un paiement pour les biens qu’ils produisent ? » (p. 39)

Par rapport aux travaux antérieurs, cet ouvrage ambitieux présente toutefois quelques nouveautés ou subtilités. Il se distingue tout d’abord par sa forme plus pédagogique. Les concepts propres au schème de Callon y sont en effet définis de manière simple puis immédiatement illustrés par de très nombreux exemples qui se veulent concrets – « des tranches de vie saignantes » (p. 486) – et qui relèvent à la fois des expériences personnelles de l’auteur, en tant que consommateur ou évaluateur, des sciences sociales et des sciences de la matière.

Les derniers chapitres mettent spécifiquement l’accent sur la dynamique de ces agencements marchands, comme le passage d’un agencement à un autre (chapitre 7), par opposition à la vision trop statique du marché-interface, notamment via l’introduction de la notion de « zone franche » empruntée à Carliss Baldwin qui permet de s’interroger sur les frontières des agencements marchands. Ils soulignent aussi l’importance de la morale (chapitre 8) qu’il faut « débusquer au cœur des agencements marchands, dans chacun de leur cadrage et non faire comme si les marchés supposés immoraux avaient besoin d’une âme ou d’un cœur » (p. 390). Ainsi, la voie qui consiste, pour les pouvoirs publics, à vouloir agir sur les marchés, les « moraliser » ne saurait être la bonne. Au contraire, l’action des pouvoirs publics doit être portée en amont, dans la conception des cadrages des agencements marchands. Elle ne doit pas chercher à encadrer les prix mais à participer à l’élaboration de leurs « formules » via la négociation de seuils ou de variables.

Enfin, certains concepts sont légèrement modifiés, perfectionnés (témoignant que la théorie de Callon est elle-même un processus) pour avancer vers une théorie englobante des agencements marchands. Au contraire des théories du marché-interface, les biens ne sont pas des choses stables mais des processus :

« Tout au long du processus de conception, de production et de commercialisation, les biens se transforment en même temps que les offres et les demandes dont ils sont l’enjeu. Biens, offres et demandes […] sont étroitement intriqués, pris dans des faisceaux de relations évolutives assurant un ajustement et une adéquation qui seraient autrement incompréhensibles. Ce processus est celui de la qualification des biens qui règle la coproduction de leurs caractéristiques […]. Ces activités ne sont pas préalables à l’instauration des marchés, elles en constituent le cœur » (p. 51).

Ainsi chaque bien est singulier. Une telle conception se prête volontiers à une analyse en termes de concurrence monopolistique inspirée de Chamberlin que Callon rebaptise « monopolisme concurrentiel » (p. 48). Si l’on retrouve dans L’emprise des marchés une description détaillée de ces processus de qualification, requalification, singularisation, attachement, détachement propres à la Sociologie des agencements marchands et à l’économie des qualités, le schème est ici complété en introduisant la notion de « passiva(c)tion » – déjà présente en 2013 sous la forme de « passivation » comme un cadrage qui structure l’action marchande9 –, un processus mêlé de passion, de passivité et surtout d’action qui conduit le bien à « être capable de vivre sa propre vie, d’agir et de faire agir […] sans sortir de certains cadres […] et de manière à être capable d’intéresser un acquéreur » (p. 80).

Après avoir souligné quelques apports de ce livre par rapport aux travaux antérieurs sur les agencements marchands de Callon, nous souhaitons à présent insister sur ce qui constitue le chapitre-clé et ses enjeux.

L’auteur fait, en effet, du chapitre 6 consacré à « la formulation des prix », « le moment décisif » (p. 317), un moment qui n’est pourtant pas une fin puisque le prix ne succède pas au processus de qualification des biens. Elle l’alimente et le poursuit. L’analyse de cette formulation, présentée au chapitre 3, repose notamment sur la notion de « qualcul » empruntée à Franck Cochoy10 qui permet d’insister sur le rôle des jugements qualitatifs dans l’évaluation d’un bien. C’est « l’opération fondamentale par laquelle on évalue et on ordonne le monde avant de se lancer dans l’action […], la façon dont les gens s’y prennent pour produire des jugements et effectuer des calculs qui leur permettent d’introduire de l’ordre dans l’univers des biens » (p. 167). Ces qualculs entrent dans les processus de singularisation des biens et de formulation des prix, mais les prix sont considérés comme n’étant « ni la conséquence ni la mesure de la valeur d’un bien » (p. 317). Selon Callon, « le prix participe à la formation de cette dernière. Il en est la cause » (p. 317). Autrement dit, contrairement à ce qu’expliquent sociologues et économistes, le prix n’est pas un résultat de la confrontation de l’offre et de la demande, il n’est pas une « variable dépendante arrivant en bout de course » (p. 328). Car, d’une part, offre et demande sont tellement mêlées qu’on ne peut plus les distinguer. D’autre part, il n’existe pas dans le schème conceptuel de Callon une chronologie semblable à celle des économistes (crise des prix, tâtonnement puis prix d’équilibre) ou à celle des sociologues (construction sociale de l’offre et de la demande puis confrontation). Le prix participe à la qualification du bien. Il est lui-même une qualité du bien. Cette conception du prix est particulièrement intéressante en ce qu’elle met en évidence les rapports étroits entre prix et qualité, en écho aux travaux de Lucien Karpik, mais surtout de Harrison White qui montrent que les producteurs d’un même marché se positionnent selon un rapport qualité/prix/volume aisément identifiable par les consommateurs (et sans se restreindre aux théories du signalement ou de l’asymétrie de l’information des économistes). Pour Callon, « le point de départ est [plus précisément] celui de la fixation des prix dans une transaction bilatérale […] la fixation des volumes et des prix sur un marché dit de masse est alors obtenue aisément en recourant au modèle du monopole discriminant étendu » (p. 496). Mais comment se fixe le prix dans la transaction bilatérale ? Il est construit à partir d’autres prix Pj = f(Pi) où f (.) correspond à un travail de formulation réalisé à partir des cadrages progressifs des agencements marchands.

Ce chapitre « où le renversement des positions par rapport aux approches traditionnelles se manifeste avec le plus d’intensité » (p. 319) est plus précisément le cœur d’une construction théorique qui fournit « un cadre général à la description des activités marchandes » (p. 45) complétant les analyses des marchés des sociologues et des économistes. Chaque chapitre, construit de la même façon, contient :

  •  une présentation binaire de la conception des sociologues (généralement le rôle des structures sociales qui orientent et façonnent les actions marchandes) et celle des économistes (comme les motivations liées à l’intérêt personnel) ;

  •  suivie d’une exposition des défauts de ces conceptions (sur les notions de bien, d’offre, de demande, de marché, de concurrence etc.) ;

  •  puis une proposition de « rupture » (p. 484), de dépassement afin d’établir une théorie englobante des agencements marchands.

La rupture s’effectue de plusieurs manières. D’abord, dans l’approche des transactions bilatérales, il s’agit d’annuler la distinction hommes et biens : « La sociologie de la traduction a permis de s’affranchir définitivement de cette distinction en faisant de l’association entre humains et non-humains la marque de fabrique des […] agencements » (p. 415). Ensuite, alors que la sociologie économique des marchés est en très grande partie constituée d’enquêtes empiriques, se rapportant le plus souvent à un marché, il s’agit ici pour Callon de proposer un schème conceptuel, un « modèle plus complet » (p. 45), « compromis entre la démarche des économistes et celle des sociologues » (p. 328). Quelques ouvrages ont déjà affiché une ambition similaire. L’auteur se réfère ainsi plusieurs fois à Les structures sociales de l’économie11 de Bourdieu qui, comme il le préconise, cherche à dépasser l’opposition subjectif/objectif. On pourrait aussi citer la théorie unifiée des prix de Paul Jorion12, une théorie sociologique du statut, ou encore Markets from networks de Harrison White13 qui propose, à partir de la théorie de la concurrence monopolistique de Chamberlin et du modèle du signalement de Spence, une théorie générale des « marchés de production ». Mais pour Callon ces travaux tombent sous le joug des critiques adressées au marché-interface : les biens sont des « plateformes », des choses stables dont les conditions de production sont rejetées à l’extérieur du marché et les prix « des variables dépendantes déterminées par les relations sociales ou les cadres sociaux » (p. 328). Ces théories doivent donc être renversées car « la détermination du prix n’est qu’une étape particulière dans ce processus de qualification, de profilage […]. Le prix est la cause [de la valeur d’un bien] ou plutôt l’une des nombreuses causes » (p. 332).

Malgré ce renversement original, L’emprise des marchés est parfois frustrant tant ce concept de prix attaché au bien-processus mouvant et singulier devient complexe à expliquer. La difficulté de cette troisième voie qui consiste à éviter de choisir entre la conception des économistes et celle des sociologues (p. 45) pour offrir un cadre général, est qu’elle ne nous éclaire pas concrètement sur le processus de fixation des prix (comment se détermine Pj et comment écrire f(.)). Bien qu’illustrée par de nombreux exemples, cette théorie globale place souvent l’ouvrage en surplomb, à un stade métathéorique, abstrait, qui prend de la distance avec le concret. La question de la cause n’a plus de sens puisque biens et prix sont des processus permanents et que leurs formulations sont partout (p. 181) tout le temps. L’ouvrage le dit lui-même : « De nombreuses enquêtes restent à conduire afin de [les] décrire » (p. 390).

Pétronille Rème-Harnay
(IFSTTAR, SPLOTT, Champs-sur-Marne, France)
Petronille.reme-harnay@ifsttar.fr

Bioeconomy. Shaping the transition to a sustainable, biobased economy

Iris Lewandowski (Ed.)
Springer, 2017, 356 p.

Cet ouvrage dirigé par Iris Lewandowki, titulaire de la chaire Produits biologiques et cultures énergétiques à l’Université de Hohenheim à Stuttgart, est le fruit du travail collectif de l’équipe pédagogique du master of science mention bioeconomy de l’Université de Hohenheim (chapitre 1, « Context »). Composé de trois parties et de douze chapitres, il se présente comme un manuel pluridisciplinaire sur la bioéconomie. Si l’ambition initiale de l’ouvrage est à saluer, dans quelle mesure est-il possible pour un manuel de présenter ne serait-ce que l’enjeu des débats actuels sur la bioéconomie ? En effet, les travaux issus de sciences sociales analysant la bioéconomie sont très peu nombreux. Rappelons ici que la bioéconomie se définit comme une grande transition vers l’utilisation de ressources renouvelables (d’origine forestière, agricole ou marine) en remplacement du pétrole, portée par une variété d’acteurs issus des secteurs des agro-industries, des biotechnologies, de la chimie, de la foresterie et de la production de pâtes à papier14.

La nécessité d’une approche pluridisciplinaire pour la bioéconomie

La première partie de l’ouvrage vise à présenter le contexte d’émergence de la bioéconomie, sa définition et les méthodes interdisciplinaires qui la composent. En termes de contexte, les auteurs positionnent la bioéconomie dans le cadre de i) la contribution des ressources fossiles au réchauffement climatique ; ii) la nécessité d’une production agricole soutenable (à la fois pour des raisons écologiques comme la dégradation des sols mais aussi économiques avec l’épuisement des ressources utilisées comme intrants, par exemple le phosphore) ; iii) la nécessité de fournir une alimentation de qualité et en quantité suffisante face à la croissance de la population. Ainsi, une bioéconomie serait avant tout une transformation durable des modes de production et de consommation. Le chapitre 3 vise à exposer le concept de bioéconomie. Regina Birner définit la bioéconomie comme l’application des biotechnologies à la biomasse, assimilant alors knowledge-based bioeconomy (KBBE) et bioéconomie. Ceci est problématique. D’une part, la knowledge-based bioeconomy correspond à une définition de la bioéconomie centrée sur l’application des biotechnologies à la biomasse (biotechnologies blanches) et est localisée dans le temps (2003-2009) et l’espace (Union européenne par l’intermédiaire des framework programmes)15. D’autre part, assimilant KBBE et bioéconomie16, l’auteure néglige les positions plus englobantes et structurantes pour les politiques publiques comme celle de la Commission européenne centrée sur la bioraffinerie et une variété de bases de connaissances. Par ailleurs, R. Birner se contredit en introduisant une illustration (p. 23) montrant que la base de connaissance de la bioéconomie n’est pas uniquement biotechnologique, mais contient d’autres procédés issus de l’industrie de la chimie ou de l’agroalimentaire17. La première partie de l’ouvrage se conclut sur un chapitre méthodologique proposant d’aborder la bioéconomie comme un discours politique porté par des « wicked problems », c’est-à-dire des problèmes complexes dont les solutions ne peuvent être que systémiques. Si l’on peut reconnaître l’ambition du chapitre, on a du mal à comprendre que les travaux portant effectivement sur ces questions de transition et de systémique (comme ceux des sustainability transitions ou de l’ecological economics) ne soient pas mentionnés.

La boîte à outils pluridisciplinaire de la bioéconomie

C’est dans la deuxième partie du livre que la perspective pluridisciplinaire, affichée dans l’introduction, prend réellement forme. En effet, les chapitres 5 et 6 présentent, de manière claire et accessible, les principes élémentaires de l’organisation de la production dans la bioéconomie, puis la production en elle-même. Le chapitre 5 insiste plus particulièrement sur la notion de filières et de chaînes de valeur en soulignant leur caractère problématique. La formation de nouvelles chaînes de valeur pourrait notamment faire émerger de nouvelles concurrences, une production finale pouvant être atteinte par différentes voies technologiques. Le chapitre 6 présente une vision en termes de farming systems de la production agricole, forestière, marine et algale. Il se conclut par une présentation classique, mais appliquée à la production forestière et ses externalités, des outils d’évaluation technicoéconomiques. Néanmoins, pour chacun des types de production, les auteurs ont pris le soin de souligner les potentiels effets rebonds des différents modèles de culture (intensifs, extensifs, etc.). Cet effort pédagogique est poursuivi au chapitre 7 dédié aux procédés de transformation de la matière issus des procédés des secteurs impliqués dans la bioéconomie : alimentaire, biotechnologique, thermochimique et quelques procédés porteurs de fortes promesses technicoéconomiques18. Néanmoins, on regrettera l’oubli de procédés non polluants pourtant potentiellement adaptés à des pratiques agroécologiques. Finalement, ces chapitres techniques mais très pédagogiques sont probablement les plus réussis du manuel. Dans la poursuite de cette logique d’introduction à la « boîte à outils » de la bioéconomie, le chapitre 8 présente des outils microéconomiques d’analyse des biocarburants (en assimilant biocarburants, produits biosourcés et biotechnologiques), puis d’analyse de cycles de vie et de normalisation des produits. Si les auteurs précisent bien qu’il s’agit d’outils complexes pour les firmes, ils ne disent rien de la façon dont ces firmes impliquées en bioéconomie nouent des compromis entre ces différents outils et leurs technologies.

Développer des politiques publiques pour la bioéconomie

La troisième partie du manuel se veut à la fois prospective, mais se propose aussi de fournir aux étudiants une introduction aux outils de politiques publiques. L’objectif final est de réussir à relier les outils des parties I et II pour définir des politiques de transition. Ainsi, le chapitre 9 illustre très bien le lien entre outils de prospective et de backcasting et l’utilisation de modèles cohérents avec les scénarios produits. Le chapitre 10, quant à lui, justifie l’intervention étatique par des modèles de défaillances de marchés assez classiques. Cette troisième partie accueille un essai d’économie néo-schumpéterienne par Andreas Pyka et Klaus Prettner. Les deux auteurs soulignent que les questions posées par la bioéconomie font de cette transition un sujet complexe ouvrant des problématiques en termes de changements de paradigme, de la forme de l’innovation et du développement de nouveaux produits, et de l’interrogation du rôle du changement technologique. Ainsi, ils insistent sur la nécessité d’un changement institutionnel nécessitant des outils pour opérer la transition. Ce chapitre ouvre par conséquent une approche réflexive sur l’ensemble des outils exposés dans l’ouvrage en se demandant si ces outils forgés pour réaliser d’autres scénarios sont adaptés pour la transition vers une bioéconomie.

Où se situe l’ouvrage dans le champ des études sur la bioéconomie ?

Pour conclure, cet ouvrage tient une place singulière dans le champ de la bioéconomie. Dans son introduction, il se veut un manuel à destination des étudiants, principalement de niveau master, cherchant à acquérir une culture pluridisciplinaire. Certains chapitres atteignent cet objectif notamment dans la deuxième partie, permettant de se familiariser avec les bases de connaissances technologiques et techniques de production existant en bioéconomie. Grâce à cet ouvrage, le chercheur en sciences sociales saura également s’immuniser contre les promesses technicoéconomiques structurantes pour la bioéconomie19.

Néanmoins, les choix pédagogiques opérés dans les chapitres à dominante sciences sociales sont discutables tant ils relèvent plutôt de la tentative de mise en ordre d’une analyse que d’un exposé des débats existant dans le champ des travaux sur la bioéconomie. Le chapitre 2, par exemple, ne rend pas compte du problème de la définition de la bioéconomie en tant que construction d’acteurs dans une arène de développement. De même, la question de la définition statistique de la bioéconomie n’est pas abordée alors qu’elle interroge les catégories statistiques existantes. Ces manques, nous semble-t-il, pourraient s’expliquer par la récente émergence des travaux de sciences sociales portant sur la bioéconomie, limitant la possibilité d’exposer des résultats stabilisés, ou simplement, des termes stabilisés du débat.

Nicolas Béfort
(Neoma Business School, chaire de bioéconomie industrielle, Reims, France)
Nicolas.BEFORT@neoma-bs.fr

Experts and expertise in science and technology in Europe since the 1960s. Organised civil society, democracy and political decision-making

Christine Bouneau, David Burigana (Eds)
Peter Lang, 2018, 292 p.

Cet ouvrage, codirigé par Christine Bouneau, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Bordeaux-Montaigne, et David Burigana, professeur d’histoire des relations internationales à l’Università degli Studi di Padova, est issu d’un colloque qui s’est tenu à Padoue en février 2017. Son ambition est affichée dans le résumé de l’éditeur : «Est-ce que ce sont les hommes politiques qui prennent les décisions ou plutôt les experts qui le font à leur place ? En d’autres termes, il s’agit de savoir si les acteurs/représentants politiques approuvent simplement l’étape finale d’une procédure de décision menée par les experts qu’ils ont délégués parce qu’ils manquent de compétences cognitives20 ». Euroclio, la collection dans laquelle il est publié, est un projet scientifique et éditorial, un réseau de chercheurs historiens et un forum d’idées qui veut ouvrir des voies à travers l’histoire de la construction, de l’intégration et de l’unification européennes.

L’ambition de l’ouvrage est à la jonction des deux programmes qui l’ont inspiré :

  •  « Experts and Politics on Science and Technology in Italy » de David Burigana. Il s’intéresse à l’interaction entre experts/conseillers et décideurs/représentants politiques dans les dynamiques multilatérales de la politique étrangère italienne dans les années 1970-1990, alors que sont en jeu sa crédibilité internationale et la fiabilité démocratique de son processus décisionnel ;

  •  « Figures et métamorphoses de la société civile organisée : expertise(s), médiation(s) et pouvoirs (France et Europe occidentale de la fin du XIXe siècle au XXIe siècle) » (SCOR) de la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine dont Christine Bouneau est coresponsable. Pour ce programme, « L’expertise fournit le socle de la médiation, qui elle-même diffuse et tend à légitimer l’exercice des pouvoirs dans l’ensemble des parties prenantes et la prise de décision politique dans les espaces démocratiques. » (p. 19)

Les deux programmes ont un point commun : partis d’un travail sur l’expertise diplomatique et du rôle des experts et conseillers, les chercheurs ont été conduits à « ne pas délaisser l’autre bout de la chaîne décisionnelle, les politiciens » (p. 32) et à considérer la fonction de médiation ainsi que plus rarement la place de la société civile.

La démarche est fondée sur la mobilisation de différentes sous-disciplines historiques (histoire contemporaine, histoire économique, histoire des relations internationales, histoire des sciences et des techniques, sciences politiques et histoire de l’intégration européenne…). Elle a bénéficié de l’accès à des archives diversifiées, notamment aux archives historiques du Parlement européen à Florence.

C’est un ouvrage qui intéressera ceux qui se penchent sur les relations entre experts/expertises et la fabrication des décisions publiques en Europe aujourd’hui. Même si tous les cas présentés dans l’ouvrage ne sont pas familiers aux lecteurs de Natures Sciences Sociétés, nombreux sont les articles qui permettent de renouveler la connaissance des processus de décision dans des domaines-clés qui modèlent aujourd’hui l’Europe. Plusieurs méritent d’être cités.

L’analyse par Doubravka Olsakova de l’expérience des experts technico-scientifiques dans le cadre du bloc soviétique (p. 53 et suivantes) documente une convergence progressive « de différents types de systèmes visant à planifier, coordonner ou contrôler la science et la technologie dans différents régimes politiques ».

Le rapport entre experts et politiciens au temps de Margaret Thatcher sur les politiques d’implantation industrielle dans l’automobile entre le Japon et la Grande-Bretagne, tête de pont pour accéder au marché commun (p. 69 et suivantes), présenté par Hitoshi Suzuki, rejoint l’actualité du Brexit.

Andi Shehu décrit la transformation du FMI qui cessa d’imposer ses fonctions de régulation dans les années 1970 pour se tourner vers le conseil et l’information (p. 103 et suivantes). Il souligne l’importance des flux d’information et d’idées générés par la médiation qui s’opère entre décideurs et conseillers.

Le spatial et l’aéronautique civile et militaire se sont développés dans les années 1980 en Europe à travers des liens complexes entre les institutions européennes, l’Otan, les États-Unis, et les experts scientifiques, syndicalistes et hommes politiques. L’ouvrage y consacre tout un chapitre (p. 175 à 260).

Notons ainsi les conditions de la naissance d’Airbus Industrie dans les années 1960-1970 vues à travers la position italienne anti-Airbus décrite par Elena Cesca (p. 175). Quelle que soit la position des experts, elle souligne qu’à cette époque l’envie de l’Italie de participer à des programmes européens n’a jamais été assez forte pour arriver à la faire dévier de ses relations atlantiques historiques (p. 27 et p. 191).

Dans le cas de l’avion Hermès et de la politique spatiale européenne, Anne de Floris (p. 27 et p. 193) observe en France le rôle de l’État avec « ce lien très fort entre ce domaine scientifique et cette intrication d’acteurs privés comme publics », […] « du bureau d’études au cabinet ministériel » (p. 196).

L’énergie fait l’objet d’un chapitre, « Techno-political expertise and energy: the interweaving between French stakeholders and Europen arenas » (p. 123 à 174).

Avec Christine Bouneau, on pourra revisiter les rôles et le fonctionnement des parlements français et européen avec leurs commissions parlementaires « espaces de l’expertise » (p. 123 et suivantes). Des parlementaires – quelquefois experts eux-mêmes, comme Jean-François Pintat, ingénieur, sénateur, délégué représentant la France aux communautés européennes » – auditionnent des experts ou des groupes de la société civile organisée (les parties prenantes, c’est-à-dire surtout les entreprises, les associations de la société civile n’y ayant pas encore leur place).

Une mention spéciale doit être accordée à l’article de Jordane Provost, de l’Université Bordeaux-Montaigne sur « Think-tanks et participation à l’élaboration du politique, enjeux européens et énergétiques pour un groupe particulier d’experts ». « Le think-tanker s’inscrit comme un acteur parapolitique à la frontière de plusieurs espaces : celui de la société civile dont il se revendique et qu’il entend organiser, des mondes académiques et professionnels par l’importance qu’il accorde à l’applicabilité de la recherche, et enfin à travers les espaces politiques et institutionnels qui représentent son champ principal d’interaction » (p. 141).

L’auteur souligne l’ambiguïté des membres de ces laboratoires d’idées, entre convictions personnelles acquises dans des parcours professionnels variés et la revendication « d’une ligne pragmatique neutre propre au discours de l’expertise ». À partir des années 2000 « expertise et société civile constituent un diptyque régulièrement employé par ces instituts dans le cadre de la promotion de l’intérêt général européen » (p. 145).

Dans le cas étudié de l’Union européenne de l’énergie et dans le contexte français « réputé historiquement pour favoriser la collusion entre les élites savantes, la classe politique et les dirigeants d’entreprises » (p. 148), les think-tanks « intègrent l’idée dominante selon laquelle l’intégration économique se comprend sous l’angle de la libération progressive des marchés intérieurs » (p. 149).

Jordane Provost note que la manière dont les laboratoires d’idées abordent la transition énergétique « est très révélatrice des positions nationales adoptées autour du maintien et de la promotion du nucléaire » (p. 153).

En conclusion, cet ouvrage éclaire dans différentes situations les relations entre experts et politiques publiques dans un champ européen et international. Comme son ambition l’y invitait, il témoigne que l’exercice de la fonction d’expertise peut remettre en question la responsabilité d’une classe dirigeante – à laquelle appartiennent les représentants politiques et accessoirement les experts. « Ici réside la perte possible de la légitimité démocratique dans le processus de décision ».

L’ouvrage permet donc d’interroger la démocratie technique « dans une perspective de démocratie dialogique, en dépassant le double partage entre experts et profanes d’un côté et représentants et simples citoyens de l’autre, inhérent à la démocratie délégative » (p. 31).

On doit noter que « la société civile », dans plusieurs situations étudiées, est comprise au sens des Nations unies, incluant d’abord les entreprises de tout type, mais sans convoquer les associations, en particulier dans le domaine du nucléaire !

Ne serait-il pas utile, dans la suite de cette démarche d’analyse historique, d’introduire les approches de Lucien Sfez, auteur de nombreux textes autour de « la décision21 » et de ses processus, qu’il décrit en trois phases : la décision « classique », en trois moments : préparation, décision, exécution ; la décision « moderne », un processus d’engagement progressif, connecté à d’autres, marqué par l’équifinalité, c’est-à-dire l’existence reconnue de plusieurs chemins pour parvenir au même et unique but ; la décision « contemporaine », un récit toujours interprétable, multirationnel, dominé par la multifinalité, marqué par la reconnaissance de plusieurs buts possibles, simultanés, en rupture. On pourrait ainsi voir les transformations du processus de décision dans les différentes situations…

Après avoir tiré parti de cet ouvrage, on suivra donc avec intérêt les avancées des deux programmes qui sont à sa source, Ex post Italy (Padoue) et SCOR de la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine ! En fin d’ouvrage le lecteur trouvera la biographie de tous les auteurs accompagnée de leurs principales publications, ainsi qu’une bibliographie de plus de 300 références et le titre des 30 derniers livres publiés dans la collection Euroclio.

Yves Le Bars
(Comité français pour la solidarité internationale, Paris, France)
ylb.conseils@orange.fr

Science et relativisme. Quelques controverses clefs en philosophie des sciences

Larry Laudan
Éditions Matériologiques, 2017, 260 p.

Larry Laudan est bien connu des philosophes des sciences, en particulier pour ses réflexions sur le progrès et ses problèmes en sciences22. Cet ouvrage, publié précédemment en anglais par The University of Chicago Press (1990), ne manque pas d’humour, il est une sorte de fiction : il s’agirait de remettre un rapport au Congrès philosophique américain (p. 44 et p. 254) sur « le statut actuel du relativisme épistémique en matière de connaissance scientifique ». L’idée en est venue à la constatation d’un certain « laisser-faire » (p. 41) en philosophie des sciences lorsque les faits et les résultats empiriques ne sont plus pris au sérieux. Les idées d’incommensurabilité entre les théories (Kuhn) ou celle de la sous-détermination par les faits des théories scientifiques en sont des symptômes importants (Quine).

Pour mettre en place la commission, sont choisis quatre collaborateurs, représentants des positions divergentes en philosophie des sciences : le réalisme, le pragmatisme, le positivisme et enfin le relativisme, représentés par des philosophes dont les noms sont construits à partir de noms de philosophes qui les inspirent : Karl (Karl Popper), Percy (Charles Sanders Peirce), Rudy (Rudolf Carnap), Quincy (Willard Van Orman Quine). Si le rapport n’est pas remis, faute d’accord, restent les enregistrements des journées de confrontation, qui forment le gros de l’ouvrage. Une telle présentation permet une distance à la fois critique et divertissante, qui fait le fond du travail présenté dans ces quadri-logues.

Les débats tournent autour de l’interprétation de ce qu’est une théorie. Pascal Engel, dans la préface, propose qu’ils soient organisés autour de la notion de vérité23. La différence est qu’à partir de la notion de vérité et de son éventuel affaiblissement (théorie « déflationniste » de la vérité), les thèses du relativisme, qui sont celles que veulent contrer l’auteur et le préfacier, sont plus manifestes. Mais les positions des deux auteurs ne sont pas les mêmes, Pascal Engel s’affiche réaliste, pensant que le pragmatisme est le premier stade pour tomber dans le relativisme, et Larry Laudan pragmatiste.

Donc le quadri-logue tourne autour de la notion de théorie. Cependant, aucune caractérisation formelle en est faite, chaque représentant de posture philosophique détient sa propre définition. Pour le positiviste, elle est un système d’équations et elle construit des tests capables de la confirmer et de la soutenir. « Théories et hypothèses sont des constats sur ce qu’il y a dans le monde. Elles sont vraies ou fausses, et sont descriptives » (p. 171). Pour le réaliste, la théorie est un réseau complexe « de suppositions sur les briques de base du monde et sur leurs interactions » (p. 57), ce que le positiviste voit comme « une inflation ontologique » (p. 59). Le réaliste prétend donc « que la science évolue en se rapprochant de plus en plus d’une caractérisation correcte de la nature » (p. 65). Le pragmatiste interprète la théorie comme un ensemble instrumental pour atteindre certaines fins, il évite les assertions ontologiques du réaliste (p. 67), ce qui explique l’intérêt de Laudan pour les problèmes, parce qu’ils sont définis par leurs objectifs (p. 80 et p. 81). Une théorie, plutôt que confirmée comme chez les positivistes, doit être apte à « résister à des tests empiriques de plus en plus exigeants » (p. 67). Le relativiste soutient une posture subjectiviste et sociologique : « Pour schématiser à l’extrême, ce qui vaut comme test d’une théorie est, selon moi, ce que les scientifiques décident d’autoriser comme test » (p. 82). La théorie est une construction relativement arbitraire, dépendant de l’intention de ceux qui la construisent, et le relativiste ne cherche pas à la caractériser en tant que telle. Les théories sont donc approchées comme systèmes d’équation, comme conceptions ontologiques du monde, comme moyens pour atteindre certaines fins dans la connaissance, comme résultant des intentions de ceux qui se caractérisent eux-mêmes comme « scientifiques ». Tout cela révèle des postures philosophiques, mais ne caractérise pas d’un point de vue un peu formel ce qu’est une théorie. C’est l’une des questions ouvertes de cet ouvrage, que nous reprendrons dans la suite.

Le dialogue se poursuit sur plusieurs jours, en se focalisant sur des thèmes qui sont les articulations du quadri-logue. Le premier « Progrès et accumulation des connaissances » traite d’un rapport des théories au progrès. Une théorie plus récente, supposée plus générale, implique-t-elle les plus anciennes ? Les théories plus anciennes peuvent-elles être comprises comme cas limites d’une théorie plus récente (par exemple la théorie de Newton comme cas limite de celle d’Einstein) ? Le passage à une théorie plus générale entraîne-t-il la perte de certains résultats des théories plus restreintes ? Le progrès scientifique dépend-il d’un cumul des théories ? L’empiriste résout ces questions en tenant compte des faits et des équations, le réaliste par la richesse des explications du monde corrélées à des résultats de plus en plus précis, le pragmatiste découple progrès et accumulation : « Je ne vois aucune raison à ce que les changements dignes d’être appelés un progrès ou une contribution à l’accroissement du savoir soient des transitions préservant des connaissances accumulées » (p. 65). Le relativiste met en relation les théories avec les contextes et les agents (p. 83).

Le deuxième thème traite de « la charge théorique et de la sous-détermination ». Le traducteur, Michel Dufour, explique : « Un problème est sous-déterminé lorsqu’il a plusieurs solutions. Ici, il y a sous-détermination lorsque plusieurs théories peuvent rendre compte d’un fait ou d’un ensemble de faits, d’expériences ou d’observations » (p. 86, note 2). Ce thème importe dans le débat parce qu’il met en jeu des positions considérées comme relativistes, en particulier qu’une théorie n’est pas complètement déterminée par les faits. Elle est considérée comme un affaiblissement du rôle du fait dans les sciences, et donc comme un premier pas vers le relativisme. Les théories « n’ont pas de fondement objectif dans les faits, et servent simplement d’instruments commodes au service d’un certain type d’intérêt épistémique » (p. 125). La question principale est donc le rapport du théorique à l’observation et celle de savoir s’il existe des théories équivalentes. Les empiristes admettent la distinction de Carnap entre « énoncés théoriques » et « énoncés observationnels », que les autres n’acceptent pas parce qu’elle repose sur une conception trop pauvre de la théorie, car elle ne reconnaît pas la part théorique des observations. Les empiristes apparaissent comme tenant une position dépassée de la théorie. Le réaliste a du mal à accepter des théories rivales puisqu’une théorie a une charge ontologique. Les acteurs en arrivent à la nécessité de faire une distinction entre une « équivalence sémantique » et une « équivalence empirique » des théories (p. 124), en distinguant les cas positifs d’une théorie et les cas valant comme tests (p. 125) qui, selon le pragmatiste, ne sont pas nécessairement les mêmes.

Le troisième thème a pour nom : « Holisme ». Il est lié au précédent parce que l’idée que la théorie est sous-déterminée par les faits amène à celle qu’un test réussi ne porte pas sur une hypothèse isolée, mais sur un ensemble d’hypothèses − de même pour une réfutation. Lorsqu’un test est négatif, on ne sait quelle hypothèse est à supprimer. Cette position, portée par Quine, a pour conséquence qu’on « ne devrait même pas s’attendre à découvrir un jour une défaillance décisive dans un système global » (p. 131), et le relativiste fait de Kuhn son « compagnon en relativisme ». Le relativisme voit l’holisme comme une théorie de la signification, montrant comment un concept interfère avec un système d’autres concepts de la même théorie. On ne peut vérifier ou réfuter une proposition particulière, mais seulement des ensembles. La fin de ce troisième dialogue montre que ces positions relativistes conduisent à des confusions entre réel et potentiel (p. 146), entre rationnel et possible (p. 147).

Avec le quatrième thème, « Critères de succès », est abordée la question de l’objectivité de la méthode scientifique. On imagine les diverses positions soutenant ou critiquant le rationalisme. Le pragmatiste souligne que le scientifique est parfois d’une « naïveté déconcertante » sur les questions méthodologiques (p. 164). Il est possible de faire de la très bonne science, de montrer de la maîtrise sans maîtriser complètement les règles de la méthode. « Les scientifiques font de façon routinière des inférences inductives et commettent ensuite des sophismes déductifs » (p. 167). Pour le positiviste, les règles de méthode sont normatives, elles ne peuvent être qualifiées de vraies ou de fausses (p. 171). Selon le pragmatiste, quelque chose doit être responsable des réussites scientifiques : « À moins que les règles de la méthode scientifique reflètent quelque chose des “faits”, la recherche ne serait pas aussi féconde qu’elle est » (p. 171).

La méthode hypothético-déductive vient sur le tapis, utilisée par empiristes, réalistes, pragmatistes, elle est néanmoins reconnue comme fausse par tous. Or, la plupart des théories formelles du concept de théories décrivent celles-ci en fonction de cette méthode, augmentée du théorème de Jacques Herbrand, qui met en relation les hypothèses d’une théorie avec les implications du type « A ↄ B ». La discussion ne permet donc pas de construire une conception formelle de la théorie. La question ouverte que nous posions précédemment est donc fermée. Cette réticence contre la méthode hypothético-déductive explique pourquoi le thème général de l’ouvrage est la théorie plutôt que la vérité, comme le demandait Pascal Engel. Il est difficile de traiter de la vérité dans la théorie si l’on n’a pas une conception de la déduction dans ses rapports aux valeurs de vérité que peut prendre une loi, dont la forme est justement « A ↄ B ». Tout se passe dans l’ouvrage comme si la théorie se décomposait dans les croyances de chacun des participants. Le pragmatiste souligne en effet : « Il me semble que Karl (le réaliste) a souligné que les règles méthodologiques sont elles-mêmes des théories ou des conjectures − conjectures quant à savoir comment il se fait que des objets tels que nous, vivant dans un mode comme le nôtre, puissent classer et choisir parmi les idées qui sont les leurs » (p. 171).

Le dernier thème est celui de l’incommensurabilité des théories et de la possibilité ou de l’impossibilité de la traduction. C’est un thème tenu par les relativistes, en particulier Thomas Kuhn, celui par lequel le relativiste peut être mis en contradiction avec lui-même en soutenant la thèse que « les résultats ne jouent presque aucun rôle dans la formation des croyances des scientifiques » (p. 240). Il est mis en effet en contradiction avec lui-même, car il admet la pluralité des théories scientifiques comme autant de croyances dépendant des contextes et des agents, et il ne peut admettre une recherche sur les causes empiriques de ces croyances – et pourtant, il a une croyance. On peut dire que l’ensemble et le but ultime de l’ouvrage, qui d’ailleurs expose avec soin la diversité des positions relativistes, consiste à mettre à chaque fois en contradiction le relativiste avec lui-même. Beaucoup des arguments contre le relativiste sont finalement des arguments ad hominem sur la condition de croyance de l’idée qu’il n’y a pas de croyance bien fondée.

L’ouvrage donne une idée riche et assez complète des débats autour de la notion de théorie, même si les participants ne trouvent pas d’accord final pour la caractériser. Il y a pourtant deux aspects que j’aimerais discuter : la question de la « science » qui figure dans le titre et enfin le rapport de cette philosophie des sciences avec la pratique des scientifiques.

1/ L’ouvrage a pour titre Science et relativisme. Et pourtant, dans le déroulé du texte, il ne s’agit pas de science, mais de théorie. Tout se passe comme si pour les philosophes des sciences concernés, la science se réduisait à la théorie. Or, durant la seconde moitié du XXe siècle, s’est développée une science modélisatrice, qui ne critique et n’exclut pas les théories, mais sans doute les déplace. Elles ne sont plus au centre, mais à l’horizon pour garantir la cohérence des modèles et de la modélisation, et éviter, en particulier, les accidents technologiques. Il faut en effet que les hypothèses sur lesquelles reposent les modèles soient compatibles avec les connaissances fondamentales – c’est ce qu’on appelle dans certains laboratoires de conception « remonter dans les modèles ».

La revue NSS a joué un rôle important en France depuis plus de vingt ans pour faire voir cette modification de pratique scientifique et pour mettre en évidence les rapports, jamais évidents, entre interdisciplinarité et modélisation. En même temps, à l’étranger, la question de la modélisation était reprise, non pas dans l’épistémologie, mais dans les sciences studies, c’est-à-dire la sociologie des sciences. Il a fallu attendre le début du XXIe siècle pour que les modèles et la modélisation aient vraiment leur place dans l’épistémologie et la philosophie des sciences24.

La raison de ce retard a été que les modèles ont été essentiellement compris comme interprétation vraie des théories25 et comme médiateurs entre la théorie et l’expérience26. Ces deux postures limitent la validité des modèles, la première en rejetant comme idéologique tout modèle obtenu par observation du réel, la seconde en restreignant l’autonomie relative des modèles, les plaçant toujours dans l’opposition philosophique entre théorie et expérience. La modélisation telle qu’elle est pratiquée maintenant dans les régimes interdisciplinaires de la science suppose l’ouverture de telles oppositions ou complémentarités27.

2/ L’ouvrage souligne par deux fois la naïveté des scientifiques face à la connaissance effective des méthodes de leur propre science. Bien entendu, il y a une forme de « naïveté » dans la façon dont les scientifiques font confiance au réel, et il me semble que c’est une bonne naïveté. Il y a parfois aussi une naïveté lorsqu’ils prennent leurs propres méthodes comme plus objectives que celles de collègues d’autres disciplines. Cette deuxième naïveté finit par disparaître dans les pratiques interdisciplinaires, qui intègrent aussi bien des sciences exactes, dures, molles, sociales, humaines, ainsi que les épistémologies qui les accompagnent, comme c’est le cas, par exemple, dans les problèmes d’ingénierie et de design.

Mais si les scientifiques considèrent comme très éloignés de leur travail les débats de l’ouvrage, c’est que leur pratique ne se limite pas à la théorie. Si l’on étend aux modèles ce qui y est dit sur les théories, on aura sans doute quelque surprise, parce que chacune des interprétations pourra, avec d’importantes nuances évidemment, en même temps ou alternativement concerner tous les modèles. Ceux-ci peuvent être vus empiriques (ils mettent des fragments de théorie en rapport au réel), réalistes (ils décrivent au plus près la réalité empirique par la mesure et l’observation), pragmatistes (les modèles sont des outils en vue d’un objectif scientifique) ou relativiste (le modèle est multiple, par définition, et peut être vu comme précurseur de nouvelles théories rivales ou d’un nouveau champ d’observation). Ces notions ne vont pas toujours ensemble, mais elles ne sont plus exclusives. Bien entendu, il y a de grandes différences entre les modèles, ils peuvent être descriptifs, prédictifs, heuristiques, servir de résumé ou de « maquette » d’un problème, etc. Mais ces différences sont indépendantes des postures développées dans l’ouvrage.

Cette question n’est pas un détail. Elle traite de la question de savoir comment la philosophie dite des sciences ou de la science concerne effectivement les sciences et les scientifiques. Le langage nous fait croire qu’il y a une philosophie des sciences, comme il y a une philosophie de l’art ou de la technologie. Le « de » suppose que la philosophie est une sorte d’universel. Il y a en effet des philosophies et elles donnent effectivement des critères pour déterminer ce qui peut être compris comme universel ou encore les « normes du vrai » (Pascal Engel). Mais que la philosophie puisse, au nom de cet universel, survoler les sciences ou les arts ou les technologies est maintenant souvent mis en doute, au profit d’une immersion de fragments de philosophies dans des pratiques et des sciences qui ne relèvent pas de la philosophie. Celle-ci n’est évidemment pas une science générique pour les autres, mais elle permet des liens entre des fragments de sciences dans les pratiques interdisciplinaires. Et cela pourrait donner raison à leur manière à toutes les postures. Même l’empiriste pourrait nous montrer comment un fragment de sciences pourrait être, via un fragment philosophique, mis en rapport à l’empirique. Gilles-Gaston Granger avait montré l’importance de l’empirisme dans les sciences contemporaines28. Mais il avait dans le même temps souligné la valeur de connaissance de la philosophie29.

Le réaliste trouve aussi sa place dans l’ouvrage, mais d’une façon plus radicale qu’on aurait pu le supposer. Ce dernier voit le réel dans une relation quasi dialectique avec les théories scientifiques. Dans les régimes interdisciplinaires de la science, cela n’est plus possible sans contradiction. Il suppose, à la façon naïve du scientifique, un réel indépendant à la science et à la philosophie. Le réalisme change alors de sens : tout fragment de science peut être rapporté au réel, même conçu par un pragmatiste ou un relativiste. Il me semble que le réaliste aujourd’hui ne peut plus refuser les multiplicités de la science et le pluralisme qui s’ensuit30, et cela modifie sa définition.

Le pragmatiste interprète les modèles aisément comme des outils permettant de mieux connaître le monde dans lequel nous vivons.

Et le relativiste se fait une joie de la multiplicité des modèles, qui est incontournable, comme l’avait déjà fait remarquer Poincaré31.

Ainsi, ces postures philosophiques deviennent des sortes de valeurs épistémiques, plus locales, plus flexibles que lorsqu’elles sont comprises à partir de la seule philosophie des sciences, celle-ci contribuant mais ne suffisant plus à déterminer de telles valeurs.

Elles peuvent intervenir aussi à plusieurs échelles, il est possible d’avoir un point de vue pragmatiste sur les philosophies, sans que chaque philosophie soit pragmatiste.

Je fais le rêve que Larry Laudan, pragmatiste, accepterait cette extension des sciences par l’épistémologie des modèles et de la modélisation ainsi que les modifications des postures philosophiques qu’elles impliquent.

Anne-Françoise Schmid
(INSA Lyon, UMR7117 Archives Henri-Poincaré, chercheur associé à la chaire
« Théorie et méthodes de la conception innovante », Paris, France)
annefschmid@gmail.com

Humanités environnementales. Enquêtes et contre-enquêtes

Guillaume Blanc, Élise Demeulenaere, Wolf Feuerhahn (Eds)
Publications de la Sorbonne, 2017, 350 p.

Les humanités environnementales : c’est le terme qui s’impose pour traiter des disciplines venues des humanités (terme qui regroupe les sciences humaines et sociales, mais aussi les lettres, les langues et la philosophie) qui, s’intéressant aux questions environnementales, « voient leurs épistémologies transformées par cet objet » (p. 7). C’est cette transformation que l’ouvrage coordonné par Guillaume Blanc (histoire environnementale, Sciences Po Paris et Lille), Élise Demeulenaere (anthropologie sociale, CNRS) et Wolf Feuerhahn (histoire des sciences, CNRS) se propose d’analyser. Mais plutôt que de le faire de manière linéaire, presque naturelle, en regardant comment un objet petit à petit imprègne des champs disciplinaires, les coordinateurs ont opté, dans leur introduction et dans les consignes, particulièrement bien suivies, qu’ils ont données aux auteurs, « pour une histoire sociale et culturelle des sciences plutôt qu’une histoire des idées » (p. 10). C’est donc une étude des controverses disciplinaires autour de l’environnement que présente l’ouvrage, insistant sur les sens sociaux que prend l’environnement dans ces disciplines et sur la manière dont la pluralité de ces sens dessine – ou pas – un champ nouveau. Le dernier chapitre se propose d’en dessiner les contours.

Outre une introduction qui pose ces choix éditoriaux, l’ouvrage comprend neuf chapitres qui font chacun le point sur une discipline (sont tour à tour analysés l’anthropologie, l’histoire, la philosophie, la géographie, la sociologie, la critique littéraire, la science politique, l’économie et le droit) et trois chapitres qui se veulent plus transversaux : un porte sur les catégories écologiques, un autre sur les humanités environnementales en général et le dernier (la conclusion – assez brève –) sur l’interdisciplinarité. Les auteurs, engagés dans les débats sur l’environnement, sont tous des chercheurs reconnus dans leur domaine. Plutôt que de me livrer à une analyse de chaque chapitre32, j’aimerais dans ce compte rendu faire ressortir quelques-unes des idées fortes de cet ouvrage. Pour cela, je propose d’en faire une lecture en regard de deux livres33 déjà anciens portant sur le même thème, coordonnés par Marcel Jollivet et auxquels NSS (ou le collectif qui lui a donné naissance) a été associée. Ces ouvrages ont en effet cherché, eux aussi, à analyser la manière dont différents champs disciplinaires ont été bouleversés par l’irruption de l’environnement. La confrontation de ces textes est révélatrice à la fois des singularités du livre de G. Blanc, E. Demeulenaere et W. Feuerhahn, et des évolutions de la question environnementale au cours des vingt-cinq dernières années. Cela me permettra de mieux faire ressortir les singularités de ces Humanités environnementales.

Cette comparaison pourrait être artificielle tant les projets qui fondent ces livres sont différents. Ces différences, au nombre de trois, paraissent toutefois significatives.

La première tient au périmètre des disciplines concernées, radicalement différent dans les deux projets : dans les publications coordonnées par M. Jollivet, il s’agit en effet d’articuler sciences humaines et sociales et sciences de la vie et de la terre. Dans Humanités environnementales, la question du rapport entre les humanités et les sciences de la vie ne se pose que tardivement (dans la conclusion) et uniquement pour constater la très difficile articulation entre les ensembles disciplinaires. De fait, il est évident, à la lecture des Humanités environnementales, que l’intégration entre ces disciplines n’apparaît pas comme un projet pour les humanités, qui ont pris en compte l’environnement dans leur cœur disciplinaire sans intégrer les disciplines spécialistes de l’objet dans leur épistémologie.

Une autre différence entre les projets tient au propos général des deux livres. Alors que M. Jollivet appelait à une articulation entre disciplinarité et interdisciplinarité autour de l’objet environnement, Humanités environnementales pose différemment la question de l’interdisciplinarité : au fond, celle-ci ne viendrait pas du partage de pratiques de recherche sur un objet commun qui amènerait, progressivement, au passage de la pluri- à l’inter- et à la transdisciplinarité, mais de la convergence des disciplines composant les sciences humaines et sociales vers une métadiscipline, celle des humanités environnementales. La différence, cependant, n’est pas aussi importante qu’il y paraît. En effet, les deux ouvrages convergent vers une idée commune : la transdisciplinarité, tout comme la métadiscipline, est un projet lointain et largement inaccessible – si tant est d’ailleurs que ce soient des projets. Aucun des trois livres cités jusqu’ici ne prédit ni ne souhaite une trajectoire qui mènerait naturellement les disciplines à se retrouver dans un grand paradigme unificateur. Au contraire, la singularité des chemins suivis par les uns et les autres est largement irréductible – ce que Humanités environnementales met largement en évidence.

L’autre différence, qui permet de faire ressortir les singularités, tient à la période à laquelle chacun est écrit. Car en dépit des différences évoquées, on peut lire ce livre comme une suite des deux précédents. Humanités environnementales analyse les controverses qui ont marqué les disciplines au cours de la dernière décennie, les resitue dans une perspective historique, constituant ainsi une sorte de suite aux chapitres des ouvrages coordonnés par M. Jollivet. Deux chapitres illustrent cela particulièrement bien.

Le premier est celui de E. Demeulenaere sur l’anthropologie. Pour traiter de la manière dont l’anthropologie s’est saisie des problématiques environnementales, ce chapitre ne pouvait faire autrement que de partir de L’écologie des autres34 de Philippe Descola. L’auteur revient cependant courageusement sur le grand récit de l’anthropologue selon lequel la remise en question de l’universalité de la division nature/culture aurait récemment conduit l’anthropologie à déborder son objet supposé historique de recherche, l’anthropos. Par une analyse extrêmement fine de l’histoire de l’anthropologie, E. Demeulenaere montre comment ce grand récit rend invisible tout un pan de l’ethnologie, attentive, elle, aux conditions matérielles de vie des différentes populations qu’elle a étudiées. Le chapitre replace l’ouvrage de Descola dans l’histoire du structuralisme, dans lequel il est effectivement novateur, mais minimise son apport à l’ethnologie générale qui menait ses analyses sans nécessairement passer par les catégories effectivement problématiques nature/culture. Ce faisant, l’auteur inscrit « Ethnologie, anthropologie : les sociétés dans leurs “natures” », le chapitre rédigé par Claudine Friedberg dans Les passeurs de frontière, dans un courant théorique qui permet de mieux faire ressortir la singularité de ce dernier. Le seul regret que j’émettrais à la lecture de ce texte, c’est que, répondant à l’hégémonisme de l’idéalisme, l’auteur ne tire pas assez certains fils de son histoire de l’anthropologie, notamment ceux qui montrent comment peuvent être appréhendés les apports et la postérité des tentatives de conciliation de l’idéalisme structuraliste et du pragmatisme matérialiste. On peut espérer qu’une suite est à venir.

Le second chapitre sur lequel j’aimerais m’appesantir est celui de Simon Batterbury et Christian Kull. Leur chapitre est lui aussi guidé par le constat de l’état actuel de la géographie, qu’ils cherchent à expliquer par l’histoire. Ils partent de ce qu’ils considèrent comme un problème central de la géographie contemporaine : ne pas avoir pris les problèmes environnementaux avec le sérieux qu’ils méritaient et de s’être quelque peu éloignée de ce qui a fait la spécificité de la discipline au moment de sa fondation. Ils analysent ces rendez-vous manqués dans les aires linguistiques francophone et anglophone, dans lesquelles le problème se pose bien évidemment différemment : dans l’aire anglosaxonne, l’importance des problèmes environnementaux a été reconnue, un peu tardivement, certes, mais beaucoup plus qu’en France. Cela n’a pas pour autant conduit la géographie anglosaxonne à réellement appréhender ces enjeux et il a fallu le détour par un courant interdisciplinaire, la political ecology, pour qu’elle le fasse – en laissant bien évidemment des zones d’ombre, une marge, aussi importante soit-elle, ne pouvant couvrir la diversité d’un champ comme une discipline peut le faire. Le problème a été plus important dans la géographie francophone, où le paradigme dominant s’est refusé à admettre la réalité même des changements environnementaux. Là encore, la political ecology a permis aux géographes francophones, notamment les plus jeunes, de se heurter au paradigme dominant tout en étant assis sur un corpus interdisciplinaire et des réseaux internationaux solides. Si l’analyse des auteurs du chapitre est pertinente, l’histoire de la géographie, notamment francophone, qu’ils proposent souffre de limites. Pour une étude historique approfondie du contexte francophone, on se reportera avec intérêt au chapitre publié par une historienne de la géographie, Marie-Claire Robic, et une géographe environnementale, Nicole Matthieu, dans Le développement durable : de l’utopie au concept. Comme pour l’article de E. Demeulenaere, on regrettera que les auteurs ne tirent pas les fils du futur de la question environnementale dans la géographie, notamment dans ses rapports à la political ecology. Celle-ci va-t-elle continuer à jouer le rôle de marge permettant d’aborder des questions non prises en charge par le cœur de la discipline, conduisant à un éclatement de la discipline, ou l’élargissement du champ disciplinaire est-il en train de se dessiner ?

Répondre à cette question serait revenu à faire de la prospective, et ce n’est bien évidemment pas le propos de l’ouvrage. Celui-ci expose bien les enjeux contemporains, enjeux qu’il remet dans une perspective historique. C’est là sans doute son grand apport. Je pourrais continuer à analyser ces enjeux et apports dans chacune des disciplines – mais je me répéterais tant ce que j’ai dit dans ces deux chapitres me semble valoir pour les autres. Au lieu de cela, je voudrais relever quelques-unes des idées fortes qui me semblent ressortir de ce livre.

La première vient de la lecture de l’article sur la sociologie proposé par Lionel Charles, Bernard Kalaora et Chloé Vlassopoulos. Mettant en évidence les limites de la sociologie environnementale, les auteurs ont tendance à dédouaner les sociologues de leurs responsabilités de chercheurs en montrant qu’au fond, l’importance des questions environnementales dans la discipline est à l’image de leur importance dans la société : faible. Ce raisonnement pourrait valoir pour l’ensemble des chapitres, notamment, évidemment, pour celui des sciences politiques dans lequel Luc Semal raconte l’extrême difficulté à incorporer l’environnement dans la pensée et l’action politique, ou pour le chapitre de Valérie Boisvert concernant l’économie, discipline qui n’arrive pas à se repenser au travers de ce qui a longtemps été pensé comme une externalité – l’impact sur l’environnement. Au fond, tous les chapitres montrent cette difficulté qu’ont les disciplines à intégrer l’environnement dans leur corpus, alors que les champs étudiés – la société, la politique, le droit, etc. – ne lui font pas une place particulière. Si l’alerte environnementale lancée par les chercheurs a – enfin – été entendue, les conséquences dans leurs disciplines peinent à se ressentir. Les disciplines sont le reflet des débats des sociétés qu’elles étudient : elles font une place à l’environnement, mais elles ne se transforment pas à son contact.

Autre point important, lui aussi à l’image de la société, repris dans tous les chapitres : si l’environnement est rarement ou tardivement incorporé par les courants dominants des disciplines, l’histoire de ces dernières montre que des courants l’ont toujours pris en compte. Ces derniers sont moins visibles, mais il y a dans toutes les disciplines soit un cœur épistémologique, soit un courant, soit une marge, qui a fait de l’environnement son objet. La reconnaissance de cette histoire des marges est aussi d’une importance fondamentale et le monde anglosaxon y tient une place particulière, ce que mettent en évidence la plupart des chapitres. Celui de S. Batterbury et C. Kull sur la géographie ou celui de L. Semal sur la science politique montrent bien le rôle prépondérant des marges anglosaxonnes : parce que la communauté académique anglosaxonne est infiniment plus importante que la communauté francophone, les marges dans ces pays ont pu atteindre des masses critiques suffisantes ; parce que les institutions de recherche francophones ont fortement valorisé la recherche internationale anglosaxonne, l’appel à ces marges a été utilisé stratégiquement par les tenants de ces courants ignorés ou par les jeunes à la recherche d’un renouvellement de leur champ pour justifier la justesse de leurs vues.

Une conséquence de la position encore marginale que tient l’environnement dans les disciplines, c’est que sa prise en compte demande parfois un engagement militant. En effet, si la reconnaissance de l’environnement dans les disciplines académiques est à l’image de la société, cela place presque les chercheurs qui veulent intégrer l’environnement dans un rôle de militants ; le temps des alertes est passé, mais celui de la reconstruction disciplinaire n’est pas encore totalement advenu. Cette construction relève encore de personnes qui doivent aller au-delà de ce qu’elles observent sur le terrain, dans les débats de société et a fortiori dans ceux de leurs disciplines pour aider à la prise en charge de l’environnement.

Enfin, le dernier point commun à tous les chapitres que je voulais souligner est relatif au retour du matérialisme dans les disciplines, comme un nouveau mouvement de balancier, après les décennies de marxisme (1970-1980), puis de constructivisme (années 1990). Ce point est souligné dans de nombreuses contributions par les coordinateurs de l’ouvrage et par le texte presque conclusif de Grégory Quenet sur les humanités environnementales. L’irruption des questions de nature a remis la dimension matérielle de la modernité au cœur des analyses : que ce soit en sciences politiques où les limites de la terre du rapport Meadows35 ont amorcé une question nouvelle, en économie où l’environnement apparaît comme le retour de l’externalité, ou en géographie où la pseudo-puissance du possibilisme mal compris a pu faire croire que l’environnement ne posait pas de problème, toutes les disciplines sont confrontées à un retour du matériel. Or, avec le matériel vient la pensée sur la ressource, sa production, son partage ; une pensée d’économie politique qui fait que les chercheurs militants reprennent souvent des outils sur la construction de la valeur et son partage, qui sont au cœur des questionnements environnementaux.

Xavier Arnauld de Sartre
(CNRS, UMR5319 Passages, Pau, France)
xavier.arnauld@cnrs.fr


1

Stone C., 1972. Should trees have standing? Towards legal rights for natural objects, Southern California Law Review, 45, 450-501.

2

L’arrêt Sierra Club se trouve dans sa version originale à http://cdn.loc.gov/service/ll/usrep/usrep405/usrep405727/usrep405727.pdf. L’opinion dissidente du juge Douglas, p. 752.

3

op. cit., p. 743.

4

High Court of Uttarakhand, Mohd Salim v. state of Uttarakhand & others, writ petition (PIL) No 126 of 2014, 20 mars 2017.

5

Rudhyar D, 1971. Directives for new life, Ecology Center press.

6

Hardin G., 1968. The tragedy of the commons, Science, 162, 3859, 1243-1248.

7

Callon M., Laws of the markets, Oxford (GB)/Malden (MASS), Blackwell, 1998 ; Callon M., Meadel C., Rabeharisoa V, 2000. L’économie des qualités, Politix, 2000, 4, 52, 211-239 ; Callon M., Muniesa F., 2003. Les marchés économiques comme dispositifs collectifs de calcul, Réseaux, 122, 6, 189-233 ; Callon M., 2013. Sociologie des agencements marchands. Textes choisis, Paris, Mines ParisTech.

8

Akrich M., Callon M., Latour B., 2006. Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, Paris, Presse des Mines.

9

Callon, 2013, op. cit., p. 346.

10

Cochoy F., 2002. Une sociologie du packaging ou l’âne de Buridan face au marché, Paris, Presses universitaires de France.

11

Bourdieu P., 2000. Les structures sociales de l’économie, Paris, Seuil.

12

Jorion P., 2010. Le prix, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, p. 300.

13

White H.C., 2002. Markets from networks. Socioeconomic models of production, Princeton/Oxford, Princeton University Press.

14

Ronzon T., Piotrowski S., M’Barek R., Carus M., 2017. A systematic approach to understanding and quantifying the EU’s bioeconomy, Bio-based and Applied Economics, 6, 1, 1-17, doi: 10.13128/BAE-20567.

15

Aguilar A., Bochereau L., Matthiessen L., 2009. Biotechnology as the engine for the knowledge-based bio-economy, Biotechnology and Genetic Engineering Reviews, 26, 1, 371-388, https://doi.org/10.5661/bger-26-371.

16

Pour une discussion et mise en perspective des définitions de la bioéconomie, se reporter à Vivien et al. (2019) : Vivien F.-D., Nieddu M., Befort N., Debref R., Giampietro M., 2019. The hijacking of the bioeconomy, Ecological Economics 159, 189-197, https://doi.org/10.1016/j.ecolecon.2019.01.027.

17

Nieddu M., Garnier E., Bliard C., 2014. Patrimoines productifs collectifs versus exploration/exploitation : le cas de la bioraffinerie, Revue économique, 65, 6, 957-987, https://doi.org/10.3917/reco.pr2.0031.

18

Nieddu M., Vivien F.-D., Garnier E., Bliard C., 2014. Existe-t-il réellement un nouveau paradigme de la chimie verte ?, Natures Sciences Sociétés 22, 2, 103-113, doi: 10.1051/nss/2014022. Joly P.-B., 2010. On the economics of techno-scientific promises, in Akrich M., Barthe Y., Muniesa F., Mustar P. (Eds), Débordements. Mélanges offerts à Michel Callon, Paris, Presse des Mines.

19

Béfort N., 2016. Pour une mésoéconomie de la bioéconomie : représentations, patrimoines productifs collectifs et stratégies d’acteurs dans la régulation d’une chimie doublement verte. Thèse de doctorat en sciences économiques, Reims, Université de Reims Champagne-Ardenne.

20

Ce passage ainsi que toutes les citations du texte ont été traduits en français par l’auteur de ce compte rendu.

21

Sfez L., 1994 [1re éd. 1984]. La décision, Paris, Presses universitaires de France.

22

Laudan L., 1977. Progress and its problems. Toward a theory of scientific growth, Berkeley, University of California Press.

23

Engel P., 1989. La norme du vrai. Philosophie de la logique, Paris, Gallimard.

24

En France, Varenne F., Silberstein M., Dutreuil S., Huneman P. (Eds), 2014. Modéliser et simuler. Épistémologies et pratiques de la modélisation et de la simulation, tome 2, Paris, Éditions Matériologiques.

25

Badiou A., 1969. Le concept de modèle. Introduction à une épistémologie matérialiste des mathématiques, Paris, François Maspero. Réédité en 2007 chez Fayard, sans modification de ce qu’il y déclare sur les modèles.

26

Morgan M.S., Morrison M. (Eds), 1999. Models as mediators. Perspectives on natural and social sciences, Cambridge, Cambridge University Press.

27

Schmid A.-F., Hatchuel A., 2014. On generic epistemology, Angelaki, Journal of the Theoretical Humanities, 19, 2, 131-144.

28

Granger G.-G., 1992. La Vérification, Paris, Odile Jacob.

29

Granger G.-G., 1988. Pour la connaissance philosophique, Paris, Odile Jacob.

30

Voir les travaux de Ruphy S., et Guay A., 2017. Science, philosophie, société, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté et de Coutellec L., 2013. De la démocratie dans les sciences. Épistémologie, éthique, et pluralisme, Paris, Éditions Matériologiques ainsi que La science au pluriel. Essai d’épistémologie pour des sciences impliquées, Versailles, Quæ, 2015.

31

Poincaré H., 1892, dans l’Introduction de Thermodynamique, Paris, G. Carré.

32

Cette analyse a été très bien faite par Claude Kergomard dans un compte rendu publié en 2018 dans la revue Développement durable & territoires, http://journals.openedition.org/developpementdurable/12095.

33

Jollivet M. (Ed.), 1992. Sciences de la nature, sciences de la société : les passeurs de frontières, Paris, CNRS Éditions. Jollivet M. (Ed.), 2001. Le développement durable, de l’utopie au concept : de nouveaux chantiers pour la recherche, Paris, Elsevier.

34

Descola P., 2011. L’écologie des autres : l’anthropologie et la question de la nature, Versailles, Quæ.

35

Meadows D.H., Meadows D.L., Randers J., Behrens III W.W., 1972. Halte à la croissance ?, Paris, Fayard. Traduit de: The limits to growth, New York, Universe Books, 1972.


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