Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 29, Number 2, Avril/Juin 2021
Page(s) 238 - 257
Section Repères – Events & books
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2021041
Published online 10 September 2021

Politisation des enjeux écologiques. De la forme au motif environnemental

Gabrielle Bouleau
ISTE, 2019, 180 p.

« Les formes environnementales sont des réalités spatialisées perçues dans l’environnement. Les motifs environnementaux, quant à eux, sont des raisons d’agir dans ce domaine […]. Le terme motif signifie non seulement motivation mais aussi forme, comme le motif d’une frise ou d’un tissu […] » (p. 2). Gabrielle Bouleau (socio-politiste, INRAE) interroge l’analyse des politiques publiques environnementales en mobilisant ces deux notions de formes et de motifs environnementaux. Comment ces motifs environnementaux sont-ils articulés à des motifs institutionnels, de telle sorte qu’ils deviennent des « expressions discursives », tenant lieu de raison d’agir et s’incarnant dans une institution (une loi, une règle, une norme) ? L’enjeu de l’ouvrage est d’autant plus grand que G. Bouleau ambitionne de montrer qu’il s’agit là de processus « incorporés » (et pas d’opérations intentionnelles) qui suscitent des émotions. Cette hypothèse la conduit à redéfinir les politiques environnementales comme des réponses institutionnelles à la perception dans l’environnement de formes dont l’apparition ou la disparition posent un problème. L’écriture de G. Bouleau est claire et extrêmement efficace. L’auteure nous présente son propos en quelques pages d’introduction avant d’entrer directement dans le sujet et de procéder par définition successive des concepts clés.

Le chapitre 1 vise à montrer l’intérêt de l’analyse des politiques publiques et d’une approche par les instruments. L’évolution des instruments de politiques publiques est un bon « traceur du changement ». Cependant, cette analyse passerait à côté de la compréhension des influences réciproques entre perceptions ordinaires et politiques de l’environnement. C’est à la condition de prendre en compte les émotions que ces motifs environnementaux peuvent être le moteur d’engagements publics ou privés (des « motives »).

Le chapitre 2 est consacré à la « politisation et à l’institutionnalisation de l’environnement ». Reprenant entre autres les analyses de Bruno Jobert sur la construction des politiques publiques, l’auteure suggère que les motifs environnementaux subissent des épreuves et que « c’est par référencement mutuel et alignement qu’un motif s’enchâsse dans un cadre normatif qu’il vient conforter. » La mise en équivalence à laquelle procède un motif environnemental permet de mesurer des réalités environnementales qu’on rapproche et de donner un poids politique à une catégorie environnementale comme ce fut, par exemple, le cas des zones humides dans les années 1990. Mobilisant des références théoriques très variées issues de l’anthropologie, de la sociologie, de la science politique et de l’économie institutionnelle, G. Bouleau articule de manière convaincante une sociologie des perceptions à la base de la construction des motifs environnementaux et une analyse politique des processus par lesquels ces motifs vont être politisés ou dépolitisés.

Ce cadre théorique et analytique posé, les chapitres suivants sont consacrés à l’étude de deux cas de politiques environnementales : la police des rivières en Europe depuis l’Ancien Régime et le financement de la gestion de l’eau dans deux grands bassins hydrographiques depuis les années 1970. Dans le premier cas, l’auteure étudie « quels motifs ont été perçus puis institués pour contrôler la qualité de l’eau sur le terrain et leurs liens avec le contenu normatif des instruments d’action publique grâce auxquels ils ont été stabilisés ». Dans le second cas, ce sont les usages politiques de « motifs spécifiques à chaque bassin hydrographique » dont G. Bouleau rend compte car ils expliquent les différences significatives qui peuvent exister dans la mise en œuvre territoriale de la politique de l’eau.

Dans le premier cas (chapitre 3), G. Bouleau fait œuvre d’historienne « en enquêtant sur des motifs froids ». Elle commence par recenser les principaux instruments d’action publique qui ont accompagné la police des eaux depuis le XIXe siècle. Pour éclairer cet ensemble d’instruments, il faut cependant en passer par l’analyse des motifs qui président à leur choix et à leur déploiement. Un premier motif est celui de « l’auto-épuration » permise par le cours d’eau et de la « rivière sacrifiée » qui fonde le recours à l’interdiction ou à l’autorisation des rejets dans les cours d’eau. À l’opposé de – ou en complément à – ce motif, on trouve celui de la mortalité piscicole, grâce auquel certaines espèces de poissons deviennent des indices puis des indicateurs des accidents de pollution sur des cours d’eau non sacrifiés. G. Bouleau montre bien ce que ce motif doit au caractère populaire et à l’organisation de la pêche en France. Le poisson est une prise visuelle non experte qui permet de repérer les pollutions. La truite est un motif paradoxal de la police de l’eau qui va donner lieu à des politisations diverses et variées. Avec le développement des techniques d’alevinage et la multiplication des opérations de rempoissonnement des cours d’eau, la pêche, de droit civique, devient un bien de club. Dans le même temps, les syndicats se portent partie civile dans les cas de pollution, obtiennent des dédommagements en contrepartie des frais occasionnés par les rempoissonnements. Et la truite devient l’espèce représentative pour évaluer une « capacité biogénique » des rivières. Un quatrième motif, celui des « poissons migrateurs », est le motif dont vont se servir les associations de pêcheurs et les environnementalistes pour stigmatiser les obstacles à la continuité de l’eau et des poissons. Cette politisation donnera lieu à une contre-mobilisation de la part des propriétaires de moulins qui eux s’appuient sur un tout autre motif, celui de la protection patrimoniale des ouvrages bâtis. Un cinquième motif vient compléter cet ensemble : celui d’eutrophisation qui achève d’invalider le motif de la rivière comme système auto-épuratoire car il met justement en cause la capacité des milieux aquatiques à « digérer » les intrants générés par les activités humaines.

La partie la plus convaincante du travail de G. Bouleau réside dans son analyse des liens entre la consistance des motifs (leur matérialité, spatialité et temporalité) et le travail de politisation. Leur matérialité les rend plus ou moins accessibles aux non-experts. Le motif de l’auto-épuration et de la rivière sacrifiée implique ainsi un haut niveau d’expertise, au contraire de celui de la continuité des eaux, des sédiments et des poissons. L’analyse des motifs par rapport à une analyse exclusive par les instruments permettrait ainsi une meilleure compréhension des registres émotionnels qui conduisent à la mise en politique d’une cause et au choix des instruments de l’action publique. Par rapport à des notions plus simples telles que perceptions et représentations, le concept de motif permet certes de « durcir » l’analyse des processus de politisation pour dire comment des communautés épistémiques ont en tête une certaine vision de la nature et de la rivière quand ils problématisent, publicisent et régulent les problèmes de pollution. Cependant, c’est réduire grandement l’analyse des politiques publiques que de considérer que la sociologie de l’action publique ne prend pas en compte ces moments de cristallisation ou de généralisation des causes légitimes qui requièrent dès lors l’intervention des autorités publiques. Depuis les premiers travaux de Philippe Garraud sur l’interruption volontaire de grossesse en France, cette sociologie, s’appuyant sur les travaux américains de mise à l’agenda, complétée ensuite par la sociologie des problèmes publics convoquant les acquis de la sociologie de l’action collective, a permis de penser ces moments de mise en politique de nouveaux objets de politiques publiques.

Avec le chapitre 4, l’auteure quitte l’analyse historique des motifs « froids » pour s’intéresser à la manière dont les acteurs, à chaud, « bricolent » des motifs différenciés et donnent du sens, dans leur traduction territoriale, à l’injonction de restauration des cours d’eau. Les deux agences de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse (RMC) et Seine-Normandie (AESN), bien que régies par les mêmes règles institutionnelles ont cependant des cultures différentes. Ces cultures correspondent à des représentations différentes de l’écologie des milieux aquatiques et de ce qu’il convient de faire pour la préserver : du côté de l’AESN, programmer « vite et fort » en respectant une règle d’équilibre budgétaire doit permettre d’emporter l’adhésion des élus locaux et de réduire le risque de voir Bercy confisquer une partie du produit des redevances ; tandis que du côté de l’Agence RMC, il s’agit davantage de préserver ou de restaurer une identité rhodanienne, un « espace de liberté » dans lequel puisse s’exprimer une dynamique fluviale. Le fleuve Rhône fonctionne ainsi comme un motif naturaliste justifiant les actions de restauration de la continuité des cours d’eau mais aussi de reméandrage ou de reconquête des zones humides. Au contraire, c’est le motif de l’agglomération parisienne, héritée de l’urbanisme haussmannien et du modèle d’assainissement centralisé de Belgrand, qui prévaut au sein de l’AESN et qui justifie la volonté principale de ses agents de collecter et de réduire les flux de polluants.

Dans le chapitre 5, G. Bouleau propose de généraliser son analyse en termes de motifs pour analyser la cristallisation des débats autour de la crise environnementale, à la fois climatique et liée à l’effondrement de la biodiversité. L’auteure procède plus spécifiquement à la cartographie du forum intellectuel en sociologie et science politique. Cette cartographie permet de mettre en évidence les motifs, environnementaux et institutionnels, caractéristiques de chacun de ces pôles. G. Bouleau s’intéresse plus particulièrement à l’anthropocène et se montre très critique vis-à-vis de ce motif dans lequel les récits, qu’ils soient optimistes (l’homme se fera gestionnaire de la nature) ou pessimistes (l’effondrement généralisé est inévitable) tiennent lieu d’explication et « empêche de s’intéresser aux formes concrètes de l’environnement et aux processus qui les fabriquent ».

Dans les dernières pages de cet ouvrage qui ne manquera pas d’interroger les politistes et, bien au-delà de cette communauté, l’ensemble des chercheurs s’intéressant à l’environnement, G. Bouleau prend un peu de recul avec la perspective sociologique et adopte une démarche plus normative, détaillant les risques d’une approche trop abstraite de l’environnement qui chercherait à objectiver la nature pour mieux la gouverner et, ce faisant, passerait à côté de sa spécificité : un objet vivant et imprévisible. La construction des motifs légitimes requiert de la part des scientifiques un rôle et une éthique particuliers : il revient aux chercheurs par leurs choix théoriques et pratiques d’explorer et d’expliciter les motifs environnementaux qui garantissent une biodiversité la plus grande possible, incluent des publics différents et questionnent les explications « culturalistes » si promptes à figer les manières de percevoir nos environnements.

José-Frédéric Deroubaix
(École des ponts ParisTech, Leesu, Champs-sur-Marne, France)
j.deroubaix@enpc.fr

Deux lectures d’un même ouvrage

Biomasse.
Une histoire de richesse et de puissance

Benoît Daviron
Quæ, 2019, 391 p.

Avec son ouvrage Biomasse. Une histoire de richesse et de puissance publié en 2019 chez Quæ, c’est une mise en perspective géohistorique large du débat sur la « transition écologique de l’agriculture » que nous propose Benoît Daviron. Si cette transition est généralement présentée comme désirable, c’est toutefois selon lui en véhiculant une vision réductrice, voire naïve, des conditions de la transformation du modèle de « l’agriculture conventionnelle », renvoyées à une détermination technologique et à une vision européo-centrée de l’évolution des systèmes alimentaires. Déterminé à éclairer les ressorts profonds du changement des systèmes, B. Daviron nous invite à un vaste « détour » par l’histoire et à un décentrement résolu du regard. Pour ce faire, il se propose de reconstituer les origines géographiques, sociales et économiques de cette agriculture dite « conventionnelle », et d’en retracer la trajectoire dans l’économie-monde, articulant les concepts d’empire et d’économie de la biomasse dans une fresque partant du XVIe siècle et aboutissant à notre temps présent.

Spécialiste de l’économie agricole et des politiques agricoles internationales, B. Daviron mobilise ici des lectures extrêmement diversifiées, articulant des connaissances en agronomie, en économie, en géographie et en sciences politiques à une trame historique particulièrement dense. Les trente pages de références bibliographiques reproduites à la fin de l’ouvrage attestent l’étendue des domaines de connaissance, la diversité des thématiques, la multiplicité des sources d’inspiration et la richesse d’analyse dont est nourri ce que l’on ne peut appeler un essai, mais qu’il convient plutôt de qualifier de « somme ».

La force de l’ouvrage et son originalité tiennent à une problématique déjà en gestation dans un ouvrage antérieur, intitulé Transformations agricoles et agroalimentaires. Entre écologie et capitalisme, coordonné par B. Daviron et Gilles Allaire et publié en 2017 aux éditions Quæ. Les contributions d’économistes « hétérodoxes » et de sociologues qui composaient ce volume interrogeaient déjà la « transition écologique et énergétique » de l’agriculture mondiale. Mais, sans en être absents, les antécédents historiques de la transformation du modèle agricole et alimentaire n’y étaient pas étudiés de manière unifiée. C’est justement ce que propose B. Daviron avec ce nouvel ouvrage. Fidèle à l’approche du temps historique des économistes, il construit sa démonstration et sa narration selon une logique principalement diachronique, scandée par des phases successives bien identifiées. Tout au long de son récit, l’auteur se délecte d’un minutieux travail d’assemblage des faits et des analyses, aiguisé par sa pratique pluridisciplinaire au sein du CIRAD, mais enrichi d’une passion pour la longue durée historique beaucoup moins commune. Sa problématique croise deux grands axes de réflexion. Le premier articule la notion, ingénieriale et agronomique, de « biomasse », avec le concept de « métabolisme social ». Le deuxième axe d’investigation cherche à appréhender la dimension géopolitique de l’économie agricole et alimentaire à travers le concept de « puissance hégémonique » appliqué à l’analyse historique de l’émergence et du développement de l’économie-monde théorisée par Fernand Braudel, mais dans une perspective proche de celle d’Immanuel Wallerstein1.

Le terme de biomasse désigne l’ensemble des matières qui composent les organismes vivants ou qui en sont issues, matières pouvant se transformer en énergie. Déjà mobilisé dans les approches industrialistes du développement agricole des années 1970-1980, ce concept a été récemment requalifié par les réflexions et les projets politiques sur le développement de la « bioéconomie ». Reprenant une conception holiste familière aux historiens de l’environnement, à l’instar de Geneviève Massard-Guilbaud, B. Daviron considère qu’« à l’image d’un organisme vivant, une société consomme des ressources et produit des déchets, ce dont rend compte le terme “métabolisme”, emprunté à la biochimie » (p. 16). Cette analogie lui permet, et c’est un intérêt majeur de sa thèse, de faire tenir ensemble de manière cohérente les dimensions alimentaire, énergétique et environnementale des activités agricoles, généralement appréhendées séparément.

Cette analogie permet également à l’auteur de tenir à distance le modèle du marché comme matrice principale permettant de penser l’organisation de la production et des échanges dans une société, postulant qu’il n’est pas pertinent d’appréhender la question de la biomasse simplement au travers des flux de marchandises, des transactions et des prix. Loin d’une économie purement monétaire et mercantile, l’approche de B. Daviron se concentre sur les flux de matière et d’énergie qui traversent les sociétés. Dans cette économie, la comptabilité des ressources et de leurs usages doit aussi être faite en termes physiques. Et cette économie est également tissée elle-même de politiques publiques et de régulations, d’institutions et de rapports de domination.

Autour de cette question de la domination et du gouvernement de la biomasse, B. Daviron offre une construction historique organisée des origines et des usages, des transports et des destinations, des accroissements et des extractions des produits agricoles. Pour lui, ce n’est pas uniquement l’objectif de « faire de l’argent avec de l’argent » qui dynamise le capitalisme, c’est aussi une logique de domination, donc de rivalités, s’exerçant à l’échelle mondiale. Il reprend ainsi à son compte la notion d’« hégémonie », qui présente l’intérêt « de considérer la puissance comme un moteur au même titre que la recherche de la richesse » (p. 14). Il n’y a pas d’accumulation de richesse et de puissance sans mobilisation de quantités croissantes d’énergie et de matière. Il interroge alors « les hégémonies et leur rapport à la biomasse pour analyser les logiques qui président aux changements dans l’agriculture » (p. 10), ce qui lui permet de retracer la trajectoire historique qui conduit à l’agriculture « conventionnelle » telle qu’elle se présente à l’échelle du monde aujourd’hui.

L’étude, qui couvre près de quatre siècles est à la fois comparative entre différentes régions du monde, et globale, mettant au premier plan les échanges économiques et les rapports de pouvoir inter et intra régionaux. L’auteur, qui s’appuie sur une périodisation inspirée des auteurs classiques de l’analyse géohistorique, au premier rang desquels Fernand Braudel, distingue trois grands temps « comme une succession de phases durant lesquelles s’étaient imposés des hégémons successifs (Provinces-Unies, Royaume-Uni, États-Unis) » (p. 9). Dès la fin du XVIe siècle, les Provinces-Unies (aujourd’hui les Pays-Bas) s’affirment comme la puissance économique et militaire qui domine l’économie-monde européenne pendant un siècle. Leur hégémonie repose sur leur capacité à mobiliser la biomasse de territoires lointains, périphériques ou extérieurs à son économie marchande, dans un contexte de « régime métabolique solaire ». Dès le XVIIe siècle, la domination néerlandaise est battue en brèche par l’hégémon anglais, à la lutte avec la volonté hégémonique française, mais qui peut s’appuyer sur toute la force de sa révolution industrielle et sur ses ressources en charbon, selon l’analyse de Kenneth Pomeranz. Dans les époques du système-monde qui se succèdent ensuite à un rythme croissant, les rivalités et les conflits font rage, entre la France et le Royaume-Uni d’abord, puis avec l’Allemagne au XIXe siècle, alors que l’énergie fossile devient plus que jamais le régime métabolique majeur. Pourtant forte de sa chimie, l’Allemagne est débordée par l’hégémon américain qui s’impose au milieu du XXe siècle. « C’est chez eux que se peaufine le modèle de “l’agriculture conventionnelle” », écrit l’auteur. Cette agriculture est doublement marquée du sceau de la chimie, autant comme discipline scientifique que comme secteur industriel. B. Daviron voit en effet dans la chimie agricole « l’origine de la spécialisation de l’agriculture sur la production alimentaire » (p. 356).

Au final, l’ouvrage n’est certainement pas un manuel d’économie de l’agriculture ni vraiment un ouvrage d’histoire économique. Il s’apparente plutôt à un ouvrage de géopolitique historique ou de géohistoire économique, support d’une proposition de relecture stimulante du débat actuel sur le concept de « transition ». L’originalité et l’ambition du projet confèrent à la lecture de ce livre un grand intérêt, même si la densité du texte n’en facilite pas l’appropriation. En effet, l’auteur est soucieux de convaincre en fournissant au lecteur une très grande richesse de connaissances factuelles aussi bien qualitatives que quantitatives, en même temps que tous les éléments de preuve essentiels à la compréhension de la thèse défendue. L’ouvrage regorge ainsi d’encadrés explicatifs, de tableaux informatifs et de graphiques démonstratifs. Dense et foisonnant, il a pourtant le très grand mérite de ne jamais s’écarter de sa ligne directrice, permettant une mise en débat transparente de cette lecture « macro » et holiste de la dynamique du système-monde.

Si la mise en perspective historique que propose B. Daviron a le grand mérite, pour chaque période, de considérer la biomasse dans la totalité de ses sources et de ses usages, alimentaires et énergétiques en particulier, elle ne présente pas toutefois une remise en cause des périodisations héritées des travaux classiques d’histoire économique. Le concept de biomasse ne permet-il pas de penser autrement la chronologie de l’histoire des rapports entre sociétés et ressources ? Le prisme environnemental de la relecture des dynamiques agraires amène-t-il seulement à requalifier des approches de type marxiste en termes de travail et de production, ou ne peut-il aussi permettre de reconsidérer les rapports entre pratiques ménagères et minières, vivrières et commerciales, métropolitaines et coloniales des systèmes d’exploitation de la biomasse ? Il reste que cet ouvrage ouvre un réel éclairage conceptuel et cognitif sur le rapport entre logiques impériales et biomasse, susceptible de faire vivre un débat moins étriqué sur les « systèmes alimentaires », en accordant toute l’importance qu’elle mérite à la mise en perspective historique. À cet égard, l’objectif de B. Daviron de susciter un « nouveau regard sur l’agriculture » est pleinement atteint.

Egizio Valceschini
(INRAE, Comité d’histoire, Paris, France)
egizio.valceschini@inrae.fr

***

L’ouvrage se présente modestement comme une nouvelle histoire de l’agriculture visant à « expliquer l’origine et les caractéristiques de l’agriculture dite conventionnelle », c’est-à-dire de l’agriculture basée sur l’utilisation massive de la chimie et des énergies fossiles (engrais, pesticides, mécanisation, transport à grande distance…). En fait, ce livre est beaucoup plus que cela. D’une part parce qu’il ne s’intéresse pas qu’à l’agriculture mais à toutes les formes de production, d’échange et d’utilisation de biomasse (agriculture mais aussi élevage, pêche, forêt, etc.). D’autre part (et surtout) parce qu’il établit un lien entre la capacité d’un pays à produire et à capter de la biomasse et sa position hégémonique par rapport aux autres pays. En effet, des origines de l’humanité jusqu’au XVIIIe siècle, la biomasse a joué un rôle de premier plan comme source de matériaux et d’énergie. La « richesse et la puissance » d’un pays dépendant de sa capacité à accumuler des quantités croissantes d’énergie et de matière, il n’est dès lors pas étonnant que la biomasse ait joué un rôle déterminant dans la croissance et le déclin des royaumes et des empires. Ce que nous donne ce livre, c’est donc une clef permettant de relire plusieurs millénaires d’histoire.

Certes, dira-t-on. Mais tout ceci appartient au passé. Depuis la révolution industrielle du XIXe siècle, les énergies fossiles ont relégué la biomasse au second plan. À présent, l’humanité sait mobiliser les produits du sous-sol pour fabriquer de l’énergie ou des matériaux de synthèse. Elle a su s’affranchir de la dépendance à la biomasse et les ressorts de la richesse et de la puissance sont désormais ailleurs. C’est vrai. Mais cela ne va pas durer. En effet (et c’est la thèse qui sous-tend le livre), compte tenu de l’épuisement des ressources (pic des phosphates, pic du pétrole, etc.) et des pollutions induites par l’utilisation des énergies fossiles (pollutions dont le réchauffement climatique n’est qu’un exemple parmi d’autres), un retour à la biomasse comme source principale d’énergie et de matériaux s’imposera. Ce que ce livre nous invite à faire, c’est à prendre de la hauteur, à adopter une perspective large dans le temps et dans l’espace. À considérer qu’à l’échelle de l’histoire humaine, les énergies fossiles n’auront représenté qu’une petite parenthèse de quelques siècles. Une parenthèse qui, lorsqu’elle se refermera, nous laissera une planète abimée et polluée et une population multipliée par sept ou huit. C’est cette parenthèse que le livre se propose d’analyser, depuis le moment où elle s’est ouverte jusqu’à nos jours.

Le récit commence au XVIe siècle dans les Provinces-Unies (l’ancêtre des Pays-Bas actuels), c’est-à-dire au moment et à l’endroit où l’économie solaire qui avait constitué la base de toutes les sociétés humaines (d’abord avec les chasseurs-cueilleurs, puis – depuis la révolution du Néolithique – avec l’agriculture et l’élevage) va commencer à s’effacer pour laisser la place à l’économie minière (fondée non plus sur la biomasse vivante mais sur la biomasse du passé accumulée dans le sous-sol). Les Provinces-Unies occupaient alors une position hégémonique au sein de l’économie-monde européenne et la première partie du livre est précisément consacrée à analyser les ressorts de cette hégémonie. Celle-ci reposait essentiellement sur des importations massives de biomasse (céréales, fibres, bois, etc.) en provenance des pays de la mer du Nord et de la Baltique et sur l’exploitation des ressources de la mer (pêche, chasse à la baleine, etc.). Capter cette biomasse lointaine par le commerce nécessitait de contrôler les mers et d’avoir quelque chose à offrir en contrepartie : produits transformés (manufactures) ou services (crédit, assurance, transport, etc.). Les Provinces-Unies ont réussi à acquérir cette domination dans le secteur des manufactures par une grande maîtrise technique (utilisation de machines) et par une utilisation judicieuse des énergies naturelles (moulins à vent, canaux qui reliaient entre elles les différentes villes et régions du pays). La puissance militaire n’était bien sûr pas absente de cette stratégie : pour le contrôle des mers mais aussi pour s’assurer certains monopoles d’importation comme l’illustre le cas de la célèbre Compagnie des Provinces-Unies pour les Indes orientales qui contrôlait l’importation en Europe des produits d’Asie. Ce modèle reproduisait à plus grande échelle celui des cités-États italiennes (Venise, Gênes, etc.) qui avaient occupé un rôle hégémonique dans la période précédente. La principale différence reposait sur l’utilisation (encore modeste il est vrai) d’une énergie fossile (la tourbe) pour faire tourner certaines manufactures.

La partie II décrit la rivalité entre la France et l’Angleterre pour devenir le nouvel hégémon. Elle montre que les deux pays s’appuient sur la même doctrine (que plus tard on qualifiera de « mercantilisme ») axée sur i) l’exploitation de la biomasse de leurs colonies américaines et ii) la mobilisation accrue des ressources du territoire national. À ce jeu, l’Angleterre l’emporte, principalement parce qu’elle est beaucoup plus dynamique que la France dans la mise en œuvre de i) la « révolution agricole » (adoption à grande échelle de nouvelles techniques agricoles – venues de la Hollande et des Flandres – reposant essentiellement sur des rotations de cultures impliquant des légumineuses pour alimenter les sols en azote) et ii) la « révolution industrielle » (utilisation massive d’une énergie fossile – le charbon – pour faire tourner les manufactures).

La partie III décrit le fonctionnement de l’économie anglaise après qu’elle est devenue le nouvel hégémon. Certains éléments qui avaient joué un rôle important dans l’ascension de l’Angleterre (biomasse des colonies, révolution agricole) passent au second plan : certains pays des Amériques (dont les États-Unis en 1776) accèdent à l’indépendance et, face à l’essor de son industrie, l’Angleterre en vient à sacrifier son agriculture pour maintenir un approvisionnement en matières premières à bas prix (abolition de la protection douanière sur les céréales – les célèbres corn laws – en 1846). Le fonctionnement de l’hégémon anglais paraît alors très semblable à celui des Provinces-Unies au moment où elles étaient elles-mêmes hégémoniques : devenue l’atelier du monde grâce à son industrie basée sur le charbon, l’Angleterre importe massivement de la biomasse. La principale différence tient au changement d’échelle : massives, les importations anglaises de biomasse se traduisent par une mise à contribution de l’ensemble de la planète (développement de la production sur tous les continents dans une logique de fronts pionniers). L’autre grande différence consiste dans l’utilisation massive d’une énergie fossile (le charbon) dans l’industrie mais aussi dans le transport (bateaux à vapeur, chemin de fer), ce qui induit une première mondialisation : dès la fin du XIXe siècle, l’unification des prix à l’échelle mondiale est acquise.

La partie IV présente la rivalité entre l’Allemagne et les États-Unis pour succéder à l’hégémon anglais affaibli par la première guerre mondiale. Avec le développement de la chimie en Allemagne, deux nouveaux pas vont être franchis dans l’utilisation des énergies fossiles (jusqu’ici cantonnée à la production d’énergie pour l’industrie et le transport). Premièrement, la fabrication de produits de synthèse (d’abord des colorants et des teintures, puis des tissus, des explosifs, des produits pharmaceutiques, etc.) : pour la première fois, les produits du sous-sol ne fournissent pas que de l’énergie mais aussi des matériaux. Un processus est enclenché qui conduira ces produits de synthèse à remplacer la biomasse dans tous ses usages non alimentaires (se loger, s’habiller, se chauffer, se déplacer, etc.), induisant la spécialisation de l’agriculture vers la seule satisfaction des besoins alimentaires. Le deuxième pas décisif accompli par la chimie allemande est l’utilisation d’énergie fossile pour produire de la biomasse : invention des engrais chimiques qui va conduire à une augmentation vertigineuse des rendements et va orienter toute la recherche agronomique (sélection de variétés qui « répondent » aux engrais, etc.). Pourtant, en dépit de l’avance technologique prise par l’Allemagne, ce sont les États-Unis qui finiront par s’imposer. Leur territoire est beaucoup plus vaste que celui de l’Allemagne, riche en énergie fossile (pétrole) et puis ils sont « à l’abri des suicides collectifs qui ravagent l’Europe ».

Devenus le nouvel hégémon (partie V), les États-Unis appliquent à grande échelle le modèle allemand : utilisation du pétrole non seulement comme source d’énergie pour l’industrie et les transports mais aussi pour produire des matériaux de synthèse (la focalisation de l’agriculture sur l’alimentation se renforce) et de la biomasse (l’agriculture devient de plus en plus basée sur l’utilisation massive d’intrants chimiques, engrais ou pesticides). Le modèle de l’agriculture chimique connaît différents « perfectionnements », le plus notable étant la mécanisation (tracteurs, moissonneuses-batteuses, etc.). L’hégémon américain se distingue assez nettement des hégémons précédents : compte tenu de l’utilisation du pétrole pour produire de la biomasse (agriculture chimique) ou des alternatives à la biomasse (matériaux de synthèse), la captation de la biomasse n’est plus un enjeu. Pour la première fois sans doute dans l’histoire humaine, un hégémon devient exportateur net de biomasse. Le modèle économique américain fondé sur l’utilisation massive des énergies fossiles s’est ensuite diffusé à une grande partie de la planète, générant par là même la montée en puissance de rivaux, potentiels prétendants à l’hégémonie.

La dernière partie du livre (partie VI et conclusion) discute d’un éventuel déclin de l’hégémonie américaine et de la possible montée de la Chine comme futur hégémon. Cette partie est bien sûr plus difficile à mener que les précédentes et ses conclusions sont moins assurées. En dépit d’une prise de conscience croissante des problèmes qu’elle pose (épuisement des ressources, pollutions), l’économie minière (reposant sur les énergies fossiles) reste peu remise en cause. S’il est vrai que le développement des agrocarburants constitue une rupture de la tendance historique au resserrement des usages de la biomasse sur la seule alimentation, il ne constituera pas un vrai moteur de changement tant que le maïs, le colza ou la canne à sucre utilisés pour fabriquer ces agrocarburants seront produits par l’agriculture de la chimie. Or, selon l’heureuse formule du livre, celle-ci a « de moins en moins de croyants mais de plus en plus de pratiquants ». Dans ce domaine, le changement le plus notable réside dans la réforme de la politique chinoise qui semble évoluer vers moins de production agricole (pour éviter les pollutions et l’épuisement des ressources en eau) et plus d’importations (développement de la stratégie de la « route de la soie »). Si cette évolution se confirme, la Chine comme nouvel hégémon pourrait mobiliser la planète pour l’approvisionner en biomasse comme l’avait fait (à plus petite échelle) l’Angleterre au XIXe siècle et les Provinces-Unies aux XVIe et XVIIe siècles. Les problèmes environnementaux seraient alors exportés vers les pays qui fourniraient la Chine en biomasse et les clés de l’invention (ou pas) d’un modèle agricole alternatif à celui de l’agriculture chimique seraient entre les mains de ces pays.

Le lecteur l’aura compris, ce livre est une contribution colossale à la réflexion sur les modèles agricoles, leurs trajectoires passées et leurs futurs possibles. Au-delà de l’agriculture, c’est toute l’économie (et la place de la biomasse dans l’économie) qu’il invite à repenser.

Franck Galtier
(Cirad, UMR MOISA, Montpellier, France)
galtier@cirad.fr

Le grand dérangement. D’autres récits à l’ère de la crise climatique

Amitav Ghosh
Wildproject, 2021, 224 p.

Les fictions produites par des écrivains sont rarement abordées dans la littérature scientifique si ce n’est par les historiens qui étudient la culture d’une époque passée à la lumière des représentations véhiculées par les arts. Ce que disent les œuvres littéraires actuelles sur notre époque est moins étudié. Amitav Ghosh, romancier indien anglophone, propose de combler ce manque par une interprétation très stimulante de notre rapport à la crise climatique à la lumière de la littérature de fiction, dans un essai publié en 20162 qui vient d’être traduit en français.

Cet essai est structuré en trois parties inégales. La longue première partie intitulée « Récits » est une analyse réflexive des canons qui dominent l’écriture romanesque moderne depuis le XIXe siècle et qui entretiennent la folie collective qui nous précipite dans la crise climatique (le grand dérangement du titre). La courte deuxième partie « Histoire » est un point de vue asiatique et décolonial sur l’anthropocène. La dernière partie « Politique » critique la gouvernance actuelle du climat à la lumière des impensés mis en évidence dans les deux parties précédentes.

Récits

À rebours de la métaphore de la grenouille plongée dans une eau qui se réchauffe lentement, Ghosh ne croit pas que notre inertie face au changement climatique soit due au caractère graduel du phénomène. Au contraire, en relatant plusieurs catastrophes liées au changement climatique, il montre de manière convaincante que ce changement n’est progressif que dans les moyennes calculées par les modèles et que la réalité vécue par les populations relève plutôt d’un traumatisme comparable à celui vécu par la grenouille plongée dans l’eau bouillante. Pourtant, les destructions colossales, les ouragans meurtriers, les incendies gigantesques, les pertes de terre soudainement submergées par la mer ne provoquent pas le sursaut des populations que laisse imaginer l’expérience de la grenouille, comme si notre culture oubliait vite ce déchaînement des forces naturelles.

Pour aborder ce paradoxe, Ghosh part de son expérience personnelle d’écrivain qui ne parvient pas à incorporer dans un roman l’expérience qu’il a vécue d’une tornade extrêmement violente en 1978 à Delhi. Montrant la faible place accordée au changement climatique dans la littérature, il dénonce l’enseignement littéraire qui disqualifie toute trame narrative qui serait soumise aux caprices de la nature. Faire basculer le destin d’un personnage du fait d’une catastrophe naturelle peu probable déroge aux « conventions littéraires qui ont façonné l’imagination narrative précisément durant la période où l’accumulation de carbone dans l’atmosphère réécrivait la destinée de la Terre » (p. 17). La thèse de Ghosh est que le roman moderne est né en Occident pour offrir un « plaisir narratif à la nouvelle régularité de la vie bourgeoise » (p. 30) qui n’a pas à se préoccuper de la survenue d’événements naturels rares et qui se désintéresse des luttes collectives au profit des états d’âme d’individus. La nature passe alors au second plan du roman, uniquement perçue à travers les yeux du narrateur. Les romans donnant trop de place au collectif ou aux déchaînements des éléments naturels seraient sévèrement jugés par la critique littéraire, qui leur reprocherait d’être difficiles à suivre et peu plausibles. L’écrivain de littérature sérieuse devrait au contraire limiter le nombre de ses personnages et faire en sorte que les péripéties qui surviennent soient largement imputables à certains d’entre eux. Les œuvres qui ne suivraient pas ces deux contraintes seraient de la littérature de deuxième ordre, comme celle que lit Madame Bovary. Ghosh réinterprète en effet l’héroïne de Flaubert comme une pré-moderne qui se passionne pour des récits peu plausibles en total décalage avec la régularité de la vie bourgeoise. Ainsi, si la modernité est pour Latour un grand partage entre l’humain et le non-humain, elle se traduit pour Ghosh par un grand partage entre la littérature sérieuse d’un côté et la science-fiction ou l’épopée pré-moderne de l’autre. Le roman moderne aurait ainsi habitué nos esprits à évacuer les phénomènes extrêmes, alors que dans le même temps il accompagnait la promotion d’un mode de vie dont la diffusion rend ces phénomènes extrêmes plus fréquents. La science-fiction n’aurait pas pris le relais parce qu’elle a toujours lieu dans le futur, ce qui contribue à tenir ses conjectures à distance. Certes, la forme dominante a rencontré des résistances notamment dans la poésie, mais la flèche du temps moderne a relégué l’enchantement du monde à un passé archaïque. En évacuant la nature, les romanciers modernes ont aussi passé sous silence la rencontre avec le pétrole. Ghosh reprend la thèse de Mitchell sur le lien entre lutte collective et charbon3 et celle de Debord sur la société du spectacle. Le roman moderne individualiste prospère sans le dire dans un système économique et politique où le pétrole favorise l’isolement des individus. En conclusion de cette partie, Ghosh circonscrit l’emprise du roman sur nos perceptions en notant que l’effacement des voix non humaines est propre au langage écrit et que d’autres arts comme le cinéma ou le roman graphique savent en restituer les capacités d’agir.

Histoire

Dans la deuxième partie, Ghosh développe une histoire décoloniale4 de la grande accélération. Les traducteurs ont qualifié cette histoire d’anglosaxonne, mais il s’agit plutôt d’une histoire anglophone. Ghosh se concentre sur le Commonwealth, parfois les États-Unis et surtout la Grande-Bretagne. Pour l’auteur, la situation présente résulte autant du capitalisme que de l’impérialisme. Sans l’impérialisme, les responsabilités de l’anthropocène auraient été beaucoup plus partagées. Les entrepreneurs indiens et chinois ont plusieurs fois menacé la suprématie britannique sur le commerce mondial et seules des lois discriminantes et des opérations militaires violentes ont retardé la contribution asiatique aux émissions carbonées. Ces pays ont aussi eu leurs inventeurs talentueux, leurs entrepreneurs prêts à prendre des risques et une classe bourgeoise séduite par la modernité. « La question aurait pu prendre une tout autre tournure si les industriels locaux avaient bénéficié du même parrainage d’État que ceux généralement accordés ailleurs à leurs concurrents » (p. 127). Sans la contrainte armée et l’oppression politique, la crise climatique serait venue plus tôt. À ce titre, les pays émergents ont raison de parler de dette climatique parce que la richesse produite étant proportionnelle aux émissions, l’impérialisme les a empêchés de s’enrichir. « L’expérience historique de l’Asie montre que notre planète ne permettra pas que chaque être humain adopte ces modes de vie […]. L’Asie est donc bien celle qui arracha le masque du fantôme qui l’avait attirée sur la scène du Grand Dérangement, pour être ensuite frappée d’horreur à la vue de son propre ouvrage […]. Dans son rôle de l’idiote saisie d’effroi, l’Asie mit également à nu, par son propre silence, le mutisme de plus en plus notoire qui résonne au cœur des systèmes de gouvernance » (p. 111).

Politique

Finalement, c’est le procès de l’État-nation que fait Ghosh : « Il se pourrait bien que le changement climatique, par sa nature même, constitue un problème insoluble pour les nations modernes au regard de leur mission biopolitique et des pratiques gouvernementales qui lui sont associées » (p. 183). L’impérialisme est la face cachée de ce modèle qui se prétend universel mais qui n’est pas universalisable. Les organes de décision des nations riches se méfient de plus en plus des militants écologistes et altermondialistes. Un agenda sécuritaire qui se moque des questions d’équité domine la scène internationale. La comparaison termes à termes de l’Encyclique du pape François et de l’Accord de Paris est un des moments les plus convaincants de cet essai que je vous laisse découvrir sans le déflorer. Ghosh voit se mettre en place une politique du « canot de sauvetage armé5 » qui consiste à lutter violemment contre les migrants pour ne pas partager les richesses. Tandis que le grand public est convié à des grands spectacles politiques qui n’influent plus sur les décisions politiques, l’avant-garde artistique ne joue pas son rôle d’alerte mais précipite notre insensibilité. L’encensement de l’« aventure morale individuelle », tant dans le roman que dans la politique, « banni[t] tout collectif du territoire de l’imagination fictionnelle » (p. 146). Finalement, c’est la vitesse de la crise actuelle qui constitue un espoir pour l’auteur. Peut-être que les autres modes de vie et les savoirs sur la nature ne seront pas anéantis avant la remise en cause profonde du système politique actuel et que « de cette lutte naîtra une génération qui pourra regarder le monde avec des yeux plus lucides que celles qui l’ont précédée » pour refermer cette parenthèse de folie où l’humanité s’est crue seule.

On peut trouver des contre-exemples littéraires à la tendance décrite par Ghosh. Il existe des romans devenus classiques qui sont postérieurs à l’avènement du pétrole et qui célèbrent les forces de la nature (Into the wild, 1996 de Jon Krakauer), l’aridité des sommets (Annapurna premier 8000 d’Herzog en 1950), la puissance de la mer (Un barrage contre le Pacifique, Marguerite Duras, 1950). Les romans de Ghosh lui-même convoquent la nature et le collectif. Néanmoins, le silence du roman moderne sur le changement climatique est indéniable. On n’accueille plus la rentrée littéraire de la même façon après avoir lu cet essai qui crée une attente nouvelle pour des témoignages climatiques. Le grand dérangement est probablement marqué par un tropisme anglophone et on peut se demander si le lien qu’il établit entre la focalisation sur la morale individuelle et le contrat politique de l’État-nation est généralisable au-delà, d’autant que Ghosh cite les Pays-Bas comme un contre-exemple. Cet essai nous invite à explorer dans chaque culture un patrimoine littéraire moins conforme à la morale bourgeoise qui prête attention aux conditions naturelles pour y trouver l’inspiration d’un sursaut collectif.

Gabrielle Bouleau
(INRAE, UMR LISIS, Université Gustave Eiffel, ESIEE Paris, CNRS,
Marne-la-Vallée, France)
gabrielle.bouleau@inrae.fr

L’intelligence des plantes en question

Marc-Williams Debono (Ed.)
Hermann, 2020, 240 p.

Ce livre est un ouvrage collectif, recueil de textes de différents auteurs qui apportent leurs regards croisés sur la végétalité, et plus particulièrement sur la notion d’intelligence des plantes. Le débat sort donc ici de la sphère purement scientifique pour être élargi à celle de la philosophie et des arts, offrant un regard croisé interdisciplinaire sur la question. Le livre est conçu en trois parties, donnant d’abord la parole à la science, puis à la philosophie et enfin aux arts. Les dix textes sont tous étayés de références bibliographiques et quelques illustrations ponctuent l’ouvrage. L’ensemble, qui peut sembler éclectique à la première lecture, est équilibré et nourrit la réflexion du lecteur sur le nécessaire besoin de réinvestir le monde du végétal pour mieux le comprendre et donc le respecter. Cependant, le lecteur n’y trouvera pas dans le détail les découvertes scientifiques qui sous-tendent l’émergence de la notion d’intelligence des plantes, mais ce n’est pas le but de ce livre.

Introduit par un nécessaire prologue de la part de celui qui dirige le collectif, Marc-Williams Debono, chercheur en neurosciences mais aussi poète et essayiste, le lecteur est tout de suite alerté sur les difficultés de définir la notion d’intelligence, complexe et protéiforme, et sur le bien-fondé de la rechercher chez les plantes. Il insiste sur la nécessité d’un élan transdisciplinaire pour comprendre le monde sensible des végétaux. Il part du postulat que l’intelligence des plantes est sensible et incarnée, c’est-à-dire « ancrée dans un corps, un milieu et un monde », et qu’elle illustre parfaitement la plasticité du vivant. Il recommande de ne pas s’arrêter aux controverses autour de l’intelligence des plantes mais de prendre en compte les découvertes scientifiques majeures récentes, dans une approche associant les sciences fondamentales et les sciences humaines. Il donne alors la parole aux chercheurs scientifiques, aux philosophes et aux artistes.

La première partie du livre, centrée sur l’écophysiologie des plantes, développe l’idée commune que l’intelligence des plantes réside dans leur extraordinaire plasticité face au milieu. Jacques Tassin, chercheur en écologie végétale au CIRAD, réinterroge ainsi d’un œil critique les avancées scientifiques de ces dernières années dans les domaines de la sensibilité, de la communication ou de la mémoire des plantes et défend l’idée d’un « ajustement sensible au milieu » plutôt que d’une intelligence. Il attire également l’attention du lecteur sur le poids et le pouvoir des mots utilisés dans les débats autour de la notion d’intelligence des plantes, soulignant le danger du raisonnement par analogie et des sophismes conduisant à des rapprochements hypothétiques entre intelligence humaine et végétale, un mode de réflexion qui conduit immanquablement à l’anthropomorphisme, au risque de déconsidérer l’altérité végétale. Luciano Boi, chercheur mathématicien à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) à Paris, s’intéresse à la forme et aux symétries des êtres vivants et avance que leurs formes ne sont pas descriptibles uniquement par les lois physico-chimiques. Il revisite ainsi l’adage « Le tout est plus que la somme des parties » et avance lui aussi l’idée que l’intelligence des plantes se cache dans leur plasticité en réponse aux sollicitations du milieu. Il insiste par ailleurs sur l’urgence d’incorporer une philosophie naturelle à la science pour mieux revenir à la botanique. Dans le même esprit, Marc-Williams Debono s’appuie sur ses propres travaux concernant l’électrome6 des plantes pour faire de la plante une « surface écoplastique » capable de discriminer les signaux de son environnement.

Les philosophes de la deuxième partie font écho aux propos des scientifiques. Quentin Hiernaux, chercheur au Fonds de la recherche scientifique (FNRS) en histoire et épistémologie des sciences végétales à Bruxelles, s’interroge sur le statut de la plante et plutôt que de rechercher son intelligence, il se concentre sur les comportements intelligents décelables chez elle. Pour lui, l’intelligence des plantes existe à travers leurs comportements et s’exprime encore une fois dans leur corporéité plastique. Les plantes ont une « intelligence biologique » qui s’exprime en relation avec le milieu, une forme de plasticité adaptative. En cela, il rejoint la vision des scientifiques de la première partie. Emanuele Coccia, philosophe de l’EHESS à Paris, va plus loin, en discourant sur un « moi » végétal, une conscience réflexive qui serait cachée derrière la sensibilité des plantes. Il fait un parallèle entre leur caractère modulaire, divisible et un « moi » éclaté, une force plastique encore une fois. La conscience de la plante, c’est le fait de prendre forme, « la capacité d’un corps vivant à être autonome et réfléchi ». La teneur de son discours s’éloigne un peu plus des faits scientifiques mais nourrit la vision philosophique d’une intériorité végétale. Enfin, pour Michael Marder, chercheur en philosophie en Espagne, à l’Université du Pays basque, la plante est communiste ! Être plante, c’est lutter contre l’aliénation de l’homme, car « l’individu végétal est intrinsèquement collectif ». Il constate cependant que l’intelligence des plantes devient une marchandise, la plante elle-même est découpée en séquences de gènes publiables, l’intelligence végétale convertie en principes de robotique… À l’intelligence des plantes, il préfère donc parler de « pensée des plantes », une pensée environnementale car non essentielle et surtout non marchandisable.

Enfin, la parole est donnée aux artistes et à leur vision de l’intelligence des plantes. Ils réalisent concrètement, par leurs recherches et la réalisation d’œuvres destinées au public, la jonction entre arts et sciences. Et leur vision peut alimenter la réflexion des chercheurs. Claudia Zatta, chercheuse elle-même en philosophie, est spécialiste de la mythologie classique. Elle nous entraîne dans une passionnante étude sur le symbolisme des plantes et des arbres dans les Métamorphoses d’Ovide. Sa vision artistique et littéraire est en droite ligne de l’idée générale et interdisciplinaire d’une intelligence végétale s’exprimant à travers la plasticité des formes développée par ses collègues scientifiques et philosophes. Selon Ovide et la lecture qu’en fait Claudia Zatta, les plantes et les arbres sont des êtres nés de la transformation d’hommes, de femmes ou de nymphes. Leur surface est changée mais elles gardent toute l’intériorité humaine de départ, exprimant dans le silence une sensibilité, une souffrance, des peurs. La chercheuse souligne d’ailleurs que les naturalistes de l’Antiquité attribuaient déjà sensations et pensées aux arbres. L’intelligence végétale s’exprime enfin, grâce aux artistes plasticiens, par des formes et des productions artistiques monumentales. Pour Anaïs Lelièvre, artiste plasticienne et chercheuse en arts plastiques à l’Université d’Aix-Marseille, l’art interroge la science. Elle utilise le principe de la croissance indéfinie des plantes pour concevoir des installations artistiques visant à comprendre l’altérité végétale. En utilisant le dessin et l’espace bâti, elle propose un concept d’intelligence inspiré des travaux de Stephan Mancuso. Olga Kisseleva, artiste-chercheuse à l’École des Arts de la Sorbonne, présente l’œuvre interactive de bio-art Memory Garden, conçue pour habiller le mémorial de l’Holocauste Babi Yar à Kiev. En utilisant les plantes « vraies » du lieu, complétées d’une installation d’intelligence artificielle interactive, elle propose une vision de l’arbre ancré dans le passé comme un arbre-mémoire, faisant écho au devoir de mémoire du lieu. Elle redonne dans son œuvre sa place au temps cyclique de la nature et à toutes les formes de vie, faisant de la plante une « capsule temporelle ». Pour finir, Yann Toma, artiste engagé dans la lutte contre le dérèglement climatique, professeur à l’École des Arts de la Sorbonne, conduit depuis plusieurs années une réflexion citoyenne sur la situation catastrophique de la planète engluée dans le capitalocène actuel. Il habille ses productions artistiques de « manteaux végétaux », « manteaux-mondes » faits de matériaux végétaux et porteurs de messages écopolitiques forts. Il interroge l’intelligence qu’ont les plantes pour résister aux agressions humaines.

Difficile de ne pas trouver cet ouvrage intéressant tant les points de vue et les angles d’entrée sont variés ! Le ton est volontairement interdisciplinaire et c’est heureux, car la science gagne à être partagée et discutée par d’autres penseurs. La philosophie apporte ses méthodes de pensée éclairantes tandis que l’art interroge les chercheurs et met en mouvement et en formes la pensée scientifique. Si certains textes sont parfois difficiles à suivre pour un non-initié, l’ensemble est savoureux pour tout esprit éclairé et ouvert à l’interdisciplinarité annoncée et assumée de cet ouvrage. Il est aussi à souligner que malgré l’éclectisme ressenti à la lecture des différents textes et la (fausse) impression de divergence lorsqu’on enchaîne la lecture de manière trop linéaire, il est finalement aisé d’y trouver un fil directeur. La question de l’intelligence végétale n’y est (heureusement !) pas tranchée mais se dessine en effet au fil des pages une pensée commune et partagée de l’importance des capacités adaptatives des plantes à leur milieu, quel que soit le mot qu’on leur attribue.

Catherine Lenne
(Université Clermont Auvergne, UMR PIAF, Clermont-Ferrand, France)
catherine.lenne@uca.fr

Être écoféministe. Théories et pratiques

Jeanne Burgart Goutal
L’Échappée, 2020, 317 p.

Féministe, théoricienne mêlant approche philosophique et pratiques (à partir de ses rencontres, son expérience de professeure de yoga), Jeanne Burgart Goutal propose une analyse à la fois historique (sur l’émergence, le déclin et le renouveau), politique (sur ses usages) et sociologique (sur les pratiques) de l’écoféminisme. Ou plutôt des féminismes, suivant qu’on se situe au Nord ou au Sud, selon qu’on recherche une forme d’épanouissement personnel ou une revendication sociale affirmée. Le livre est l’occasion d’une réflexion, animée et brillante, entre la complexe, mais constante, relation entre écologie et féminisme. Il permet de revisiter cette histoire déjà ancienne dans la philosophie anglosaxonne et son irruption tardive en France (autour de 2015). Mais il offre aussi une clé de lecture militante d’un certain écoféminisme, loin d’une approche essentialiste et réactionnaire (très joli chapitre 3, partie 2 sur cette question). Le plan se présente comme une succession de deux « mouvements », permettant de revenir sur l’histoire, plus exactement l’Herstory, puis sur le devenir, Reinventing Eden. Le premier mouvement présente les principales phases de constitution des écoféminismes, les différentes propositions théoriques ainsi que leurs oppositions ; il est l’occasion de montrer les périodes de croissance, de régression et de stagnation de ces approches7. Le second permet de détailler ces écoféminismes en actes, des formes de mise en œuvre des idéaux. Cela permet de confronter pratiques et argumentaires théoriques. Il témoigne aussi de l’évolution du parcours intellectuel et de l’engagement matériel de l’auteure. Entre ces deux mouvements, l’auteure dévoile un « Interlude » (p. 127-134), belle auto-analyse sur son propre rapport à la pensée (aux pensées) écoféministe(s). Enfin, quelques pages d’un « Coda » final (p. 287-296) permettent de dresser les contours inconfortables d’une aspiration à une transformation personnelle et une transformation sociale collective, et sur la difficulté d’élaborer un changement de paradigme intérieur et extérieur.

Servi par une écriture précise, parfois tranchante, avec de constantes pointes d’humour, constamment honnête (l’auteure ne masque pas ses inconstances, ses lacunes, etc.), le livre témoigne de l’évolution du parcours de J. Burgart Goutal. Au-delà des multiples sources d’inspirations, plus ou moins théoriques et plus ou moins empiriques, l’auteure élabore son propre cadre de compréhension et d’action de l’écoféminisme. Confrontée à d’autres manières de voir le féminisme et l’écologie, elle restitue ses doutes (« Autant le dire franchement […] je ne crois pas à l’écoféminisme » [p. 127] ; à propos du positionnement politique de Vandana Shiva : « Sincèrement, je ne sais toujours pas » [p. 276]), justifie l’évolution de sa pensée (aiguillonnée par ses expériences empiriques) et affirme ses références (« J’ai toujours eu un penchant rousseauiste prononcé, peut-être excessif » [p. 17], au risque parfois de « l’hyperbole militante » [p. 155]). Elle mène une confrontation sans concession entre son propre parcours intellectuel et les controverses de l’écoféminisme8, mais aussi avec les expérimentations écoféministes (p. 207 et sqq.). Le récit restitue les sources, les faits, exploite avec précision les données et ne manque pas de mettre au jour les polémiques (autour de V. Shiva par exemple, p. 200-206 et 217 et sqq.), ce qui donne à chaque page du livre une grande densité. On doit d’ailleurs saluer l’ample capacité à présenter et confronter les sources. La distance critique que l’auteure entretient avec ces courants de pensée lui permet d’aborder sans fausse pudeur de nombreuses questions9 et de rencontrer sans a priori des activistes.

On retrouve quelques structures explicatives qui traversent l’ensemble du livre. Tout d’abord, on assiste à une dissection du lien entre les formes de domination (masculine) et de destruction à l’égard de la femme comme de la nature10 : ce sont « des systèmes d’oppression qui se renforcent mutuellement » (p. 23). C’est le « mantra racine de l’écoféminisme» (p. 26). On pourrait interroger plus profondément l’intentionnalité de la destruction, les conditions de la relégation de l’Autre (femme et terre), qui ne s’inspirent pas nécessairement aux mêmes registres de justification, et qui n’emploient pas non plus les mêmes mécanismes. La simplification de la confrontation peut parfois gêner la démonstration11. Les catégories juridiques ou les pratiques coutumières entre les non-humains et les femmes ne sont pas équivalentes. Bien sûr le processus est, dans une certaine mesure, commun, mais il faut quand même bien tenir compte de son intensité différenciée et de son caractère systémique pour la nature et asymétrique pour les femmes.

Ensuite, le livre est l’occasion de confronter sans ménagements les différentes thèses en présence : l’écoféminisme est-il de droite ou de gauche, progressiste ou réactionnaire, libérateur ou oppressif, féministe ou antiféministe ? L’auteure rappelle l’ensemble de cette prolifération théorique par un retour historique, sans manichéisme aucun, même si la vision progressiste, un peu romantique12, l’emporte parfois. Pour ce faire, il convient de décentrer le regard et d’aborder l’écoféminisme en dehors des schémas explicatifs traditionnels, en tenant compte du contexte écologique avant tout. J. Burgart Goutal retrace les multiples influences « qui se dessinent, se combinent, s’infléchissent» (p. 65). La description de la « bicoque biscornue » qu’est la pensée écoféministe donne lieu à une description remarquablement imagée sur la manière d’habiter ces différents courants (p. 67-70). L’auteure évite donc le piège de la définition, au profit d’une approche compréhension des multiples manières d’énoncer et de pratiquer l’écoféminisme (« quelques points d’accord : le système, la nature, le féminin, l’histoire, le changement, l’utopie » [p. 71-73] − même si l’agencement et le contenu de chacune de ces notions divergent en fonction des théoriciennes…). Et c’est cette tension entre les termes et les actes qui lui permet de délimiter les contours offensifs de son écoféminisme.

Ensuite, le travail présente l’inventivité des courants écoféministes, entre innovations théoriques, langagières (p. 40) et autres expérimentations aux marges (p. 289). Les relégations subies offrent de plus grandes possibilités d’imaginer d’autres perspectives (chapitre 3, « Naissance d’un mouvement »). Elles offrent des occasions de contestations, de détachements, de subversions. L’auteure donne à voir la créativité militante, les tentatives, parfois sans lendemain et parfois qui bousculent l’ordre (masculin) établi. Elle accorde toute leur place aux dissonances qui permettent de commencer à écrire une autre histoire (Herstory). Elle raconte aussi les rencontres et les fusions entre des mouvements plus traditionnels (de droit civique, de paix, de consommation, de justice sociale…) et la question écologique. On peut regretter que l’écologie politique soit uniquement abordée à travers l’action de Brice Lalonde ! Des activistes centrales comme Solange Fernex, Renée Conan, Dominique Voynet, des femmes de Plogoff, et bien d’autres encore, sont malheureusement passées sous silence (chapitre 4, « Le cas français »). Cette fusion entre écologie et féminisme vient bousculer le féminisme culturel traditionnel (Simone de Beauvoir, Élisabeth Badinter…) – qui ne se laisse pas faire et qui organise une contre-attaque, mobilisant à sa suite les féministes poststructuralistes, constructivistes, de la troisième vague (Janet Biehl, Karen Warren… [p. 81-86]), ou bien encore des féministes postcoloniales (p. 228-238). Il faut alors se distinguer de cet écoféminisme trop « naturaliste » pour valoriser, par exemple, le « féminisme matérialiste environnementaliste » ! L’auteure ne tait pas les controverses théoriques, les oppositions radicales entre les courants du féminisme – dont les lignes de fracture ne sont pas toujours évidentes à saisir –, ni même la volonté de faire carrière, et ainsi de renier l’engagement radical au profit d’une scientificité domestiquée (p. 85-86). La critique porte, mais juste un temps, puisque la fin des années 2010 voit un renouvellement de la critique féministe et écoféministe (chapitre 8 et 9, partie 1). Mais J. Burgart Goutal montre à quel point l’écoféminisme est aussi une manière d’être féministe et d’instaurer un lien particulier au vivant (chapitre 10, partie 1). Ce qui l’intéresse, tout autant que les controverses théoriques, c’est la manière de vivre cette relation. Ce chapitre est alors l’occasion de dresser des portraits « d’écoféministes en chair et en os » (Fatima, Nathalie, Isadora, Paola…). On retrouvera dans les chapitres ultérieurs d’autres personnalités complexes comme Sylvie qui, chacune à leur manière, selon différentes formes et pratiques, corporelles et spirituelles, investissent ce lien.

Pour elle, la « signature » de l’écoféminisme, c’est « l’interconnexion des dominations» (p. 131) ; mais elle exprime, là encore, son doute sur la validité empirique de ce constat : elle insiste sur l’importance de prendre en compte le « critère pragmatique » (p. 133), c’est-à-dire cette manière de faire monde, ce qui est libéré dans la possibilité de créer. C’est pourquoi, J. Burgart Goutal présente, dans les dix chapitres de la partie 2 qui suivent, son « voyage en terre écoféministe » (p. 134) afin de voir comment « utiliser » cette notion, sans nécessairement y « adhérer » (p. 127).

Le livre permet enfin de dessiner les formes d’un écoféminisme combatif. Il s’élabore tout d’abord à partir d’une démarche réflexive qui consiste à déconstruire le rapport au monde à partir de l’écoféminisme, pris comme « une clé de lecture », une « armature discursive » pour faire plus savant ! (chapitre 1, partie 2). Mais cela doit se poursuivre par la confrontation au réel, afin de « décoloniser » (p. 242) sa manière de concevoir le rapport au monde et ainsi accepter « l’étrangeté réciproque » (p. 243). Cela permet d’échapper à l’eurocentrisme dans notre manière d’appréhender et de définir le monde et ainsi de produire des questionnements épistémologiques féconds (p. 261-264). Se confronter à l’expérience permet de mettre à distance ses propres illusions : « L’écoféminisme n’était pas une réalité factuelle ; c’était un théâtre d’ombres, un imaginaire tissé de rêves et d’illusions voyageant d’un bout du monde à l’autre» (p. 284). Sans pour autant renoncer à l’utilité de cette recherche.

Ensuite, il convient d’insister sur la perspective relationnelle mobilisée par l’écoféminisme : imbrication, interaction, intersectionnalité… C’est pourquoi la « nature » (p. 71) a toute sa place. Cela valorise le maillage étroit et permanent entre espèces vivantes. Il faut que la pensée s’incarne, se matérialise afin d’en révéler la vulnérabilité et nous obliger à inventer des dispositifs pour établir et maintenir cette connexion. Et cette relation dépend des lieux et des acteurs. « S’adapter au contexte » : chaque manière de se lier est particulière, au-delà de la « vanité des grands principes et des grandes théories » (p. 265). Cette éthique relationnelle donne toute leur place aux pratiques transformatrices intégrées au quotidien (p. 288).

Ensuite, il y a la volonté de ne pas nier l’importance des rapports aux émotions, cette part de subjectif qui permet d’échapper aux carcans idéologiques, de transgresser les frontières des identités, de progresser dans la connaissance de soi et des autres (notamment les non-humains). Pourquoi ne pas prendre en considération les pistes spirituelles de la Terre, les propositions animistes ou polythéistes ? Pourquoi ne pas explorer ces propositions thérapeutiques de reconnexion « parfois bizarre, j’en conviens » (p. 247). Bizarre selon quels critères, questionne l’auteure. L’important est de pouvoir « éprouver », que ce soit le sens du sacré, ou se « laisser aller à l’émerveillement » (p. 260).

Enfin, c’est un combat qui pose la question centrale du pouvoir politique : il ne s’agit pas simplement de contester les conséquences d’un ordre patriarcal, mais d’y mettre fin par un investissement subversif de l’espace politique afin de transformer le « système ». La transformation ne doit pas être simplement culturelle, mais politique, afin d’élaborer « une société enfin au féminin qui serait le non-pouvoir (et non le pouvoir-aux-femmes)» (p. 287, en citant Françoise d’Eaubonne). Place à l’Utopie ! (p. 73 ; mais sans sombrer dans la valorisation d’expérimentations qu’on donne à voir comme exemplaire, comme celle de Bija Vidyapeeth, en Inde, chapitre 6, partie 2). On ressent les influences de l’écoanarchisme (Murray Bookchin) ou des théories de la domination, par exemple (anticapitalisme dualiste notamment). On y trouve la trace de multiples mobilisations qui se cumulent et se rejoignent. La question de l’égalité est au cœur de cette proposition politique (p. 70). Cependant, il ne s’agit pas de remplacer un pouvoir par un autre, mais plutôt de créer « un pouvoir “avec” » (selon les termes de Joanna Macy, [p. 246]). Cela permet de saisir l’importance du compromis dans l’action : « On ne peut agir qu’avec la réalité. » (p. 226). Mais il faut quand même rester vigilant sur les risques de récupérations et d’euphémisation des écoféminismes (p. 290-296 – au risque de « greenwashing et de pseudo-féminisme élitiste »).

Le livre permet de suivre le questionnement permanent de l’auteure, confrontant les théories, les soumettant aux expérimentations concrètes ; autant d’occasions de présenter, réfuter, conforter, discuter fermement, les principes clés mais non unifiés de la critique écoféministe. Servi par un style rythmé, il participe à une proposition écoféministe inclusive, soucieuse d’associer l’écomasculinisme aux combats féministes.

Bruno Villalba
(AgroParisTech, Laboratoire Printemps UMR 8085, France)
bruno.villalba@agroparistech.fr

Dictionnaire critique de l’anthropocène

Groupe Cynorhodon (Ed.)
CNRS Éditions, 2020, 927 p.

De même que le genre « dictionnaire critique » connaît un succès éditorial certain, de même les publications qui prennent l’anthropocène pour objet fleurissent sur les devantures des librairies. Il était donc prévisible qu’un dictionnaire critique de l’anthropocène voie le jour. Pour autant, celui qui a paru en mai 2020 aux Éditions du CNRS est tout à fait original dans son projet et mérite que l’on s’arrête sur son making of avant d’en faire une lecture méthodique.

À l’origine de ce travail, on trouve en effet un collectif de 16 géographes, le « groupe Cynorhodon », constitué en 2016 pour faire entendre la voix de la géographie dans un débat académique sur l’environnement que ses promoteurs jugent excessivement orienté vers les disciplines bioscientifiques et ingénieriales. Avec les baies de cynorhodon, on fait soit de la confiture, soit du poil à gratter. On évoque aussi des enfances disparues, de jeux dans et avec la nature que seule une fraction des nouvelles générations a encore la possibilité de pratiquer. Dans le même ordre d’idée, la géographie universelle de ce début de millénaire n’est plus celle d’Élisée Reclus, alors parcourue par une humanité d’une diversité fascinante, habitant des mondes d’une égale richesse de formes et de couleurs. En s’unifiant, le monde anthropocène s’est rétréci et normalisé, devenant plus rigide et plus fragile à la fois. Pour autant, ce dictionnaire critique n’est ni un chant funèbre ni un manifeste radical. Volontiers nourri de philosophies nées dans le monde sinisé, et inspiré mezzo voce par le courant de la mésologie (qui a sa propre entrée dans le volume), il propose une critique à la fois située et distanciée du monde anthropocène, sans complaisance pour qui que ce soit, chercheurs et experts inclus. Davantage peut-être qu’un dictionnaire critique de notions et d’objets, c’est une exploration critique des héritages et des manières de produire de la connaissance dans le monde anthropocène que cet ouvrage propose, comme en témoignent le nombre d’entrées à caractère épistémologique et le souci de beaucoup d’auteurs de proposer une histoire critique, nourrie de réflexion philosophique et juridique, des notions qu’ils ont pris en charge de définir. Offrant une bibliographie pluridisciplinaire de 64 pages serrées, contenant les principaux jalons de l’histoire de la pensée de la nature au sens large, on peut considérer ce dictionnaire comme un « ouvrage de référence » au sens propre.

Malgré le caractère monodisciplinaire du comité de pilotage, et le choix d’une photographie de couverture qu’un éditeur de manuels de géographie n’aurait pas renié, le collectif des auteurs de notices est assez varié, avec certes une nette majorité de géographes de métier, mais également une représentation bien plus qu’anecdotique des sciences sociales et des humanités saisies dans leur sens le plus large. Cohérent dans son mode d’écriture, ce dictionnaire est véritablement ouvert dans les épistémologies et les éthiques de la science qu’il accueille. Au reste, la diversité des postures scientifiques est au moins aussi importante au sein du groupe des géographes que dans l’ensemble des sciences sociales et des humanités convoquées. On s’étonnera toutefois que la géographie environnementale soit assez modestement représentée, de même que certaines sciences biotechniques, comme par exemple l’agronomie, qui prennent en compte l’agir humain. La présence d’un physicien, d’un climatologue et de deux écologues révèle pourtant que pour certaines notices jugées indispensables, on est allé chercher les compétences là où elles se trouvaient. Et si la dimension historique de l’« anthropocénisation » du monde est abondamment traitée par des non-historiens, la discipline historique est bien présente, via quelques auteurs de notices, mais surtout dans la bibliographie finale du volume, qui mobilise notamment les travaux de la jeune école française d’histoire environnementale.

On peut faire deux lectures de cette construction à la fois ouverte et sélective du collectif d’auteurs : soit supposer que les praticiens des sciences de la vie, de la matière, de l’environnement et des sciences de l’ingénieur ont été jugés trop peu « critiques », ou critiques d’une manière trop divergente pour ce projet éditorial, soit que le groupe Cynorhodon pensait justement qu’il était nécessaire de produire d’abord une pensée critique « humaniste » de l’anthropocène, avant d’entrer efficacement en discussion avec les communautés épistémiques qui tirent leur légitimité de compétences acquises de l’autre côté de l’ancienne frontière entre nature et culture. S’appuyant sur le constat d’une nouvelle centralité de la géographie due non à un quelconque projet hégémonique de sa part, mais aux effets induits du « tournant spatial » des sciences humaines et sociales, les coordinateurs du volume défendent l’idée qu’une discipline en transition réflexive comme la géographie peut constituer un espace-carrefour pertinent pour une première agrégation de points de vue sur l’anthropocène, susceptible de permettre aux SHS de mieux jouer leur rôle dans l’arène globale de la crise environnementale.

Quoi qu’il en soit, on ne fera pas le procès aux membres de ce collectif d’avoir voulu reconstruire des frontières entre ordres épistémologiques, bien au contraire. Les leçons de l’anthropologie de la nature ont été retenues, avec une attention bienvenue aux objets hybrides et aux questions qui permettent de reconsidérer les catégories de l’analyse scientifique comme la question animale (articles Animalité, Chat, Cheval, Chien, Ours polaire…). La présence de bon nombre de chercheurs des grands établissements de recherche qui interrogent de manière conjointe les sociosystèmes et les écosystèmes – le Cirad, l’Inrae notamment – atteste le souci d’un dialogue pluridisciplinaire qui intègre les recherches ayant l’action pour finalité.

Reste le problème du caractère non seulement francophone, mais essentiellement français, de ce dictionnaire. L’anthropocène est un ordre de faits global, et l’on aurait pu penser que le souci du pluralisme épistémologique des coordinateurs du volume les aurait amenés à faire davantage de place à d’autres épistémologies que celles présentes au sein des mondes académiques français, si ouverts soient-ils aux débats transnationaux. Certes, les pensées issues de l’aire Asie-Pacifique sont présentes du fait du tropisme de certains auteurs, à l’instar de Philippe Pelletier, pour ces mondes culturels. Mais sur ce point de la pluralité des épistémè, le dialogue est encore en devenir pour l’essentiel.

On peut faire deux usages d’un dictionnaire critique : le lire comme un usuel pour s’instruire ou pour connaître le point de vue d’un auteur ou d’un collectif sur une notion, ou bien considérer l’ensemble des notices qu’il propose comme une bibliothèque choisie au sein de laquelle on peut se construire un chemin de lecture buissonnier et néanmoins convenablement balisé. Un bon dictionnaire permettra les deux, et celui-ci est incontestablement réussi de ce point de vue. Accessibles aux étudiants de licence et de master de même qu’à un lectorat de non-spécialistes, les notices offrent également aux chercheurs des réflexions très solidement étayées sur les enjeux de la saisie de certaines notions délicates, comme le climato-scepticisme, la biopiraterie ou le holisme. Comme le disent ses coordinateurs en introduction, ce dictionnaire a pour ambition « de se saisir de la valeur heuristique du concept d’anthropocène, en laissant à chacune et à chacun le soin de se prononcer sur le fond à partir des éléments fournis ». De fait, les articles ont pour dénominateur commun d’être conçus selon une approche à la fois généalogique et constructiviste, attentive à la maturation, aux bifurcations, aux requalifications des notions qui nourrissent aujourd’hui le débat transdisciplinaire sur l’anthropocène.

Il n’est pas possible dans le cadre d’un compte rendu de lecture d’entrer dans la discussion des notices d’une telle somme, certaines courant sur plusieurs pages, mobilisant un paysage historiographique pluridisciplinaire assez dense, et développant des points de vue qui demanderaient une discussion approfondie, par exemple sur l’agroécologie, la résilience ou la transition, pour évoquer des questions au cœur des préoccupations de la revue NSS. Sur les mots-clés ou mots-valises de l’époque, de même que sur les différents types de « grands récits » disponibles, on aimerait creuser la discussion avec les auteurs sur les fondements de leur scepticisme, qui manifestement doit assez peu à une approche relativiste des sciences, et beaucoup à une théorie critique de la relation entre savoir et pouvoir. Mais pour le coup, c’est à un jeu de piste assez complexe qu’il faut se livrer pour repérer, en fonction des signatures et des entrées, des cohérences épistémologiques et éthiques bien cristallisées au sein d’un granit plus friable.

On se contentera donc d’éveiller la curiosité du lecteur potentiel en lui disant qu’il trouvera dans ce dictionnaire aussi bien des revisites critiques de certains objets canoniques de la discipline géographie, comme l’aménagement du territoire, saisi dans une perspective de justice spatiale et d’empowerment citoyen contre l’ordo-libéralisme, que des éclairages sur les dynamiques socioécosystémiques de lieux ou d’objets emblématiques de la question anthropocène, comme l’Amazonie dans la première catégorie, la pêche dans la seconde, enfin et surtout des entrées par les notions, les concepts, les paradigmes qui structurent la discussion sur l’anthropocène. Au vu de l’esprit d’ouverture et du plaisir du dialogue dont témoignent la plupart des contributions de ce volume, on pourrait dire qu’il ne manque qu’une chose à sa réalisation éditoriale très soignée, qui serait des adresses pour prolonger les échanges de vues avec les individus et les collectifs qu’on y a rencontrés.

Pierre Cornu
(Université Lyon 2, EA Laboratoire d’études rurales, Lyon, France)
pierre.cornu@univ-lyon2.fr

Why trust science?

Naomi Oreskes
Princeton University Press, 2019, 360 p.

La question posée en titre de cet ouvrage paru en 2019 est cruciale. Elle l’est encore plus en 2021 avec la Covid-19 et l’omniprésence de scientifiques, certains énonçant avec certitude « la » vérité sur la dangerosité de la pandémie, d’autres admettant leur incertitude en évoquant plusieurs « vérités » possibles. La question pourrait être précisée : plusieurs vérités peuvent-elles cohabiter au sein d’un même consensus scientifique ?

Le livre est organisé de façon dynamique, introduit par Stephen Macedo (sciences politiques, Princeton University) pour une grande part sous forme d’un compte rendu. Une première partie est proposée par Naomi Oreskes. Divers aspects font ensuite l’objet de quatre commentaires auxquels l’autrice répond en précisant son propos. L’ouvrage mérite d’être apprécié à partir de l’ensemble. L’idée de consensus est présentée dans le premier chapitre à partir du moment où les progrès de la science et leur affichage ont été le fait de collectifs ou de communautés scientifiques. Ainsi, Ludwik Fleck, médecin, biologiste et sociologue polonais, propose une définition « consensuelle » de la « vérité » (p. 32) : « What members of a collective call truth is merely what the thought collective has settled upon at that point ». Plusieurs étapes sont évoquées, avec la diversité des concepts mis en avant.

N. Oreskes précise que les épistémologues ont souvent eux-mêmes identifié les faiblesses de leurs théories. Auguste Comte (p. 22) admettait ainsi que si toute théorie positive est nécessairement fondée sur l’observation, il n’en est pas moins vrai que notre esprit a besoin pour observer de disposer de théories fournies par d’autres, sans lesquelles nous ne pourrions pas nous souvenir des faits que nous ne noterions même pas.

L’impression peut être celle d’une quête impossible de la « vérité », en rappelant qu’un théorème ne peut être démontré par des exemples, mais qu’un seul contre-exemple suffit à l’invalider. Karl Popper avait identifié la difficulté (p. 28) en présentant l’importance de la corroboration : « But if our scientific views are not only soon to be refuted, but should be refuted, then why should we believe any of it? Popper’s answer was to develop the notion of corroboration: that we can have good reason to believe theories that have passed severe tests […] but he also radically weakened the otherwise strict tenor of his work: we are now left with having to make subjective judgments as to what constitutes a “severe” test and how many such tests we need ». La sévérité des tests peut être relative à la diversité des points de vue, garante de robustesse : « In diversity there is epistemic strength » (p. 55).

L’intérêt de l’ouvrage est de ne pas se cantonner d’emblée dans des domaines où la connaissance serait absolue, en considérant des situations où il est nécessaire d’agir en s’appuyant sur des connaissances scientifiques faisant consensus, mais sans prétendre qu’elles constituent des vérités immuables… Des erreurs peuvent être commises et la science en a commis. Cela est illustré à partir de cas présentés dans un deuxième chapitre, « Science awry ». Au sein du consensus, la diversité qui en fait la force est déjà celle de l’interdisciplinarité : si les gynécologues pouvaient connaître l’efficacité des pilules contraceptives… pour la contraception, ce sont les psychiatres qui ont fait admettre l’existence de graves effets secondaires... Mais cette diversité va au-delà de la science et aurait pu être élargie bien plus tôt aux « patientes » qui alertaient au sujet de ces effets.

L’eugénisme a sévi au début du XXe siècle avec – sans même parler des atrocités nazies – des « excès » dont on comprend difficilement maintenant comment ils ont pu être commis. N. Oreskes montre cependant qu’il n’y a pas eu vraiment de consensus et que des voix discordantes s’étaient fait entendre, selon des points de vue intégrant des « valeurs » politiques (socialistes) ou bien « purement scientifiques » : le statisticien Karl Pearson (p. 102), bien qu’eugéniste, a ainsi vivement critiqué le manque de rigueur des études menées par le Eugenics Record Office.

Cette diversité peut être élargie avec, par exemple, l’apport des féministes auquel N. Oreskes consacre une discussion montrant que l’intégration de nouveaux points de vue jusqu’alors négligés est une source de progrès dans des domaines très variés.

En examinant le cas de la théorie de la dérive des continents, rejetée avant d’être acceptée, l’autrice évoque l’apport d’un géologue, Thomas Chrowder Chamberlin qui a proposé une « méthode d’hypothèses de travail multiples », considérant que les géologues « should first observe, and then begin to formulate explanations through a “prism of conceptual receptivity that refracted multiple explanatory options” » (p. 84-85).

Une des difficultés éprouvées à la lecture de l’ouvrage est relative à la frontière et au contenu du consensus avec l’absence de définition claire de « la vérité » qui, selon la citation donnée plus haut de L. Fleck est énoncée « at that point » par un collectif. Elle est donc singulière et transitoire. On peut alors considérer une autre définition classique, selon laquelle plusieurs vérités, interprétations vraisemblables des mêmes faits, pourraient coexister au sein d’un même consensus. Ainsi selon saint Thomas d’Aquin, la vérité est l’adéquation de la pensée et des choses. C’est envisagé, mais de façon exceptionnelle, par N. Oreskes, lorsqu’elle décrit l’apport de T.C. Chamberlin.

D’une manière générale, les dissensus sont « résolus » si l’on considère qu’il existe un consensus scientifique et que les théories contraires sont fausses ou non scientifiques. Ainsi, concernant des « contrevérités » (listées p. 69) relatives, par exemple, aux dangers de la vaccination ou à la réalité du changement climatique, N. Oreskes considère que : « Some of these claims are simply unscientific – which is to say not based on vetted evidence – while others have been shown by evidence to be false. Yet they persist. Indeed, the fragile status of facts – both scientific and social – is now so widely acknowledged that the Oxford English Dictionaries declared the 2016 word of the year to be “post-truth.” » (p. 70). La référence à la post-vérité, dont la définition est donnée par le dictionnaire d’Oxford : « relating to or denoting circumstances in which objective facts are less influential in shaping public opinion than appeals to emotion and personal belief », est essentielle.

N. Oreskes admet que l’émotion et les croyances personnelles jouent un rôle important. Elle y consacre le « coda » intitulé « values in science » à l’issue de la première partie de l’ouvrage. La vérité est compatible avec des valeurs dont les différences ne la remettent pas en cause. Cette question est largement présente dans les commentaires de la deuxième partie et l’autrice y revient dans la discussion finale : « My point is not that we will reach theological or ethical consensus, but only that, if we share some values, then we can find common ground for a conversation. And that may help us to overcome what otherwise appears to be an insurmountable divide, not only on climate change, but perhaps on other matters as well » (p. 228).

À mon sens, la définition fondée sur l’adéquation entre la pensée et les choses, permettant la coexistence de plusieurs vérités, va au-delà de celle de la post-vérité qui ne fait état que d’un dosage pouvant, de façon subjective, être acceptable ou non. Les contrevérités (d)énoncées par N. Oreskes peuvent effectivement l’être comme telles et cela pourrait justifier de ne pas prendre en compte les arguments de leurs porteurs. C’est ainsi discuté dans le « coda » en conclusion du premier chapitre : « Why not the petroleum industry? » (p. 65-68). Le problème y est identifié : le conflit d’intérêts. Il peut y avoir de la bonne recherche scientifique pour défendre les intérêts de l’industrie, mais elle est « biaisée » et donc non recevable. Si cette décision peut être « plaidée » à partir des exemples présentés, l’analyse reste cependant partielle car elle exclut les situations dans lesquelles « le doute est permis », caractérisées par la coexistence de plusieurs vérités, interprétations vraisemblables des mêmes faits. Ces vérités peuvent être présentées de façon « scientifique », respectant des règles qui peuvent être appréciées en référence aux domaines (« consensus », « méthode », « évidence », « valeurs » et « humilité ») présentés dans la section « What does it take to produce reliable knowledge » (p. 127). Si les intérêts de l’industrie sont défendus par des scientifiques ayant déclaré leurs éventuels conflits d’intérêts, il est normal que ceux des opposants à l’industrie puissent l’être de la même façon. Peut-on exclure a priori que les scientifiques défendant ces intérêts contradictoires emploient des méthodes scientifiques dans le respect de règles communes de déontologie ? Est-il anormal que chaque partie prenante (industries, ONG, fondations…) puisse encourager et financer des recherches dont les résultats servent ses intérêts ?

Le domaine judiciaire illustre parfois bien ces questions : En France, dans les procès d’assises toute partie prenante (accusé[s], parties civiles, société en général...) a le droit d’être défendue, chacune par un avocat qui, à partir de faits réunis à charge et à décharge par un juge d’instruction, propose une interprétation (vérité) offrant une adéquation entre les faits et l’esprit (l’intérêt) de son client. Les avocats et le juge d’instruction sont des juristes mais la décision (verdict) est prise par un jury constitué majoritairement de citoyens, non juristes, sélectionnés sur des listes électorales. Les rôles des juristes sont ici clairs et distincts ; il serait utile qu’il en soit de même pour les scientifiques. Une telle clarification me semble nécessaire et je crois que les références multiples à la science et aux scientifiques auraient dû s’appuyer sur des définitions plus complètes de ces termes.

D’autres cas dans lesquels « le doute est permis » auraient ainsi mérité d’être analysés.

Qu’en est-il par exemple de l’homéopathie ? En France, une pétition13 pour le maintien de son remboursement a réuni plus de 1,3 million de signatures… parmi lesquelles celles de nombreux scientifiques. Je ne sais pas ce qu’il en est « en vérité(s) », mais un laboratoire pharmaceutique fait ici, de façon je pense légitime (droit d’être défendu), un lobbying « industriel » semblable à celui que critique N. Oreskes… Par ailleurs, le consensus scientifique – loin d’être évident ici – ne donne pas nécessairement une vision claire de la décision : l’existence possible d’un effet placebo peut figurer dans des plaidoiries en faveur ou en défaveur du remboursement. On peut, aussi, pour prendre un autre exemple, avoir des positions divergentes sur la réintroduction d’espèces sauvages, tout en adhérant à un même consensus scientifique. En définitive, je crois qu’en revendiquant la force du consensus scientifique, N. Oreskes ne discute pas suffisamment de ce que ce n’est pas la science qui dicte les décisions… Elle doit simplement éclairer leur contexte…

L’autrice conclut la première partie de l’ouvrage (p. 158-159) en référence au pari de Pascal. Cette mention est essentielle car elle envisage une incertitude (la science pourrait se tromper en disant que le changement climatique provoqué par l’homme est réel et dangereux) et précise que la décision est prise par des non-scientifiques tenant compte des connaissances offertes par la science : « If we fail to act on our scientific knowledge and it turns out to be right, people will suffer and the world will be diminished. […] On the other hand, if we act on the available scientific conclusions and they turn out to be wrong, well, then […] we will have created a better world for nothing » (p. 159). Mais il y a un problème : agir conduit dans un cas à un monde meilleur et, dans le cas contraire, agir conduit aussi… à un monde meilleur. Comment pourrait-on alors justifier de ne pas agir ! Il manque pour cela une évaluation des « pertes » dues à l’action ou à l’inaction, même si leurs estimations scientifiques peuvent être diverses, fondées sur diverses valeurs relevant de divers points de vue devant être intégrés à la diversité de l’ensemble. Cela est par exemple discuté par Ottmar Edenhofer et Martin Kowarsch dans leur commentaire « Pascal’s wager reframed ». Il existe enfin un désaccord non résolu entre N. Oreskes et un autre commentateur, Jon A. Krosnick. Leur discussion montre à mon sens que le sujet n’est pas clos…

Francis Laloë
(Directeur de recherche à la retraite, IRD)
francis.laloe@laposte.net

Épistémologie générique. Manuel pour les sciences futures

Anne-Françoise Schmid, Muriel Mambrini-Doudet
Kimé, 2019, 224 p.

Rédigé par Anne-Françoise Schmid, philosophe, et Muriel Mambrini-Doudet, nutritionniste et généticienne, qui a eu des responsabilités institutionnelles à l’INRA, ce manuel part du constat que l’épistémologie classique n’offre pas les moyens de mettre en œuvre une science en dehors des disciplines, c’est-à-dire dans l’interdiscipline, où se situent nombre « d’objets contemporains des sciences ». L’objet de l’ouvrage est alors d’élaborer une extension de l’épistémologie – l’épistémologie générique – permettant « la mise en visibilité de la manière de faire science au sein des disciplines et de l’interdiscipline, […] l’épistémologie générique devant être vue comme un des moyens de préparer les sciences futures » (p. 7-8) et « donnant à l’épistémologie ses dimensions contemporaines (p. 115) ». Il s’agit « d’étendre les frontières de l’épistémologie classique pour libérer le concept de science » (p. 9).

L’ouvrage a la forme d’un manuel et s’affiche comme tel, à savoir qu’il est conçu pour être lu sans tenir obligatoirement compte de l’ordre successif des chapitres et ponctué d’encarts. Le parcours proposé n’est donc pas une élaboration progressive de notions qui seraient articulées au fil de chapitres pour donner au final une compréhension de l’épistémologie générique proposée, de ses outils et de son usage. La forme du manuel ne facilite pas la lecture, d’autant qu’il s’agit d’un ouvrage très conceptuel, pour philosophes, comme en témoignent les notes, références et la bibliographie ainsi que le style d’écriture et le vocabulaire, très singuliers l’un et l’autre. Le lecteur a le sentiment d’être confronté à ce qui s’apparente à un puzzle.

Après une introduction qui pose bien la raison d’être et l’objet de l’ouvrage, le chapitre intitulé Thésaurus (75 p.) présente les notions clés en 10 sous-chapitres. Viennent ensuite 7 chapitres, de 4 à 23 pages, qui sont autant d’aperçus complémentaires, leur succession étant sans logique d’ensemble, comme annoncé d’entrée par les autrices. Mais l’effort requis en vaut la peine : la problématique de l’ouvrage est en effet de toute première importance, avec en outre une extension possible à celle de la recherche participative. Et l’ouvrage s’avère être une mine d’idées, de concepts originaux et d’aperçus méthodologiques stimulants et même décapants.

Nous présentons ci-après le résumé de l’introduction puis quelques-unes des notions clés de l’ouvrage, ceci largement sous forme de citations, le style d’écriture étant ici indissociable du fond.

L’introduction de l’ouvrage (15 pages)

Le point de départ de l’ouvrage est le rappel que « l’épistémologie classique caractérise les sciences par la complémentarité entre théorie et observation : c’est le modèle hypothético-déductif, vérifié par l’expérience » (p. 11), souvent complété par le critère de réfutabilité de Popper. Cette épistémologie classique ne considère qu’un seul régime de la science, ce qui va de pair avec la science comme ensemble de disciplines, ayant chacune leur façon de mettre en œuvre le modèle général compte tenu de leur objet et chacune régissant son périmètre. Il y a donc à la fois unicité du modèle épistémologique et variété de ses pratiques au niveau de chaque discipline.

C’est bien au niveau de la discipline, comme collectif de pairs et ensemble de normes, qu’existe alors le cadre de reconnaissance, d’évaluation, de publication et de légitimité. Bref, ce qui permet un travail de production de connaissances scientifiques. A contrario, ce qui n’est pas qualifié comme pertinent par au moins une discipline est « de facto exclu du champ de ce qui peut être étudié par la science » (p. 74). Autrement dit, l’épistémologie classique n’offre pas les moyens de mettre en œuvre une science en dehors des disciplines.

L’ouvrage introduit alors la notion d’interdiscipline, qui est cet en-dehors des disciplines, qui est exclu et représente pourtant des pans entiers de la réalité. C’est là en effet que se situent :

  • les nouveaux savoirs, savoir-faire et pratiques, y compris ceux des « groupes concernés » et des communautés épistémiques ;

  • les objets nouveaux issus du développement des techniques et des pratiques sociales émergentes ;

  • les demandes d’expertise, les « grands défis » posés à l’humanité et nombre de demandes de la société.

Les autrices posent alors la question : « Pourquoi cette activité [l’interdiscipline] est-elle, du côté des politiques scientifiques, considérée comme vertueuse, indispensable ou obligatoire – et du côté de la science, reste-t-elle non caractérisée ? » (p. 15). Il est temps, disent-elles, « de donner les moyens de rendre visible la science contenue dans cet espace » (p. 57). L’enjeu, tant pour la science que pour la société, est alors d’examiner comment ces pans entiers de la réalité vont pouvoir être inclus dans le champ de la recherche et de la connaissance scientifique. Tel est l’objet de l’ouvrage.

Le cahier des charges est le suivant : « Comment, en postulant la multiplicité des régimes scientifiques, traiter des objets contemporains des sciences, en restant fidèle à l’épistémologie classique, qui ne trouve de critères de scientificité qu’à l’intérieur des disciplines ? » (p. 9). Le propos est bien celui d’une extension de l’épistémologie classique à l’interdiscipline pour que puissent s’y déployer des activités produisant des connaissances scientifiques.

Quelques notions-clés élaborées dans l’ouvrage

Les lieux d’interdiscipline

« Il s’agit d’ouvrir un espace accueillant les pratiques actuelles de la science en proposant d’autres formes de rigueur et donnant un statut aux démarches rencontrées concrètement qui se trouvaient exclues » (p. 12). Un tel espace, ou lieu d’interdiscipline, offre des conditions pour que « les intentions hétérogènes puissent s’associer sans objectif ou mot d’ordre commun » (p. 61). « Les principes de fonctionnement du lieu d’interdiscipline, sont les suivants : principe de non-définition a priori des objets ; principe du respect de l’intégrité des disciplines ; principe d’association progressive des connaissances disciplinaires et des autres îlots de connaissance et principe d’itérations pour produire des résultats de portée intermédiaire ; principe de l’association des pairs dans l’évaluation des résultats disciplinaires ; principe de temporalité (début, fin et étapes de la procédure). » (p. 108).

« Au sein du lieu se construit une culture autour de l’identité scientifique locale ; il permet de voir que les disciplines ont un espace commun » (p. 62). « Dans ce lieu scientifique, la reconnaissance mutuelle des contributions des disciplines est promue » (p. 116-117). « Les lieux d’interdiscipline donnent à percevoir l’activité scientifique dans toute son hétérogénéité » (p. 66). « Les lieux attestent du caractère local de la science, sans l’opposer à son caractère universel. Ils offrent les conditions de production de la science ». (p. 59).

Dispositifs

« Avec un dispositif il est possible de donner une relative autonomie à ces fragments [de matériaux disciplinaires et non disciplinaires divers] et de construire des relations entre eux ayant une signification scientifique » (p. 103) ; « La logique au sein des dispositifs interdisciplinaires doit permettre de penser en même temps l’hétérogénéité et l’indépendance des composantes des disciplines. Alors, les intermédiaires qu’autorise l’épistémologie classique, tels les modèles ou la simulation, trouvent leur autonomie » (p. 46) ; « Le dispositif doit préserver la diversité et l’autonomie des rapports à l’objet de chacun et de la conception que chacun a du positionnement de son action dans le monde. » (p. 47).

La pratique interdisciplinaire, ses concepts, méthodes et ses outils

« La pratique interdisciplinaire a donc pour objet le partage de la science, des philosophies et des éthiques à l’aide d’opérateurs, par la mise en évidence des composantes des disciplines et par un travail sur des objets, cette pratique ayant une logique non pas de preuve, mais de compatibilité au sein de chaque discipline » (p. 51). « Les nouveaux savoirs, savoir-faire et pratiques issues des interdisciplines entraînent des transformations locales de l’activité scientifique » (p. 61).

« Modélisation et simulation ne sont plus seulement des outils de mise en jeu des disciplines, mais le substrat d’un travail interdisciplinaire profond générant et échangeant des matériaux scientifiques qui, en retour, mettent les disciplines en dynamique. » (p. 173).

Objets, objets intégratifs

« Les objets contemporains pour lesquels les disciplines ne sont plus au centre : ils sont approchés au moyen de connaissances hétérogènes, de concepts d’origine diverses ; ils participent du commun, de la vie scientifique partagée du lieu » (p. 63) ; « L’objet peut servir de révélateur et devient une occasion d’articuler ensemble disciplines et interdisciplines » (p. 43) ; « L’intensité de l’interdiscipline est indirectement manifestée par le degré de partage des objets et la multiplicité des usages des mots communs » (p. 62). « L’objet intégratif peut être plongé dans différents environnements disciplinaires et autres îlots de connaissances, il gagne ainsi en précision, sans jamais être entièrement appréhendé » (p. 70-71).

Les opérateurs

« Cette production de nouvelles propositions est impulsée grâce à la conjugaison sans mélange des variables disciplinaires ou des autres îlots de connaissance – à l’aide d’opérateurs qui impulsent et entretiennent la dynamique. Ils permettent de combiner des fragments hétérogènes de sciences et de philosophie. Ils sont des vecteurs de transformation qui modifient l’usage des savoirs disciplinaires et permettent d’enrichir les concepts » (p. 130).

Ces opérateurs sont : « le virtuel (ne pas penser directement à partir des faits), la fiction (combinatoire de l’objet avec des connaissances), le futur (créer une coupure par rapport au réel – convergence et synthèse peuvent être vues d’un lieu appelé “futur”) » (p. 110).

Les composantes

« Les composantes d’une discipline : singularité théorique, intention conceptive, style d’administration (de la preuve), objet comme occasion. » (p. 36) ; « Mettre en lumière les composantes des disciplines ouvre la possibilité de recherche de la nature de ce qu’elles peuvent échanger. » (p. 33-34).

Bien d’autres notions sont présentées et mobilisées, souvent de manière originale : l’éthique : « Éthique et épistémologie ont des fonctions spécifiques dans les relations entre la science et l’homme » (p. 88) ; l’hypothèse : « Elle permet de s’appuyer sur des rapports autres que ceux de la déduction : elle est donc un moyen de mise en rapport des disciplines. » (p. 119), mais aussi l’intuition : « […] peut avoir valeur de mise en rapport de séries hétérogènes de connaissances. » (p. 108), l’intimité collective, l’intention, les crises et controverses, l’expérience, les modèles et la simulation…

Discussion

Les citations témoignent du fait que l’ouvrage procède par aperçus, raccourcis, redites, images, emploi de termes polysémiques. Il a de ce fait une grande puissance d’évocation et parle à l’imaginaire. Sa force est de toujours garder à distance l’incarnation et le tangible et cette forme d’impressionnisme aiguise le désir de compréhension du lecteur.

C’est aussi sa faiblesse. Il ne nous semble pas que soit réalisée l’ambition selon laquelle « l’épistémologie générique fournit un cadre théorique commun […] et un dispositif pour combiner les connaissances et les concepts avec rigueur et avec une dynamique expansive » (p. 163). Ce trésor promis reste voilé, au point qu’au final, un doute s’insinue : l’épistémologie générique ne serait-elle pas une épistémologie ad hoc ? et, au fond, existe-t-elle vraiment ?

Conclusions sur l’ouvrage

De manière plus nuancée, nous suggérons l’hypothèse selon laquelle le trésor promis est virtuel et de l’ordre du pédagogique : il est à construire par le travail de chacun et de tous au fil du temps, comme l’avait bien compris le laboureur parlant à ses enfants. Suivant cette dernière proposition : et si l’ouvrage n’avait pas justement pour objet de mobiliser l’attention sur l’épistémologie de l’interdiscipline et d’offrir des aperçus prometteurs et séduisants ? Ce serait déjà beaucoup, et de ce point de vue, c’est réussi ! En cela cet ouvrage est utile et important.

Rémi Barré
(IFRIS, Marne-la-Vallée, France)
remi.a.barre@gmail.com


1

Sociologue et historien des systèmes économiques, Immanuel Wallerstein développe une vive critique du capitalisme mondialisé, soulignant les effets de domination et de dépendance qui caractérisent un système-monde (l’ordre économique international) soumis à l’impérialisme.

2

Ghosh A., 2016. The great derangement. Climate change and the unthinkable, Chicaco, The University of Chicago Press.

3

Timothy Mitchell est anthropologue du politique, spécialiste du Moyen-Orient. Dans Carbon democracy: political power in the age of oil, il défend l’idée d’un lien matériel entre le développement de la démocratie moderne et de l’État providence et l’économie du charbon. Le caractère solide et massif du charbon aurait rendu son transport difficile (dépendant du chemin de fer) et vulnérable au sabotage, rapprochant les villes des mines et donnant aux travailleurs un moyen de pression sur les centres politiques de décision. À l’inverse, le caractère fluide du pétrole aurait facilité son acheminement sur des longues distances par pipeline qui sont facilement réparables, permettant l’éloignement des villes des zones d’extraction et laissant peu de moyens de pressions aux travailleurs du pétrole sur le système politique qui les gouverne.

4

À l’instar de l’ouvrage de Ferdinand M., 2019. Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Paris, Seuil.

5

Expression empruntée à Christian Parenti C., 2011. Tropic of chaos. Climate change and the new geography of violence, New York, Nation Books.

6

Le mot désigne l’ensemble des phénomènes électriques mesurables dans une plante.

7

« Mais il faut bien reconnaître que dans l’ensemble, entre 1995 et 2015, le mouvement est atone et moribond. » p. 87.

8

Très peu d’auteurs sur le sujet, il faudrait s’interroger sur ces silences masculins.

9

Par exemple, sur la reproduction et la question de la pression démographique (p. 48). Cette question est l’une des plus controversées, notamment par l’accusation de néomalthusien qui arrive dès les premiers mots posés sur cet enjeu. Ou bien encore sur l’essentialisme (un contre-modèle culturel total ?) ou le naturalisme (lien intime entre les femmes et la force vitale naturelle) de certaines postures et pratiques (chapitre 4, partie 2). Ou sur « la face cachée du végétarisme » (p. 270-272).

10

Voir le chapitre 1.

11

Par exemple, la biologiste Rachel Carson dénonce une atteinte à la nature et aux sociétés humaines sans opérer une distinction entre la destruction des hommes et des femmes dans ces espaces sociaux. La féminisation des études d’ingénieur agronome ne semble pas avoir produit un infléchissement sérieux des options productivistes…

12

« Les écoféministes ont toujours voulu s’unir, créer des coopérations… » (p. 26.)


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