Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 29, Number 4, Octobre/Décembre 2021
Page(s) 487 - 503
Section Repères – Events & books
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2022012
Published online 20 May 2022

Les valeurs de la science. Enquête sur les réformes de l’évaluation de la recherche en France

Clémentine Gozlan
ENS Éditions, 2020, 259 p.

Clémentine Gozlan est maîtresse de conférences à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et chercheuse associée au Centre de sociologie des organisations de Sciences Po. Cet ouvrage est issu de sa thèse en sociologie, qui a été l’occasion d’une investigation approfondie de l’AERES (Agence de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur), réalisée de 2011 à 2013.

Cette agence, créée par la loi de programmation de la recherche (LPR) de 2007 était alors en phase de fabrique de ses dispositifs et outils d’évaluation. L’objet de l’investigation dont l’ouvrage rend compte n’est pas l’analyse de la production des évaluations ou de leurs implications, mais – et c’est ce qui en fait l’originalité – il est d’ouvrir la boîte noire de l’AERES par une enquête de terrain, pour faire un examen empirique de la manière dont ses membres en élaborent les méthodes et les outils (Encadré 1).

L’AERES et l’HCERES.

L’AERES a été remplacée en 2013 par le Haut conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES), créé par la loi relative à l’enseignement supérieur et à la recherche. Le HCERES ne diffère guère de l’AERES. Leur objet est de procéder à l’évaluation de tous les établissements (organismes de recherche et établissements d’enseignement supérieur), de toutes les unités de recherche (y compris celles non associées à un organisme de recherche) et de toutes les formations de l’enseignement supérieur, sur des principes d’indépendance (statut d’autorité administrative indépendante), de transparence (les méthodes et critères d’évaluation, les noms des experts et les rapports d’évaluation sont publics, accessibles sur le site de l’agence) et d’impartialité (les évaluateurs ne sont pas membres de l’agence et n’ont pas de lien avec l’entité évaluée). L’AERES a intégré les missions de plusieurs entités d’évaluation existantes, qui sont alors supprimées : le CNE (comité national d’évaluation des universités), du CNER (comité national d’évaluation de la recherche) pour les organismes de recherche, la MSTP (mission scientifique, technique et pédagogique) du ministère chargé de la recherche pour les laboratoires associés à un organisme.

L’AERES est composée de 3 sections [évaluation des établissements (A), des unités de recherche (B), des formations (C)]. La section B, objet de l’ouvrage, outre son directeur et 3 coordinateurs, est composée d’une soixantaine de délégués – aujourd’hui dénommés conseillers – qui sont les ≪ membres » de l’AERES. Ils sont nommés par la hiérarchie de l’AERES et représentent les disciplines scientifiques. Ce sont des chercheurs ou enseignants-chercheurs seniors, avec une forte ou très forte réputation scientifique, et ayant en outre le plus souvent exercé des responsabilités dans des établissements ou été membres de comités ou dispositifs d’évaluation (CNU, CoNRS, MSTP…) ; ils sont caractérisés dans l’ouvrage comme étant des ≪ élites intermédiaires ». Ce sont eux qui mettent en place les comités d’évaluation (dont ils ne font pas partie), accompagnent leur travail et en supervisent – dans la forme – le rapport final. Ces comités d’évaluation et leur président, indépendants de l’entité évaluée comme de l’AERES, sont nommés spécifiquement pour chaque évaluation.

L’AERES est ici vue comme un espace des débats, de négociations et de controverses internes au monde scientifique pour la définition des « bonnes pratiques » professionnelles. L’AERES est en effet, à ce moment, engagée dans rien moins que la réinvention de l’évaluation de la recherche et des normes de la profession : qu’est-ce qu’un bon scientifique ? quelles sont les pratiques de recherche légitimes ? comment évaluer le travail des chercheurs ? Bref, quelles sont les « valeurs de la science » ?

Le chapitre 1 caractérise les membres de l’AERES, ces « élites intermédiaires » attachées à leur cœur de métier scientifique, et montre qu’elles ont bel et bien pris le pouvoir dans la définition des procédures et critères d’évaluation, non sans débats et controverses internes. Clairement, au fil des années, en particulier à l’occasion de la transformation de l’AERES en HCERES, le modèle s’est de plus en plus éloigné des préceptes du « nouveau management public » (management à la performance définie comme atteinte d’objectifs quantifiés et conçu de manière exogène) – par exemple abandon de la notation et de la notion de « publiant ». L’orientation est d’aller vers l’autoévaluation et le dialogue stratégique qu’elle permet. À noter cependant que le récent rapport de la Cour des comptes sur le HCERES (12 mars 2021) revient à la charge en recommandant de « lier évaluation et allocation des moyens ».

Le chapitre 2 est bien résumé par son intitulé « Quand des universitaires endossent des discours néo-managériaux au nom de la science ». Les membres de l’AERES – dont l’identité reste pourtant celle de scientifiques – sont par définition porteurs du projet de l’agence, à savoir la formalisation des pratiques de la profession – ce qui est une posture néo-managériale de « bureaucratisation ». Le chapitre montre que s’ils adoptent cette posture, c’est pour une rationalisation des arènes d’évaluation professionnelle permettant de construire des garde-fous pour prémunir le jugement par les pairs, qui reste l’alpha et l’omega de l’évaluation, de ses risques inhérents (opacité, manque d’équité, conflits d’intérêts…). Ainsi, les membres de l’AERES portent ce qu’on peut appeler un projet réformateur.

Le chapitre 3 est une étude de cas qui relate comment, au sein de l’AERES, la discipline des lettres s’est mobilisée avec succès contre la mise en place généralisée d’un instrument de mesure utilisable pour l’évaluation, à savoir le « classement » des revues qui définissent un périmètre disciplinaire. Cette normalisation au nom d’un modèle international aligné sur celui des sciences expérimentales a été jugée inacceptable par une communauté épistémique se posant comme différente. Le chapitre montre ainsi que la diffusion ou non d’un instrument au sein de l’AERES dépend autant des rapports de forces internes au champ académique qu’au projet réformateur de ses membres.

Le chapitre 4 rend compte de la quête de définition de la recherche légitime par les représentants des SHS au sein de l’AERES – ceci n’étant pas sans rapport avec le conflit exposé au chapitre précédent. À quelles conditions un écrit est-il considéré comme scientifique ? Quel référentiel rendrait compte de ces conditions ? Le chapitre distingue trois lignes de démarcation de la science : avec la vulgarisation, avec la création, avec l’engagement militant. Refusant d’entrer dans des controverses et de s’ériger en juge de ce qu’est la science, l’AERES opte pour une définition procédurale : la scientificité ne peut être jugée par le contenu de ce qui est produit, mais par le respect d’un ensemble de codes formels – que l’AERES a pour mission de référencer et de prescrire (« Un scientifique, c’est quelqu’un qui se comporte d’une certaine façon »).

Le chapitre 5 est une autre étude de cas qui montre l’appropriation différentielle des instruments (indicateurs…) et référentiels de l’AERES entre deux disciplines : la littérature et la géographie. Dans la première, les membres de l’AERES ont tendance à discréditer et à contourner les instruments dans la production de leur jugement. En géographie, au contraire, ils en font un usage qu’on peut qualifier de stratégique : ils s’emparent des standards de l’AERES (classement des revues et indicateurs associés, référentiel « laboratoire »…) pour ce qu’ils considèrent être l’intérêt de leur discipline, à savoir l’affirmation de son identité et la réforme de ses pratiques de recherche. Cette différence est expliquée par le fait que la littérature, discipline ancienne et prestigieuse, peut considérer qu’elle se suffit à elle-même – tandis que la géographie, discipline plus récente et moins établie, se saisit des formalisations de l’AERES pour s’affirmer. Le chapitre fait également remarquer que même pour la littérature, l’AERES n’est pas sans effets sur les pratiques, en particulier sur la structuration en laboratoires comme collectifs de travail.

Le résultat essentiel de l’ouvrage est la démonstration que l’AERES, vue par certains, au départ, comme le cheval de Troie de l’État néo-managérial, a en réalité été investie et construite comme ressource stratégique par les porteurs d’un projet de réforme au sein de la communauté scientifique.

Ce projet, quel est-il ? Il est de prôner transparence, équité, objectivation dans les pratiques d’évaluation et de gouvernement de la recherche, ce qui renvoie à un certain « managérialisme », d’autres parlant plutôt de « démocratisation » ; le point important est que cette posture est au service de l’objectif supérieur qui est de renforcer la qualité et donc la légitimité de ce qui reste considéré comme le fondement et les références ultimes de la profession, à savoir la collégialité et le jugement par les pairs, donc l’autonomie.

Loin d’être une mise au pas des chercheurs par un pouvoir extérieur, l’AERES apparaît au total comme un temps fort du projet réformateur de la recherche porté depuis des décennies par une partie de la communauté scientifique.

Ce projet apparaît déjà clairement dans la Loi sur la recherche de 1982 (dite « loi Chevènement ») avec l’homogénéisation et la rationalisation du statut des organismes de recherche et de celui des chercheurs ; projet apparent aussi dans la création, à ce moment-là, d’une « mission » d’évaluation et d’orientation composée de scientifiques, au sein du ministère chargé de la recherche, donc à distance des entités évaluées1. Cette mission sera aussi à l’origine de la création, en 1990, de l’OST (Observatoire des sciences et des techniques2), chargé de la production d’indicateurs, dans la logique de ce projet réformateur3.

L’ouvrage cependant, laisse quelques regrets, qui sont davantage des souhaits de travaux complémentaires que des critiques :

  • L’analyse de données sur les membres de l’AERES aurait pu être poussée plus loin en matière de typologie et en faisant le lien avec les disciplines, voire les positions au regard du projet réformateur ;

  • Le rôle du processus de Bologne et des référentiels des agences d’évaluation de certains pays européens aurait pu être davantage mis en valeur ;

  • Les évolutions récentes de l’HCERES et l’impact après 14 ans de fonctionnement auraient mérité d’être analysés.

Mais le regret – ou souhait – principal concerne la question des disciplines scientifiques : elles sont omniprésentes puisque les membres de l’AERES en sont les représentants et qu’elles structurent largement les débats et controverses dont il est question ; il est dit qu’elles sont « une entité institutionnelle forte et relativement autonome tant dans l’organisation et la production du savoir que dans les décisions concernant les instruments légitimes pour l’évaluer » (p. 142).

Elles sont en même temps un angle mort de la réflexion puisque ni les membres de l’AERES ni l’autrice ne les questionnent. En particulier, n’est pas posée la question de l’interdisciplinarité comme exigence pour appréhender les problèmes de la transition écologique et solidaire. N’est pas posée non plus, a fortiori, la question de la recherche participative comme modalité pertinente également face aux défis auxquels la recherche doit prendre sa part. Autrement dit, le projet réformateur historique de l’aile marchante de la communauté scientifique, dont l’AERES a été un instrument du succès, doit aujourd’hui d’urgence être reformulé et ses instruments réinventés, sous peine de s’apparenter de plus en plus à un corporatisme.

Au total, l’ouvrage est une contribution importante à la connaissance et à la compréhension des évolutions de la recherche publique en France au cours des 40 dernières années, avec comme fil conducteur un projet réformateur de rationalisation au service de la collégialité, toujours controversé et courant le risque d’être dénaturé. L’originalité de l’ouvrage est d’être un travail de type empirique sur le moment particulier d’une institution, l’AERES des années 2011-2013 : celle-ci s’avère avoir constitué un espace d’expérimentation aussi méconnu qu’essentiel.

Rémi Barré
(IFRIS, Marne-la-Vallée, France)
remi.a.barre@gmail.com

Apprentissages de la citoyenneté. Expériences démocratiques et environnement

Laura Seguin
Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2020, 358 p.

À l’heure où nos démocraties sont à la recherche d’un nouveau souffle, la parution de cet ouvrage sur les apprentissages de la citoyenneté que nous propose Laura Seguin est la bienvenue. L’auteure, post-doctorante à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), nous propose de (re)visiter de manière originale la question de la participation citoyenne à partir de deux expériences collectives. Ces travaux sont issus d’une thèse en aménagement de l’espace et urbanisme soutenue en 2016 à l’Université de Tours4 sous la direction de Corinne Larrue et d’Hélène Bertheleu, de l’UMR « Cités, territoires, environnement et société » (CITERES). Ce travail a obtenu le prix de thèse de la Commission nationale du débat public, ce qui a permis la publication de cette recherche en partenariat avec le groupement d’intérêt scientifique (GIS) « Participation du public, décision, démocratie participative ».

L’ouvrage place d’emblée la participation au cœur de cette recherche qui prend le parti de redonner sa place au conflit dans l’apprentissage de la participation et d’interroger les expériences démocratiques et citoyennes tout au long d’un processus, depuis la mobilisation jusqu’à la délibération. Deux terrains sont explorés en parallèle, le premier en Poitou-Charentes s’intéresse à un dispositif instituant une conférence de citoyens (2011) dans le domaine de la gestion de l’eau (commande institutionnelle pour un débat public pour la formulation d’un avis collectif), le second est issu d’une mobilisation collective d’habitants, d’acteurs associatifs, de militants et de représentants d’organisations syndicales et de protection de l’environnement en Ardèche (Collectif 07) contre un projet d’exploitation de gaz de schiste (2011). Un travail minutieux d’observation, d’entretiens en amont de la mobilisation et d’enquêtes ethnographiques suivies sur ces deux terrains a permis de saisir, au-delà des pratiques et des discours, les effets de ces expériences participatives sur les individus et sur les collectifs qui s’engagent ainsi que leur dimension réflexive sur les acteurs publics, les élus et les professionnels concernés.

L’ouvrage est construit en trois parties. La première expose la genèse des initiatives collectives en vue de la conférence de citoyens sur l’eau en Charentes et autour de la mobilisation militante d’un collectif ardéchois contre le projet d’extraction des gaz de schiste. Le travail jette un regard mêlant proximité et distance entre des acteurs sur un territoire, impliqués sans être dupes, dans un processus de fabrication progressive d’une participation collective. L’analyse met en relief des formes plurielles de l’engagement des citoyens, les contrastes entre des cultures politiques inégales et des disparités de compétences qui supposent la permanence d’arbitrages vigilants de gouvernance. Une régulation bienveillante (leader, animateurs) accompagne un recrutement « équilibré » de citoyens construit avec soin pour la conférence en Charentes, quand en Ardèche les cultures politiques des militants révèlent des savoirs inégaux forgés sur des expériences hétérogènes. Les disparités structurelles demeurent et coexistent dans l’action collective et son apprentissage entre des participants qui sont « loin d’être dépourvus de connaissances et de tout intérêt pour la politique ». Ce propos est étayé en seconde partie par une analyse fine des séquences et des modalités d’apprentissage de la participation, non sans évitement du conflit, par une démarche constructive (appelée « instruction » du conflit), l’exigence de dialogue et de l’action non violente. L’accent est porté sur les modalités d’un encadrement souple et indispensable, le suivi et l’accompagnement souple des participants mis à contribution dans trois figures expérientielles (jeu de rôles, débat mouvant et théâtre-forum) permettant de construire de la distance, du recul et une prise de conscience plus critique des antagonismes mis en scène par les jeux de rôles et les relations entre les participants (entre défenseurs de l’agriculture intensive et opposants à cette agriculture à la conférence de citoyens sur l’eau). Cet apprentissage de la participation débouche sur l’expérience individuelle et collective de nouvelles pratiques (discursives) indispensable pour aborder les séquences suivantes où les participants se prêtent à l’épreuve de la délibération, à la négociation d’un accord, à l’élaboration d’un argumentaire, la traduction dans un exercice de communication, enfin la corédaction d’un avis « entendable ». Ces étapes d’un processus, incertain et complexe, sont mises en perspective dans la dernière partie qui se focalise sur les effets individuels de ces expériences démocratiques auprès de différents acteurs (citoyens « ordinaires », militants, professionnels et élus), l’auteure propose une montée en généralité sur les modalités d’apprentissage et le rôle central des expériences participatives et la reconnaissance de l’apprentissage par l’expérience.

Cette publication est originale à plus d’un titre : d’abord, elle vient contribuer à la connaissance du processus d’apprentissage et de socialisation politique en adoptant des clés de compréhension tirées des savoirs issus de l’éducation populaire et de l’éducation à l’environnement. L. Seguin mobilise une solide littérature (des contestations aux trajectoires politiques, mobilisations collectives et procédures) issue des sciences politiques et pointe avec justesse des questions en creux qui animent ses recherches : la participation comme activité sociale et nœud de tensions (mobilisation active et apaisement) pour des citoyens qui cherchent à en déjouer les pièges, l’intérêt de la méthode d’action et de transformation par une temporalité longue de l’action et de ses effets sur les personnes, enfin la prise « au sérieux [de] la dimension pédagogique et éducative de l’expérience démocratique » par des processus d’apprentissage et leurs effets sur les individus (socialisation politique, réflexivité, concernement, citoyenneté).

L’auteure nous plonge dans l’histoire et la vie quotidienne des personnes (habitants, militants) engagées, volontairement ou non, dans une action en coexistence, contraintes de trouver la voie pour coopérer (des citoyens appelés à produire des compromis pour communiquer à la conférence sur l’eau, accepter de rationaliser le mouvement pour « être pris au sérieux » pour le Collectif 07), l’ouvrage offre au lecteur une visite de l’intérieur, des participants compris « du dedans » par des modes de raisonnement et une manière d’exercer une réflexivité ordinaire. Il faut saluer le travail d’orfèvre d’observation et d’enregistrement de séquences qui sont formalisées sur le plan méthodologique et qui a permis à L. Seguin de produire des résultats sur les effets de ces apprentissages sur les individus. À cet endroit, sous l’angle socio-anthropologique, notons que les théories interactionnistes, de l’échange social, de la réciprocité, voire du don sont des clés de lecture qui pouvaient être utiles. L’analyse du processus d’apprentissage par les citoyens et les militants montre la complexité d’une démarche incertaine et nécessaire, la prise de conscience des enjeux sociopolitiques de l’eau et des enjeux de la transition énergétique (gaz de schiste) ; en d’autres termes, l’obligation de parvenir à une réponse collective agoniste (entre adversaires) pour des participants capables de mesurer les marges d’action communes malgré des antagonismes irréductibles. De manière objective et non dite, il s’agit à proprement parler de transactions sociales qui sont à l’œuvre dans ces apprentissages, des individus (transactions identitaires) aux collectifs (transactions sur les valeurs, transactions pour une émancipation) jusqu’aux institutions (transactions pour la reconnaissance légitime d’une expertise citoyenne et d’une capacité d’action). À la différence d’une négociation qui se rapporte aux intérêts dans un temps limité, la transaction sociale concerne des valeurs et agit de manière continue, diffuse et informelle pour produire des compromis pratiques (qui ne sont pas des consensus). L’approche par les théories de la pédagogie coopérative aurait permis d’étayer davantage la démarche heuristique sur les apprentissages, d’autant que les études des deux cas exposés renvoient au champ de l’économie sociale et solidaire et à ses acteurs où de récents travaux se sont emparés des questions de coconstruction des savoirs, de la délibération et des modes de coopération en situation d’hétérogénéité des publics. Ces articulations restent à explorer et ouvrent des perspectives stimulantes.

Pour conclure, il convient de reconnaître la fécondité de cette recherche qui fait le choix de rapprocher deux expériences contrastées (procédure instituante et mobilisation contestataire) et cherche à identifier la portée des apprentissages et des expériences participatives au-delà des événements observés. Elle montre le travail de socialisation politique et le potentiel de réappropriation citoyenne de l’activité politique par le conflit, enfin, l’apprentissage de l’engagement à l’appui d’une véritable pédagogie pour une culture politique pour des habitants qui font preuve d’intérêt et sont concernés par leur environnement. Manifestement, ces expériences ont contribué à la remise en question des représentations sociales que se font les uns des autres (agriculteurs et habitants, professionnels et citoyens, élus et militants), soit du rapport au politique et aux institutions, un sujet brûlant en période de contestation de la politique de crise sanitaire.

Josiane Stoessel-Ritz
(Université de Haute-Alsace, Laboratoire SAGE, Mulhouse, France)
josiane.stoessel-ritz@uha.fr

La croissance verte contre la nature. Critique de l’écologie marchande

Hélène Tordjman
La Découverte, 2021, 344 p.

Dans cet ouvrage de 340 pages, Hélène Tordjman (Université Sorbonne-Paris-Nord) s’efforce « de cerner les contours du régime du capitalisme qui se met en place sous le nom de « croissance verte » ou de « capitalisme vert » » et de « montrer en quoi il s’inscrit dans la droite ligne du capitalisme financier apparu au tournant des années 1980 » (p. 7)5. Pour mener à bien cette analyse, elle se focalise sur l’agriculture et les politiques de la nature. Elle va alors montrer, dans les six chapitres qui composent son livre, que les réponses apportées à la crise écologique sont insuffisantes et inadaptées, voire même dangereuses, puisqu’elles traduisent une fuite en avant du capitalisme en termes d’appropriation, de technicisation et d’« économicisation » du vivant.

Dans le premier chapitre, H. Tordjman dessine l’horizon technique et idéologique du régime de croissance verte constitué par la convergence qui s’est opérée, au début des années 2000, entre les nanotechnologies, les biotechnologies et les sciences de l’information et de la cognition (NBIC). Certaines institutions internationales désignent cette approche par le terme ambivalent de « bioéconomie » qui correspond à une exploitation du vivant en vue de produire davantage de nourriture, d’énergie et de nouveaux matériaux, une perspective qui tisse aussi des relations avec le transhumanisme, afin d’augmenter les performances humaines et celles de la nature.

Le deuxième chapitre porte sur la quête des carburants « propres » et renouvelables que sont censés être les « bio-carburants ». Il illustre la thèse de la contre-productivité des systèmes industriels d’Ivan Illich et le fait que les dynamiques économiques en cours ne rompent pas avec l’extractivisme. On connaît la controverse née au cours des années 2000 qui dénonçait les piètres performances environnementales des agrocarburants et la concurrence qu’ils induisent vis-à-vis de la production alimentaire. Ce vif débat a conduit à ce que l’on conçoive une deuxième génération d’agrocarburants, produits à partir de résidus et de déchets organiques, suivie, aujourd’hui, d’une troisième génération fabriquée à partir de micro-algues… sans que cela ne remette fondamentalement en cause le déploiement des OGM et de l’agriculture de précision, la pression accrue sur les agrosystèmes, le mouvement d’appropriation des terres et la perte d’autonomie des agriculteurs.

Le troisième chapitre offre une autre illustration de la « convergence NBIC » et de la marchandisation du vivant en traitant des « semences augmentées » qui visent à optimiser les fonctions métaboliques des plantes. L’autrice y décrit les évolutions techniques, juridiques et financières qu’a connues le secteur des semences depuis les années 1980, lesquelles ont permis le développement des OGM, une extension du domaine de la brevetabilité du vivant et un accaparement des droits de propriété par certaines firmes multinationales − on parle ainsi de « nouvelles enclosures ».

Le quatrième chapitre se penche sur les notions de « capital naturel » et de « services écosystémiques » qui constituent désormais des maîtres mots des politiques de protection de la nature. Il faut y voir, selon H. Tordjman, les signes d’un environnementalisme libéral qui a pris son essor à partir des années 1980 et qui a peu à peu contaminé les négociations internationales relatives à la lutte contre l’érosion de la biodiversité. Les enjeux de la protection de la nature ont ainsi été de plus en plus appréhendés à travers le prisme de l’économie de marché. Cela revient à dire que la nature souffre avant tout d’une valeur monétaire insuffisamment révélée aux yeux des décideurs publics et privés. Cela veut aussi dire que ces acteurs économiques devront négocier leurs consentements à payer ou à recevoir pour bénéficier des biens et services offerts par une nature enfin reconnue à sa juste valeur à l’aide de divers types d’instruments dits de marché.

Ce mouvement d’« économicisation » de la nature, qui se réalise en trois étapes, nous est exposé plus en détail dans le cinquième chapitre qui est consacré au cas des services écosystémiques, lesquels forment une nouvelle classe de « marchandises fictives », au sens de Karl Polanyi. Une première phase de normalisation technique s’effectue à travers l’adoption de règles de comptabilité environnementale par des instances internationales ; une deuxième phase, qui s’appuie sur de nombreux travaux économiques standards, vise à fournir des méthodes validées et des exemples référencés d’évaluation monétaire ; une troisième phase de valorisation des services écosystémiques s’effectue à travers le fonctionnement d’un ensemble de dispositifs institutionnels (marchés de carbone, paiements pour services environnementaux, mécanismes de compensation écologique, REDD+…).

Le sixième et dernier chapitre se penche sur la « finance verte » qui est censée offrir un accès facilité aux capitaux aux agents économiques désireux d’investir dans les secteurs de la croissance verte. Les indices boursiers durables ou les « obligations vertes » ont ainsi connu un développement très important depuis quelques années. Il n’en reste pas moins que les volumes d’argent correspondants restent, aujourd’hui encore, fort modestes au regard de l’ensemble des transactions financières réalisées. Qui plus est, la spéculation n’est pas absente de ces marchés. Et ce qui est considéré comme « vert » en matière de financement laisse souvent à désirer : la performance attendue de ces produits financiers étant jugée du point de vue de l’investisseur et non de la nature. Il n’y a ainsi souvent qu’un pas entre « finance verte » et greenwashing.

Dans la conclusion de l’ouvrage, H. Tordjman en appelle à changer de cap : ce n’est pas seulement une transition, c’est un changement de régime du capitalisme dont nous avons besoin. Quelques pistes de réflexion et d’action sont alors esquissées dans le domaine agricole, avec une référence appuyée à l’agroécologie forte, à la relocalisation de la production et aux circuits courts, à la gestion des communs, à la création d’une sécurité sociale de l’alimentation qui reconnaisse, pour tous, le droit à une alimentation saine et respectueuse de l’environnement, une juste rémunération des agriculteurs « bio »6

H. Todjman nous brosse un tableau saisissant des évolutions techniques et économiques en cours sur lesquelles repose le « capitalisme vert ». La lecture de son ouvrage, extrêmement bien documenté, est très inté-ressante et on ne peut plus salutaire ! On ne peut donc que recommander vivement celle-ci. On regrettera tout de même que l’articulation du cadre d’analyse régulationniste et des travaux d’écologie politique, qui se trouvent à l’arrière-plan de ses réflexions, demeure à l’état de filigrane – il est vrai que l’autrice a dû couper dans son manuscrit afin de répondre aux normes éditoriales de La Découverte. C’est dommage car on a là une pensée originale, qui s’efforce de tenir ensemble une analyse institutionnaliste critique du capitalisme et la perspective de la décroissance, qui mériterait d’être exposée plus en détail.

Ce flottement dans le cadrage apparaît notamment dans l’analyse de la notion de bioéconomie, sur laquelle les lecteurs de NSS ont déjà eu l’occasion de se pencher à plusieurs reprises7. Les visions des futurs, comme le montre bien H. Tordjman, sont des constructions sociotechniques qui cherchent à coordonner les acteurs, à attirer les capitaux et les subventions publiques, à explorer certaines trajectoires scientifiques et techniques. Mais il ne faut pas perdre de vue que ces visions du futur ont une histoire, parfois longue, qu’il faut s’efforcer de décrypter. Si, aujourd’hui, les promesses des biotechnologies constituent effectivement une des façons de concevoir la bioéconomie, il s’agit d’une vision déjà ancienne. On parlait ainsi, dans les années 1970, de « bio-industrialisation ». C’est ce que faisait, par exemple, Joël de Rosnay dans Le macroscope (1975) quand il annonçait une révolution scientifique et technique qui s’appuierait sur les découvertes de la génétique et les progrès de l’informatique pour augmenter le bien-être collectif et favoriser la démocratie, tout en résolvant les problèmes environnementaux. Il inscrivait d’ailleurs cette « bio-industrie » dans la perspective des limites de la croissance que dessinait le premier rapport du Club de Rome paru en 1972.

Autre point important, cette bioéconomie des biotechnologies n’est pas la seule à être promue aujourd’hui par les institutions internationales. La bioéconomie au sens de la transformation de la biomasse qui s’effectue dans des bioraffineries – une perspective, qui est portée, par exemple, par l’Union européenne – ne se confond pas entièrement avec la bioéconomie des biotechnologies. Le traitement de la biomasse peut certes s’effectuer grâce à ces dernières, mais aussi à l’aide d’autres procédés techniques qui relèvent de la thermochimie, de la photochimie, de l’extrusion, etc. Cette bioéconomie de la biomasse a, elle aussi, une histoire longue qu’il faut prendre en compte : elle s’est développée aux États-Unis du début du XXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Il faut ainsi se rappeler qu’en 1941 Henry Ford proposait une « soybean car », une voiture dont la carrosserie était fabriquée à partir de soja. Cette bioéconomie des bioraffineries a été relancée dans les années 1970 pour trouver de nouveaux débouchés aux excédents agricoles et répondre aux inquiétudes nées de l’augmentation du prix du pétrole.

Cela nous amène à nous interroger sur la manière dont les choix scientifiques et techniques s’effectuent. H. Tordjman semble hésiter entre l’idée d’autonomie de la technique (« Tout ce qui peut être fait le sera », dit Ellul) et ce qu’elle appelle la « contingence des trajectoires techniques », à savoir une « combinaison complexe d’opportunités et de contraintes, de tâtonnements scientifiques […], de paris financiers avec leurs succès et leurs échecs, et de choix politiques » (p. 92). Cette analyse de la sélection et de l’adoption des techniques devrait être poussée plus loin, en adoptant une perspective régulationniste, afin que l’on comprenne comment, par le jeu de quelles institutions, les lobbys agricoles et les firmes agro-industrielles s’attachent à piloter concrètement ce qu’on appelle la transition écologique.

On retrouve la même tension ou le même genre d’hésitation entre perspectives régulationnistes et décroissantes dans les recommandations que fait l’autrice en conclusion de son livre pour que nous nous extrayions de la situation qu’elle dénonce. Elle entend ainsi modifier la « mauvaise allocation des ressources » et soutenir les petits agriculteurs plutôt que l’agriculture industrielle – mais, pour ce faire, il faudrait que l’on puisse entrer dans le détail des instruments et des règles en vigueur dans le domaine des politiques publiques et, notamment, de la PAC. Elle en appelle aussi à ce que l’on change de mode de production et que l’on sorte du capitalisme. Non pas en rêvant au « Grand Soir », mais par l’acceptation collective et raisonnable des limites, à travers un ensemble de changements s’opérant dans la durée, grâce à des échanges d’expériences, de la formation et des discussions. Là encore, un regard institutionnaliste plus aiguisé serait utile pour analyser ces perspectives.

Franck-Dominique Vivien
(Université de Reims Champagne Ardenne, Laboratoire REGARDS, Reims, France)
fd.vivien@univ-reims.fr

L’économie désirable. Sortir du monde thermo-fossile

Pierre Veltz
La République des idées/Seuil, 2021,109 p.

This is a shocking book – in the sense that it conveys clearly the dangerous situation in which the planet Earth finds itself in the ‘hyper-industrielle’ society that is running faster and faster, with the goal of increasing efficiency and fired by fossil fuels. Paradoxes are evident everywhere in the book – from the Jevons rebound effect on consumption of increasing efficiency to the realization that personal individualism in society has become a collective mass movement. The central question in the book asks ‘what is the basis of economic value?’ Money in itself has no value; it merely provides access to good and services produced in a system that is forever pressing people to consume more – value in this system is derived from flows of capital, good and services (but not people, refugees are not welcome). The current pandemic has shown clearly that those societies which have not slavishly followed the dogma of increased efficiency in public medical services or who have not privatized virus testing have had more robust and, in the end, economically less painful responses to the pandemic. Summa summarum, the desirable economy, for which Pierre Veltz argues, is based on values derived from the production of services such as health, education, food and nutrition, personal security, hobbies and invention and non-fossil fuel-based mobility.

The book opens with the important question of ‘what to produce?’ (and one could add ‘why produce a good?’), instead of the conventional economic question of ‘how to produce?’. The book is composed of six contiguous chapters, starting with the challenges of the current system and followed by an important chapter three in which the basis of an economy resting on values of health, education, culture etc. are introduced. Such bases of value are not economically neutral but are psychologically determined, if humans attribute as much value to them as they do to functionally useless pieces of shiny metal, called gold or silver – it is simply a matter of choice. The following chapters go deeper into the effectivisation of production in the hypo-industrial economy, citing examples of how the mass/power in a Mercedes Benz car has decreased from about 900 grams of motor car per watt of power in the late 1800s to 2 grams per watt currently. Such dematerialization is to be welcomed but what is advanced with one hand is lost by the other hand. In P. Veltz’s terms, such relative gains clash with absolute re-materialization by way of increased consumption per unit time. Increased power per unit resource is dominated and overtaken by consumption per unit time and cannot catch up – leading to a call for ‘sobriété’, as P. Veltz terms it. He quotes the energy ‘sage’ Vaclav Smil in a reference to the empirical economist William Jevons, with words ‘The less becomes the motor of the more’. In a fascinating section Veltz reports a study by Jancovici that traces the process for the construction of a tube of toothpaste; the plastic tube and screw top comes from oil extracted from the sea, that is ‘cracked’ to release the correct fraction of the oil for plastic manufacture. The paste involved cultivation of maize starch, which requires inorganic fertilizer to grow the plants and machines to harvest them and then factories to assemble the tubes. The same general picture is evident in watching streaming videos. Does this investment in energy and emergy increase directly and proportionally either the longevity or the quality of human lives? Veltz reports a study by Bertrand de Jouvenel, in which it was concluded that, by any quantitative measure, ‘human progress’ has an asymptotic and decreasing marginal relationship with the amount of energy humans consume. In fact more energy consumption may turn an asymptotic curve into a quadratic function as progress decreases with ever increasing energy inputs per head. Veltz’s self-evident and logically consistent conclusions are that quality of consumption matters more than its quantity and secondly that consumption is not just of material goods but more of quality-of-life services. Many economists view such conclusions as heresy – but a strong point of the book is the empirical evidence that the desirable economy of the 20th century needs to be radically rethought for the 21st century. Veltz notes that John Maynard Keynes in his paper in 1928 on the perspectives of economics for his grandchildren (he actually had none!) made reference to the fact that, in the future, people would value nature in a very different manner from the utilitarian view of economists. Veltz collects these data coherently and presents them in an accessible way for the well-informed French reader. Read this book and you will be better able to comprehend the extent of effort and political will needed to transform to a desirable economy. Economists such as Nordhaus have advocated a carbon tax to reduce emissions – not because they expect such a tax to be effective but because it fits economic dogma that you regulate supply and demand by taxation. In fact Veltz shows the effect of such a tax as a regulator of emissions is marginal; taking the countries that are, as a total, responsible for 80% of carbon emissions – only 30% of these emissions are included in a taxation scheme and, even worse, 140 billion public dollars have been spent on supporting extraction and use of fossil fuels. It is such ‘nuggets’ of facts that give the book its value, in a manner reminiscent of the journal The Economist, which is praise indeed.

The final 15-20 pages of this short book are given over to suggestions of how to effect a transition to a combination of resource use efficiency and sobriety in consumption to make a desirable economy, based on values that are and will be more important in the 21st century. One important emission is the idea that valuing the long-term existence of ecosystems could also form the basis of a new economy –after all coal and oil are only very old forests. The scale of this task is stated clearly by Veltz but there are no clear indications of how it is to be achieved. The magnitude of the task to escape from fossil fuels was clearly stated in the July 30 2021 edition of the Economist which reported that fossil fuels are still the basic source of energy in many countries and that coal is increasing and not decreasing its usage and price in the world – the hypocrisy is shocking. Perhaps the next contribution from P. Veltz will not be the comfortable The desired economy but The emergency economy. As Einstein said: ‘Imagination is more important than knowledge’; Veltz has showed clearly in his short book, we need both and we need them quickly.

John Roy Porter
(Professor emeritus, University of Copenhagen, Frederiksberg, Denmark)
jrp@plen.ku.dk

Le pire n’est pas certain. Essai sur l’aveuglement catastrophiste

Catherine Larrère, Raphaël Larrère
Premier Parallèle, 2020, 195 p.

Depuis de nombreuses années la philosophe Catherine Larrère et l’agronome Raphaël Larrère proposent une réflexion originale et convaincante sur la pensée écologique. Cette fois, ils interrogent la pertinence de la collapsologie8. Encadré d’une stimulante introduction et d’une conclusion un peu rapide, trois thématiques (« De la crise écologique à l’Anthropocène » ; « Le catastrophisme : un nouveau grand récit » ; « Quelle place pour la collapsologie dans la pensée écologique ») balisent la thèse selon laquelle la collapsologie n’aurait aucun fondement scientifique et politique et serait, en fait, une pensée « contre-positive ». Il faut par conséquent mettre en garde l’ensemble des écologistes contre l’innocuité politique de cette vision9, son positionnement ambigu10 pour finalement « dénoncer l’imposture » (p. 15) de la collapsologie et des collapsologues.

La position centrale des auteurs peut se résumer par la maxime suivante : « le pire n’est pas certain et les possibles restent ouverts. » (p. 15)11. C. et R. Larrère souhaitent donc promouvoir une écologie qui prendrait davantage en compte l’incertitude de l’avenir. Ainsi, plus ouvert, le futur serait moins marqué par le poids des risques écologiques.

Pour les auteurs, l’« ontologie » (p. 14) des collap-sologistes se présente comme une vision déterminée de l’histoire du système Terre. À partir d’une interprétation extensive des faits scientifiques, les théoriciens de l’effondrement décrivent une perspective historique catastrophiste de l’avenir. C. et R. Larrère remettent à la fois en cause ce « récit unique » (p. 58) – la seule trajectoire sera celle de l’effritement du monde social – et l’unicité du chemin pour faire face à ce futur – l’anticipation de l’effondrement de notre civilisation thermo-industrielle nécessite une adaptation immédiate et radicale (décroissance, sobriété, etc.). La collapsologie aurait mal interprété les données scientifiques alarmistes, produisant une vision déterministe du devenir (p. 81-83) et aboutissant à l’inaction politique : la « certitude de l’effondrement inéluctable permet le diagnostic d’impuissance » (p. 83). Cela faciliterait le développement d’une oligarchie économique et politique, renforçant les inégalités sociales et les comportements individualistes adoptant « des réactions privées et dépolitisées12 ».

Les auteurs font l’effort de restituer le contexte des idées qui a pu permettre l’émergence de cette notion. Ils mobilisent les récits du développement durable et de l’Anthropocène notamment. Mais ils oublient de mentionner la permanence de l’idée de catastrophe dans le discours écologiste13. Par contre, ils mettent clairement en évidence comment une certaine pédagogie de la catastrophe a influencé différentes conceptions de l’avenir. Cette pédagogie assemble différentes sources scientifiques et en conclut qu’il nous faut désormais envisager sérieusement la possibilité de l’effondrement de notre système économique. Pour illustrer leur propos, les auteurs prennent l’exemple de l’effondrement forestier à la fin du XIXe siècle. C’est un processus lent, diagnostiqué scientifiquement et qui a ainsi pu être maîtrisé par l’intervention de l’État. Dans ce cas, la catastrophe a été mobilisée comme moyen de mettre en scène la situation critique, en réduisant la temporalité de la situation, ce qui permet d’insister sur la mise en place de processus de réaction rapide des politiques publiques. Les auteurs en concluent, en extrapolant cet exemple localisé et segmenté, qu’il n’y aurait donc pas de situations d’effondrement ingérable par principe.

Ensuite, ils critiquent la peur de la catastrophe. L’heuristique de la peur est mobilisée par de nombreux philosophes (Hans Jonas, Günther Anders) comme une méthode de compréhension et d’action face à l’ampleur inédite de la catastrophe. La peur permet de construire une compréhension proportionnée des conséquences de la catastrophe. Elle offre alors la possibilité d’imaginer des mesures ajustées aux menaces. Elle aide à développer une obligation morale afin d’éviter l’effondrement : c’est une injonction à l’action. Les collapsologues reprennent à leur tour cette utilité politique de la peur. Pour eux, la catastrophe est une réalité inévitable – un effondrement global, complet et synchrone – qu’il faut anticiper par une adaptation radicale de nos modes de vie. La rhétorique de la peur réduit ainsi le décalage entre la situation catastrophique du monde et nos actions. Loin de produire un désengagement, comme le déplorent C. et R. Larrère, la peur conduit ainsi à une réévaluation de notre agir sur le monde. La transformation touche à la fois nos manières de nous représenter notre place dans le monde (notamment dans les rapports avec les non-humains), mais aussi notre relation au monde dans l’ensemble de nos pratiques sociales.

Ensuite, C. et R. Larrère insistent sur la probabilité14 de la catastrophe, là où les collapsos estiment qu’elle est déjà enclenchée. Les Larrère se contentent de reprendre l’argumentation de Jean-Pierre Dupuy15 : le pire demeure une hypothèse et par conséquent, il y a et il y aura une diversité des possibilités d’avenir. L’imprévisibilité de l’avenir est sans cesse évoquée, au risque d’apparaître comme l’expression d’une conviction chère aux auteurs.

Enfin, les auteurs mènent une charge sévère contre les propositions politiques des collapsologues. Ceux-ci n’auraient pas pris la mesure de la nécessité de théoriser la transition à partir des institutions publiques, préférant valoriser la construction de communautés locales résilientes. C. et R. Larrère soulignent à juste titre l’absence de réflexion sur les institutions étatiques (p. 126 sqq.). Mais ils oublient eux-mêmes le rôle central des instances supranationales, tout comme la capacité de ces institutions à garder dans le temps leur capacité d’intervention (maintien des outils régaliens, capacité de financements, de sécurisation16…).

On peut regretter les nombreuses lacunes théoriques et méthodologiques des auteurs qui limitent la démonstration17. Tout d’abord, le corpus sur lequel s’appuient les auteurs se concentre sur deux livres : le best-seller de Pablo Servigne et Raphaël Stevens paru en 2015 et celui d’Yves Cochet de 201918. Ainsi réduite, la collapsologie se trouve amputée d’une série d’autres livres, d’auteurs et de courants (Dmitry Orlov, Fred Vargas, Corinne Morel Darleux, Manon Commaret, Pierrot Pantel, Roland Gori, Rob Hopkins, Dominique Bourg…) qui, s’ils partagent le sentiment de l’urgence écologique, proposent d’autres interprétations (parfois plus nuancées, comme celles de Laurent Aillet, Aurélien Bernier, Yves Citton, Renaud Duterme, Vincent Mignerot, Jacopo Rasmi, Laurent Testot…), d’autres pistes d’action, d’autres perspectives futures.

Ensuite, les auteurs insistent sur l’importance des possibles futurs en se basant sur certaines expérimentations exemplaires (permaculture, villes en transition, écoféminisme19…). Ce sont les mêmes initiatives que valorisent les collapsologues. Signalons aussi que la mobilisation de ces expérimentations se fait sans sources empiriques solides (mis à part quelques ouvrages de seconde main ayant peu d’ancrages sociologiques). Cela n’empêche pas C. et R. Larrère d’estimer que les collapsologues videraient, eux, ces initiatives de leur sens politique, par une stratégie simplement opportuniste (ils tenteraient de récupérer les mouvements sociaux les plus actifs comme les ZAD, Villes en transition, etc.) mais plus critiquable encore, par une dépolitisation de ces mouvements. En effet, les collapsologues, loin de mener un combat contre le capitalisme ou l’État, seraient mus par une vision individualiste, voir libertarienne. Obnubilés par la fin prochaine, les collapsologues seraient ainsi incapables de produire des politiques concrètes pour faire face à l’effondrement.

Enfin, on peut regretter la portée performative du discours critique. Dénoncer la collapsologie, ses limites et ses incohérences devrait permettre de promouvoir une autre perspective écologique. Or, on se retrouve face à un appel assez vague sur la nécessité d’adopter des mesures de gestions appropriées, en invoquant une sorte de bon sens qui ne tardera pas à émerger… Il est dommage que le livre ne nous donne pas à voir quelques-unes des lignes d’actions à la hauteur des enjeux20. C. et R. Larrère demeurent accrochés à une vision continuiste du projet de développement humain. Ainsi, bien souvent, la thématique de la catastrophe est construite à travers le prisme de catastrophes anciennes (ponctuelles, localisées, aux effets limités – comme le cas des Amérindiens ou de la forêt). Cette posture contribue à minimiser la dimension globale (tous les peuples, toutes les forêts) de la catastrophe actuelle. S’ils parlent bien du réchauffement climatique, c’est pour insister sur les conséquences localisées de ce réchauffement. S’ils évoquent bien l’effondrement du vivant, ils n’insistent pas tellement sur les conséquences que cela aura sur les milieux humains en raison de l’interdépendance des conditions de vie des acteurs humains et des acteurs non humains. Ce discours entretient l’illusion de la nature commune entre les catastrophes anciennes et celle de la catastrophe globale et systématique actuelle. Ils maintiennent ainsi cet étrange décalage entre l’acceptation des situations d’effondrements (biodiversité, climat, sol…) – qu’ils ne contestent pas – et la minimisation des conséquences de l’enchaînement cumulé de ces catastrophes – en les segmentant et les individualisant, de manière à produire un discours rationnel sur chacune d’elles.

Ce que le livre reflète, c’est davantage une posture prise par les deux auteurs. Car si « le pire n’est pas certain », il n’est donc pas complètement exclu. Prendre la décision de travailler à partir de l’incertitude ou de la certitude du pire désigne l’expression d’une volonté. Elle s’inscrit dans la rationalité moderne qui tient avant tout à insister sur la perfectibilité de l’homme et de ses actes (d’où le silence sur la question du conflit et de la violence, par exemple). Elle veut à tout prix maintenir une vision positiviste et positive. S’il s’agissait d’interroger « l’aveuglement catastrophiste », il est dommage que les auteurs n’aient pas, au moins pendant quelques pages, adopté une posture réflexive sur leur propre myopie. Par conséquent, si la trame du livre proclame qu’il existe malgré tout une part d’incertitude, si le pire n’est pas certain, il reste néanmoins probable que les « possibles ouverts » risquent de se réduire au fur et à mesure des situations d’effondrement et de l’inertie des décisions publiques et des habitudes intellectuelles.

Bruno Villalba
(AgroParisTech, UMR Printemps, Paris, France)
Bruno.villalba@agroparistech.fr

Alertes et lanceurs d’alerte

Francis Chateauraynaud
Presses universitaires de France, 2020, 127 p.

Francis Chateauraynaud n’est plus un auteur à présenter pour la plupart des publics intéressés par les questions d’environnement, de sciences et de techniques en régime démocratique. Il participe à l’émergence et à la reconnaissance de la sociologie pragmatique en France et figure depuis quelques années déjà parmi les sociologues qui ont acquis une véritable renommée tant du point de vue théorique qu’empirique. Le « Que sais-je ? » Alertes et lanceurs d’alerte qui est l’objet de cette recension témoigne de cette reconnaissance. Par son intitulé, ce nouveau titre de la collection fait bien évidemment écho à l’ouvrage Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque que Chateauraynaud avait rédigé avec Didier Torny et publié en 1999 aux presses de l’EHESS. Cet ouvrage, structuré autour de quatre grandes affaires propres aux effets boomerang des technologies dans les sociétés industrielles avancées, témoignait dans la filiation de La société du risque 21 de la variété des risques auxquels notre époque est de plus en plus exposée. Ce faisant, le livre de Chateauraynaud et Torny revisitait les canons d’une scientificité héritée du XIXe siècle par la reconnaissance de nouvelles attentions et sensibilités pour des entités invisibles. En bref, il s’illustrait comme un essai de sociologie pragmatique aux prétentions théoriques et épistémologiques ambitieuses fondées sur des enquêtes minutieusement menées et documentées. Les auteurs signaient incontestablement, en cette fin de millénaire, un très grand et bel ouvrage, qui, pourtant, on l’apprend dès l’introduction du « Que sais-je ? », n’a pas connu le fort succès qu’on aurait pu escompter.

Ce nouveau titre devrait donc pallier les inconvénients d’un essai volumineux et exigeant tant par l’exposé de la construction des données scientifiques que par son cheminement à travers quatre enquêtes très diverses en raison des entités et des milieux associés qu’elles mobilisent souvent sur le temps long d’une historiographie exigeante. L’actualisation de ces travaux selon un format plus ramassé devrait contribuer à une meilleure réception de la sociologie du risque (risques connus et nouveaux risques) et de ses questions affiliées. Il s’y emploie selon des perspectives un peu renouvelées, c’est-à-dire moins sous l’angle d’une critique des sciences et de leurs méthodes d’investigation et d’établissement de la preuve, sous la pression de nouvelles entités, que sous celui des mobilisations individuelles et sociales associées à ces émergences, de la législation qui les encadre et des enjeux de gouvernance de l’innovation. De plus, par les thèmes abordés, le texte veille à un élargissement de ses publics potentiels et devrait parfaire de la sorte une meilleure appropriation des enjeux de l’alerte.

La lecture de cet ouvrage synthétique conforte en partie cette analyse : cette nouvelle édition propose une solide synthèse des connaissances qui ont contribué à la structuration d’une sociologie du risque et de l’alerte à partir de plusieurs champs de la sociologie (épistémologie, sociologie des sciences et des techniques, sociologie politique, etc.). En revanche, du point de vue d’une introduction à la sociologie pragmatique, force est de constater que l’explicitation des postulats à partir desquels ce courant sociologique déploie ses méthodes et construit des connaissances fait les frais du format. Si les références à l’épistémologie à l’œuvre dans la démarche pragmatique ne manquent pas, elles demeurent implicites et ne s’adressent vraisemblablement qu’à des publics d’initiés. Cette observation ne devrait pas pour autant dissuader les lecteurs et lectrices peu familiers du fait car Alertes et lanceurs d’alerte reste très accessible en raison de la consistance de son architecture. Le propos avance, en effet, de manière imbriquée et intelligemment argumentée, de façon à dégager les multiples enjeux associés à la question des alertes et des lanceurs d’alerte. Le traitement réservé aux différentes figures des lanceurs d’alerte ainsi qu’aux « entités » ou causes en présence permet de démêler le caractère multidimensionnel des enjeux liés à la publicisation des nouveaux risques. Les cas d’étude mobilisés – de « l’affaire du Médiator » en passant par les pesticides, le bisphénol ou les algues vertes aux « boues rouges de Gardanne » notamment – illustrent clairement l’imbroglio propre à ces affaires associées à la complexité du monde social. L’échantillon offre une large prise pour la formation de publics divers et variés et il ne fait pas de doute que ce lectorat diversifié saura et pourra se servir de ce texte comme tremplin pour de plus amples informations et de formations sur ces questions.

Venons-en plus concrètement à la structure du texte qui débute par une restitution du contexte dans lequel l’expression de lanceurs d’alerte a vu le jour dans les années 1995 autour du programme coordonné par Claude Gilbert dans lequel de nombreux scientifiques spécialisés dans les questions de l’environnement, des sciences et des techniques et de la démocratie ont été impliqués22. Cette référence campe le décor de l’acculturation des sciences sociales en France aux nouveaux risques qui s’imposent plus ou moins bruyamment dans l’actualité des sociétés post-industrielles en Europe au tournant des années 1990. Cette introduction sert d’occasion à un élargissement du cadrage qui prévalait dans Les Sombres précurseurs par une comparaison avec l’Amérique du Nord. Cette ouverture permet de structurer le propos de manière subtile et convaincante puisqu’il s’agit de mesurer ce que des situations bien que très proches, voire similaires, ont de dissemblable à bien des égards, par exemple la dimension épistémologique qui permet de distinguer très clairement des affaires qui relèvent davantage de la dénonciation de pratiques délictuelles que de la construction de nouvelles approches tant cognitives que morales-pratiques, dans la filiation des épreuves par lesquelles la validation d’un énoncé doit passer selon la théorie de l’argumentation de Jürgen Habermas. Concrètement, c’est par la mise en perspective de deux concepts sociologiques – celui du whistleblower, qui signifie littéralement le siffleur ou la personne qui rappelle à l’ordre par son coup de sifflet, l’arbitre en quelque sorte, et le lanceur d’alerte – que l’ouvrage débute. Ce rapprochement permet de souligner que contrairement aux apparences, les deux termes ne sont pas synonymes, puisque le premier, plus ancien, traite finalement des fuites dans des sociétés différenciées où les secrets d’initiés doivent être gardés au risque de passer pour des délits de loyauté, alors que le second participe de transformations structurelles plus radicales, susceptibles de remettre en cause des fondamentaux et fondements sociaux. Cette précision prend toute son importance en raison de la confusion que le traitement médiatique, voire juridique, leur réserve, alors que la distinction épistémologique conserve toute sa pertinence.

C’est ici, très précisément que la déconstruction sociologique, notamment la spécificité et la puissance de l’enquête pragmatique, va être soulignée et revendiquée puisqu’elle produit d’autres cadrages que ceux privilégiés par l’opinion via la presse. Les lanceurs d’alerte qui, comme le fait remarquer Chateauraynaud, sont bien entendu aussi des femmes, ne font pas que rappeler à l’ordre (elles se trouvent aussi parfois dans l’incapacité de le faire) puisqu’elles font état d’un travail de décodage inédit : elles partagent aussi les résultats fragiles d’observations qu’elles ont faites en raison d’une attention particulière au monde qui n’est pas nécessairement partagée par leurs concitoyens et concitoyennes. Les lanceurs d’alerte gagnent à être désignés de la sorte en raison des rapports inédits qu’ils développent avec des situations et/ou des entités peu remarquables et remarquées usuellement, soit des entités associées à des signaux faibles.

Pour arriver cependant à cette distinction entre whistleblower et « lanceur d’alerte », il faudra cheminer à travers les méandres des situations qui conduisent à des affaires enchevêtrées, comprendre les enjeux du traitement juridique qui leur est progressivement réservé, souvent de hautes luttes du fait de l’engagement des scientifiques et des activistes qui se mobilisent au sein ou en dehors des institutions qu’ils et elles affrontent.

La reconstruction sociopolitique de ces profils singuliers suit la logique d’une rétrospective, effectuée à grands pas, des publicisations qui ont défié les chroniques depuis plusieurs décennies. Cette mise en intrigue rend compte de l’écart entre la complexité des contextes de l’alerte dans lesquels les lanceurs d’alerte sont pris et le lissage que le traitement médiatique produit par sa focalisation sur la personne, héroïsée ou fustigée. Ce contraste est à nouveau exploité au profit d’une lecture sociologique qui revendique l’insertion des biographies dans leurs contextes historiques, collectifs, sociaux. Sans nier l’arrière-plan à la fois psychologique et biographique du lanceur d’alerte, homme ou femme, la compréhension de l’alerte ne saurait se réduire à une galerie de portraits.

Cette revendication sert de levier à l’analyse qui s’engage sur la construction du droit. Ici encore, l’importance des conditions dans lesquelles émerge une affaire s’impose et contribue à la reconnaissance des contextes. Or, il se trouve que la législation évolue au profit d’une individualisation de l’alerte entre le Grenelle de l’environnement 2007/2008 et la loi Sapin II, fin 2016. Cette version de la loi, toujours en vigueur actuellement, supprime la référence aux personnes morales et inscrit l’alerte dans un protocole intenable du point de vue de ces dernières qui sortent de leur réserve au risque de porter seules les conséquences de ce qui est perçu comme un acte déloyal, voire de traîtrise à l’égard des organisations dans lesquelles elles ont souvent eu accès à des informations leur permettant de construire leurs soupçons. Ce faisant, la loi confond de fait l’alerte avec une figure héroïque, encensée ou honnie, au mépris de tous les enseignements sociologiques. Cette dynamique est indissociable des nombreuses offensives qui se sont organisées ces dernières années contre le principe de précaution qui plutôt que de servir la démocratie scientifique et technique23 ferait obstacle aux Lumières et au droit d’innover.

Ces polémiques confortent l’intérêt, voire l’urgence, de procéder à l’exploration de la question de l’alerte par une entrée par les « causes », « entités » et « objets » qui lui sont associés. Cette proposition profiterait à l’enrichissement du corpus d’enquêtes qui s’est mis en place depuis Les sombres précurseurs et à la différenciation des profils. Ainsi, on aurait des trajectoires construites à partir d’une caractérisation des affaires financières et politiques et sociotechniques, d’une part, et du seuil de criticité de la réception sociale de ces dernières pour des motifs épistémologiques et ou moraux-pratiques, d’autre part.

L’ensemble de ces explorations confirme que l’alerte relève toujours d’un processus sociopolitique complexe, fait d’alliances et de réseaux. Le déni opéré par l’évolution de la loi témoigne des rapports de force qui se jouent autour de la reconnaissance de l’alerte, cette dernière endossant pour nos sociétés complexes le rôle d’un mécanisme régulateur de la démocratie en situation d’incertitude.

Au terme des considérations auxquelles nous invite l’auteur, la thèse selon laquelle l’alerte remplit une dimension cruciale et indispensable au fonctionnement démocratique de nos sociétés s’impose avec beaucoup de conviction. Cette proposition interpelle in fine sur un dernier point, celui des abus éventuels de ce mécanisme systémique. Les recours intempestifs à l’alerte, voire ses détournements par les « marchands de doute24 » et les promoteurs de fake news, peuvent-ils conduire a minima à une banalisation de l’alerte, voire à sa dénaturation ?

Florence Rudolf
(INSA Strasbourg, UR Amup, Strasbourg)
florence.rudolf@insa-strasbourg.fr

The science of bureaucracy. Risk decision-making and the US Environmental Protection Agency

David Demortain
The MIT Press, 2020, 436 p.

David Demortain’s new book, The science of bureaucracy, is an impeccably researched sociological history of risk decision-making as it developed within the U.S. Environmental Protection Agency. The EPA is a key locus, if not the outright birthplace, of environmental risk science, from whence the core concepts of risk assessment and risk management were first articulated, codified into regulatory practice, and exported around the world. More than a case study of a national environmental agency, the book’s detailed rendering of the construction of risk science brings readers inside the conceptual architecture of modern understandings of risk in ways that Ulrich Beck’s25 influential but broad-brush sketch of ‘risk society’ could not. It should be required reading for scholars and practitioners of environmental politics from across the natural, social, and policy sciences.

Demortain begins by noting (and here his argument runs in parallel with Beck’s) that risk is not reducible to science, but always involves evaluative and normative choices. And because risk is inherently social, scientific decisions about risk are especially vulnerable to critique and so nearly always contested. These twin observations bring into relief three organizational puzzles, each building on the next to chart the general arc of the book’s argument. First puzzle: how can science solve problems of risk when the tools of risk science are themselves sources of conflict? Second one: how did different models of risk, reflecting different sets of normative choices, co-exist within the same agency? Third puzzle: given the near-continuous assault on its autonomy and power, how does EPA maintain legitimacy as a leading innovator of science-based risk governance?

The answers to each puzzle, rendered across ten empirical chapters, illustrate the Agency’s institutional commitments to its own continuous reinvention. The key, for Demortain and his readers, lies in understanding that public controversy and the promise of its resolution through science is the central tension driving organizational and epistemic change within the EPA today and throughout its fifty-year lifespan. This is where Demortain and Beck part company. For Beck, risk is the ‘manufactured’ byproduct or unintended consequence of industrial technology. For Demortain, risk is purposefully, rationally, and systematically ‘designed’ within the bureaucratic administration of decision-making at EPA – ‘the product of the encounter between science and social conflict’ (p. 42). Risk is not a tool for conflict resolution, but a result of the Agency’s internalization of public conflict.

The chapters are organized more or less chronologically, beginning with an overview of the emergence of risk analysis as a professional field in the 1960s and 1970s. From there, we learn of the early efforts at EPA by toxicologists to develop quantitative risk assessment (chapter 2) and by economists to design risk-ranking tools using cost benefit analysis (chapter 3). The next four chapters describe how the risk framework, which draws clear distinctions between risk assessment and risk management, became institutionalized within EPA, mainly during the 1980s, and included new ways to communicate risk to an increasingly anxious and conflict-prone public. In the 1990s, the risk framework began to unravel in the face of rising public concern with environmental justice and ecological restoration (chapter 8) and amid intensifying efforts to scale-back environmental regulation, promulgated mainly by industry and its Republican Party allies (chapter 9). Chapter 10 brings the story into the 2000s, and the EPA’s ongoing attempts to pivot away from risk and toward sustainability as its central concern and scientific product. The book concludes that because Agency officials and experts ‘have consistently searched for ways to create the articulation between conflicting parties and opposed views of the environment and risks… it succeeds in instituting forms of decision-making, in the United States and beyond’ (p. 320).

Some will take issue with this (suitably) contentious final claim, myself included. If the EPA has succeeded in institutionalizing a new science of risk, has it also succeeded at protecting the environment and public health? Are Americans safer today from pollution and chemical exposures than they were fifty years ago? Does risk science make for a less dangerous world? A useful extension of Demortain’s analysis would follow the frameworks, protocols, and practices out of EPA Offices in Washington, D.C. to its ten regional offices and beyond them to the state and municipal agencies that deploy risk science and make practical decisions within the context of real-world conflict and with at times far-reaching consequences for ecology and society.

These issues aside, make no mistake: this is a big book, loaded with analytical riches. Those who read it will almost certainly find something nourishing to chew on. Legal scholars may focus on the changing relationship of risk science to legal theory and practice. For political scientists, the implicit exceptionalism that seeps into the analysis may beg comparisons of EPA’s bumpy history with other U.S. regulatory agencies that traffic in risk science, such as the Food and Drug Administration or the Federal Emergency Management Agency, or with risk assessment practices in the European Union. I find it a welcome addition to the two fields that I know best, science and technology studies and environmental sociology. The former remains closely wedded to an ethnographic model of cultural studies that privileges methodological individualism often rendered in smaller case studies of the social construction of knowledge. This book shows that organizations are not only where the action is but also that they do a lot of the work, and that history matters – not just in shaping academics’ access to processes of social construction, but in shaping the constraints within which social constructions of one sort or another, come about. Environmental sociology also tends to miss the meso-level, but from the other end, where macro-political economy locates environmental problems – and proposed solutions – squarely in the lap of global capitalism and that system’s relentless march toward growth, accumulation, and destruction. Demortain’s observations about the networked nature of institutional autonomy and innovation of organizational practice at EPA call into question environmental sociology’s one-size-fits-all theory of the captured environmental state.

Science of Bureaucracy is generous in another way as well. It cements the leading position of French scholars’ collective contributions to studies of the politics of environmental risk, chemicals regulation, and the politics of pollution and environmental health. Here, Demortain is joined by an intellectual circle of historians, political scientists and sociologists that includes Soraya Boudia, Henri Boullier, Nathalie Jas, and Emmanuel Henry, among others. Individually and collectively, these scholars are doing the important work of unpacking the history and genealogy of environmental health risk and related concepts, tools, and regimes, especially – but not exclusively – in the U.S. and Europe. For several years now their work has been gaining attention as it circulates through environmental science and technology studies and related fields. Science of bureaucracy demonstrates the clear value of the historical approach taken by this emerging ‘French school’ of chemical governance studies.

Scott Frickel
(Brown University, Department of Sociology, Providence, Rhode Island, USA)
scott_frickel@brown.edu

Des choses de la nature et de leurs droits

Sarah Vanuxem
Quæ, 2020, 115 p.

Ceux qui la connaissent peuvent douter que Sarah Vanuxem soit une adepte des sports de combat. C’est pourtant l’un des préceptes majeurs du judo qu’elle met en œuvre en utilisant les mouvements de son adversaire – le système juridique tel qu’interprété par la doctrine majoritaire – pour tenter de le renverser !

L’ouvrage de S. Vanuxem – prolongement bienvenu d’une conférence donnée à l’INRAE – est, certes, un ouvrage de juriste, rigoureux dans ses analyses, bien documenté, traduisant une maîtrise certaine du droit des biens et des obligations, relu à la lumière de l’histoire du droit. Mais bien au-delà de ses collègues, l’autrice s’adresse à tous ceux qui, au sein des sciences sociales, considèrent – ce qui est banal – que le droit révèle des choix politiques et philosophiques et qu’il participe à structurer une société, mais qui admettent dans le même temps – ce qui l’est beaucoup moins – qu’il peut être une arme aux mains de ses interprètes pour faire émerger une autre vision du monde. En d’autres termes, S. Vanuxem adopte dans le même mouvement une démarche très critique du système juridique français qu’elle analyse, mais trouve cependant en lui les ressources pour le subvertir et l’instrumentaliser au bénéfice de causes qui sont a priori aux antipodes des valeurs que la doctrine dominante lui fait porter. L’un des charmes de l’ouvrage est précisément de consacrer beaucoup plus de temps et de pages à ce travail de propositions et de reconstruction qu’à la dénonciation de la lecture traditionnelle qu’en font les auteurs.

Le point de départ de l’ouvrage est le constat que la doctrine dominante « tient pour équivalentes les notions de personnalité juridique et de sujet de droit » (p. 12). Dans cette conception, ne peuvent être titulaires de droits que les personnes juridiques, les sujets de droit. D’où la tendance actuelle – on pourrait parler de mode – à vouloir personnifier la nature et ses éléments pour les faire bénéficier de droits. S. Vanuxem salue ce mouvement d’idée dont elle se « réjouit », non parce qu’elle l’approuve, comme elle l’explique quelques pages plus loin, mais parce qu’il est de nature à fragiliser « le soubassement essentiel ou la colonne vertébrale de notre droit ».

Pour parvenir à ses fins, S. Vanuxem trouve des soutiens essentiellement dans les travaux de non-juristes, historiens, philosophes et anthropologues, qui lui fournissent moins des hypothèses qu’un cadre pour développer sa pensée. De Philippe Descola, elle retient, en particulier, l’analogisme comme alternative à la modernité ou au naturalisme. De Michel Foucault, elle tire « les quatre grands types de relations entre les choses décrits dans La prose du monde », qui la conduisent à « dessiner les premiers linéaments des droits des choses voisines, jumelées, analogues et amies » qu’elle voit s’exprimer à travers « les notions de servitudes prédiales (c’est-à-dire les servitudes réelles traditionnelles qui pèsent sur le fonds servant au bénéfice du fonds dominant), de servitudes écologiques, de compensation écologique et de communauté d’habitants ». L’hypothèse, qui soutient tout le livre, tient en quelques mots. Prolongeant l’approche développée dans sa thèse de doctorat, et s’appuyant sur « la célèbre théorie de Moïse de Ravenne », l’autrice l’exprime comme une évidence : les choses peuvent être titulaires de droits sans qu’il soit nécessaire de leur accorder la personnalité juridique, « tout simplement parce qu’il est possible de leur reconnaître d’emblée des droits, sans passer par l’intermédiation d’humains qui seraient habilités à parler en leur nom » (p. 13). Cette hypothèse n’est pour l’autrice ni incongrue, ni hétérodoxe ; « la solution a été employée pendant longtemps, ici même en Occident […], elle l’est encore aujourd’hui et […] nous pourrions aller plus loin encore en réinvestissant le droit des servitudes » (p. 13). Sans paraître y toucher, comme s’il suffisait de le regarder avec d’autres a priori idéologiques que ceux qui aveuglent, selon elle, la doctrine dominante, S. Vanuxem projette ainsi de mettre le système juridique cul par-dessus tête, pour lui faire quitter la route mortifère qu’il a empruntée, guidé qu’il serait par la seule volonté de permettre la circulation des biens au service du système économique libéral, et « pour renouer, au contraire, avec une vision du droit davantage orienté vers la stabilité des situations, […] en redécouvrant ces formes de relations entre les choses qui auraient tant importé au XVIe siècle » (p. 23). Ce thème de la stabilité des situations, de la fixité même des rapports entre les choses grâce au détachement du lien de volonté avec le « dénommé propriétaire », parcourt tout l’ouvrage. Le projet idéologique est donc bien marqué et parfaitement assumé : à la circulation des biens permise par la reconnaissance de droits à des personnes juridiques qui exercent leur domination sur des choses objets de droits, il faut substituer la stabilité des rapports entre les choses et organiser la cohabitation des habitants humains et non humains de ces milieux de telle sorte qu’elle ne remette pas en cause ce « droit naturel ».

L’analyse juridique n’est jamais loin pour conduire la démonstration. Les servitudes prédiales ou réelles ne sont-elles pas définies dans le code civil lui-même (art. 637) comme « une charge imposée sur un héritage pour l’usage et l’utilité d’un héritage appartenant à un autre propriétaire ». Partant de ce constat, S. Vanuxem affirme qu’une « servitude relie des choses, non des personnes » et se gausse des auteurs classiques qui tentent d’expliquer que les rédacteurs du code civil se sont mal exprimés et qu’ils n’ont pas voulu dire ce qu’ils ont écrit. L’autrice plaide au contraire pour « une lecture littérale du droit des servitudes prédiales », car « voici des articles du code civil qui invitent à ne pas ravaler les êtres non humains, en particulier les fonds de terre, à la condition de matériaux inanimés, mais à les envisager comme des entités actives, pourvoyeuses ou bénéficiaires de services entre elles » (p. 30). Et l’autrice d’insister sur le potentiel écologique d’une telle approche qui permet « d’assurer la pérennité ou la durabilité de la mise au service d’une terre au profit d’une autre terre » (p. 34) et sans doute de soutenir ce que Baptiste Morizot – autre grand inspirateur de S. Vanuxem – désigne comme « une pensée écopolitique des interdépendances ». Abordant ensuite les choses « jumelées », S. Vanuxem analyse alors plusieurs innovations du droit de l’environnement portées par la loi biodiversité du 8 août 2016, en suggérant que ces innovations permettent de mettre en rapport des choses « susceptibles d’être jumelées, appareillées ou mises en miroir ». Ses pas la conduisent à étudier la notion de service écologique, l’obligation réelle environnementale et le principe de solidarité écologique. À chaque étape, S. Vanuxem explique au lecteur de quoi il s’agit, quelle critique on pourrait légitimement adresser à l’une ou l’autre de ces innovations, mais nous explique tout aussitôt qu’une « autre interprétation est possible » et que ces innovations « pourraient bien traduire un courant inverse mais plus profond, et marquer le passage d’une vision subjectiviste à une vision éco-centrique » (p. 42). Lorsqu’elle énonce les critiques, l’autrice cède parfois à la facilité. Analysant les services écologiques, par exemple, elle commence – de manière attendue – par dénoncer « la marchandisation des choses de la nature » […] ravalées à la condition d’objet ». Sous sa plume, les marchandises sont toujours « vulgaires », comme « la langue des finances » ou « le vocabulaire économique » ! Mais le lecteur n’a pas le temps de se lasser de cette vulgate car la proposition de relecture qui suit, sans emporter forcément la conviction, conduit à s’interroger sur des solutions ou des qualifications que l’on pensait indiscutables. De ce point de vue, c’est sans doute le chapitre consacré aux « choses analogues » et à la compensation écologique qui est le plus stimulant. Après avoir à nouveau enfourché avec d’autres, et après d’autres, le thème rebattu de « la marchandisation de la nature » et de sa « financiarisation », S. Vanuxem nous redonne très vite à penser en considérant « que le mécanisme gagnerait à être compris différemment, comme relevant d’une autre logique, et plus précisément, d’une logique analogiste » (p. 59). Là où elle ne voyait dans les premières pages du chapitre que rapports marchands et conception économique et utilitaire de la nature, l’autrice nous apprend que par « un coup de force interprétatif » – cette jolie formule résume sa méthode ! – il est possible de soutenir que « le mécanisme de compensation écologique repose sur une nouvelle sacralisation de la terre » conduisant à créer des « sanctuaires » pour compenser « les terres profanées ». Évoquant Durkheim, Philippe Descola ou encore Lévy-Bruhl, S. Vanuxem en arrive à la conclusion qu’on « ne se départirait donc pas de l’hypothèse sacrificielle, en posant que l’entrepreneur de travaux contracte une obligation auprès de la biodiversité qu’il s’apprête à endommager par la réalisation d’un projet autorisé » (p. 63). Quant aux sites sur le territoire desquels sont mises en œuvre les mesures compensatoires, ils sont « les lieux de sacrifices visant à apaiser la ou les divinité(s) offensée(s) par les travaux réalisés sur un site avoisinant » (p. 64). En cette qualité, ils doivent être destinés de manière pérenne à la biodiversité, comme les sites sacrificiels l’étaient à la (ou aux) divinité(s) qu’ils permettaient d’honorer… et, nous assure l’autrice, des outils juridiques existent pour y parvenir. Cette belle démonstration s’achève par un développement moins convaincant. Craignant d’avoir été mal comprise, S. Vanuxem explique que « la présentation de ces dispositifs compensatoires comme participant d’un droit des choses analogues n’enlève rien à la critique que l’on peut en faire », même si elle reconnaît que « l’économie dans laquelle ces biens entrent n’est pas tant une économie libérale qu’une ‘économie administrée’ » (p. 75), ce qui, on en conviendra, est un peu fade après ce qui précède ! Les communautés d’habitants comme illustration d’un « droit des choses amies » viennent clore l’analyse pour montrer qu’il « est permis de se demander si les revendications actuelles des communautés, par exemple, autochtones, paysannes ou libertaires ne peuvent pas s’analyser en des pétitions de collectifs, et de collectifs sinon analogistes, du moins a-modernes ou non naturalistes, c’est-à-dire de groupes qui ne seraient pas uniquement, ni nécessairement composés d’humains » (p. 77). Comme elle le fait tout au long de son ouvrage, S. Vanuxem part alors à la recherche des concepts ou catégories qui pourraient « les traduire juridiquement ». Revisitant dans le droit positif ou dans l’Ancien droit les textes qui visent ou visaient les communautés autochtones et locales, les communautés villageoises, et, en droit comparé, les communautés de milieux personnifiés (avec sur ce dernier point des développements très nuancés qui tranchent avec les positions simplificatrices – voire simplistes – que l’on peut habituellement lire) ou les communautés paysannes du droit italien, S. Vanuxem tisse un lien avec les textes du code civil qui organisent la réparation du préjudice écologique causé aux « communautés de milieux endommagés ». Pour finir, elle nous invite à réfléchir aux outils – par exemple, les fonds de dotation – qui permettraient de stabiliser des situations au profit des « communautés zadistes », dont elle présume, par sympathie idéologique, qu’elles « développent des connaissances, innovations et pratiques utiles pour la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique » (p. 78).

S. Vanuxem est une vraie chercheuse créative et stimulante. Son ouvrage choque, secoue, interroge, déstabilise, fait réfléchir. Faut-il être convaincu pour en recommander la lecture ? Assurément pas ! La principale limite de l’ouvrage tient, nous semble-t-il, au fait que l’autrice raisonne dans un monde particulier qui est celui qu’elle affectionne, celui des terres naturelles ou cultivées (sobrement), habitées par des communautés autochtones, villageoises ou libertaires « autonomes mais confédérées et qui assureraient la gestion à petite échelle des affaires publiques » (p.100). Ce faisant, elle exclut de son champ de vision et d’analyse le système économique, social et politique dans lequel s’inscrit pourtant la réalité qu’elle étudie. Peu lui importe sans doute car elle écrit pour après, en étant sans doute convaincue que cet après adviendra et qu’en attendant il faut introduire dans ce système les ferments de son agonie.

Gilles J. Martin
(Professeur émérite, Université Côte d’Azur, UMR GREDEG, Sophia Antipolis, France)
gj.martin@wanadoo.fr


1

La MST (mission scientifique et technique), ancêtre de la MSTP, elle-même une des sources de l’AERES.

2

Sous l’égide d’Hubert Curien, ministre chargé de la recherche, de Robert Chabbal, président de la MST, qui aura d’ailleurs ensuite un rôle dans la création de l’AERES, et de Pierre Papon, ancien directeur du CNRS nommé par Jean-Pierre Chevènement, qui sera le premier président de l’OST. L’OST a été intégré au sein du HCERES il y a quelques années.

3

Des expressions internationales récentes de la nécessité d’objectiver le jugement par des indicateurs, tout en préservant l’essence du jugement par les pairs sont la Déclaration de San Francisco (DORA – Declaration on Research Assessment) de 2013 et le Manifeste de Leiden ; voir également Barré R., 2018. Les indicateurs sont morts, vive les indicateurs ! Towards a political economy of S&T indicators: a critical overview of the past 35 years, Research Evaluation, 28, 1, 2-6, https://doi.org/10.1093/reseval/rvy029.

4

Seguin L., 2016. Les apprentissages de la participation. Regards croisés sur un dispositif institué et une mobilisation contestataire. Thèse de doctorat en aménagement, Tour, Université de Tours.

5

Cette note de lecture s’appuie aussi sur ma participation en tant que discutant à la séance du Séminaire d’économie politique du 12 mai 2021, au cours de laquelle Hélène Tordjman a présenté son ouvrage. Je remercie Sabina Issehnane, Sophie Jallais et Thomas Lamarche pour cette invitation et leur accueil.

6

Voir les propositions faites en ce sens par un collectif d’associations (securite-sociale-alimentation.org) créé en 2019 qui visent à la création d’un budget alimentaire associé à la carte vitale, financé par des cotisations, permettant aux individus d’acheter des produits conventionnés qui offriraient des rémunérations plus élevées aux producteurs « bio ».

7

On se reportera notamment à : Vivien F.-D., 2019. « L’économie au prisme du Groupe des Dix : d’une bioéconomie l’autre », NSS, 27, 2, 147-158, https://doi.org/10.1051/nss/2019033 ; Béfort N., Nieddu M., 2020. « Bioéconomie : un retour historique sur deux problématisations de l’usage des ressources naturelles », NSS, 28, 3-4, 216-225, https://doi.org/10.1051/nss/2021011.

8

La collapsologie est un néologisme inventé, « avec une certaine autodérision», par Pablo Servigne et Raphaël Steven (Comment tout peut s’effondrer, petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Seuil, 2015). Il est issu du latin lapsus qui signifie chute et du verbe to collapse, qui signifie s’effondrer. C’est « l’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle, et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition, et sur des travaux scientifiques reconnus. » (Servigne et Steven, op. cit., p. 253).

9

Larrère C., Larrère R., 2020. La collapsologie est politiquement inoffensive, Les Inrockuptibles, 10 octobre, www.lesinrocks.com/2020/09/10/idees/idees/la-collapsologie-est-politiquement-inoffensive/.

10

Voire même sa collusion avec les idées néo-libérales : Larrère C., Larrère R., 2020. « Les collapsologues sont dans un rapport de convergence avec le pouvoir », Usbek & Rica, 8 septembre, https://usbeketrica.com/fr/article/les-collapsologues-sont-dans-un-rapport-de-convergence-avec-le-pouvoir.

11

Une thèse déjà défendue avec concision : Larrère C., Larrère R., Bouleau N., 2016. « Les transitions écologiques à Cerisy », Natures Sciences Sociétés, 24, 3, 242-250, https://doi.org/10.1051/nss/2016030.

12

Larrère C., Larrère R., art. cit. 06 octobre 2020.

13

Afeissa H.-S., 2014. La fin du monde et de l’humanité. Essai de généalogie du discours écologique, Paris, PUF.

14

Ce faisant, ils procèdent à un contresens sur la démonstration philosophique d’Anders, qui ne fait pas de la catastrophe nucléaire une possibilité, mais une réalité en attente de sa réalisation.

15

Dupuy J.-P., 2019. « Simplismes de l’écologie catastrophiste », AOC, 21 octobre, https://aoc.media/opinion/2019/10/21/simplismes-de-lecologie-catastrophiste/.

16

Comme par exemple les risques nucléaires, qu’ils soient civils ou militaires, qui nécessitent infrastructures, savoirs et techniques de pointe, sécurisations coûteuses, etc.

17

Limites qui ne sont pas originales en soi, que l’on retrouve dans quasiment tous les discours anti-collapsologie. Voir Villalba B., 2021. Les collapsologues et leurs ennemis, Paris, Le Pommier.

18

Cochet Y., 2019. Devant l’effondrement. Essai de collapsologie, Paris, Les Liens qui libèrent.

19

Mais même cette dimension serait affaiblie par les discours collapsologistes, qui auraient tendance à réduire l’écoféminisme à la féminité qui habiterait chaque homme… (intervention de R. Larrère, 30 novembre 2020, Programme Cit’in).

20

Dans certains entretiens (voir références ci-dessus), les auteurs insistent sur le développement de solutions techniques assez localisées, par exemple pour lutter contre l’érosion de certains écosystèmes, au niveau local.

21

Beck U., 1986. Risikogesellschaft. Auf dem weg in eine andere moderne, Frankfurt am Main, Suhrkamp. Trad. fr. : La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier, 2001.

22

Charles L., Lange H., Kalaora B., Rudolf F. (Eds), 2014. Environnement et sciences sociales en France et en Allemagne, Paris, L’Harmattan.

23

Callon M., Lascoumes P., Barthe Y, 2001. Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil.

24

Oreskes N., Conway E.M., 2012. Les marchands de doute, Paris, Le Pommier. Traduit de : Merchants of doubt, New York, Bloomsbury Press, 2010.

25

Beck U., 1992. Risk society. Towards a new modernity, London, Sage.


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