Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 29, Number 4, Octobre/Décembre 2021
Page(s) 479 - 486
Section Regards – Focus
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2022005
Published online 11 March 2022

© L. Trespeuch et al., Hosted by EDP Sciences, 2022

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

« Cette tempête passera. Mais les choix que nous faisons maintenant pourraient changer nos vies pour les années à venir », écrit l’historien Yuval Noah Harari (2020) dans le Financial Times. Les crises déstabilisent en effet les convictions et courants de pensée (Kuhn, 1962). Elles permettent de remettre en question les modèles et testent les limites : ce qui semblait impossible précédemment le devient soudainement (Sheth, 2020). Pour illustration, la Grande Dépression des années 1930 aux États-Unis, la révolution iranienne de 1979 ou la croissance spectaculaire des pays du Golfe font figure de moments décisifs. Dans le cas de la pandémie de coronavirus, les conséquences pourraient être d’une ampleur supérieure, car cette crise est multidimensionnelle : elle remet en question l’ensemble des dimensions de notre système (sanitaire, économique, politique, sociale et écologique). De plus, cette crise est mondiale affectant toutes les régions de la planète. Pour y faire face, les gouvernements ont mis en place des restrictions plus ou moins importantes en termes de déplacements et de rassemblements. Ces contraintes ont forcé les citoyens à adopter de nouveaux comportements. Si l’achat local, le commerce en ligne, le bénévolat pour des organisations communautaires ou les mobilités douces se sont développés, des comportements responsables qui semblaient précédemment acquis ont été remis en cause, à l’instar du recyclage (voir par exemple, les résultats de l’initiative Vigie-Conso COVID-19 de l’Observatoire de la consommation responsable de l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal1). L’étude de Xiang et al. (2020) a également mis en exergue une augmentation du temps passé devant les écrans d’environ 30 heures par semaine, avec en parallèle une baisse de l’activité physique d’environ 7 heures par semaine.

Dans ce contexte, les avis divergent sur la durabilité des comportements responsables adoptés pendant la crise. Cette pandémie représente-t-elle un moment décisif, au sens de Schewe et al. (2000), qui va faire basculer les sociétés vers des sociétés plus responsables sur les plans sociaux et environnementaux ? Pour répondre à cette question, cet article présente, dans un premier temps, une sélection de théories en faveur d’un changement durable des comportements et des habitudes puis, dans un deuxième temps, les théories qui militent pour un retour à la vie d’avant. Les théories exposées ont été sélectionnées dans de précédentes recherches, en fonction de leur capacité à expliquer les changements ou la conservation des habitudes. En se fondant sur ces théories plurielles, l’article ouvre le débat et propose des recommandations aux décideurs publics, entreprises et citoyens.

Basculer vers une société plus durable ?

Plusieurs théories permettent d’envisager un basculement durable vers des habitudes plus responsables. La théorie des valeurs, celle des niveaux de représentation, ou celles développées sur le rôle du contexte et des émotions négatives ont précédemment expliqué des changements de comportements et d’habitudes. Par conséquent, nous les mobilisons et les présentons ci-dessous.

Du changement de valeurs au changement de comportements

La pandémie de coronavirus constitue un événement historique suffisamment inédit pour fortement modifier les valeurs partagées au sein de la société (Sheth, 2020). Définies par Rokeach (1973) comme des croyances durables, les valeurs portent sur le fait qu’une manière de se comporter est personnellement ou socialement préférable à toute autre. Ces valeurs sont le résultat d’un héritage culturel autant que d’expériences personnelles (Schwartz, 1992). Par son ampleur, la pandémie semble suffisamment marquante au niveau de l’héritage culturel et des expériences personnelles pour modifier profondément les valeurs. Comme la crise des subprimes de 2008, elle pourrait augmenter l’importance du dépassement de soi (c’est-à-dire l’universalisme ou la bienveillance) et de la continuité (c’est-à-dire la sécurité, la tradition, la conformité) (Schwartz, 1992 ; Sortheix et al., 2019). Mais cette pandémie peut également favoriser l’ethnocentrisme – préférence pour des intérêts plus locaux (pays d’appartenance, communauté, famille) – (Van Bavel et al., 2020), voire l’égocentrisme comme l’a montré la ruée vers l’achat d’armes à feu en Amérique du Nord.

Si l’universalisme ou l’ethnocentrisme l’emporte du point de vue de la modification des valeurs, cette pandémie entraînera l’adoption durable des comportements responsables associés. En effet, les valeurs servent de principes relativement rigides pour s’orienter tout au long de la vie (Schwartz, 1992). La consommation locale (produits et marques) est un exemple de comportements liés à l’ethnocentrisme. Elle répond effectivement à des préoccupations de souveraineté nationale et de qualité de vie de la communauté (commerces de proximité, producteurs locaux, écologie…). Si la préférence pour le local est attachée à des valeurs, elle pourrait perdurer au-delà de la crise.

De la distance physique à la distance psychologique

La pandémie de Covid-19 a réduit la distance psychologique au changement climatique. Proposée par Trope et Liberman (2010), la théorie des niveaux de représentation conçoit la distance psychologique comme le degré d’éloignement auquel un individu perçoit une entité, qu’il s’agisse d’un objet, d’une action ou d’une personne. Elle suggère que ce degré d’éloignement réduit les préoccupations de l’individu envers cette entité, son degré de contrôle perçu sur elle et sa motivation à agir. Cette théorie a été largement mobilisée pour expliquer les freins à la lutte contre le changement climatique (Milfont, 2010 ; Trespeuch et al., 2020) qui peut paraître éloigné : sa réalité est constamment remise en cause (distance hypothétique), il n’affecte pas notre entourage (distance sociale) et ne provoque pas de catastrophes chez nous (distance géographique) dans l’immédiat (distance temporelle). Prolongeant cette perspective, tout dispositif susceptible de réduire la distance psychologique au changement climatique peut accroître le contrôle perçu et la motivation à agir contre lui (Spence et Pidgeon, 2010).

Or précisément, cette pandémie est présentée comme une maladie de l’Anthropocène, réelle (réduction de la distance hypothétique), qui nous affecte collectivement (réduction de la distance sociale), ici (réduction de la distance géographique) et maintenant (réduction de la distance temporelle). Associée à la perturbation des écosystèmes par l’homme, elle nous pousse à questionner la manière dont il interagit avec la nature. Ce faisant, la pandémie de coronavirus développe la conscience environnementale des citoyens jusque-là peu engagés et la perception d’un risque écologique d’autant plus grand pour notre civilisation que la crise a également mis en évidence les limites de notre supposée suprématie technique. Elle augmente la motivation à agir en faveur de l’environnement dans un contexte où l’adaptation n’est plus seulement perçue comme souhaitable, mais comme nécessaire, ce qui pourrait nourrir l’acceptabilité sociale des changements utiles pour faire face au changement climatique (Slovic, 1987).

Des conditions de crise « conditionnantes »

Cette crise a aussi imposé plus directement de nouveaux comportements. Les restrictions dans les déplacements ont conduit à l’adoption brutale de formes de mobilité plus douces ; les citoyens ont davantage marché ou pédalé au quotidien du fait de la limitation des transports publics et du risque de contamination associé. De nouvelles destinations ont été envisagées pour passer le week-end dans un rayon de 100 km ou pour prendre des vacances sans emprunter l’avion, dans une perspective plus durable. Finalement, les restrictions associées à la crise ont été l’occasion d’expérimenter de nouveaux comportements, potentiellement plus responsables. Ils ont été adoptés sans suivre les étapes du changement (Prochaska et al., 1985) : précontemplation (pas d’intérêt pour le nouveau comportement), contemplation (intérêt pour le nouveau comportement sans intention d’adoption), voire la préparation (intention d’adopter le nouveau comportement).

Dans une perspective connexionniste (Wood et al., 2005), les habitudes sont fortement dépendantes du contexte. En effet, elles sont des réponses automatiques associées entre autres à ce contexte. C’est donc par sa modification qu’elles peuvent se décristalliser et laisser la place à de nouvelles habitudes (Sheth, 2020). Dans le cas de cette crise, la modification du contexte a conduit à la mise en œuvre de nouveaux comportements sans que les individus ne l’aient souhaité. À l’essai, certains individus auront constaté que manger mieux ou faire plus d’exercice au quotidien ne nécessite pas tant d’efforts et peut être à l’origine de gratifications importantes, qu’elles soient fonctionnelles ou plus symboliques. Répétés par obligation sur plusieurs semaines du fait des circonstances, ces nouveaux comportements gratifiants peuvent devenir automatiques. Toujours, dans une logique connexionniste (Wood et al., 2005), la répétition permet en effet l’apprentissage d’associations entre des comportements et des récompenses dans un environnement donné. Au bout d’un certain temps, la simple perception de cet environnement suffit à initier le comportement (Verplanken et Wood, 2006) : les nouveaux comportements sont devenus des habitudes.

La route émotionnelle

La pandémie et les contraintes associées ont suscité des émotions négatives – affliction, peur, colère, stress ou anxiété – intenses parce que proportionnelles à l’écart perçu entre notre modèle mental (c’est-à-dire notre représentation de l’environnement qui nous sert de référent à la planification de nos actions pour atteindre nos objectifs) et la réalité tangible de notre environnement (Zhong et al., 2021). Ce faisant, les contraintes ont également alimenté un déséquilibre affectif et cognitif difficile à supporter, et motivé l’adoption de stratégies de régulation pour le surmonter. Ces stratégies de régulation passent notamment par la recherche d’informations et l’adoption de comportements plus responsables, comme l’a amplement documenté la littérature sur la communication sociale en matière de sécurité routière, de lutte contre les addictions au tabac, à l’alcool ou aux drogues (Bécheur et Valette-Florence, 2014 ; Heffner et al., 2021). Concrètement, la représentation d’une menace physique ou sociale (par exemple, occasionner un accident grave en état d’ivresse) suscite des émotions négatives, lesquelles conduisent à adopter un comportement permettant de s’en libérer (par exemple, éviter de boire avant de prendre le volant ou ne pas prendre le volant après avoir consommé de l’alcool).

Cette crise a rendu la menace écologique particulièrement saillante. Présentée comme un avertissement envoyé par la nature, elle a largement remis en cause notre confiance dans notre capacité technique à la maîtriser, en même temps que notre modèle de société basé sur une croissance économique infinie. La menace physique qui y a été associée est perçue comme sévère avec un sentiment de vulnérabilité. Cela entraîne des réponses susceptibles de rééquilibrer les états cognitifs et de mettre à jour les modèles mentaux. L’adoption de comportements plus vertueux (par exemple, privilégier le vélo, acheter des produits locaux ou « fait maison », pratiquer le tourisme à côté de chez soi) peut donc jouer comme une forme de régulation émotionnelle qui renforce notre nouveau modèle mental et les comportements responsables qui s’y rapportent.

Ou reprendre nos habitudes précrise ?

On peut également imaginer que la crise, aussi grave et mondiale soit-elle, ne suffira pas pour modifier durablement les comportements. Dans ce sens, la théorie des habitudes, les recherches sur la régulation des émotions et le self-licensing sont évoqués pour expliquer l’absence de changements durables.

Libérés et déconnectés

Si le Covid-19 a imposé de nouveaux comportements par la force des choses, la sortie de crise pourrait provoquer un retour à des conditions de vie d’avant la crise. La manière dont les habitudes gouvernent les comportements incite en effet au pessimisme. Les habitudes étant fortement dépendantes du contexte, le retour à une situation connue où certains comportements étaient activés automatiquement a des chances d’advenir, d’autant que les habitudes ne disparaissent jamais complètement (c’est-à-dire qu’un comportement habituel peut être remplacé par un autre, mais le schéma neuronal lié au comportement initial ne disparaît pas) et que les nouvelles habitudes prennent du temps à se cristalliser et devenir indépendantes des intentions des individus (Verplanken, 2018).

Or, on peut penser que certains comportements apparus pendant la crise n’auront pas eu le temps de se cristalliser (c’est-à-dire de créer les schémas neuronaux caractéristiques des habitudes), faute d’une répétition suffisamment fréquente dans un contexte stable (Verplanken, 2018). L’installation d’une nouvelle habitude nécessite en effet de quelques semaines à plus de 8 mois d’un individu à l’autre (Lally et al., 2010). On peut également penser que nombre d’entre elles sont intimement liées au contexte de la crise et devraient disparaître avec elle. Les gens renonceront-ils à de lointains voyages quand les avions redécolleront ? Continueront-ils à cuisiner et faire le pain quand le retour à la normale les privera du temps nécessaire ? Ainsi un retour à un contexte précrise induit un retour à des comportements précrise, y compris les comportements les moins vertueux pour l’environnement comme les déplacements en avion.

La régulation émotionnelle

En contrariant subitement l’atteinte d’objectifs, des plus essentiels, comme rester en vie, aux plus superficiels, comme consommer un soda à la terrasse d’un café, la pandémie due au coronavirus a suscité des émotions négatives extrêmement intenses. Mais pour que la perception d’une menace physique et le sentiment de peur associé déclenchent l’adoption d’un nouveau comportement, il faut que l’individu perçoive ce nouveau comportement comme efficace et à sa portée (Witte, 1992). Dès lors, l’expérience d’émotions négatives ne suffit pas pour déclencher le comportement responsable comme moyen de les réguler.

La régulation des émotions négatives peut également prendre un chemin plus personnel où les biais cognitifs (par exemple, préjugés, aversion aux pertes, gratification immédiate) favorisent des réponses comportementales plus égoïstes. Par exemple, la peur peut favoriser des comportements primaires de survie comme le stockage massif de denrées alimentaires en anticipation d’un éventuel chaos. La frustration occasionnée par le confinement peut engendrer des comportements agressifs similaires à ceux observés lors d’épisodes de colère. Les manifestations publiques, souvent en armes, de citoyens américains dénonçant ce qu’ils perçoivent comme une restriction de leurs libertés fondamentales en offrent un exemple criant. Enfin, l’anxiété face à l’avenir en période de crise peut conduire les individus à développer des symptômes dépressifs, à opérer un repli social et à accroître leur consommation d’alcool, de cannabis et de « malbouffe ». Ces comportements peuvent permettre de retrouver une certaine homéostasie émotionnelle, c’est-à-dire un rééquilibrage affectif (Damasio, 2006) face à la sévérité de la menace et à l’incapacité perçue à la surmonter.

Du self-licensing à la réactance psychologique

Selon la théorie du self-licensing, une bonne action peut donner « droit » à une action plus douteuse (Merritt et al., 2010). C’est cette théorie qui explique qu’une salade verte choisie en entrée justifie le choix d’une part de gâteau au chocolat en dessert. Ou c’est encore cette théorie qui explique que des personnes blanches adoptent des comportements plus discriminants à l’encontre de personnes noires lorsqu’on leur donne au préalable l’occasion d’illustrer qu’elles ne sont pas racistes.

Pendant le confinement, les individus ont supporté, pour le bien de tous, un grand nombre de restrictions sur une période relativement longue (par exemple, ne plus pouvoir se déplacer librement, ne plus visiter ses amis, ses proches). Ils ont donc fait une bonne action, qui peut appeler une récompense : consommer ou voyager dès que possible. Cette hypothèse est conforme à la théorie de la réactance psychologique, selon laquelle une privation de liberté augmente l’envie irrépressible d’adopter les comportements interdits. Les longues files d’attente observées à l’entrée de certaines enseignes comme Zara, Louis Vuitton ou MacDonald’s à la sortie du premier confinement en offrent une illustration patente. La réactance psychologique est plus forte dans les sociétés individualistes. Son intensité dépend aussi de l’expertise perçue de la source qui impose la privation de liberté.

Recommandations pour une transition écologique et sociale

Les éléments théoriques qui précèdent montrent qu’un basculement vers une société plus responsable est possible sous certaines conditions (Parguel et al., 2018). Trois séries de propositions sont formulées. L’une s’adresse aux décideurs politiques, la deuxième aux entreprises et la troisième aux citoyens.

Décideurs politiques : des politiques volontaristes et financées dans le temps

La pandémie due au coronavirus a mis en évidence la preuve empirique qu’il est possible d’adopter à grande échelle des décisions collectives imposant des changements de comportements significatifs. Jouer sur la fibre nationaliste ainsi que sur les valeurs associées pourrait faire émerger un sentiment d’appartenance plus grand aux communautés locales et nationales et ainsi induire des comportements de consommation privilégiant la proximité. Dans cette optique, le fait d’avoir des politiciens et leaders d’opinion faisant preuve de comportements responsables peut conduire à un changement de normes et de valeurs orienté vers une société plus écologique et sociale (Van Bavel et al., 2020).

Les jeunes très fortement affectés par cette crise (perte du premier emploi, retour chez les parents) vont très certainement faire des choix radicaux. Les décideurs politiques doivent faire en sorte qu’ils soient vertueux. Il paraît ainsi essentiel que les jeunes soient une cible privilégiée de l’action politique en matière de formation, de protection sociale et d’accompagnement vers des comportements que beaucoup d’entre eux souhaitent.

Pour que de nouveaux comportements responsables deviennent durables, il faut que le contexte de leur adoption et les bénéfices associés soient stables (Verplanken et Wood, 2006). Pour ce faire, il est essentiel de jouer sur plusieurs plans : incitations financières, équipements, infrastructures publiques, communication, etc. Il faut en revanche éviter de tomber dans le piège de la répression. La recherche a montré depuis longtemps le danger qu’il y avait à traiter les problèmes environnementaux sans précautions particulières à propos de la réactance psychologique engendrée chez certaines catégories de citoyens (par exemple, Mazis, 1975).

La communication gouvernementale joue également un rôle crucial. La récente étude de Heffner et al. (2021) a montré lors de la pandémie une efficacité similaire des communications basées sur la peur versus celles basées sur des émotions positives. La communication doit ainsi privilégier ces deux axes : augmenter la perception que l’adoption durable de nouveaux comportements responsables réduit l’expérience d’émotions négatives (Trespeuch, 2018) ; ensuite, jouer sur le partage social des émotions positives pour éviter un rééquilibrage émotionnel et l’adoption de comportements irresponsables.

Entreprises : agilité et responsabilité sociale

Que ce soit dans l’industrie ou les services, la transition digitale devrait être poursuivie par les entreprises. Certaines enseignes de la grande distribution, incapables de réinventer leur modèle d’affaires et déjà en difficulté avant la crise (par exemple André, Naf Naf ou Orchestra-Prémaman), ont annoncé leurs mises en redressement judiciaire pendant le confinement. À l’inverse, grâce à une présence forte sur Internet et les réseaux sociaux, couplée à un mode de distribution omnicanal, parfois imaginé et implémenté dans l’urgence, d’autres ont eu l’agilité et la réactivité nécessaires pour réorienter leur activité de manière à franchir le cap sans difficulté majeure. Ainsi, comme beaucoup d’autres entreprises de divers secteurs, un maraîcher des Hauts-de-France, d’ordinaire uniquement présent sur les marchés, a créé une page Facebook pour communiquer avec ses clients les plus fidèles et a, en parallèle, mis en place un double système de livraison à domicile et de vente sur place. Lors de cette période, où la peur et l’anxiété étaient des sentiments dominants et où l’isolement social était la règle, il semble que les consommateurs ont récompensé les marques qui leur prêtaient un minimum d’attention personnalisée (d’où par exemple le succès de l’entreprise Comme Avant). Accessoirement, la désintermédiation permise par les outils numériques entraîne un meilleur contrôle des différentes variables du marketing mix (Kotler et al., 2016). Nous suggérons que les entreprises qui sauront construire un engagement pérenne auprès de leurs clients et une responsabilité sociale affirmée (par exemple en adoptant les critères environnementaux, sociaux et de gouvernances [ESG]), démontrée dans les faits, sont celles dont nous avons besoin pour basculer vers un monde plus responsable (Robinot et al., 2021).

Enfin, la sécurité va être un élément-clé de réussite, en particulier dans les activités où le contact humain est la règle. Par exemple, dans le secteur du tourisme, les mesures sanitaires seront essentielles pour les touristes qui souhaiteront minimiser les risques (Ritchie et Crouch, 2003). Pour rassurer, les acteurs du tourisme asiatique ont déjà mis en place un label santé avec des mesures d’hygiène drastiques. En parallèle les restrictions de déplacement ont permis l’essor de la microaventure. Cette aventure, courte, accessible, pas loin de chez soi, constitue à cet égard une voie prometteuse de création de valeur de proximité, une autre forme de consommation locale pleine de sens et de satisfaction. Symétriquement, l’absence de touristes internationaux, pourtant au cœur des stratégies des destinations, est une excellente opportunité pour repenser l’offre pour des cibles proximales, parents pauvres de la réflexion touristique. C’est l’occasion d’être créatifs et de changer de regard sur le territoire pour une plus grande porosité des temps et des lieux de travail et de loisirs (François et al., 2013).

Consommateurs : agency et empowerment

Sur le plan de la consommation, les individus ont un impact important sur leur environnement par les choix qu’ils effectuent au quotidien, qu’il s’agisse de réduire les achats, de privilégier le local ou l’occasion ou encore de faire l’effort de conserver les aliments plus longtemps ou de les composter au lieu de les mettre au rebut. Si les chercheurs connaissent bien le pouvoir transformatif des consommateurs, ces derniers n’en sont pas toujours conscients. Au contraire, certains développent du cynisme envers les entreprises, qui ne remplissent pas leurs promesses en termes de développement durable, mais aussi envers les autres, qui consomment de manière immorale, et envers eux-mêmes, en admettant qu’ils consomment de manière tout aussi immorale.

Pour pallier les insuffisances du marché, certaines initiatives voient le jour au sein de groupes de consommateurs qui s’organisent pour atteindre un objectif commun. L’exemple de le plus visible aujourd’hui est celui de la coopérative « C’est qui le patron » ? Le succès a été tel que la gamme de produits concernés s’est considérablement étoffée et qu’elle est désormais une véritable marque. Celle-ci a largement profité de la croissance spectaculaire des ventes des produits de base (lait, pâtes, farine, œufs) observée lors des premières semaines du confinement. À tel point que la coopérative a créé un fonds de solidarité destiné à aider les agriculteurs affectés par la crise. Par effet d’entraînement, Carrefour et Panzani ont rejoint l’initiative et abondé le fonds. Cela montre que la capacité des consommateurs à modifier les règles du marché est une réalité.

Une autre possibilité serait d’intensifier la communication à double étage (two-step flow), c’est-à-dire relayer des informations via des intermédiaires supposés avoir l’écoute d’une audience difficile à atteindre directement. Le recours aux leaders d’opinion, ambassadeurs ou maintenant influenceurs paraît incontournable. En raison d’une perte de confiance dans les médias traditionnels, cette forme de communication connaît un regain d’intérêt depuis une vingtaine d’années. Dans le contexte d’adoption de comportements plus responsables, les apparitions et discours de Greta Thunberg en sont un bon exemple. Récemment, la militante a mis sa célébrité au service de l’Unicef afin de protéger les enfants contre la pandémie de Covid-19 mais toujours dans le cadre du narratif écologique qui lui est propre.

Conclusion

À la faveur de la pandémie du coronavirus, de nouveaux comportements ont émergé, parmi lesquels certains, plus responsables, que l’on pourrait souhaiter voir perdurer. Ces comportements ne sont toutefois pas tout à fait nouveaux. La plupart, comme l’achat de seconde main ou de proximité, la consommation collaborative, sont apparus sur les décombres de la crise des subprimes en 2008. La crise du Covid-19 les a surtout vus s’étendre et se consolider, sans toutefois qu’ils se généralisent. En effet, nombre d’individus, parmi les plus vulnérables, ont privilégié une réponse égocentrique face à la catastrophe, au détriment d’une approche plus sociocentrique et coopérative (Slovic, 1987). Cette crise a mis en lumière un double réflexe : le premier est la promesse d’un monde d’après totalement différent de l’avant et évidemment plus respectueux de l’humain et de l’environnement ; le deuxième plus pondéré et réaliste propose un retour amélioré à la situation précrise. Cette amélioration commence à apparaître à l’horizon car en raison de la pandémie, chacun a pu repenser les choix qui mènent à une meilleure qualité de vie. Pour synthétiser, la pandémie du Covid-19 fournit une occasion inespérée de repenser nos habitudes et de basculer durablement vers une société plus collective, écologique et juste.

Références


Citation de l’article: Trespeuch L., Robinot É., Botti L., Bousquet J., Corne A., De Ferran F., Durif F., Ertz M., Fontan J.-M., Giannelloni J.-L., Hallegatte D., Kreziak D., Lalancette M., Lajante M., Michel H., Parguel B., Peypoch N. Allons-nous vers une société plus responsable grâce à la pandémie de Covid-19 ?. Nat. Sci. Soc., 29, 4, 479-486.

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