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Nat. Sci. Soc.
Volume 29, Number 1, Janvier/Mars 2021
Dossier « Politiques locales de l’énergie : un renouveau sous contraintes »
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Page(s) | 109 - 124 | |
Section | Repères − Events & books | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2021029 | |
Published online | 17 June 2021 |
Ouvrages en débat
Sobriété énergétique. Contraintes matérielles, équité sociale et perspectives institutionnelles
Bruno Villalba, Luc Semal (Eds)
Quæ, collection Indisciplines, 2018, 211 p.
Sobriété énergétique se présente comme un ouvrage collectif qui, fait rare, forme un très bel ensemble structuré et cohérent. Les textes sont tous de très bonnes facture et tenue scientifiques. Leur lecture instructive et stimulante. Il allie informations et pistes de réflexion autour d’un sujet désormais classique, pour ne pas dire redondant, celui de la maîtrise d’énergie dans nos sociétés « thermo-industrielles » d’abondance. Le sentiment de félicité qui se dégage de la lecture de cet ouvrage collectif est vraisemblablement à mettre au compte de ce qu’il résulte d’un projet de recherche mené à l’échelle de la région Pas-de-Calais entre des auteurs issus dans leur grande majorité de laboratoires de sciences sociales de la région métropolitaine de Lille (UMR8026 Ceraps ; UMR8019 Clersé ; Lille School Management Research Center [LSMRC]…). Par-delà la logique de projet et la proximité géographique, les auteurs ont cherché à élargir leur cercle afin d’éviter l’effet d’entre soi, en invitant des chercheurs issus d’autres centres de recherche à s’exprimer. Il en résulte un ouvrage collectif très abouti qui s’organise autour de l’investigation de la sobriété comme « valeur » susceptible d’ouvrir de nouveaux horizons à une transition énergétique jusqu’ici réduite à des politiques d’efficience énergétique. Car c’est bien autour de la mise en tension, pour ne pas dire en opposition, de deux définitions de la transition énergétique et écologique que s’organise l’ouvrage Sobriété énergétique. Contraintes matérielles, équité sociale et perspectives institutionnelles, coordonné par Bruno Villalba (science politique, AgroParistech) et Luc Semal (science politique, Muséum national d’histoire naturelle).
D’emblée, en effet, le parti pris des éditeurs et des collaborateurs de l’ouvrage est annoncé. Autour des principes adoptés dans la conduite de la transition énergétique/écologique se jouent des destins et des trajectoires diamétralement opposés. Entre la voie de la sobriété et de l’efficience (ou de l’efficacité) énergétique ce ne sont absolument pas les mêmes enjeux et défis qui se négocient. Alors que la sobriété nous désengage par rapport à l’ébriété et l’addiction énergétiques, l’option de l’efficience perpétue l’illusion de l’abondance et de la croissance. Introduit avec la force d’un manifeste, en prenant notamment le contrepoint de Rifkin, l’auteur de la thèse de la troisième révolution industrielle, l’ouvrage s’organise principalement autour d’une réception critique des politiques mises en œuvre dans la région Pas-de-Calais. Son positionnement à l’égard de la thèse de Rifkin, qu’il n’entreprend ni de discuter ni de déconstruire, est mis au service d’un retour d’expérience qui semble s’adresser en premier lieu aux commanditaires de l’appel à projet de recherche. Cette posture est relayée également par des remarques, moins sévères, à l’encontre de l’association Néga Watt et de son programme, mais sans que l’ouvrage ne s’y attarde non plus. Ces programmes illustrent ce que la transition énergétique programmée autour de l’efficience peut produire : ils servent de contre-modèles aux auteurs de l’ouvrage, leur offrant l’occasion de préciser les limites de ce modèle de développement.
C’est donc sur fond de cette réception générale de l’efficience énergétique que va s’édifier un essai autour de la sobriété, nouveau paradigme bien plus prometteur que ne l’est celui de l’efficacité. L’ouvrage s’impose dès lors le programme très ambitieux de défendre l’adoption de la sobriété contre le paradigme dominant de l’efficience, comme préalable à l’exploration des potentiels de la sobriété selon différents angles d’approche. Il procède par conséquent à une discussion théorique mise au service d’un rapport aux valeurs – l’approche par la sobriété – comme préalable à l’exploration minutieuse de ses manifestations sociales, éthiques et politiques potentielles à travers des retours d’expériences issus de différents terrains.
La déconstruction théorique s’organise autour de la critique des approches strictement techniques de la transition énergétique et participe, de ce fait, à une politisation des politiques énergétiques, ce que revendiquent les auteurs, en réponse à ceux qui contribuent à une dépolitisation de ces questions. La dépolitisation s’organise autour de l’association entre des approches exclusivement comptables et techniques qui privilégient une compréhension individualiste du rapport à l’énergie, appréhendée strictement comme une question d’esthétique ou d’ethos, sans relation à l’adoption et/ou l’adhésion à des modes de vie et des pratiques, socialement informées.
L’enjeu de l’ouvrage réside par conséquent, aussi bien pour la déconstruction du paradigme de l’efficience que pour l’illustration des potentialités de la sobriété, dans sa capacité à contrer des discours et des politiques qui abordent la transition énergétique exclusivement sous l’angle de la rationalisation des usages sans se soucier de la dérive des sociétés thermo-industrielles en termes de consommation et de dépendance énergétiques. Les approches qui occultent la finitude du monde et appréhendent les problèmes d’énergie comme s’il n’y avait pas de limite aux flux d’énergie et de matière sont d’autant plus visées qu’elles ne tiennent pas compte dans leur raisonnement comptable de la balance énergétique et matérielle globale.
L’invitation à se détourner des nombreuses mystifications de ce type, une fois étayée, l’ouvrage s’emploie ensuite à explorer dans quelle mesure l’entrée par la sobriété1 est susceptible d’ouvrir des voies prometteuses en termes de soutenabilité sociale et écologique. Sont alors examinés toutes sortes de ressorts associés à ce paradigme, à commencer par celui de fragiliser, voire de rejeter résolument toutes les évidences relayées par le culte du progrès, en dénonçant la naturalité de l’abondance dans laquelle nos sociétés s’enferment et perpétuent cette cécité… quand bien même elles communiquent à propos de la transition énergétique.
Par contraste avec ces approches qui cultivent l’illusion de réserves infiniment disponibles par l’action de la rationalisation, les discours qui se risquent à engager la transition énergétique dans l’orbite de la sobriété osent une mise en scène de la finitude du monde. En mettant l’accent sur les efforts indéniables qu’il conviendra de faire, la politisation de la transition énergétique rompt avec l’illusion selon laquelle la sobriété relèverait d’un choix et questionne par là même la distinction entre sobriété choisie et sobriété subie, distinction traduisant davantage l’expression d’un dysfonctionnement de nos constitutions sociales déconnectées de la réalité sociale, matérielle et écologique du monde que d’un état de fait.
L’exploration se poursuit autour de la possibilité de renouer avec la dimension matérielle et tangible de la transition énergétique et écologique à partir de différentes expériences. Les terrains mobilisés et sélectionnés offrent des perspectives variées tant autour des mécanismes de régulation de la consommation énergétique (Mathilde Szuba) qu’autour de scénarii régionaux de sobriété (Mathieu Le Dû), par exemple. À côté de ces pistes pour un encadrement collectif et des formes de régulations sociales, des investigations sur les différentes manières de cheminer en sobriété à l’échelle individuelle, avec le support et l’entraide des autres, sont également exposées. Toutes ces contributions jouent de manière assez heureuse avec différents niveaux d’engagement et rendent compte in fine de la richesse de la vie en société. Elles relèvent au passage des effets non intentionnels de la sobriété, notamment qu’elle nécessite davantage d’anticipation… et peut-être d’organisation et de socialisation. Solidarité, négociation, scènes dialogiques et discursives apparaissent comme les retombées positives de politiques de sobriété programmées. Ces dernières demeurant, au passage, un des derniers remparts contre la barbarie déclenchée par un état de sobriété inéluctable en l’absence d’une reprogrammation de notre rapport au monde.
À titre de paradigme sans faux-semblant, de seule perspective audible – en raison de son caractère « émancipateur », notamment –, la sobriété est observée sous toutes les coutures… sans que ses « partisans » ne cèdent à leur tour à un effet de mystification par un excès d’idéalisation. Ces considérations sont relayées, dans une deuxième partie, par des réflexions consacrées à l’alliance entre sobriété et justice sociale. Cette perspective s’entend au regard des formes d’exclusion causées par le déni du caractère matériel et fini de notre réalité sociale. La mise en visibilité du caractère dévorant de notre dépendance à l’énergie est un des résultats tangibles, et non des moindres, des enquêtes consacrées à la sobriété. En œuvrant contre l’invisibilisation de notre dépendance énergétique, ces travaux mettent notamment en exergue bien des impensés de la précarité énergétique. Bien que son caractère socialement excluant soit désormais reconnu. Ce dernier est trop souvent appréhendé sous l’angle exclusif du chauffage et des usages domestiques (électroménagers, notamment) au mépris de toutes les pratiques qui relèvent de loin de la dépendance énergétique. En effet, si seuls les ménages qui dépensent plus de 30 % de leur salaire en factures énergétiques peuvent prétendre relever de la précarité énergétique, les expérimentations sociales associées à la sobriété montrent que la consommation domestique ne concerne qu’un tout petit aspect de notre dépendance énergétique. Ces enquêtes, et plus précisément les expérimentations et les initiatives sociales qui les rendent possibles, permettent de réhabiliter la diversité de cette dépendance. L’énergie traverse de manière omniprésente nos vies, depuis la sphère domestique jusqu’à l’ensemble de nos activités sociales, en passant par nos échanges affectifs et toutes les formes de reconnaissance sociale.
Contre une approche exclusivement centrée sur l’efficience énergétique qui sous des couverts pragmatiques contribue activement à des situations intenables qui conduiront à des états de rupture et de violence, la mise en récit de politiques de sobriété s’avère in fine bien plus sage. Contre tous les discours qui actuellement en dissuadent au non d’un sens de la responsabilité et de la réalité, l’engagement résolu de politiques de sobriété programmées et négociées selon des scènes dialogiques territorialisées se présente finalement comme une option à côté de laquelle il serait vraiment dommage, pour ne pas dire irresponsable, de passer.
Florence Rudolf
(Insa Strasbourg, EA7309 Amup, Strasbourg, France)
florence.rudolf@insa-strasbourg.fr
Territoires intelligents : un modèle si smart ?
Didier Desponds, Ingrid Nappi-Choulet
L’Aube, 2018, 320 p.
Territoires intelligents : un modèle si smart ? a été publié à l’automne 2018 aux éditions de l’Aube, avec le soutien financier de l’Université Paris-Seine et de l’Institut pour la recherche de la Caisse des dépôts et consignations. Cet ouvrage collectif et pluridisciplinaire est coordonné par Didier Desponds (Université de Cergy-Pontoise, Laboratoire MRTE) et Ingrid Nappi-Choulet (ESSEC) ; il rassemble 25 auteurs autour de 18 contributions originales sur la thématique du smart appliqué au territoire, soit les « territoires intelligents ». Dès l’introduction, Didier Desponds et Ingrid Nappi-Choulet développent leur réflexion sur les territoires intelligents à partir de cinq axes autour desquels s’articulent les différentes contributions.
Le premier axe vise à définir l’objet même du territoire intelligent. En effet, le smart n’est pas ici appliqué à la ville ou à un démonstrateur, comme c’est le cas dans de nombreux ouvrages : l’approche territoriale du smart interroge le lecteur. Le smart induit une transformation dans la manière même de gérer les villes, via une exploitation, plus fine et plus souple, des infrastructures urbaines. Selon les auteurs, les villes ne sont pas seules à expérimenter de meilleures pratiques urbaines et numériques, les territoires périurbains et ruraux sont également à l’origine « d’initiatives qu’il ne faut pas rejeter a priori en raison de leur moindre capacité à bénéficier des économies d’échelle » (p. 13). Dès lors se posent la question de la réplicabilité des dispositifs expérimentés et celle du territoire optimal d’application. Les contributions sollicitées autour de cet axe rendent compte, sur des territoires variés, d’initiatives smart, de leurs origines et des perspectives d’évolution qu’elles suscitent. Raphaël Languillon-Aussel (Université de Genève, GEDT), à travers ses travaux et ceux de Benoît Granier, explore l’approche numérique de la ville asiatique. Il démontre combien cette approche pro-technologie, ancrée très tôt dans les pratiques coréennes et japonaises, a inspiré des démarches de smart city en Asie, portées par les acteurs des technologies informatiques, comme IBM, dès le début des années 2000. Stéphanie Hasler et Jérôme Chenal (École polytechnique fédérale de Lausanne, CEAT) proposent quant à eux de dépasser les limites de la smart city pour développer une responsive city, « non dirigée par la technologie, mais [qui] se sert du numérique comme instrument pour comprendre des systèmes urbains par des échanges de données augmentées avec les citoyens » (p. 29). Ces smart cities améliorées s’apparenteraient à une nouvelle manière de concevoir la ville à partir des données des usagers, pour agir sur la planification urbaine. Bruno Lefèvre (INRIA et LabSic) inscrit son approche de la ville intelligente entre rationalité et innovation, soit une nouvelle mise en récit des territoires, pour en dégager des archétypes territoriaux. Ces différentes contributions cherchent ainsi à définir ce que sont les territoires intelligents : des territoires liés au numérique, à l’innovation technologique et créative, aux données produites par les habitants et usagers des services techniques urbains. Ce premier axe confirme ce que nous devinions : l’objet smart city est protéiforme, ses origines sont multiples et ses promesses restent très ancrées territorialement, d’où la question de la généralisation du dispositif.
Dans un second axe, Didier Desponds et Ingrid Nappi-Choulet invitent les contributeurs à s’interroger sur le processus de diffusion de ces innovations vers l’écosystème. Les contributions ont pour principal intérêt de promouvoir une vision écosystémique du territoire en faisant le lien entre développement territorial intelligent et durabilité, tout en explorant les thématiques des transports et de l’énergie. Lylia Alouache, Makhlouf Aliouat (Université de Cergy-Pontoise, laboratoire Quartz et Université Ferhat Abbas Sétif 1, laboratoire Réseaux et systèmes distribués), Nga Nguyen et Rachid Chelouah (EISTI, laboratoire Quartz) s’intéressent aux protocoles de routage géograhique pour la prévention des bouchons sur les routes et élaborent une solution diffusable entièrement décentralisée sur l’ensemble des véhicules du réseau. Élodie Gontier (Université Paris-IV, laboratoire Concept et langage) s’intéresse quant à elle à l’intelligence territoriale, concept antérieur à celui de smart city, mais qu’elle rapproche du territoire intelligent, comme un écosystème permettant de concilier développement durable, intelligent et optimisation énergétique. Deux contributions s’intéressent ensuite aux agents de transfert de ces nouvelles formes de production d’écosystèmes territoriaux intelligents. Selon Guillaume Bailly (Le Mans Université, ESO) et Amélie Coulbaut-Lazzarini (Université de Nice, TransitionS), un démonstrateur rassemble systématiquement un établissement public de coopération intercommunale (EPCI), des acteurs académiques et des entreprises privées. Dès lors, le territoire d’innovation est le fruit d’une nouvelle forme de fabrique urbaine dont l’originalité devient aussi transposable. Tandis que A.-Moumen Darcherif (ECAM-EPMI, laboratoire Quartz), Christophe Pannetier (directeur de l’agence Taran consulting en services numériques) et Karim Labadi (ECAM-EPMI, laboratoire Quartz) explorent l’ingénierie urbaine comme agent de transmission à l’écosystème des innovations incubées en démonstrateur. Leur propos replace les formations en ingénierie urbaine au cœur et au début de la chaîne de production urbaine. Enfin, Killian Arteau (Université Côte d’Azur, laboratoire ESPACE) insiste sur la dimension sociospatiale de ces territoires intelligents et l’adhésion pratique de ses usagers face à l’injonction de la durabilité.
Le troisième axe s’intéresse aux limites à l’acceptabilité sociale de ces territoires intelligents. Au-delà du seul écart entre attendus théoriques, en laboratoire, et réalité des pratiques, il existe selon les coordinateurs de l’ouvrage un risque de produire un « paradis aseptisé » (p. 15), dans un contexte de contrôle généralisé des populations. À travers la contribution de Claudia Marinica (Université de Cergy-Pontoise, ETIS et Laboratoire des sciences du numérique de Nantes), Jalel Haji (ingénieur d’études et développement informatique) et Dimitris Kotzinos (Université de Cergy-Pontoise, laboratoire ETIS), il est possible de concevoir des outils assurant la protection de la vie privée des individus dans l’analyse de leur trajectoire de déplacement. Pour Alain Vaucelle (chargé de mission TIC à Plaine Commune et chaire Unesco ITEN [innovation, transmission, éditions numériques]), les conditions d’indétermination des villes et territoires intelligents – indétermination empruntée à Simondon2 – rendent nécessaires la redéfinition de la place de la puissance publique, du politique, des usagers et de la technologie. Deux contributions explorent également des lieux-objets d’innovation publique : Maxime Schirrer (Université du Littoral, LAVUE) à travers les « hubs créatifs » en tant qu’outil de développement territorial et support d’une stratégie territoriale envers un écosystème, et Akila Nedjar-Guerre (Université de Cergy-Pontoise, laboratoire MRTE) à travers les fab labs comme vecteur d’empowerment. Enfin, selon Jérôme Boissonade (Université du Littoral, LAVUE) : « […] la ville intelligente désidéologise et dépolitise en apparence le projet urbain, en développant, comme la ville durable l’avait fait avant elle, l’idée selon laquelle le projet urbain est naturellement, de manière systémique, au service de tous » (p. 157). L’auteur exprime ici la tension même des villes intelligentes confortant l’acceptabilité des politiques urbaines ou au contraire offrant des prises pour les rendre discutables.
Le quatrième axe explore l’hypothèse selon laquelle les territoires intelligents sont porteurs de nouvelles formes d’inégalités, notamment sociales, générationnelles et spatiales. Stéphanie Bouffard (fonction publique territoriale en charge de l’économie des territoires) analyse la stratégie d’innovation numérique de la communauté d’agglomération Roissy-Île-de-France et démontre les liens existants entre inégalités sociales, culturelles, scolaires et inégalités numériques. Pour autant, la question des inégalités entre les territoires ne constitue pas, nécessairement, un problème à résoudre. L’objectif consiste a contrario, selon Didier Desponds et Ingrid Nappi-Choulet, à tirer parti de ces inégalités dans une perspective de transformation globale passant par l’expérimentation, puis la diffusion. Emmanuel Eveno (Université de Toulouse-2-Jean-Jaurès, LISST-CIEU) illustre combien le numérique est perçu comme un outil de désenclavement des territoires, faisant émerger de nouvelles organisations autour de la gouvernance urbaine. L’auteur précise également que la ville intelligente s’efforce de faire la jonction entre villes numériques et villes durables, en « réduis[ant] la complexité urbaine », au sens de Moles3, ce qui permet de « renouveler à la fois les questions de participation des habitants et celles touchant au principe de partage des métadonnées ainsi qu’aux logiques d’expérimentation » (p. 254). Didier Desponds conclut l’ouvrage par une contribution réaffirmant que l’intelligence n’appartient pas aux villes, que les territoires périurbains et ruraux peuvent tout autant s’inscrire au sein de cette « utopie moderne au service de la modération énergétique et de la préservation environnementale ». Il réaffirme les conditions de la réussite des projets de territoire intelligent : « Il ne peut y avoir un modèle de territoire intelligent, mais il peut y avoir des expériences offrant sur certains points des perspectives d’hybridation. […] Les territoires intelligents ne peuvent s’imaginer CONTRE, ni SANS les habitants et les citoyens. […] C’est alors vers la puissance publique ou vers les collectivités territoriales qu’il faut se tourner, en les considérant comme des garants de l’équité territoriale et de la justice sociale » (p. 279).
Enfin, même si les coordinateurs de l’ouvrage soulignent l’existence d’un cinquième axe, le dialogue interdisciplinaire, ce dernier ne fait pas directement l’objet de contributions. La thématique est développée en fil rouge, sans qu’aucun résultat émanant d’un projet de recherche interdisciplinaire ne vienne l’étayer – ce qui est, évidemment, particulièrement complexe à mener et ce vers quoi nous essayons de tendre. Didier Desponds et Ingrid Nappi-Choulet identifient toutefois, avec une grande justesse, que ce dialogue interdisciplinaire se doit d’associer aux sciences et techniques les sciences humaines et sociales, les sciences économiques, les sciences juridiques et les urbanistes-aménageurs. Seule une approche à la fois technique, sociale, économique, juridique et urbanistique conduit la fabrique de territoires intelligents.
Ainsi, Territoires intelligents : un modèle si smart ? illustre la diversité des projets de territoire se réclamant du smart, les acteurs porteurs de ces projets, les questions opérationnelles restant en suspens, ainsi que les questionnements académiques qu’ils suscitent. Nous avons notamment apprécié que la définition de ces territoires intelligents ne se limite pas aux seules innovations technologiques et numériques, mais que soient explorée la filiation étroite (et la distinction) entre ville intelligente et ville durable, les questions énergétiques et environnementales. Nous recommandons cet ouvrage pour cette mise en présence de contributions opérationnelles, techniques et fondamentales, tout à fait complémentaires, sur les territoires intelligents. L’approche résolument pluridisciplinaire, articulant sciences pour l’ingénieur et sciences humaines et sociales, prenant pour ensemblier le territoire, séduira les lecteurs de Nature Sciences Sociétés.
Carine Henriot
(Université de technologie de Compiègne, EA AVENUES, Compiègne, France)
carine.henriot@utc.fr
Ruralités post-carbone. Milieux, échelles et acteurs de la transition énergétique
Anne Coste, Luna D’Emilio, Xavier Guillot (Eds)
Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2018, 256 p.
Ruralités post-carbone est un ouvrage collectif coordonné par Anne Coste, Luna D’Emilio et Xavier Guillot (architectes et enseignants en école d’architecture) issu du colloque « Transition énergétique et ruralités contemporaines » organisé par l’École nationale supérieure d’architecture de Grenoble (ENSAG) et l’École nationale supérieure d’architecture de Saint-Étienne (ENSASE) en 2015. Septième ouvrage du réseau « Espace rural et projet spatial » (ERPS), Ruralités post-carbone aborde la transition énergétique au sein de territoires ruraux sous l’angle de l’architecture et des paysages. Il se compose de trois grandes parties (Milieux, Échelles et Acteurs) qui rendent compte d’actions concernant l’habitat (et la réduction de la consommation énergétique par la réhabilitation de bâtiments mal isolés, par exemple), la mobilité (et les projets d’aménagements favorisant les déplacements piétons notamment) ou encore l’exploitation de ressources locales (au profit de la production d’énergie renouvelable). Les contributions scientifiques sont suivies d’éclairages plus opérationnels via des témoignages d’acteurs locaux et/ou de retours sur des recherches-action conduites en Europe. L’ouvrage cherche ainsi à faire entrer en dialogue théories et actions (certaines contributions appelant d’ailleurs explicitement à la coconstruction des mondes académiques et des acteurs de terrain), tout en comparant les situations (la préface, l’introduction et la conclusion ont été rédigées en français et en anglais). Le texte est par ailleurs enrichi de nombreuses photographies en couleurs, dessins, cartes et graphiques qui permettent de matérialiser la réalité ici décrite.
La première qualité de cet ouvrage est de regarder la transition énergétique dans les mondes ruraux qui ont des particularités par rapport aux territoires urbains et notamment celles de disposer de nombreuses ressources potentiellement mobilisables au service de la production d’énergie renouvelable : bois, biomasse, foncier4…
S’inscrivant dans le prolongement des transition studies, l’ouvrage entend contribuer à l’analyse de la transition énergétique en mettant en évidence la dimension sociale et politique intimement mêlée au fait technique. L’accent est mis sur les « niches d’innovation » correspondant à l’observation, à l’échelle micro, des initiatives individuelles et collectives qui émergent du terrain (par opposition à, ou plutôt en relation avec, l’échelle supérieure du « paysage sociotechnique » inscrite dans le temps long des changements civilisationnels et l’échelle intermédiaire du « régime sociotechnique » renvoyant à l’ingénierie politique conduite par les instances publiques au niveau national et territorial). Le livre, c’est là son principal intérêt, appelle à articuler différentes échelles (par exemple « échelles politiques et habitantes »). Les territoires ne sont ainsi pas seulement saisis comme des espaces d’exécution de politiques qui s’imposent « d’en haut », mais comme des lieux de création venant « du bas5 ». Le renouvellement méthodologique est donc justement souligné pour l’observation comme pour la conception de projets s’agissant en particulier de la question énergétique, dans un contexte de décentralisation des politiques, alors que l’État a historiquement joué un rôle central et dominant en ce qui concerne la production, la distribution et la tarification de l’énergie.
Il est cependant difficile de rendre compte de toutes les contributions parce qu’elles sont très diverses et que les réalités qu’elles décrivent sont souvent éloignées (et finalement difficilement comparables ou n’entrant pas vraiment dans un corpus cumulatif de connaissances). Parmi elles, nous retenons l’un des résultats d’Isabelle Chesneau et Geoffrey Deplages confirmant la particularité des territoires ruraux en matière énergétique : les initiatives de citadins ou de villes se concentrent principalement sur la rénovation énergétique et dans une moindre mesure la mobilité, alors que le rural est surtout gouverné par des acteurs privés, notamment des agriculteurs et des particuliers investis dans des projets de valorisation des déchets par le recyclage ou la méthanisation. Si l’on repère des variations d’un territoire à l’autre, la ruralité se caractérise cependant le plus souvent par des actions isolées qui ne pèsent pas significativement sur le développement territorial mais qui impactent les paysages dans une logique productiviste.
Autre résultat marquant : l’importance du rôle des magasins de bricolage dans la fabrique et la diffusion de conseils aux habitants engagés dans des projets d’auto-réhabilitation de leur habitat en milieu rural. Cependant, la dépendance à ces enseignes professionnelles n’exclut pas la mobilisation de soutiens privés plus ou moins formalisés, allant de l’entraide amicale ponctuelle sur un chantier à l’organisation de circuits collectifs d’approvisionnement et de partage du travail.
Si l’on excepte la partie « acteurs », reste cependant l’impression que les individus manquent dans l’analyse. Ils sont quelquefois agglomérés dans des données démographiques et on les perçoit souvent en creux, à travers des initiatives où les protagonistes ne sont pas socialement situés. La place qu’ils occupent localement n’est pas suffisamment explicitée, les intérêts qu’ils portent et les ressources dont ils disposent ne sont pas ou peu détaillés. Qui sont, par exemple, les auto-réhabilitateurs ruraux qui ont été enquêtés ? Des ouvriers travaillant dans des PME locales ? Des cadres sensibilisés aux questions environnementales ? Sont-ils des habitants socialement représentatifs des territoires ruraux enquêtés ou font-ils figure d’exception dans l’espace social local6 ? L’apport aurait pourtant été judicieux et profitable à une analyse qui se veut systémique.
Cherchant à rendre visibles les « niches d’innovation » pour « déverrouiller les systèmes socio-techniques » et par là même développer les projets étiquetés comme participant de la transition énergétique, l’ouvrage passe à côté d’un indispensable regard critique systématique à adopter sur ces projets. Le plus souvent considérées a priori comme bonnes, présentées comme des modèles à suivre et à diffuser largement, ces petites initiatives locales sont auréolées d’adjectifs connotés positivement : « autonomes », « responsables », incarnant un « progrès subtil », elles ne sont pas interrogées à partir de possibles effets secondaires délétères ou compte tenu d’inégalités sociales qu’elles pourraient révéler ou engendrer7.
Caroline Mazaud
(ESA-Laress, Centre nantais de sociologie, Angers, France)
c.mazaud@groupe-esa.com
Villes sobres. Nouveaux modèles de gestion des ressources
Dominique Lorrain, Charlotte Halpern, Catherine Chevauché (Eds)
Presses de Sciences Po, 2018, 358 p.
Dans le contexte actuel d’urbanisation galopante, d’accroissement constant du prélèvement des ressources et d’urgence climatique, Villes sobres nous incite à considérer les villes comme vecteurs de sobriété. La sobriété est présentée comme une troisième voie entre un scénario de type business as usual et un scénario de décroissance. Les coordinateurs définissent la notion de sobriété comme « le maintien d’un horizon de progrès » et un changement de « régime d’accumulation pour passer à une économie qui consomme moins de ressources fossiles, moins d’eau et consomme moins de déchets pour une même production » (p. 30). C’est à travers « l’oxymore du plus et plus sobre » qu’ils abordent le sujet d’étude (p. 13). D’emblée, la question de la sobriété est posée comme ambiguë et élastique dans ses significations, tout en étant présentée comme un nouveau « modèle » de gestion des ressources qui aurait déjà une certaine performativité dans la pratique.
Issu des travaux du programme de recherche Syracuse qui regroupe des chercheurs en sciences sociales du laboratoire Techniques, territoires et sociétés (LATTS) de l’École des Ponts ParisTech, du Centre d’études européennes et de politique comparée (CEE) de Sciences Po ainsi que des ingénieurs de Suez, Villes sobres étudie la ville du point de vue du métabolisme urbain. Les auteurs adoptent une « lecture matérielle » de la ville comme un « méta-objet technique ». Les villes se sont développées à travers la mise en place d’infrastructures lourdes (eau, égouts, énergie, transports…) constituant un système qu’il est utile de décomposer et d’étudier « brique par brique » (p. 25). Pour relever les défis environnementaux auxquels les villes participent en tant que causes et solutions, il faut les étudier afin de voir comment elles « peuvent devenir un maillon du cycle global qui réutilise l’énergie, l’eau, et les ressources incorporées dans les cycles de production » (p. 19). Pour ce faire, les villes doivent se concentrer sur trois actions : 1/Baisser la consommation des ressources grâce à des « procédés plus ingénieux » ; 2/« Réutiliser les résidus des cycles après usage » ; 3/Optimiser les échanges entre les sous-systèmes (p. 25). Les auteurs étudient les problématiques relatives à la gestion de l’énergie, des eaux et des déchets en ville en s’appuyant sur les différents cas d’étude de neuf métropoles du Nord et du Sud, avec les villes connues comme précurseurs (Genève, Vancouver, et Singapour), les politiques d’eaux usées et de déchets (Delhi, Lima et Windhoek) et enfin les « gros objets urbains » (l’aéroport d’Amsterdam-Schiphol, le parc industriel de Suzhou et la plateforme pétrochimique SCIP à Shanghai).
L’intérêt du livre est d’abord de fournir des analyses détaillées de projets visant des synergies urbaines dans l’esprit d’un métabolisme circulaire. Le collectif met l’accent sur la méthodologie de l’analyse des flux, notamment pour mieux évaluer des projets qualifiés de « vedettes » et mis en avant dans un esprit entrepreneurial, et aider à situer « les fausses bonnes idées ». Ils proposent une évaluation plus rigoureuse du potentiel des projets en termes de réduction de l’empreinte environnementale, à l’échelle de toute la région métropolitaine et entre des secteurs souvent cloisonnés. Les études de cas ont différents niveaux d’approfondissement, mais plusieurs permettent de bien illustrer les difficultés de la mise en pratique concrète de la « sobriété » et des synergies urbaines sur les terrains.
Certains chapitres sont particulièrement d’intérêt. Le chapitre de Coutard sur le cas de Vancouver présente l’utopie, portée par le politique et les professionnels, du neighborhood energy strategy, dont l’objectif est de combler 100 % des besoins énergétiques de la ville à partir de ressources renouvelables ou récupérées d’ici 2050, notamment par des infrastructures localisées du type réseau de chaleur. Le cas aurait en revanche gagné à être situé par rapport aux écrits existants sur le modèle de Vancouver, qui discutent des tensions touchant à l’inclusion sociale et des conflits sur le sujet de la densification. Aussi, il aurait été utile de situer le cas dans le contexte canadien pour une meilleure compréhension du lecteur. En France, les réseaux de chaleur et les imbrications entre énergie et urbanisme sont beaucoup plus développés qu’au Canada, le programme de Vancouver se démarque donc par sa portée et son ambition.
Le chapitre de Curien et Lorrain, qui rend compte de l’ampleur de l’investissement dans le parc industriel de Suzhou, est également fascinant. Comme « zone pilote d’économie circulaire », le parc industriel devient finalement une véritable ville, sans pourtant avoir aucune ressemblance avec la représentation usuelle de la ville écologique. À propos des ambitions de métabolisme urbain circulaire, les auteurs concluent que la « synergie assainissement/énergie est réelle et pertinente, mais sa portée et son poids dans le métabolisme global de SIP [le parc industriel] demeurent faibles » (p. 237). Le lecteur se demande si le résultat mitigé est dû uniquement au caractère encore marginal des infrastructures mises en symbiose, ou si c’est la performance effective de ces synergies qui en est responsable. En d’autres termes, est-ce que la recherche de symbioses, par exemple entre assainissement et énergie, constitue toujours l’option la plus pertinente et la plus performante, même sur le plan écologique (selon les contextes régionaux quant à l’eau et à l’énergie) ? Les innovations se développent dans ce cas à travers des investissements colossaux dans des réseaux et des infrastructures lourdes et peu réversibles.
Plusieurs chapitres, dont celui-ci sur Suzhou, traitent des différentes traditions d’urbanisme et d’occupation du territoire. L’ouvrage ne conclut pas sur le potentiel de l’urbanisme et de l’aménagement comme instruments de coordination du métabolisme circulaire, bien que ce soit en filigrane de plusieurs chapitres. L’urbanisme fonctionnaliste semble dans bien des cas s’imposer comme instrument de rationalisation et de coordination avec l’énergie dans des villes et des équipements futuristes, tout en occultant d’autres dimensions cruciales, notamment le transport et l’adaptation aux changements climatiques. Ces deux thèmes sont parfois mentionnés en passant, mais jamais les défis et les ambiguïtés qu’ils représentent pour un programme de sobriété ne sont analysés de manière frontale.
Dans l’introduction et le chapitre méthodologique du livre, le métabolisme circulaire semble appartenir d’abord à une logique de décentralisation des grands réseaux d’infrastructures. D’ailleurs, les auteurs posent des questions précises en ce sens : les technologies décentralisées sont-elles plus sobres que les technologies centralisées ? Quelles institutions sont mises en place pour les soutenir ? (p. 40). Or, finalement peu des cas étudiés traitent des technologies décentralisées et très locales de métabolisme circulaire (gestion locale des eaux pluviales et usées, compost in situ, énergie renouvelable décentralisée, etc.), la référence dominante demeurant les grands réseaux techniques urbains ainsi que les synergies dans les parcs industriels et les grands équipements. C’est dans le cas de Delhi que des infrastructures plus décentralisées, micro, et plus proches des usagers sont discutées. Le chapitre est d’ailleurs très intéressant car il montre autant l’insuffisance des grands réseaux techniques, le besoin pour leur extension en contexte de pression démographique et de croissance des quartiers informels que les défis des projets d’alternatives décentralisées, pouvant difficilement répondre pour l’instant au volume de déchets et d’eaux usées à traiter et à recycler. C’est finalement l’intégration de ces expériences décentralisées au grand réseau qui revient comme enjeu principal. Artigas et Halpern présentent aussi une étude de cas approfondie sur les différentes réformes institutionnelles du secteur de l’eau à Lima, dans un contexte où les inégalités territoriales et les résistances se développent et s’accentuent.
Villes sobres met l’accent sur les changements techniques et institutionnels nécessaires à la sobriété, la circularité, la mise en place de symbioses urbaines. L’ouvrage se positionne dans une optique de modernisation écologique de l’État et des industriels, sans pour autant revenir sur les grandes critiques de la modernisation écologique ni même en présenter un cadre théorique et analytique. On peut regretter qu’il ne se réfère que très peu à la littérature bouillonnante sur les questions de transition énergétique, d’action publique face à la crise climatique ou de transformation des réseaux d’infrastructures. Cela renforce l’impression d’une contribution détachée des débats académiques en cours, du moins ceux qui sortent du champ de l’écologie industrielle et de l’économie circulaire (qui, cela dit, n’est pas le nôtre). Dans le chapitre d’introduction, les auteurs disent vouloir dépasser les divisions, « souvent factices », entre les différentes approches (encore écologie industrielle, histoire, écologie politique, sociologie des innovations) et se revendiquent d’une approche descriptive ancrée dans la mesure. Si l’apport d’un regard attentif et interdisciplinaire sur la mesure du métabolisme urbain est apprécié, l’approche comporte une prétention à la neutralité sans précadrage (visible notamment dans le sous-titre Décrire, mesurer, déconstruire) qui d’un point de vue des sciences sociales est difficile à tenir. D’ailleurs, les analyses dépassent cette posture en traitant des contextes sociopolitiques et des institutions à transformer ; le livre contient effectivement plusieurs études de cas parlants. La conclusion met de l’avant que la sobriété, comme « modèle », se distingue surtout dans l’hybridation et la combinaison du low-tech et du high-tech, à la marge et dans les grands réseaux, ce qui requiert autant des innovations technologiques qu’institutionnelles. Le statut de ce modèle (comme instrument de gouvernance, discours ou concept) est finalement ouvert, car pris autant comme un modèle normatif pour l’action, un modèle d’analyse pour les chercheurs, que comme une quête et une ambition des acteurs. Les auteurs soutiennent notamment que la sobriété implique un changement d’échelle, du bâtiment ou îlot au métropolitain (p. 321), avec toutes les difficultés et résistances institutionnelles que cela implique. D’un point de vue de métabolisme urbain, l’argument est important mais mériterait d’être développé plus en profondeur (au-delà de la méthode).
De manière générale, le positionnement plus descriptif et le peu d’ancrage des analyses dans les débats scientifiques rendent difficile de situer et de déconstruire ce modèle de « sobriété » dans une perspective analytique. L’ouvrage n’entre pas en conversation avec les travaux d’études urbaines et d’écologie politique anglosaxons et de science & technology studies (STS) [par exemple Gandy, Karvonen, Monstad, Hommels, Truelove, pour n’en citer que quelques-uns], ni avec ceux de Rutherford, ou de Jaglin et Verdeil, qui font le pont entre des grands modèles d’infrastructures, des avancées techniques et scientifiques et des courants et idéologies politiques sur le rôle de l’État, de la citoyenneté, l’accès différencié et le vécu de l’urbain précaire. Le livre aurait pu aussi entrer en conversation avec la littérature sur les expérimentations urbaines, dont certaines touchent à cet idéal de circularité et s’expriment par des innovations sociotechniques, et où des auteurs conceptualisent les effets de discours et de marketing des « innovations ». Dans une perspective normative et politique aussi, l’ouvrage est ambigu, notamment sur sa position sur la croissance sobre. La conclusion semble aussi mettre à l’écart des subjectivités et des projets politiques citoyens, en citant les projets de décroissance, d’écologie radicale, ou ce que les auteurs qualifient de « stratégie de sécession » des groupes sociaux plus aisés comme « des formes de résistance au changement vers la sobriété » (p. 318-319). L’énoncé étonne, car la place des citoyens dans ce projet de sobriété est peu abordée tout au long de l’ouvrage, sauf dans le chapitre sur Lima ; les infrastructures sont la plupart du temps considérées sans leurs usagers, mettant de côté l’univers des pratiques.
Néanmoins, l’ouvrage a l’intérêt d’amener à l’avant-scène le modèle de la circularité et des symbioses urbaines et de le questionner à l’aide de cas concrets, montrant des défis structurants de l’action urbaine. Ces recherches de symbioses sont étudiées dans une série de contextes différenciés où les institutions urbaines et la multiplicité des acteurs sont bien documentées.
Sophie Van Neste
(INRS, Centre Urbanisation culture et société, Montréal [Québec], Canada)
SophieL.VanNeste@ucs.inrs.ca
Hélène Madénian
(INRS, Centre Urbanisation culture et société, Montréal [Québec], Canada)
Helene.Madenian@ucs.inrs.ca
Rethinking urban transitions. Politics in the low carbon city
Andrés Luque-Ayala, Simon Marvin, Harriet Bulkeley (Eds)
Routledge, 2018, 255 p.
La réflexion développée dans cet ouvrage collectif à la croisée de plusieurs disciplines des sciences humaines naît du constat de la responsabilité ambivalente des villes dans le changement climatique : si ce sont des lieux de fortes concentrations d’émissions de CO2 – par leur modèle de développement urbanistique et les activités qu’elles regroupent –, elles apparaissent aussi comme des lieux d’expérimentations face au changement climatique. Nombre d’entre elles s’engagent ainsi à travers le monde dans des processus de transition vers un avenir décarboné dont l’analyse constitue le cœur de l’ouvrage. Par différentes études de cas, la démonstration est mise au service d’un large dessein, celui de rompre avec un idéal de transition défini comme un mouvement perpétuel vers une réduction des émissions de CO2 dans l’atmosphère grâce à la simple substitution technique d’un modèle énergétique par un autre. Une telle approche, parce qu’elle nie la nature protéiforme d’une transition ne pouvant être réduite à sa dimension technique, ne favorise pas l’émergence d’une réflexion de fond sur nos modes de vie et de développement carbonés.
Il s’agit là d’une limite fondamentale des travaux de « première génération », qui ont été menés dans le champ des transitions écologiques urbaines, à partir de laquelle les auteurs construisent un cadre conceptuel (chapitre 2) leur permettant de formuler la question suivante : que signifie être « bas carbone » aujourd’hui pour une ville ? En tentant d’y répondre, les auteurs espèrent proposer des pistes de réflexion pour une « seconde génération » de recherches promouvant une définition complexe de la transition comme passage d’un mode de penser et de faire société à un autre.
L’ouvrage est structuré en trois parties explorant chacune la transition sous un angle particulier. Une première partie place la dimension sociotechnique de la matérialité urbaine au cœur de l’analyse afin de mieux comprendre comment elle est saisie par les politiques bas carbone de plusieurs villes de l’hémisphère Nord. Le caractère profondément mouvant de la matérialité est souligné, en l’extrayant de sa nature d’objet technique sur lequel viendrait s’appliquer mécaniquement l’action publique sans rencontrer une quelconque résistance. Le chapitre 3, étude du cas parisien, montre que le système énergétique d’une ville est un objet politique autour duquel des acteurs construisent des récits concurrents qui reflètent la dimension conflictuelle de ce type d’infrastructure. Il s’agit aussi d’un objet historique : les modèles de villes électrifiées incarnés par Berlin et Hong Kong (chapitre 4) témoignent de l’emprunt de trajectoires énergétiques différentes, grandement dessinées par leur héritage politique et énergétique respectif.
La dimension politique de l’énergie réside également dans le carbone au cœur de la lutte contre le changement climatique. Il fait l’objet de problématisations multiples, par exemple lorsque les villes définissent leur stratégie de neutralité carbone (chapitre 6). Ne se limitant pas à son caractère chimique, le gaz carbonique se révèle être un objet polysémique dont la portée n’est pas seulement théorique mais aussi pratique puisqu’elle oriente les choix de planification urbaine. À ce titre, les priorités émises par un État en matière de politique bas carbone peuvent légitimer localement une vision particulière de la transition définie nationalement à un moment donné (chapitre 5), le carbone étant alors mobilisé comme instrument de pouvoir sur un territoire.
Par une analyse de la transition dans des contextes sociopolitiques et territoriaux différents, les auteurs soulignent le caractère nécessaire de l’enchevêtrement de la matérialité urbaine dans la cité, avec toutes les luttes de pouvoir et les conflits de représentations que cela implique, faisant de la matérialité elle-même un véritable processus politique, bien plus que technique.
Une deuxième partie privilégie l’entrée de la gouvernance en s’intéressant à la manière dont l’action horizontale à l’échelle des territoires se positionne face à un mode de gouvernement de la transition traditionnellement top-down. Les contributions, qui étudient des villes du Nord et du Sud, soulignent qu’une ambition climatique affirmée ou non à l’échelle nationale n’engendre pas nécessairement la présence ou l’absence d’action à l’échelle des territoires, même lorsque ceux-ci ne possèdent que peu de moyens d’action : l’exemple des climate change alliances en Australie (chapitre 7) illustre comment des collectivités locales acquièrent du pouvoir en se structurant entre elles au sein de réseaux d’acteurs. En Inde (chapitre 10), où la gouvernance environnementale est fragmentée entre les différentes échelles, l’ambition climatique naissante à l’échelle nationale ne suffit pas à compenser le manque de cohérence et la faiblesse des pouvoirs locaux, même dans un contexte de vulnérabilité croissante du territoire face au changement climatique. La transition peut aussi se jouer en dehors d’une gouvernance formelle : en Afrique (chapitre 9), les auteurs montrent que des initiatives issues des acteurs de la gouvernance urbaine se mettent en place dans « l’informalité » des villes. Cependant, même si l’action nationale ne détermine pas l’action territoriale, elle en oriente la trajectoire : dans le cas contraire d’une forte ambition climatique nationale doublée d’un pouvoir important des gouvernements locaux, la ville suédoise d’Örebro (chapitre 8) s’inscrit dans une perspective miroir par rapport à la politique nationale, puisqu’il s’agit de privilégier une dimension économique autant qu’environnementale de la transition. Loin de tenter d’identifier une cohérence certaine entre ambition nationale et gouvernance harmonieuse de la transition, les auteurs invitent plutôt à prendre conscience de la diversité des possibles dans des contextes multiples où les trajectoires données à la transition par les États ne facilitent pas toujours la prise de pouvoir localement.
Une troisième et dernière partie examine la manière dont les populations sont enrôlées dans la transition, tant à l’échelle individuelle que collective. Par le biais de l’approche foucaldienne de la gouvernementalité, le chapitre 11 étudie les stratégies d’enrôlement mises en place par des acteurs de la transition dans plusieurs villes australiennes (gouvernement local, secteur privé, ONG) afin de préparer les habitants à changer leurs comportements pour devenir des carbon subjects. Un tel changement est nécessaire à la mise en œuvre de la transition car celle-ci manque souvent d’effectivité en dépit d’un changement réel de pensée. En ce sens, le chapitre 12 évoque les désirs incompatibles que l’on trouve parfois au cœur de la transition. L’exemple de la politique de densification de la ville canadienne d’Ottawa révèle le paradoxe existant entre la volonté des populations de voir la ville se densifier tout en s’opposant à des projets concrets de densification en raison d’un attachement culturel à l’imaginaire de la maison individuelle. Enfin, l’auteur du chapitre 13 invite à penser l’implication des populations dans une transition qui se déploierait dans un monde post-développement. Des initiatives dont l’ambition est moins d’abandonner l’idée de développement que de la remettre à sa juste place, c’est-à-dire en marge, autre part qu’au centre de la vie sociale, existent déjà. L’intérêt de cette partie est donc de souligner la complexité liée à la mobilisation des individus dans les processus de transition, celle-ci étant impérative pour franchir l’état platonique de « l’Idée » de transition qu’il est plus aisé d’approuver que de mettre en action.
Prétendre rendre compte de façon exhaustive de l’ensemble des questionnements initiés par l’ouvrage serait vain ; toutefois il est possible d’en retenir les plus pertinents. Un apport majeur réside dans l’approche générale qui s’affranchit de toute volonté de déduire une mathesis universalis de la transition par l’observation de cas concrets. L’idée n’est pas de mener une étude comparative des succès et des échecs – qui déterminerait où et comment existe le meilleur modèle de transition – mais de montrer qu’il existe de nombreuses possibilités de mise en œuvre qui dépendent de paramètres divers. L’intérêt de la recherche ne se trouve pas dans le résultat mais dans le processus d’expérimentation en lui-même, dont la valeur est intrinsèque : l’expérimentation existe, donc elle vaut, parce qu’elle constitue un savoir parmi d’autres sur la transition.
Une telle perspective permet d’appréhender la transition dans ce qu’elle a d’impensé, où se dissimulent une multitude d’initiatives qui n’auraient pas forcément été définies comme telles a priori. De même, l’impensé de la transition se caractérise par tout ce que la transition représente pour des territoires dont la recherche s’est peu saisie jusqu’à présent : l’exemple des villes du Sud, où les problématiques de la transition ne sont pas les mêmes que dans les villes du Nord, souligne encore une fois l’importance du contexte territorial dans la mise en œuvre de politiques bas carbone. De cette observation de la transition sous l’angle de sa mise en œuvre, il ressort une richesse conceptuelle utile pour les recherches à venir.
Les analyses proposées regorgent également d’enseignements pour les études s’intéressant à la place des territoires qui s’engagent vers un avenir décarboné. Par la quête de l’expérimentation plutôt que de l’exemple, les différents chapitres développent une réflexion centrale sur la question du pouvoir des villes dans l’action publique. Ils n’affirment pas que les processus de transition actuels garantissent leur empowerment face aux États, mais les exemples proposés sont à rebours d’une représentation des territoires comme simples récepteurs d’une politique décidée à une échelle supra et dépeignent chacun un contexte différent, une potentialité de transition.
L’ouvrage ne sombre pas pour autant dans un optimisme sans faille en affirmant que les territoires se caractérisent par un libre arbitre total. Par la repolitisation de la transition qu’il opère, il souligne au contraire la prégnance des chemins de dépendances dans lesquels les territoires s’insèrent. Toutefois, en analysant des trajectoires certes imparfaites mais existantes, les auteurs rompent avec tout fatalisme selon lequel certains territoires seraient plus destinés que d’autres à faire transition. Une des vertus essentielles de Rethinking urban transitions réside donc dans cet équilibre entre identification des logiques de dépendances et des logiques d’empowerment dans lesquelles les territoires s’inscrivent. Dans tous les cas, la transition s’opère, parfois de manière inattendue, et une analyse des processus de transition permet justement d’en faire émerger les interstices.
En inscrivant les processus de transition au cœur de leurs analyses, les auteurs invitent à se détacher de l’idée d’un chemin linéaire vers un futur décarboné. À l’heure où de nombreux territoires s’engagent dans la « neutralité carbone », il convient d’être vigilant face à l’idéalisation d’un monde que la seule neutralité carbone suffirait à rendre vertueux à tous points de vue (écologiquement, socialement, politiquement, etc.). En guise d’ouverture, il semble ainsi important d’évoquer les limites d’une analyse de la transition focalisée seulement sur le carbone. Une fuite en avant vers la « décarbonation » du monde consacre une représentation du changement climatique comme « problème de pollution8 » ; par conséquent, les solutions privilégiées relèvent bien souvent de l’atténuation (au détriment de l’adaptation) et plus précisément de l’atténuation du CO2 (au détriment d’autres gaz à effet de serre). À l’avenir, questionner plus largement la priorité accordée au carbone dans lequel tend à s’enfermer la transition contribuerait à ouvrir de nouvelles perspectives que l’ouvrage ne fait qu’esquisser.
Lénaïg Salliou
(Université de Pau et des Pays de l’Adour, UMR TREE, Pau, France)
lenaig.salliou@univ-pau.fr
Tempête parfaite. Chronique d’une pandémie annoncée
Philippe Sansonetti
Seuil, 2020, 174 p.
La vague. L’épidémie vue du terrain
Renaud Piarroux
CNRS Éditions, 2020, 235 p.
Au bout du compte, il sera certainement beaucoup écrit sur l’épidémie de Covid-19, sa gestion, ses conséquences et ses leçons. Deux ouvrages, celui de Philippe Sansonetti et celui de Renaud Piarroux occuperont une place à part. Ils racontent le début de l’épidémie en proposant deux vues très complémentaires, celle du chercheur microbiologiste qui commente en temps réel ce que l’on sait du virus et les réponses apportées à l’épidémie et celle du médecin impliqué dans la lutte contre la propagation de la maladie, avec dans les deux cas, un souci profond pour les questions de santé publique et de croisement entre savoir et action.
P. Sansonetti est médecin et chercheur en microbiologie. Il a travaillé dans l’Unité des entérobactéries puis créé et dirigé l’Unité de pathogénie microbienne moléculaire de l’Institut Pasteur tout en exerçant des fonctions hospitalières à l’hôpital de l’Institut Pasteur avant d’en devenir responsable des consultations externes puis directeur médical. Depuis 2008, il est professeur au Collège de France, titulaire de la chaire de microbiologie et maladies infectieuses. Il est aussi connu pour ses engagements en santé publique, comme président du Comité de l’OMS sur le développement de vaccins contre les maladies diarrhéiques par exemple, ou à travers ses prises de position en faveur des stratégies de prévention et de l’usage des vaccins. Il est en particulier auteur d’un livre essentiel sur le sujet, Vaccins, paru en 2017 aux éditions Odile Jacob.
R. Piarroux est médecin et biologiste, spécialiste des maladies infectieuses et tropicales, en particulier des épidémies de choléra. Il a dirigé le laboratoire de parasitologie de l’Université Aix-Marseille avant de devenir chef du service de parasitologie-mycologie à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris. En 2010, R. Piarroux s’est retrouvé impliqué, à la demande de l’ambassadeur de France en Haïti, dans la gestion de l’épidémie de choléra qui venait de s’y déclarer. Il a fait partie de ceux qui ont rapidement établi et cherché à faire savoir qu’elle avait pour origine un contingent népalais de Casques bleus de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah), ce que l’ONU a cherché à dissimuler pendant plusieurs années en s’appuyant sur une thèse environnementaliste, jusqu’à ce que son secrétaire général, M. Ban Ki-moon, en demande pardon au peuple Haïtien en 2016. Il décortique dans Choléra. Haïti 2010-2018 : histoire d’un désastre (CNRS éditions, 2019) les mécanismes de cette tentative de maquillage institutionnel, mais aussi les années de luttes qu’il a menées avec d’autres ensuite pour faire disparaître la maladie de l’île.
Tempête parfaite se décline en douze dates, du 24 janvier au 2 juin 2020. Les six premières (24 janvier, 14 février, 23 février, 29 février, 7 mars et 14 mars) constituent le prologue tant à la crise qu’au livre. Ces six courts textes mettent en évidence, à l’occasion de moments clés, la tension croissante entre les inquiétudes de l’auteur nourries des informations qu’il reçoit et de l’analyse qu’il en fait, et l’absence de perception de l’importance de la menace par la société française, ses gouvernants en particulier. Les chapitres suivants correspondent à une conférence donnée par P. Sansonetti au Collège de France le 16 mars, « Covid-19, chronique d’une émergence annoncée », et à une série de textes publiés dans La Vie des idées (Collège de France).
Le maître mot de ces textes est probablement celui d’éclairage. Ils exposent de façon simple ce que l’on pouvait dire de façon rigoureuse à un moment donné pour comprendre ce qui se passait tant sur le terrain biologique/épidémiologique que sur celui des décisions politiques. Le chapitre 2 fait, par exemple, le point de ce que l’on savait à la mi-mars du virus, de l’épidémie, de son origine et des scénarios d’évolution potentiels, tandis que le chapitre 3, « Sortie de confinement », daté du 14 avril, se focalise sur sa gestion et les chapitres suivants sur les tests (« Que nous disent les sérologies ») et les vaccins (« Traitement et vaccins : à la recherche du temps scientifique » et « Vaccins Covid-19, rêve ou réalité »). Leur grande force est d’associer analyses et présentations synthétiques de ce qu’il faut connaître en préalable (les paramètres définissant une épidémie et son évolution, ceux caractérisant un test de détection, les origines des zoonoses et l’influence de la façon dont un virus s’adapte à un nouvel hôte, les interactions entre système immunitaire et pathogènes...) avec une constante mise en regard d’autres grandes épidémies ou de la façon dont la crise a été gérée ailleurs.
Le dernier paragraphe dresse trois constats : la nécessaire prise de conscience des effets de l’homme sur les écosystèmes et le climat, la nécessaire réhabilitation du système hospitalier et l’importance d’un renforcement massif de la recherche pour permettre « une refondation de la médecine préventive » apte à limiter des crises sanitaires qui ne manqueront pas d’advenir. En même temps, l’approche développée tout au long du livre met en lumière la façon dont les propriétés des processus (l’épidémie) et des dispositifs techniques (ce qu’un test mesure, sa spécificité, sa sensibilité, par exemple), et les décisions sanitaires, doivent être liées. Si les savoirs scientifiques et techniques ne définissent pas la réponse politique à apporter, la connaissance des processus et des propriétés des objets est essentielle pour comprendre la portée de ce que l’on fait. Le texte montre aussi que cette compréhension est sans doute accessible au plus grand nombre, permettant le passage d’un administré passif vers un citoyen actif. Parlant du confinement rendu nécessaire par l’évolution de l’épidémie et les moyens dont on disposait en mars, P. Sansonetti écrit le 14 avril :
« Il doit aussi être accompagné par les citoyens et non imposé, grâce à une pédagogie transparente et à l’incitation à leur participation active. Le confinement, le « restez chez vous ! » pour sauver des vies et ménager nos personnels de santé est vital, mais crée une situation socialement paradoxale où les seuls horizons du citoyen deviennent l’hôpital, la queue dans les supermarchés ou la police contrôlant les autorisations dérogatoires... Nos concitoyens doivent pouvoir sortir de cette perspective étroite et dès maintenant se préparer à jouer un rôle actif lorsque le confinement sera levé » (p. 75 et 76).
Dix mois plus tard, à un moment où l’acceptation des mesures prises commence à fortement s’éroder alors que la gestion de l’épidémie va être rendue encore plus compliquée par la présence simultanée d’une partie de la population en cours d’immunisation et d’une circulation très importante du virus, ce qui favorise l’émergence de variants résistants aux propriétés imprédictibles, on ne peut en effet que regretter qu’un tel travail de pédagogie permettant aux citoyens de s’approprier ce qui se passe et de devenir acteur de la réponse n’ait pas été davantage réalisé.
Autant que le livre de P. Sansonetti, La vague, l’épidémie vue du terrain de R. Piarroux peut être qualifié de chronique. L’ouvrage couvre la période du 7 février à la mi-août, sous forme de courts chapitres, généralement situés dans le temps, mêlant relation d’événements, analyses et réflexions. Une part importante concerne l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris, la façon dont la structure s’est adaptée et comment les personnels ont fait face au cours de la première vague. Deux séries de chapitres attirent particulièrement l’attention. La première relate trois réunions organisées les 13 et 14 mars autour de Martin Hirsch, la première provoquée par R. Piarroux avec l’appui de son collègue Éric Caumes. Alors que l’appréciation des autorités de santé et du gouvernement, présentée par le président de la République le 12 mars, était celle d’une évolution linéaire et contrôlable de l’épidémie, ces réunions ont permis de modifier la perception des acteurs et de leur faire prendre conscience du caractère explosif de la situation. Ces chapitres posent la question, assez inquiétante, de la façon dont s’acquiert la compréhension d’une situation en présence de paroles contradictoires dans l’espace public. La seconde série concerne le dispositif Covisan mis en place à l’AP-HP à partir de la mi-avril à l’instigation de l’auteur. Sur le modèle de ce qui s’est fait contre Ebola en Afrique ou contre le choléra en Haïti entre 2013 et 2018, il s’est agi de mettre en place des équipes mobiles, composées de personnels de santé volontaires et de bénévoles, chargées d’aider les patients porteurs du virus et leurs proches à organiser leur isolement et dans la mesure du possible de remonter les chaînes de contamination. Comme le dit l’auteur, « proposer à la direction de l’AP-HP quelque chose qui ressemble fort à une mission humanitaire au cœur même des hôpitaux parisiens n’est pas évident » (p. 95). De fait, l’expérience est soutenue par l’AP-HP mais pas au niveau national, le contact tracking devenant une prérogative des médecins généralistes et de l’assurance maladie. Covisan régressera à partir de la mi-mai, mais sera reprise en Guyane. La description de cette expérience est l’occasion de fournir des éléments sur les difficultés techniques et institutionnelles, mais aussi sur la confrontation des logiques et des intérêts qu’elle a occasionnées. C’est aussi l’occasion d’une réflexion sur les outils épidémiologiques qu’il faudrait pouvoir déployer dans de telles circonstances et des difficultés à le faire. Réflexion qui prend un relief nouveau à un moment où, par exemple, les moyens de séquençage et l’accès aux séquences nécessaires au suivi de l’évolution des variants posent à l’évidence problème en France.
Un second fil rouge du livre est une analyse de publications et de prises de parole ayant eu des répercussions importantes dans l’espace public, à commencer par celles de Didier Raoult. Si R. Piarroux ne cache pas ce qu’il pense de ce dernier – le premier chapitre à l’évoquer a pour titre « Coup de Poker » (p. 17) – la grande force de sa présentation est de s’en tenir à une analyse critique de la méthodologie des publications. De façon similaire, il détaille les éléments qui ont permis de démonter l’article frauduleux, « Hydroxychloroquine or chloroquine with or without a macrolide for treatment of COVID-19: a multinational registry analysis » publié dans The Lancet le 22 mai 2020, retracté le 5 juin 2020, à partir des données « collectées » par Surgisphere. Il évoque aussi la célèbre étude concernant le lien entre SARS-CoV-2, hydroxychloroquine et accidents de trottinette, acceptée et publiée par la revue prédatrice Asian Journal of Medicine and Health. Ces chapitres racontent une controverse et posent à nouveau la question de la façon dont on peut se construire un avis et éventuellement prendre une décision en présence de prises de parole contradictoires. Ils ouvrent aussi une voie de résolution dans la mesure où ils montrent que dans le cas précis, la controverse existe au niveau des prises de parole mais pas au niveau des données. R. Piarroux montre bien que ce qui est publié au sujet de l’hydroxychloroquine, en particulier par l’équipe de D. Raoult, ne permet en fait pas de dire quoi que ce soit sur son efficacité. Il pouvait y avoir des raisons légitimes d’utiliser l’hydroxychloroquine – comme traitement potentiel faute de mieux ou en s’appuyant sur un droit à l’essai avant d’être sûr – mais mettre en avant une efficacité démontrée n’était pas défendable. Par ailleurs, R. Piarroux pointe clairement les dérives d’un système de publication qui ne fait plus correctement son travail de filtrage, ce qui peut être compensé par le travail d’apurement se produisant sur le temps long mais se révèle très problématique sur le temps court.
Les deux ouvrages sont des témoignages de praticiens. R. Piarroux et P. Sansonetti apportent leurs expériences et leurs réflexions sans prétendre à une analyse exhaustive de la situation et de sa gestion. Ils soulèvent cependant, directement ou indirectement, de nombreuses questions, sur les options choisies en matière de contact tracking ou les mesures concernant le suivi épidémiologique... et conduisent aussi le lecteur à se demander dans quelle mesure d’autres approches auraient été possibles. La gestion de la crise, très centralisée, s’est essentiellement traduite par des mesures administratives et s’est heurtée à un manque de moyens et de préparation de l’appareil d’État ; les deux textes suggèrent/esquissent des pistes s’appuyant davantage sur de la formation que sur de la communication. De ce point de vue, ils montrent qu’il était sans doute possible d’apporter des éléments de savoir sur ce que sont le virus, la maladie, les processus de l’épidémie, les possibilités des tests, les conditions d’un suivi épidémiologique, les enjeux des aspects économiques et sanitaires ou de la vaccination... qui auraient peut-être permis à davantage de gens de s’approprier la situation, de percevoir les tenants des arbitrages et d’être davantage acteur.
François Bontems
(Institut Pasteur, Unité de virologie structurale, Paris &
CNRS, Institut de chimie des substances naturelles [ICSN], Gif-sur-Yvette, France)
francois.bontems@pasteur.fr
Le futur de la santé. Pour une éthique de l’anticipation
Léo Coutellec, Alexia Jolivet, Sébastien J. Moser, Paul-Loup Weil-Dubuc (Eds)
Édition de la Maison des sciences de l’homme, 2019, 141 p.
Les progrès scientifiques permettent désormais de prendre des décisions non plus seulement en fonction des événements du passé, mais aussi à partir de prévisions. Le futur devient ainsi un déterminant du présent. Comment penser cette anticipation dans le domaine de la santé ? C’est à ce voyage que nous invite ce livre coordonné par Léo Coutellec (épistémologie et éthique des sciences contemporaines), Alexia Jolivet (sciences de l’information et de la communication), Paul-Loup Weil-Dubuc (éthique, philosophie morale et politique) de l’Université Paris-Saclay, et Sébastien J. Moser (sociologie, Centre Max-Weber).
Il ne s’agit pas ici de prévoir les évolutions de l’état de santé de la population ni celles de technologies médicales. Les auteurs nous proposent plutôt une série de six scénarios destinés à nous faire réfléchir individuellement et collectivement sur un triple registre : le probable, le possible et l’imaginable.
Le premier scénario est celui d’une malade sans entourage. Elle est soignée pour une sclérose en plaques par des infirmières interchangeables uniquement préoccupées par les paramètres biologiques. Nous sommes dans une société d’êtres isolés les uns des autres pour qui se parler est un acte pénible. Le soin est un acte purement technique et déshumanisé. Chacun est renvoyé à sa solitude organisée.
Le deuxième scénario met en scène des maladies sans symptômes. On est malade parce qu’un score de risque (une probabilité) indique que vous l’êtes même si vous ne souffrez de rien de tangible. Ce score peut être exigé par votre employeur qui peut l’utiliser pour graduer le salaire. Il n’y a plus de maladies, seulement des risques quantifiés d’atteinte à la santé à partir d’un certain âge. On s’occupe de probabilités plutôt que du vécu. C’est une société normative qui a éradiqué la maladie et la dignité humaine avec elle.
Dans le troisième scénario, nous sommes projetés dans une société sans médecin. Tous les matins, on reçoit un bulletin de « santé » qui prescrit des objectifs nutritionnels et d’activité physique pour la journée. Tous les actes du quotidien sont normalisés et quantifiés dans un contrôle permanent qui exalte la responsabilité individuelle. Le médecin saisit des données, ce sont des algorithmes qui les interprètent. Ici aussi, le lien social disparaît.
Le quatrième scénario met en scène la même personne que le troisième. Elle ressent un malaise et la télésurveillance révèle qu’elle n’a pas respecté les préconisations de la journée. Elle est catégorisée comme déviante et reçoit un programme de rétablissement comportemental. Son génome a été modifié pour réguler son système hormonal et immunitaire. En fin de journée, elle se sent mieux et commence à lire un roman qui la captive. Malgré les avertissements qui lui demandent de cesser la lecture pour s’alimenter, et malgré le retour du malaise, elle termine le livre et dans un geste désespéré se débranche de tous les dispositifs numériques qui la contrôlent. C’est une société où l’on n’a plus le droit d’être malade. Il n’y a que des coupables.
Le cinquième scénario est celui d’une santé totalement dérégulée. Quand vous avez besoin de soins, vous allez au marché aux soins et vous faites votre choix parmi un ensemble de formules forfaitaires ou non, allopathiques, homéopathiques, naturopathiques, etc. Il n’y a plus de normes, ni de certification, ni d’assurance maladie publique. C’est la loi du marché à l’état pur, le consommateur choisit la formule. Tout au plus peut-il se référer aux avis des clients pour guider son choix.
Dans le dernier scénario, l’hygiène et la prévention se sont imposées au point qu’il n’y a quasiment plus de médicaments. Si une maladie survient, une sinusite, en l’occurrence, c’est que les prescriptions d’activité physique, d’alimentation, de repos n’ont pas été respectées. La cause de la sinusite est identifiée : la malade devait bénéficier d’un séjour de remise en forme, mais elle y a renoncé en raison d’une trop grande charge de travail. C’est un ordre hygiéniste.
Plus d’entourage, plus de symptômes, plus de médecins, plus de normes, plus de sécurité sociale, plus de médicaments : le parti pris est donc celui d’une prospective fondée sur la perte des caractéristiques actuelles de la santé et du soin. Chaque scénario est accompagné d’un développement académique qui mobilise la philosophie, la psychologie, l’anthropologie, la sociologie, l’histoire et la politologie. L’introduction et la conclusion permettent au lecteur de prendre du recul et d’analyser ce que partagent les scénarios. Ils reposent tous sur le fait que nous allons vers un monde dans lequel la santé sera uniquement une question de responsabilité individuelle. Il n’y a plus de place pour une compréhension des facteurs sociaux, économiques, culturels, professionnels qui influencent la santé. La dimension collective de la santé que recouvre la notion de santé publique disparaît. La société est formée d’individus responsables hyperconnectés à des systèmes technocratiques de surveillance et de normalisation des comportements. Les liens sociaux sont contrôlés et technicisés. Le développement de l’évaluation du risque des maladies au niveau individuel qui permet de prédire leur survenue grâce aux données massives et aux algorithmes d’analyse est mis au service d’un ordre sanitaire totalitaire. La notion de soins est vidée de sa dimension humaine.
Ces textes sont issus d’un séminaire organisé depuis 2014 par l’Espace éthique Île-de-France et le département de recherche en éthique de l’Université Paris-Sud/Paris-Saclay. Ils sont bien écrits, agréables à lire. La partie académique est richement référencée avec à chaque fois des regards complémentaires qui forment un ensemble stimulant. C’est un très bon outil pour sortir des sempiternelles visions biomédicales de la santé fondées sur les innovations technologiques forcément considérées comme des progrès.
On reconnaît dans les six scénarios des évolutions qui ont déjà inspiré des romanciers ou des essayistes. On pense bien sûr à Georges Orwell (1984), à Aldous Huxley (Le meilleur des mondes) et aussi dans le domaine de la santé à Jacques Attali (L’ordre cannibale). De ce point de vue, ce livre n’apprend rien d’original. Cependant, il permet au lecteur de s’identifier aux personnages mis en scène et de lui donner accès aux recherches en sciences sociales appliquées à la santé. Cette alliance entre la fiction et la recherche est de nature à offrir à chacun des éléments de réflexion sur ce qui menace nos modes de vie et notre santé.
Un contre-scénario utopique montrant comment construire l’articulation entre une approche populationnelle et individuelle de la santé, comment la prévention et le soin pourraient se combiner intelligemment grâce aux objets connectés, comment l’amélioration de l’environnement et des conditions de travail nous ferait gagner en qualité et en quantité de vie, comment l’engagement citoyen permettrait d’éviter les dérives de l’hypersurveillance, aurait été le bienvenu. Cela aurait donné plus de profondeur à la notion d’« éthique de l’anticipation » dont se réclament les auteurs, mais dont le contenu reste imprécis.
William Dab
(Cnam, laboratoire MESuRS, Paris, France)
william.dab@lecnam.net
La chauve-souris et le capital. Stratégie pour l’urgence chronique
Andreas Malm
La Fabrique, 2020, 239 p.
Ce livre, écrit au printemps 2020 à la faveur de l’état d’urgence produit par le déferlement de la pandémie de Covid-19 en Europe, s’interroge sur les ressemblances et les différences entre l’état d’urgence sanitaire et l’état d’urgence climatique. Son auteur, enseignant en géographie et militant pour le climat, a déjà publié plusieurs ouvrages sur les stratégies visant à réduire la consommation d’énergie fossile et la production de gaz à effet de serre. Il propose de mobiliser, en réponse aux catastrophes contemporaines de la pandémie ou du réchauffement climatique, la pensée et la pratique du marxisme-léninisme, c’est-à-dire d’y voir des effets du système capitaliste dont elles accélèrent l’effondrement.
Selon Andreas Malm, la différence entre la pandémie de Covid-19 et le réchauffement climatique ne tient pas à ce que la première serait une catastrophe rapide et visible dans la série des cas de contagion, alors que le second serait une catastrophe lente et invisible du fait de la montée graduelle des températures et des mers. La première partie de son livre, intitulée « Corona et climat », souligne qu’il y a dans les deux cas un état d’urgence du fait de franchissements de seuil irréversibles, et que les signaux d’alerte de ces franchissements se sont multipliés au cours de la dernière décennie. Mais alors que le réchauffement climatique affecte surtout les populations du Sud, qui ne sont pas responsables de la production des gaz à effet de serre, la pandémie de Covid-19 affecte surtout les populations du Nord, et singulièrement les personnes les plus âgées, alors que les maladies infectieuses émergentes proviennent le plus souvent des pays du Sud. Cette structure en chiasme des deux catastrophes explique que les États européens aient pris contre le SARS-Cov2 des mesures qu’ils n’auraient jamais osé prendre contre le réchauffement climatique. La proposition de A. Malm est non seulement d’étendre ces mesures d’urgence contre la pandémie aux effets du réchauffement climatique mais aussi de remonter aux causes communes de ces deux catastrophes dans l’action du capitalisme sur la nature.
Tout se passe en effet comme si la pandémie rendait visible l’action des pays du Nord dont les effets étaient jusque-là invisibilisés dans les pays du Sud. La deuxième partie du livre déploie alors la chaîne de causalité expliquant qu’un coronavirus apparu à Wuhan, centre industriel de la Chine, ait pu faire dérailler l’économie capitaliste mondiale. C’est que les chauves-souris hébergent un grand nombre de virus du fait des capacités immunitaires qu’elles ont développées pour le vol et la cohabitation multi-espèces. Du fait de la déforestation, ces virus, dont la biodiversité dilue les effets pathogènes dans les environnements sauvages, entrent dans des milieux anthropisés par les élevages de cochons, de dromadaires ou de chiens viverrins, et infectent des organismes humains sans immunité. Les débordements zoonotiques (spillover) popularisés par le journaliste David Quamen sont ainsi amplifiés dans les grands centres de la mondialisation, comme Hong Kong ou Wuhan, dont la distance avec les espaces sauvages s’est rétrécie et dont la connexion avec le reste du monde diffuse rapidement les virus émergents. Analysant le rôle des marchés où les espèces sauvages sont concentrées dans des conditions de stress qui favorisent la transmission virale, A. Malm cite Robert Wallace, biologiste marxiste qui a modélisé l’émergence de maladies comme Ebola ou la grippe aviaire : « L’ouverture des forêts aux circuits mondiaux du capital est en soi une cause première de toutes ces maladies. C’est l’accumulation effrénée du capital qui secoue si violemment l’arbre où vivent les chauves-souris et les autres animaux. Il en tombe un crachin de virus » (p. 70).
Cette chaîne de causalité reliant émergence biologique et amplification économique conduit A. Malm à formuler une « théorie du capital parasite ». Du fait de sa capacité à déplacer les ressources naturelles pour les transformer en valeur d’échange, le capital doit mobiliser les microbes qui font partie de celles-ci et se transformer en « métavirus et patron des parasites » (p. 106). Conscient du « niveau d’abstraction » de cette proposition, le géographe propose de la préciser à travers un « théorème » qui combine les termes d’Alf Hornborg et David Harvey : « appropriation spatio-temporelle + compression spatio-temporelle = risque élevé de pandémies zoonotiques » (p. 107). Cette loi du capital produit à long terme le réchauffement climatique et à court terme cet « enfièvrement mondial » (p. 110) que constitue une pandémie d’origine zoonotique. A. Malm rappelle que le réchauffement climatique est un facteur indirect de débordement zoonotique puisqu’il cause les déplacements des populations de moustiques, d’oiseaux ou de chauves-souris qui hébergent la plupart des virus émergents chez les humains. Ainsi se boucle la démonstration selon laquelle ce qui a été fait contre la pandémie doit être radicalisé contre le réchauffement puisque ces catastrophes découlent d’une même cause. « Les coronavirus peuvent être un effet du climat − non l’inverse. Surtout, l’un et l’autre sont des aspects intriqués, à des échelles spatiales et temporelles différentes, de ce qui constitue désormais une même urgence chronique » (p. 124).
Cette analyse scientifique des causes de la pandémie et du réchauffement climatique conduit dans la troisième partie du livre à proposer des modalités d’action contre ces catastrophes. Selon A. Malm, la social-démocratie se condamne à l’impuissance lorsqu’elle explique la pandémie de Covid-19 par les vulnérabilités inégalement réparties dans la population ou par l’austérité des politiques néolibérales. Une politique radicale consiste plutôt à « prendre les catastrophes perpétuelles à leurs racines écologiques » (p. 129) de façon à éviter les prochaines catastrophes. De fait, ce qui a surpris un grand nombre d’observateurs dans la gestion de la pandémie de Covid-19 par les sociétés du Nord est l’arrêt de la production capitaliste pour protéger les populations vulnérables, mais cette intervention de l’État social reste selon l’auteur « inconsciente » tant qu’elle ne va pas jusqu’aux racines de la crise écologique pour lui apporter une réponse socialiste pleinement consciente. « Le socialisme est une banque de graines pour l’urgence chronique. Le clade anticapitaliste s’est ramifié dans sa recherche de stratégies d’interventions conscientes efficaces ; une pensée politique de l’intervention consciente est précisément ce qu’il faut à présent faire renaître » (p. 135).
La pensée politique déployée par A. Malm consiste ainsi à sélectionner parmi les graines du socialisme celle qui sera la plus forte, parce que la plus consciente, face aux contradictions et aux catastrophes du capitalisme, alors que celui-ci semble toujours s’en sortir par des stratégies inconscientes, à la façon d’un parasite ou d’un virus. C’est singulièrement sur un texte de Lénine intitulé La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer, datant de 1917, que se porte son choix. Lénine y affirme en effet la nécessité de faire la guerre au système capitaliste dans un contexte, celui de la guerre mondiale, où celui-ci est déjà au bord de l’effondrement. De même que Lénine a mis en place la collectivisation des moyens de production et l’électrification, A. Malm propose de limiter les plantations en monoculture et d’installer des machines à émissions négatives, qui transforment le CO2 en dioxyde de carbone pur (p. 159). Il rappelle également que le gouvernement de Lénine fut le premier à proposer de préserver des territoires pour l’étude des communautés écologiques (p. 195). Alors que la métaphore de la « guerre contre le virus » a été souvent critiquée lors de la pandémie, A. Malm l’assume au nom d’un « communisme de guerre » qui rétablit de bonnes distances entre l’humanité et une nature préservée. C’est pourquoi il s’oppose finalement à l’hypothèse de la « vengeance de la nature », car elle conduit à attribuer des intentions conscientes aux chauves-souris alors qu’il s’agit plutôt de les laisser vivre hors des circuits d’appropriation et d’accumulation construits par le capitalisme. Citant Adorno, A. Malm voit dans la crise pandémique le moment où « les êtres humains deviennent conscients de leur propre naturalité et mettent fin à leur propre domination de la nature » (p. 200), ouvrant ainsi la possibilité d’un « sujet collectif » qui échappe à la catastrophe.
On peut se demander dans quelle mesure une telle pensée de l’intervention consciente au nom de l’urgence écologique ne conduit pas à une forme de géo-ingénierie qui parle le langage des risques infectieux et des barrières d’espèce pour mieux séparer la nature et la société en faisant du capitalisme un parasite qui brouille leurs frontières. Le discours de la « vengeance de la nature », par contraste, distribue les capacités conscientes entre les humains et les non-humains. Ainsi, René Dubos, un des fondateurs de l’écologie des maladies infectieuses et inventeur de la formule « nature strikes back », considérait les mutations des microbes comme des signes que l’espèce humaine devait renoncer à contrôler la nature pour réagir de façon stratégique à chacune de ses émergences. La sociologie latourienne, dont A. Malm moque les formulations poétiques, a poursuivi cette hypothèse dans l’étude des connexions entre humains, animaux et microbes. Elle a ainsi mis en question l’idée selon laquelle l’étude du système capitaliste pouvait atteindre un niveau de causalité premier d’où une intervention globale est possible, pour porter attention aux formes de relation et d’attachement où se jouent des interventions locales. Dans le langage marxiste, la causalité qui relie la pandémie et le réchauffement climatique n’est pas première mais seconde, car elle est surdéterminée par les représentations plus ou moins conscientes que les acteurs humains et non-humains se font de leurs relations.
Dans cette perspective, il est étonnant de voir que si A. Malm fait référence aux travaux des écologues, il cite très peu ceux des virologues. Pourtant, l’étude des réseaux de virologues pourrait confirmer l’hypothèse « abstraite » qu’il avance selon laquelle le capitalisme est une machine de captation et de distribution des virus. Les virologues accumulent des souches virales pour anticiper les émergences et fabriquer des vaccins de façon à préparer les prochaines pandémies. A. Malm retrouve cette notion de préparation lorsqu’il cite un slogan par lequel Daniel Bensaïd résume la politique léniniste : « Soyez prêts ! Prêts à l’improbable, à l’imprévisible, à l’événement ! » (p. 174). Ce slogan est aujourd’hui mis en œuvre à travers un ensemble de techniques de préparation aux catastrophes comme les sentinelles détectant les signaux d’alerte précoce, les simulations par des scénarios du pire cas ou les stocks de virus et de vaccins. En se situant au niveau de ces techniques de préparation telles qu’elles connectent humains, animaux et informations virales, on atteint des causalités qui régissent déjà le monde de la gestion des catastrophes, reliant santé publique et santé environnementale, et on peut les orienter d’une urgence vers une autre, de la pandémie vers le réchauffement climatique.
Cet ouvrage pose de façon stimulante et engagée le problème des rapports entre théorie et pratique dans l’engagement écologique à l’ombre des catastrophes, mais il le fait en mobilisant des concepts de causalité et de conscience qui, en favorisant une intervention socialiste immédiate, laissent de côté le travail des sciences sociales dans l’analyse des points de vue des acteurs mobilisés par la pandémie. S’il mobilise le langage de l’urgence pour inciter à l’action contre le réchauffement climatique à l’occasion de la crise pandémique, il est insuffisamment critique des catégories par lesquelles se construisent les savoirs sur l’émergence virale, et manque ainsi de replacer les pandémies dans le temps plus long de l’Anthropocène.
Frédéric Keck
(CNRS, Laboratoire d’anthropologie sociale, Paris, France)
frederic.keck@college-de-france.fr
Moles A.A., 1987. « La cité câblée : une nouvelle qualité de vie ? », Les Annales de la Recherche Urbaine, 34, 80-86, https://doi.org/10.3406/aru.1987.1314.
Cacciari J., Dodier R., Fournier P., Gallenga G., Lamanthe A., 2014. Observer la transition énergétique par le bas. L’exemple des acteurs du bassin minier de Provence, Métropolitiques, www.metropolitiques.eu/Observer-la-transition-energetique.html.
Laferté G., 2014. Des études rurales à l’analyse des espaces sociaux localisés, Sociologie, 5, 4, 423-439, http://doi.org/10.3917/socio.054.0423.
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