Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 27, Number 4, Octobre/Décembre 2019
Page(s) 452 - 459
Section Regards – Focus
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2020011
Published online 16 April 2020

© Droits réservés

Sheila Jasanoff, professeure à l’Université Harvard, a contribué de façon majeure au développement des études des sciences et des techniques (Science and technology studies [STS]). Linguiste et juriste de formation, ses recherches portent sur les interactions entre le droit, la science et la politique dans les sociétés démocratiques. Elle s’intéresse en particulier à la construction de la raison publique dans divers contextes culturels et au rôle de la science et de la technique dans les institutions nationales et mondiales. S’inscrivant dans une tradition constructiviste qui considère non pas la science comme source de vérités universelles mais comme pratique – une science en train de se faire –, elle étudie avec une attention particulière les différentes façons de connaître. Ses travaux démontrent que, contrairement aux idées reçues, les connaissances scientifiques utilisées dans les décisions publiques ne sont pas universelles, que les processus de construction de la crédibilité des connaissances publiques sont très différents, marqués par l’histoire et les institutions. C’est donc assez naturellement que S. Jasanoff met au cœur de ses travaux le concept de coproduction, poursuivant à sa façon l’enquête sur les rapports entre savoir et pouvoir. Visant une institutionnalisation des STS comme champ de recherche interdisciplinaire, elle développe un ensemble d’outils conceptuels dont l’objectif est de polariser les recherches sur l’étude des rapports entre science et démocratie. Elle est notamment fondatrice du Science and Democracy Network (SDN) qui rassemble plus d’une centaine de spécialistes qui travaillent sur les transformations contemporaines du gouvernement des – et par les – sciences et techniques. Son ambition est de construire une théorie de la démocratie dans laquelle les connaissances et les savoirs occupent une place centrale.

En tant que l’une des meilleures spécialistes contemporaines des interactions entre science, politique et société, S. Jasanoff apporte un contrepoint nécessaire à la thèse de la société du risque d’Ulrich Beck. Pour elle, les tensions contemporaines liées à la crise environnementale, à la montée des inégalités et à la remise en cause des démocraties libérales nécessitent de s’armer conceptuellement pour penser les rapports entre science et démocratie. Cependant, contrairement à la thèse de Beck construite sous forme de grand récit, S. Jasanoff appelle à un effort incessant pour pluraliser les façons de connaître et la construction des grands récits collectifs. Dans cet entretien, elle insiste particulièrement sur ce point : « Nous devons consacrer des efforts incessants pour pluraliser les récits, les imaginaires et les façons de connaître. C’est essentiel dans un monde marqué par une forte dynamique de standardisation liée aux sciences et aux techniques. Le pluralisme est essentiel d’un point de vue épistémique et normatif. Le pluralisme est aussi essentiel car penser autrement permet d’imaginer d’autres futurs et d’enrichir le monde commun par des alternatives aux solutions dominantes. »

Une introduction à Sheila Jasanoff en cinq concepts

Coproduction

Une grande partie de l’œuvre de S. Jasanoff (Encadré 1) élabore la notion de coproduction, notion centrale pour les science and technology studies (STS1) : les processus simultanés par lesquels les sociétés modernes forment leur compréhension épistémique et normative du monde. Ce cadre d’analyse, exposé systématiquement dans l’ouvrage States of knowledge2, permet de montrer comment les idées et les croyances scientifiques, et (souvent) les artefacts technologiques qui leur sont associés, évoluent en même temps que les représentations, les identités, les discours et les institutions qui donnent un effet pratique et un sens aux idées et aux objets. Son livre Designs on nature3 peut être lu comme une étude de cas étendue de la coproduction, avec un accent empirique sur les sciences et technologies du vivant4.

Quelques ouvrages de Sheila Jasanoff.

S. Jasanoff a publié une œuvre importante, notamment sous forme d’ouvrages dont les principaux sont :

  • Brickman R., Jasanoff S., Ilgen T., 1985. Controlling chemicals. The politics of regulation in Europe and the United States, Ithaca, Cornell University Press

  • Jasanoff S., 1985. Risk management and political culture, New York, Russell Sage Foundation

  • Jasanoff S., 1990. The fifth branch. Science advisers as policymakers, Cambridge, Harvard University Press

  • Jasanoff S., 1995. Science at the bar. Law, science and technology in America, Cambridge, Harvard University Press

  • Jasanoff S., 2005. Designs on nature. Science and democracy in Europe and the United States, Princeton, Princeton University Press

  • Jasanoff S., 2016. The ethics of invention. Technology and the human future, New York, W.W. Norton & Company

Elle est coéditrice du deuxième Handbook of science and technology studies (1995, Sage Publishing, avec G.E. Markle, J.C. Peterson et T. Pinch).

Parmi ses autres ouvrages :

  • Jasanoff S., 1994. Learning from disaster. Risk management after Bhopal, Philadelphia, University of Pennsylvania Press

  • Jasanoff S. (Ed.), 2004. States of knowledge. The co-production of science and social order, London, Routledge

  • Jasanoff S., Martello M. (Eds), 2004. Earthly politics. Local and global in environmental governance, Cambridge, MIT Press

  • Jasanoff S. (Ed.), 2011. Reframing rights. Bioconstitutionalism in the genetic age, Cambridge, MIT Press

  • Jasanoff S., Kim S.-H. (Eds), 2016. Dreamscapes of modernity. Sociotechnical imaginaries and the fabrication of power, Chicago, The University of Chicago Press

Seul recueil de textes de S. Jasanoff en français, Le droit et la science en action (2013, Dalloz) a été édité par Olivier Leclerc, chercheur en sciences juridiques au CNRS.

Épistémologies civiques

S. Jasanoff définit le concept dans son ouvrage Designs on nature5. Les épistémologies civiques sont les règles formelles et informelles d’administration des preuves publiques. Ces règles concernent la production des connaissances et leur mise à l’épreuve, les formes de fabrique de l’expertise et les modes de raisonnement des autorités publiques pour leurs prises de décision. S. Jasanoff montre que les épistémologies civiques, enchâssées dans les histoires nationales et dans des formes institutionnelles fort hétérogènes, sont elles-mêmes très diverses et dépendantes au sentier6.

Imaginaires sociotechniques

« Visions collectives, institutionnellement stabilisées d’un futur désiré, animées par une compréhension partagée des formes de vie et de l’ordre social réalisables grâce à la science et à la technique et qui orientent leur développement. » (d’après l’ouvrage de Jasanoff S., Kim S.-H. (Eds), 2016. Dreamscapes of modernity, p. 47, trad. : P.-B. Joly)

Raison publique

Le thème de la raison publique traverse l’ensemble de l’œuvre de S. Jasanoff. Ses principales contributions ont été réunies dans un volume publié en 20128. Elle tente d’y comprendre comment les institutions dominantes justifient l’exercice du pouvoir et de l’autorité dans les démocraties contemporaines, et comment leurs pratiques d’argumentation, de délégation et de transparence sont façonnées par des engagements envers des modes de connaissance particuliers (épistémologies civiques), des visions du progrès (imaginaires sociotechniques), des styles de raisonnement et des idées de représentation adéquate (bioconstitutionnalisme). Ses études empiriques visent fréquemment à expliquer ce qui fait le succès ou l’échec des exercices de raisonnement public9.

Science réglementaire

S. Jasanoff introduit ce concept dans son livre publié en 1990, The fifth branch10. C’est l’une des premières à concevoir la science réglementaire comme un domaine distinct de la production scientifique. Elle est proche de la science académique mais se caractérise néanmoins par des règles formelles et informelles qui lui sont propres. Les lignes directrices et les normes techniques qui définissent ses normes de preuve sont négociées dans des espaces hybrides où interviennent aussi des logiques réglementaires et économiques. L’une des principales conclusions de l’ouvrage, illustrée par le sous-titre « Science advisers as policymakers », est que la frontière entre la science et la politique n’est pas prédéterminée, mais qu’elle est plutôt constituée par le travail de démarcation (boundary work) au cours du processus d’expertise.

Entretien avec Sheila Jasanoff

Pierre-Benoît Joly : La thèse de la société du risque s’appuie sur un grand récit que l’on peut résumer par l’expression : « on ne dit plus j’ai faim mais j’ai peur ». Le processus de modernisation a des conséquences négatives – les « dégâts du progrès » – qui ne peuvent pas être tenues comme négligeables car elles font peser sur l’environnement et sur l’humanité des menaces lourdes. Selon Ulrich Beck11, cette conscience induit un changement du processus de modernisation, le passage d’une modernisation primaire à une modernisation réflexive. Ma première question porte sur la construction de ce grand récit. C’est l’occasion d’interroger votre rapport à l’histoire, non pas entendue comme discipline académique, mais comme notre rapport au temps long, au temps des grandes transformations.

Sheila Jasanoff : Il m’est difficile d’accepter ce « nous » ! Cela reviendrait à accepter que l’expérience occidentale sur laquelle Beck fonde la thèse de la société du risque a une valeur universelle. Ma position s’explique – au moins en partie – par mon expérience de femme, d’origine indienne, vivant aux États-Unis depuis plus de 60 ans. Plus précisément encore, Beck propose un « nous » universalisé à partir de l’expérience des risques nucléaires, donc de risques intangibles, de virtualités qui envahissent le présent et deviennent en un sens des virtualités réelles. Que la publication de l’ouvrage de Beck soit concomitante de la catastrophe de Tchernobyl explique probablement l’impact de la thèse de la société du risque. Mais cette universalisation est réellement problématique. D’abord parce qu’une fois de plus, on pense l’histoire à partir de l’Europe (ou de l’Occident !). Les études subalternes ont clairement mis en évidence qu’il est essentiel de pluraliser les récits, non seulement pour reconnaître la pluralité des formes d’existence, pour construire différents futurs possibles, mais aussi parce que, même pour les sociétés que l’on peut qualifier de modernes et sur lesquelles Beck fonde son analyse, la réalité est non pas unique mais, pour ainsi dire, fragmentée. De ce fait, nos rapports aux risques sont d’une très grande complexité et il faut se garder des tentatives de généralisation. On ne peut donc pas suivre Beck lorsqu’il suggère que les risques sont de plus en plus intangibles, qu’il devient de plus en plus difficile de les percevoir sans la médiation d’instruments de mesures produits par les technosciences. Certes, c’est une idée intéressante. Mais que dire des nombreuses sociétés où les questions de la faim et des maladies sont toujours omniprésentes ? Que dire des sociétés modernes où les problèmes publics actuels, qu’il s’agisse des migrations, des événements climatiques, de l’emploi, des revenus… sont on ne peut plus concrets et tangibles !

Beck construit une représentation de la réalité et celle-ci fonctionne ensuite comme si c’était la réalité. C’est un problème classique de réification. Pour l’éviter, il faut s’efforcer de faire sens de l’expérience humaine. En tant que chercheurs, nous devons nous investir dans ce travail herméneutique, dans le prolongement des acteurs, en étant attentifs à leur pluralité, aux tensions et aux contradictions. Si l’on se focalise sur les risques, il ne suffit pas de saisir comment l’anxiété – la crainte, la peur – transforme la vie mais de comprendre ce qui donne sens à cette forme de rapport au réel ; on ne doit pas se limiter à la peur comme une donnée mais saisir comment elle est construite, dans le cadre complexe de relations entre individus, institutions et ensembles sociotechniques. Dans cette perspective, un « nous » universalisé doit faire place à une représentation évidemment plus complexe où coexistent plusieurs temporalités, où le temps ne s’écoule pas de façon linéaire, de sorte que l’on peut parfois se demander dans quel siècle nous vivons.

Parlons de la Bavière où Beck vécut et fut professeur à l’Université Louis-et-Maximilien de Munich. Un article du New York Times du 28 juin 2018 titrait : « Bavaria: affluent, picturesque – and angry12 ». D’un côté : une économie prospère qui se traduit par le plein-emploi, un niveau de vie élevé qui coexiste avec la célébration des traditions et d’une identité locale profondément ancrée dans l’histoire. Mais de l’autre, la montée du populisme et la cristallisation d’un mouvement anti-immigration qui réclame la fermeture de la frontière avec l’Autriche ! La montée du populisme n’a pas de place dans la « société du risque ». Contre la tentation de l’universalisation du « nous », il faut penser les temporalités multiples et la pluralité des imaginaires de la peur.

La question qui se pose est alors de savoir comment donner sens aux agencements complexes en flux permanent, tout en se donnant les moyens de saisir des transformations profondes, de comprendre comment des représentations majeures cristallisent, comment certains problèmes deviennent cruciaux alors que d’autres sont ignorés. Le concept d’imaginaire sociotechnique vise précisément à rendre compte de ces dynamiques en articulant les mouvements longs des structures et l’agence des acteurs. L’enquête sur les imaginaires se focalise sur l’expérience humaine et elle est attentive à la pluralité, à la fragmentation, aux contradictions et à un sens de la temporalité qui ne s’accorde pas avec la construction d’un grand récit unificateur. Elle est aussi ancrée dans l’histoire et elle est attentive aux institutions et aux infrastructures sociotechniques en tant que médiateurs entre l’homme et la nature et en tant que dispositifs qui ont eux-mêmes leur agence. Elle conduit à contextualiser le changement.

P.-B. J. : Justement, quel sens de la temporalité, quel sens de l’histoire adopter ?

Sheila Jasanoff : Le concept de « risque manufacturé », central dans la société du risque, est certainement une qualification importante du rapport à la construction du futur au XXe siècle. Cette idée n’est d’ailleurs pas seulement centrale dans le courant de la modernité réflexive. On la trouve aussi chez différents auteurs, comme Charles Rosenberg dont l’histoire de la santé rappelle, que, jusqu’à la fin du XIXe siècle, la maladie était très largement liée à la pauvreté entendue comme dépouillement moral individuel13. La santé publique émerge alors avec la constitution de l’hygiénisme puis celle de l’État-providence.

P.-B. J. : Sur ce type de fresque de longue période, on ne peut pas s’empêcher de penser à Michel Foucault ou encore aux travaux de François Ewald sur l’État-providence.

Sheila Jasanoff : Certes, ces travaux signent un changement essentiel. En un sens, la première société du risque apparaît à la fin du XIXe siècle, à l’époque de la prévention, époque où le risque est pensé comme un aléa. L’État-providence se constitue pour limiter les risques sociaux ; les technologies statistiques permettent de quantifier les risques, d’en déterminer les causes, de définir les responsabilités, de prévoir des dispositifs d’indemnisation et d’inventer les assurances. Néanmoins, l’idée de l’assurance et de la prévoyance n’est pas nouvelle. Souvenez-vous, dans la Genèse, de l’alternance des sept années d’abondance et des sept années de famine. Cet élément constitutif de notre imaginaire des risques nous introduit à l’idée de l’assurance. Par contre, le phénomène important réside dans la sécularisation de la catastrophe. C’est un processus long où l’événement Hiroshima occupe une place essentielle.

Il faut ajouter que cette sécularisation du risque s’accompagne, dans la période contemporaine, du déclin de l’État. C’est une différence fondamentale avec la première société du risque. Le déclin de l’État constitue un thème central dans les disaster studies qui mettent à la fois l’accent sur la sécularisation et sur la privatisation des catastrophes. La place accordée à ce phénomène par Beck est discutable. On peut revenir sur deux points. D’une part, Beck insiste sur la montée du subpolitique, mettant ainsi l’accent sur l’idée que le politique (au sens de construction d’un monde commun) déborde les organisations et les arènes traditionnelles du politique (parlement, instances gouvernementales…). C’est une idée essentielle. Mais, d’autre part, Beck théorise la crise de l’État-nation et la nécessité de penser des formes politiques post-nationales, une forme de cosmopolitisme qui l’a conduit à prendre position en faveur d’un État supranational et d’un gouvernement mondial.

Mes recherches – et celles de nombreux collègues – sur les épistémologies civiques montrent que contrairement à ces thèses, l’État-nation est loin d’être obsolète. Les processus impliqués dans la construction de la crédibilité des connaissances utilisées pour prendre des décisions publiques sont profondément ancrés dans l’histoire longue et dans les rapports institutionnels qui s’inscrivent dans des espaces politiques nationaux. On a pu croire que la prétendue universalité des connaissances scientifiques serait le vecteur d’une forme d’universalisme politique qui accompagnerait la globalisation économique. Ce schéma a pu faire illusion tant que la concurrence entre les blocs capitaliste et communiste dominait la pensée géopolitique. Mais aujourd’hui, cet horizon craque de toutes parts. Et particulièrement sur la question du climat. Contrairement à Beck qui pensait que les risques transnationaux signaient la fin des régimes basés sur les États-nations, l’expérience de quelque trente années de négociations montre que le régime climatique émergent doit s’appuyer sur les formes politiques traditionnelles et qu’en tant que chercheurs en sciences sociales, nous devons nous armer pour penser les articulations entre différentes échelles de savoir et de pouvoir. C’est la portée du concept de subsidiarité épistémique14 sur lequel nous sommes plusieurs à travailler et pour lequel l’expérience européenne est d’un intérêt évident.

L’idée de « risque manufacturé » (i.e. produit par le processus de modernisation) est inséparable de celle de modernité tardive qui doit évidemment être creusée15. Il faut dépasser les débats un peu stériles qui consistent à s’interroger, à grand renfort de statistiques, sur la question de savoir si « c’était mieux avant ». Des auteurs comme Steven Pinker16 passent à côté de l’essentiel car, à l’âge de l’anthropocène, on ne peut plus regarder notre futur dans le rétroviseur. C’est une erreur car les trajectoires (économiques, sociales, environnementales) sur lesquelles nous sommes ne sont plus viables.

P.-B. J. : Dans le cadre de la théorie de la modernisation réflexive, la science est ambivalente, à la fois source de progrès et source de dégâts. Beck propose la notion de scientificisation secondaire caractérisée par un double changement : (i) les effets de la science sont l’objet de la recherche et (ii) les approches scientifiques (théories, hypothèses, modèles, données) font l’objet de discussions dans des arènes publiques. Vous avez beaucoup travaillé sur les différentes facettes des interactions entre sciences et sociétés (science et droit, science et ses publics, science et démocratie…). Comment analysez-vous ces transformations ?

Sheila Jasanoff : Mes premiers travaux sur les risques, dans les années 1980, montraient que les pratiques d’évaluation et de gestion sont très différentes selon les pays et sont déterminées par des structures sociales qui s’inscrivent dans la longue durée. Si l’on prend le cas des États-Unis, la période où écrit Beck est marquée dans ce pays par une bureaucratisation de l’évaluation des risques. Comme je le montre dans Fifth Branch17, le rapport du National Research Council de 1983 – le fameux « livre rouge18 » –, qui fonde le modèle canonique des risques aux États-Unis, opère un véritable travail de démarcation (boundary work). Pour le dire vite, il place l’expertise scientifique du côté de la science, conférant donc à l’évaluation des risques l’autorité culturelle de celle-ci. C’est donc une façon d’affirmer une conception très traditionnelle des rapports entre science et politique, où la science parle vrai à la politique (« Science speaks truth to power19 »). De nombreux travaux ont mis en évidence les carences épistémologiques et politiques de cette position. Mais il n’en demeure pas moins que les années 1980 sont marquées par l’affirmation de ce modèle et par son institutionnalisation. C’est peut-être l’une des explications du faible impact de l’ouvrage de Beck aux États-Unis, du moins par rapport à son importance en Europe20.

Cela dit, Beck met l’accent sur l’ambivalence des inventions humaines, à la fois source de progrès et source de dangers nouveaux. Contrairement à ce qui a pu lui être reproché, Beck ne se focalise pas sur les risques calculables, au contraire. Ce qui compte pour Beck ce sont les effets secondaires, non intentionnels et largement imprévisibles des nouvelles techniques. Comment gouverner les risques que l’on ignore ? Le principe de précaution constitue la réponse de l’Europe – et particulièrement de la France avec son introduction dans la Constitution –, même s’il reste très contesté. Aux États-Unis, la vision des nouvelles technologies est certainement plus optimiste. La croyance de la capacité de la technique à corriger les dangers qu’elle provoque est – encore ? – très présente. On y considère donc que le progrès des connaissances constitue la solution et qu’il convient d’éduquer le public contre ses craintes irrationnelles. En Europe, le sentiment que la gouvernance de l’innovation technologique par les seules forces du marché ne suffit pas est beaucoup plus présent. Il n’est pas surprenant que les institutions européennes cherchent à inventer un cadre normatif qui renforce le sens de la responsabilité des acteurs concernés, à la fois la R&D des entreprises et les centres de recherche publics. L’Europe fait pour partie l’expérience de la modernité réflexive. Mais une partie de l’Europe reste ancrée dans la modernité simple !

P.-B. J. : Justement, la participation des publics ou des parties prenantes est considérée comme l’un des éléments cruciaux de la modernité réflexive. On considère souvent que c’est l’un des moyens de démocratiser les sciences et de domestiquer les techniques. Par exemple, Michel Callon et ses collègues proposent l’idée de la démocratie dialogique21 qui nécessite de remettre en cause la double délégation, aux experts et aux porte-parole politiques. Mais de quelle participation parle-t-on ?

Sheila Jasanoff : La participation, c’était déjà un buzzword des STS dans les années 1970 ! Aujourd’hui, on parle plus volontiers d’engagement du public. Dans les années 1970, la participation a été pensée comme un antidote à la domination des experts. Aux États-Unis, beaucoup de choses se sont alors jouées autour du nucléaire, des controverses sur les choix techniques et sur la nucléarisation de la société. De nombreux conflits ont eu lieu à propos des choix de localisation des centrales. La question de la participation était donc étroitement liée à celle de la mobilisation. Après l’accident de Three Miles Island, la Cour suprême a rendu un jugement sur le recours de l’association People Against Nuclear Energy (PANE) qui alléguait que l’évaluation environnementale réalisée par la Nuclear Regulatory Commission (NRC) pour un nouveau démarrage du réacteur était incomplète car la NRC n’avait pas considéré le trauma psychologique subi par les habitants du proche voisinage de la centrale22. Que cette affaire remonte à la Cour suprême constitue un bon marqueur de cette époque où l’une des idées centrales était que le cadrage des experts est différent de celui du public, même si la décision de la Cour fut finalement défavorable à PANE. L’évaluation technologique réalisée par les experts était alors considérée comme trop étroite ; ne prenant pas en compte les valeurs auxquelles sont attachés les citoyens, elle est toujours incomplète et partielle. Dans cette perspective, on considérait que la participation pourrait accroître la robustesse épistémique en prenant en compte des connaissances plus diverses et en considérant des hypothèses et des scénarios plus larges. Certaines institutions furent assez convaincues qu’en prenant en compte les préoccupations du public assez tôt, la participation pourrait générer une attitude positive et favoriser l’acceptation des nouvelles techniques.

Alors que la participation instituée est restée limitée à un cadre étroit, je pense que l’on observe un changement depuis la fin des années 1990. Dans le monde anglo-saxon, on parle plus volontiers de « public engagement » que de participation. Dans ce cadre, l’engagement du public conditionne la capacité de problématisation, la capacité à revisiter/redéfinir le problème considéré. Le rapport sur les risques publié par l’Académie américaine des sciences en 1996 fait un point intéressant en introduisant le modèle analytique délibératif et en recommandant aux agences de le mettre en œuvre23. Pour les recherches des STS, le point est finalement de savoir dans quelle mesure (quand ? où ? par qui ? comment ?) des questions essentielles peuvent être profondément transformées. Ou bien aussi quand l’engagement du public cesse d’être un objet de réflexion critique et devient un outil au service de l’acceptation de la technique. Qui contrôle le futur ? Qui contrôle le droit d’imaginer ? Qui contrôle le discours ?

Dans les années 1970, je pense que l’on était encore dans le paradigme moderne, avec l’idée que la participation permettrait d’améliorer la qualité des connaissances et que tout irait mieux. À présent, nous reconnaissons plus volontiers que nous sommes dans le paradigme de l’incertitude et que l’amélioration des connaissances ne réglera pas tout. Du coup, nous ne pouvons plus échapper à la question de l’ordre moral. Nous devons nous demander dans quel monde nous voulons vivre. Comme le dit Bruno Latour, la question est de savoir « Où atterrir24 ? ».

P.-B. J. : Mais à quel « nous » peut-on se référer ?

Sheila Jasanoff : Je pensais en premier lieu à un « nous » qui englobe les chercheurs qui travaillent sur ces problèmes essentiels, dans les STS et au-delà. Dans notre communauté, le concept de coproduction de la connaissance et de l’ordre social est central. Il permet de dépasser les oppositions classiques entre déterminisme technique et déterminisme social et d’éclairer de façon originale les enjeux des sciences et des techniques. Cette posture analytique et méthodologique est importante car elle permet de prendre au sérieux les enjeux moraux des sciences et des techniques. Il est essentiel d’explorer les dimensions normatives des sciences et des techniques en se défaisant tout d’abord de l’illusion de la neutralité de la technique. C’est tout le sens des nombreux travaux qui visent à éclairer les transformations sociotechniques et les enjeux de nos engagements épistémiques. Enjeux en termes sociaux (quelles formes de solidarité ?), politiques (quels mondes communs ?), moraux (quelles vertus ?)…

Si les menaces qui s’accumulent dans la société du risque concernent ce qui nous reste d’humanité, la question est de savoir quels sont les ressorts de la résilience, de la capacité de réparer ce qui est abîmé. On peut penser ici aux travaux d’anthropologues comme Anna Tsing25.

Mais savoir ce qui est abîmé est un enjeu en soi. Le contrôle de la mémoire est constitutif du pouvoir. L’écrivain allemand W.G. Sebald montre que, dans la littérature allemande, la destruction des villes par les bombardements de la fin de la Seconde Guerre mondiale est un sujet tabou26. Comment assumer la responsabilité de ce que l’on occulte ? On pourrait développer un point analogue pour Fukushima et expliciter ainsi la construction des imaginaires de la catastrophe. Qu’est-ce que les récits laissent de côté, pourquoi ?

Nous devons consacrer des efforts incessants pour pluraliser les récits, les imaginaires et les façons de connaître. C’est essentiel dans un monde marqué par une forte dynamique de standardisation liée aux sciences et aux techniques. Le pluralisme est essentiel d’un point de vue épistémique et normatif. Le pluralisme est aussi essentiel car penser autrement permet d’imaginer d’autres futurs et d’enrichir le monde commun par des alternatives aux solutions dominantes. En France, malgré une tradition technocratique, vous avez de nombreuses initiatives intéressantes, comme le réseau Semences paysannes, qui conduisent à questionner des évidences concernant les relations de pouvoir et les usages des sciences et des techniques.

De tels exemples montrent que le pluralisme n’est pas qu’une affaire politique. Penser l’existence de mondes alternatifs, c’est bien sûr une question de valeur, une question de définition de ce à quoi nous sommes attachés pour construire un monde commun, une définition de l’ordre social que nous souhaitons voir advenir. Mais c’est aussi une affaire de connaissances et de savoirs, une affaire d’infrastructures, une affaire de ressources énergétiques et matérielles, une affaire de système de valuation et d’évaluation… Vaste chantier pour les sciences sociales car tous ces points requièrent des analyses rigoureuses. C’est en ce sens que le concept d’imaginaire sociotechnique attache une importance de premier ordre aux ressources et dispositifs scientifiques et techniques qui conditionnent l’imagination collective de futurs possibles.

P.-B. J. : Concernant les liens entre science et politique, le changement climatique est un exemple emblématique. Quelle est votre analyse du décalage entre les connaissances produites par l’expertise scientifique du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et les décisions politiques ? Un problème de crédibilité ? Ou un problème d’économie politique ?

Sheila Jasanoff : Nous sommes aujourd’hui dans un moment intéressant concernant les relations entre science et politique. Un moment marqué par le succès de l’expression « société post-vérité » sur laquelle il faut s’arrêter un instant. Le préfixe « post » suppose que nous étions précédemment dans une société où le rapport à la vérité était fondateur de la démocratie. Laissons de côté la manipulation de l’information qui a toujours existé et, s’agissant des questions scientifiques, les stratégies des marchands de doute qui atteignent un redoutable niveau de sophistication et d’efficacité. Il y a aujourd’hui toute une industrie de fabrication de l’ignorance dont il faut s’inquiéter…

Mais l’essentiel est ailleurs. Le terme post-vérité est trompeur car il repose sur plusieurs prémisses qui sont elles-mêmes fausses. D’une part, il laisse penser que, concernant des problèmes complexes, il y aurait une vérité unique, fondée sur les faits objectifs scientifiquement établis, et indépendante d’un système de valeurs. C’est méconnaître à la fois l’épistémologie mais aussi les pratiques de la science réglementaire. D’autre part, il laisse penser que, comme le répètent à l’envi nombre de responsables politiques, le public ne fait plus confiance à la science. C’est évidemment discutable sinon faux. Par exemple, autant que l’on puisse en juger par les sondages, dans la plupart des pays, la science est l’institution à laquelle nos concitoyens accordent le plus leur confiance, nettement plus que dans les hommes politiques !

Concernant le changement climatique, on présente souvent les modèles comme des machines à produire de la vérité. C’est évidemment faux. Pas un climatologue ne soutiendrait ce point. Dans ses rapports, le GIEC mentionne toujours les niveaux d’incertitude attachés à tel ou tel résultat. Que nombre de prévisions se soient révélées exactes – ou généralement trop conservatrices pour les plus pessimistes – ne change rien : les modèles ne produisent pas des vérités. Si, au lieu de considérer les modèles comme des machines à produire de la vérité, on les utilise comme des machines à apprendre collectivement, tout peut changer. Les modèles sont alors essentiels pour construire des futurs possibles et analyser leurs conditions de possibilité. Mais ce faisant, on voit très vite les limites de la modélisation globale car les conséquences du changement climatique sont très différentes selon les situations. Dans une république dont les expériences et les aspirations sont plus diverses qu’il n’y paraît dans les enclaves libérales du Massachusetts ou de la Californie, que signifient les journées chaudes ou la fonte des glaces pour les personnes à faible revenu qui souhaitent vivre au Michigan ou au Mississippi ? Qui a la tâche de mettre ces implications en évidence de manière à permettre aux citoyens de se sentir maîtres de leur propre vie et de celle de leurs enfants ? Pour ce faire, il faudra des structures institutionnelles plus propices à la délibération que des cycles électoraux payés par des magnats de droite qui donnent l’avantage à de puissantes entreprises ou qu’un consensus d’élite distancié sur des abstractions telles que 350 parties par million ou l’élévation du niveau de la mer, voire la « justice climatique » !


1

Pour une introduction aux STS, voir Bonneuil C., Joly P.-B., 2013. Sciences, techniques et sociétés, Paris, La Découverte.

2

Jasanoff S. (Ed.), 2004. States of knowledge. The co-production of science and social order, London, Routledge.

3

Jasanoff S., 2005. Designs on nature. Science and democracy in Europe and the United States, Princeton, Princeton University Press.

4

Traduit et adapté à partir du site internet de S. Jasanoff : https://sheilajasanoff.org/research/co-production.

5

Jasanoff S., 2005. op. cit.

6

Traduit et adapté à partir du site internet de S. Jasanoff : https://sheilajasanoff.org/research/civic-epistemologies.

7

Jasanoff S., Kim S.-H. (Eds), 2016. Dreamscapes of modernity. Sociotechnical imaginaries and the fabrication of power, Chicago, The University of Chicago Press.

8

Jasanoff S., 2012. Science and public reason, London, Routledge.

9

Traduit et adapté à partir du site internet de S. Jasanoff : https://sheilajasanoff.org/research/public-reason.

10

Jasanoff S., 1990. The fifth branch. Science advisers as policymakers, Cambridge, Harvard University Press.

11

Ulrich Beck (1944-2015), sociologue allemand, fut professeur à l’Université Louis-et-Maximilien de Munich. Il est connu pour son ouvrage sur la société du risque dont la première version paraît en Allemagne en 1986 et dont la traduction française sera publiée en 2001 : Beck U., 2001. La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité. Trad. de l’allemand par L. Bernardi, Paris, Aubier.

12

Bennhold K., 2018. Bavaria: affluent, picturesque – and angry, New York Times, June 30, https://www.nytimes.com/2018/06/30/world/europe/bavaria-immigration-afd-munich.html.

13

Rosenberg, C.E., 2007. Our present complaint. American medicine, then and now, Baltimore, Johns Hopkins University Press.

14

Le principe de subsidiarité, pierre d’angle du droit européen pour l’exercice de la souveraineté, commande de confier la responsabilité d’une action publique à l’entité compétente la plus proche de ceux qui sont concernés par cette action. Par subsidiarité épistémique, on entend que ce partage de responsabilité doit prendre en compte les différentes façons de connaître un problème. Par exemple, concernant les OGM, si certaines connaissances peuvent être considérées comme universelles (notamment la toxicité d’un aliment), d’autres sont locales (par exemple l’impact sur l’environnement et sur les pratiques agronomiques). Le concept de subsidiarité épistémique vise donc à éclairer ces interactions entre façons de connaître et organisation politique.

15

La réflexion sur la modernité tardive, particulièrement associée à Anthony Giddens, s’inscrit dans un ensemble de travaux qui visent à caractériser le processus de modernisation contemporain depuis la fin du XXe siècle (modernité avancée, postmodernité…). Dans les années 2000, Beck avait lancé un vaste programme de recherche sur la modernité réflexive qui pointe vers la transformation des dynamiques sociotechniques dans des sociétés conscientes que les sciences et les techniques sont ambivalentes, sources de bénéfices et de dégâts qu’elles ne peuvent pas forcément réparer.

16

Pinker S., 2018. Le triomphe des Lumières, Paris, Les Arènes, traduit de : Enlightenment now. The case for reason, science, humanism, and progress, New York, Viking, 2018.

17

Jasanoff S., 1990. op. cit.

18

National Research Council, 1983. Risk Assessment in the Federal Government: managing the process, Washington, National Academies Press.

19

L’expression est souvent attribuée au politiste de Berkeley, Aaron Wildavsky pour son ouvrage titré Speaking truth to power (Boston, Little, Brown, 1979). Il faut noter que l’ouvrage de Wildasky développe une analyse beaucoup plus sophistiquée que ne pourrait le laisser penser l’usage de l’expression.

20

Voir dans ce même numéro, l’article de David Demortain « Une société (de l’analyse) du risque ? », qui fait une analyse très pertinente sur ce point.

21

Callon M., Lascoumes P., Barthe Y., 2001. Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique. Paris, Le Seuil.

22

Metropolitan Edison Co. v. People Against Nuclear Energy, 460 U.S. 766 (1983).

23

Il s’agit pour l’Académie américaine des sciences d’un modèle qui combine la rigueur analytique de l’expertise scientifique avec une délibération publique large sur les implications pour la société et pour l’environnement (Stern P.C., Fineberg V., 1996. Understanding risk. Informing decisions in a democratic society, National Research Council, Committee on Risk Characterization, Washington D.C., National Academies Press).

24

Latour B., 2017. Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte.

25

Tsing A.L., 2017. Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, Paris, La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond.

26

Sebald W.G., 2004. De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, Arles, Actes Sud.

Citation de l’article : Jasanoff S., Joly P.-B. Sheila Jasanoff : au-delà de la société des risques, faire science en société. Nat. Sci. Soc. 27, 4, 452-459.


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