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Nat. Sci. Soc.
Volume 27, Number 4, Octobre/Décembre 2019
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Page(s) | 379 - 380 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2020008 | |
Published online | 16 April 2020 |
Éditorial - Editorial
Au-delà de la « société du risque »
« Nous avons dix ans pour agir, après il sera trop tard ! ». L’imminence de la catastrophe, invoquée si souvent, colonise notre rapport au futur. La menace de l’effondrement est l’un des marqueurs majeurs de notre temps ; l’adoption du néologisme « collapsologie » dans le langage courant en atteste. Phénomène nouveau, les jeunes générations se mobilisent à l’échelle internationale. Elles accusent les générations qui sont au pouvoir de leur irresponsable passivité et réclament que les politiques s’alignent sur les recommandations des scientifiques. À leur façon, elles dénoncent ce que Stefan Aykut et Amy Dahan ont appelé le schisme de réalité pour souligner un décalage abyssal entre la prise de conscience et l’action1.
Certes, le problème et sa reconnaissance ne sont pas nouveaux. « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs ! », lançait le Président Chirac au Sommet de Johannesburg en 2002 quand Al Gore, Vice-Président des États-Unis, pointait vers une « vérité qui dérange ». Difficile d’imaginer appels plus pressants venant des plus hautes autorités politiques. Et pourtant… En une petite vingtaine d’années, tous les indicateurs se sont dégradés. Le problème ne concerne pas seulement le changement climatique : songeons, par exemple, à l’usage des pesticides en agriculture, à la perte de la biodiversité, à la pollution atmosphérique… Dans tous ces cas, on connaît et reconnaît la gravité du problème mais on est incapable d’agir. Les Anglo-Saxons ont consacré un terme pour désigner de telles situations : les « super wicked problems », c’est-à-dire des problèmes vicieux, épineux, sans solution. La maison brûle, nous le savons ; mais parce que l’on ne sait pas vraiment comment agir, nous regardons ailleurs. Comment réconcilier connaissance, capacité d’anticipation et capacité d’action ? Dans quelles conditions la connaissance des menaces peut-elle conduire à agir de façon à les éviter ?
Revenir à la thèse de la société du risque d’Ulrich Beck permet de mieux saisir les nouveaux rapports entre savoir et pouvoir qui s’imposent pour dépasser notre incapacité collective. On connaît bien la thèse de son ouvrage éponyme « Risikogesellschaft: Auf dem Weg in eine andere Moderne » qui paraît en 1986. Comme la société industrielle s’est substituée à la société féodale au XIXe siècle, la fin du XXe siècle aurait vu la transition vers la société du risque. Dire que nous vivons dans une telle société ne signifie pas que la vie serait devenue plus dangereuse qu’il y a un siècle, mais que le risque est devenu omniprésent. La société du risque se fabrique dans ses rapports aux dangers, dont Beck nous dit qu’ils sont manufacturés ; ce ne sont pas des aléas mais le fruit du processus de modernisation. Le risque a changé de nature et d’échelle : la société est donc confrontée essentiellement à des risques engendrés par ses propres activités économiques et techniques. Point essentiel, dans la société du risque de Beck, la science est ambivalente, à la fois source de progrès et source de dangers. Cela signifie non seulement une conscience des limites de la science mais plus fondamentalement une institutionnalisation de la réflexivité qui passe notamment par le développement de tout un ensemble de recherches sur les impacts des sciences et des techniques – au premier rang desquelles les recherches sur le changement climatique. Avec la société du risque, adviendrait donc l’âge d’une modernité réflexive qui a la propriété de remettre en cause les institutions sur lesquelles elle est fondée, à savoir l’État-nation, la famille nucléaire, les relations internationales, l’État providence, les institutions de la démocratie et de l’État de droit, et les connaissances scientifiques. Beck souligne que deux possibilités d’évolution sont en tension. D’une part, la réaffirmation du pouvoir des institutions traditionnelles, même si elles sont en crise, ce que l’on observe de toutes parts avec le retour des nationalismes, la réaffirmation des souverainetés nationales ou la montée d’un néopositivisme. Pour Beck, cette voie – dont il ne nie pas la possibilité – conduira à des impasses et à des situations douloureuses car ces institutions en crise ne peuvent pas répondre aux attentes qu’elles suscitent. D’autre part, s’aventurer vers une autre modernité, ce qui ne peut se faire qu’en tâtonnant, en initiant des processus d’apprentissage nouveaux, en expérimentant d’autres façons de faire pour affronter l’incertitude, l’insécurité et l’ambiguïté du monde contemporain. Dans ce cas, on passerait à l’âge d’un nouveau rapport à la science – une science ouverte sur la société et attentive à ses effets secondaires –, un âge d’un autre rapport à la politique, une construction du vivre ensemble et du bien commun hors des arènes politiques traditionnelles, à l’hôpital, dans le laboratoire de recherche, dans l’entreprise, etc. À la différence des postmodernes (ou des a-modernes comme Latour), Beck ne considère pas que l’on est passé de façon irréversible dans l’ère des hybrides où les démarcations sont systématiquement remises en cause. En sociologue, il estime que le besoin de catégoriser, de différencier, de déterminer les causalités et les responsabilités est un besoin crucial dans toute société complexe. La modernité réflexive n’est pas une assurance. C’est plutôt une mise en tension qui ouvre différents futurs possibles.
Ce que montrent Beck et de nombreux travaux en science and technology studies, c’est que la science, tout en n’étant plus considérée comme la source unique et indiscutable d’autorité, voit s’ouvrir à elle de nouveaux débouchés dans la société du risque. Dans des sociétés où les risques sanitaires et environnementaux sont plus saillants, les différents groupes sociaux ont un recours croissant aux experts et aux chercheurs. Ainsi, l’« heuristique de la peur » (Hans Jonas2) et le principe de précaution sont – contrairement à une idée très répandue – de puissants moteurs de la recherche scientifique. Néanmoins, Beck laisse là aussi la question ouverte et n’exclut pas la possibilité que l’institution scientifique traditionnelle face front. Sous la pression des forces de transformation, la civilisation scientifico-technique peut se transformer en société des tabous scientifiquement établis. Beck identifie deux voies complémentaires. La première est la fabrication des « contraintes objectives », de l’urgence, de la nécessité […] qui institue des « tabous de l’immuabilité ». La seconde consiste dans le travail de démarcation de l’évaluation des risques qui invisibilise les menaces pour lesquelles les corpus scientifiques traditionnels n’ont pas de réponse. L’extension de la scientificisation ne conduira pas nécessairement à plus de réflexivité et de transparence. Elle peut au contraire exclure les problèmes les plus difficiles.
« La science restera-t-elle engoncée dans l’hyperspécialisation qui est à l’origine des effets induits […] ou saura-t-elle trouver une capacité nouvelle à la spécialisation sur le lien ; saura-t-on renouer avec la capacité d’apprentissage dans le rapport aux effets pratiques ou continuera-t-on à refuser de les voir et à créer ainsi des situations irréversibles qui reposent sur le présupposé d’infaillibilité ; […] les risques et les menaces seront-ils interprétés de façon méthodico-concrète, déployés scientifiquement, ou banalisés et occultés ? »3
Dans le présent numéro, l’article de David Demortain montre l’importance empirique de cette intuition de Beck. Demortain met l’accent sur un développement majeur des sociétés contemporaines : la transformation des dangers et des menaces en risques gérables et acceptables. La réflexivité ne constitue qu’un vernis superficiel et ne contribue pas à une transformation systémique du cœur de la recherche et de l’expertise. C’est bien une « société (de l’analyse) des risques » qui s’est développée, une société où la science et l’expertise aident à « faire avec » plutôt qu’elles ne contribuent aux changements systémiques requis. L’entretien avec Sheila Jasanoff pointe une difficulté majeure de la thèse de Beck : l’impossible constitution du sujet politique de la société du risque. Comment penser un « nous » face à des menaces dites globales qui se concrétisent néanmoins de façon très différente selon que l’on est un homme, une femme, d’une génération ou d’une autre, pauvre ou riche, né dans le Corn Belt, à Munich ou à Dacca ? Comment penser un « nous » alors que les épistémologies civiques sont si différentes ?
Si la scientificisation réflexive de Beck constitue un changement majeur, c’est aujourd’hui vers une transformation profonde des activités de recherche et d’innovation qu’il faut tendre. C’est, en effet, la condition pour coupler étroitement production de connaissance et action. Mais il faut pour ce faire réimaginer l’innovation, remettre en cause les mythes sur lesquels les politiques d’innovation sont actuellement construites4, se défaire du « solutionnisme » technologique et apprendre à diriger l’innovation vers des objectifs socialement souhaitables. Tout un programme !
© NSS-Dialogues, 2020
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