Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 31, Number 1, Janvier/Mars 2023
Page(s) 103 - 109
Section Regards − Focus
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2023016
Published online 07 June 2023

© P. Cornu, Hosted by EDP Sciences, 2023

Licence Creative CommonsThis is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.

Les historiens ont coutume de dire que les processus historiques trouvent leurs acteurs. En toute logique, cela implique qu’ils trouvent aussi leurs historiens. À observer la désorientation qui règne depuis le tournant du millénaire dans les mondes de la recherche, et singulièrement dans celui des études historiques, tiraillées entre repli disciplinaire, activisme tous azimuts et fonction de vigie mémorielle, il faut soit douter sérieusement de l’assertion, soit considérer que la phase historique dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, l’anthropocène, est elle-même gravement pathologique, et qu’elle sélectionne ses chroniqueurs en conséquence.

Pour aller dans le sens de cette seconde hypothèse, et donc dans celui d’une bonne partie de la production scientifique publiée récemment dans la revue Natures Sciences Sociétés, de plus en plus ouvertement inscrite dans l’urgence écologique globale et la quête fiévreuse d’une issue hors de la trappe de la non-durabilité, on pourrait rappeler que les mondes de la recherche ont assez spontanément tendance à sous-estimer leur propre sensibilité émotionnelle et morale aux tensions et aux maux de leur époque. La science comme profession et comme vocation, pour parler comme Max Weber (Weber, 2002 [1919]), n’est pas seulement connectée aux intérêts, mais elle l’est également aux inquiétudes et aux espoirs de son époque. Et si les sciences sociales ont l’habitude de moments d’exacerbation du dissensus axiologique en leur sein, les sciences biophysiques et biotechniques n’en sont nullement exemptes, comme l’illustre l’âpreté des débats sur la liaison entre production de connaissances et action publique touchant à la crise climatique, au devenir de la biodiversité ou à la santé globale.

Figure fondatrice de l’histoire critique des sciences, Georges Canguilhem s’attacha à placer en regard le « pathologique » et le « normal » pour mieux questionner la fausse évidence du second (Canguilhem, 2013 [1943]), et donner à penser l’ambivalence de l’exercice du diagnostic et de la production de remèdes. Mais dans notre temps présent où l’idée même de normalité semble menacée de perdre toute substance, n’est-ce pas plutôt la fausse évidence du caractère pathologique de l’anthropocène, et donc sa réduction à un problème clinique, qu’il nous faut questionner ? De fait, dans une époque asphyxiée par la possibilité d’une fin de l’histoire, l’historien ne peut se contenter de tisser ses récits sur le même métier que ses prédécesseurs. Il doit non seulement apprendre à regarder par-dessus sa propre épaule, mais accepter que l’ensemble des parties prenantes à l’écriture de l’histoire de ce temps présent « hors-norme » l’accompagnent dans cette expérience, y compris dans une dimension prospective (Afriat et Theys, 2018).

Héritières du grand récit de l’émancipation de l’homme par la raison issu des Lumières, ce sont, de fait, les sciences contemporaines dans leur ensemble qui ont du mal à assumer le mode de la passion, au sens christique de l’épreuve sans dédoublement possible des souffrances du monde. En réalité, l’implication de la science dans l’anthropocène n’est pas tant un choix qu’un état de fait, même si la manière d’en accepter les conséquences – éthique ou rhétorique, responsable ou cynique – fait toute la différence. Quand l’échec à saisir et à dominer la nature ne vient pas d’un trop faible investissement cognitif et pratique – « Patience, nous finirons par percer le mystère, résoudre le problème… » –, mais au contraire d’un excès de rationalisation et d’instrumentalisation − « Comment gouverner un monde envahi d’artefacts rationnels dont les interactions produisent de l’irrationalité ? » –, la vieille sagesse de l’essai et de l’erreur n’a plus cours, non plus que la rhétorique de la promesse sans cesse réitérée (Joly, 2015), appelant les mondes de la recherche à une nouvelle éthique de l’implication (Coutellec, 2015). Dans la crise climatique parvenue « aux bords de l’irréversible » (Chateauraynaud et Debaz, 2017), l’entreprise de connaissance n’a plus tout le temps devant elle. Et justement parce qu’elle se trouve à court de temps, celui-ci s’impose à elle comme une question centrale, immédiate, émotionnellement et moralement impérieuse. Le désordre du monde n’est décidément pas une simple ruse de la raison, comme le suggérait Hegel ; c’est bien plutôt le triomphe toujours reporté de la raison qui pourrait s’avérer une ruse du nihilisme.

Dans cette situation inédite, l’histoire comme activité scientifique devient non plus une question posée au passé, mais au présent, dans un temps anthropocène écrasé comme jamais entre le révolu et l’impensable. Invités à un exercice auxquels ils sont bien mal préparés (un simple coup d’œil à leur curriculum le prouve), les historiens ont de bonnes raisons de se montrer intranquilles face à cette perspective, mais de meilleures encore de l’embrasser.

Écoanxiété et fébrilité épistémologique

De toute évidence, l’impact de l’écoanxiété sur les mondes de la recherche est sous-estimé aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur, en matière de psychologie des acteurs et des collectifs, certes, mais également et surtout d’aiguillonnement épistémologique. Les sciences de l’âge industriel étaient filles de la mythologie du progrès, assurées d’avoir l’avenir pour elles. Celles de l’anthropocène, au contraire, sont gouvernées par l’urgence de penser juste et d’agir en conséquence ; contraintes de parer et de réparer dans l’urgence plutôt que d’instruire et de construire méthodiquement. L’enfant et les sortilèges de Maurice Ravel et Colette (1925), cauchemar d’un enfant tyrannisé par les animaux et les objets qu’il a auparavant maltraités, fournit une anticipation lyrique assez saisissante de notre « situation anthropocène » et de sa configuration cognitive, infantilisante d’une certaine manière, en même temps que moralement écrasante.

En ce qu’elle porte en elle une signification historique particulièrement lourde, celle de la finitude de l’aventure humaine, la problématique de l’anthropocène constitue un ébranlement majeur, porteur d’un questionnement radical sur la temporalité. Que l’on demande à l’histoire de documenter le monde d’avant la catastrophe, le processus ayant mené à celle-ci ou la temporalité malade qui la caractérise, c’est bien toujours la même question qui lui est posée, vertigineuse : celle de la raison dans l’histoire, non dans le sens idéaliste d’une réalisation harmonieuse de l’esprit par le travail d’autoélucidation de l’histoire humaine, mais au contraire d’un déphasage mortifère de l’esprit et de la vie, en résonance avec la pensée inquiète d’un Theodor Adorno (2003 [1966]). L’heuristique du récit, jusqu’ici propre à l’histoire comme discipline, s’affirme dès lors comme une ressource essentielle pour l’ensemble des mondes de la recherche concernés par cette crise.

Cette ressource se présente toutefois sous deux guises opposées : la première, rassurante, ou visant à l’être, consiste en une série de canevas narratifs prêts à l’emploi, récits porteurs d’un sens univoque, au choix des intéressés, mobilisables dans les débats académiques comme dans le combat politique ; la seconde, plus laborieuse, porteuse d’un doute méthodique sur la possibilité même d’accorder encore temporalité et sens, s’offre comme une intelligence de la diachronie à partager au sein de ce que Jan Patočka, penseur de la dissidence, appelait la « solidarité des ébranlés » (Patočka, 1999 [1976]). Ne pourrait-on définir ainsi les communautés épistémiques mobilisées par la crise écologique globale ?

Si certains mondes de recherche sont directement sur la brèche des problématiques du climat, de la biodiversité, de l’énergie ou encore des systèmes alimentaires confrontés au défi de leur durabilité, c’est en fait la recherche scientifique et technique dans son entièreté et dans sa diversité épistémologique qui se trouve invitée à une interdisciplinarité non pas seulement méthodologique, mais véritablement axiologique, dans l’espoir de trouver une issue autre que le renoncement à la crise de la maîtrise de la nature. Cette interdisciplinarité n’a pas nécessairement besoin d’historiens « académiques », mais elle aurait très certainement l’usage, pour desserrer l’étau du présent absolu qui est le nôtre, d’une solide heuristique du récit, résistante à toute idéologisation consolatrice ou maladroitement mobilisatrice.

Doit-on dès lors postuler une singularité du statut de l’histoire dans la pratique de l’interdisciplinarité sur l’anthropocène ? Et pour mobiliser une catégorie centrale de l’analyse historique, celle de « contexte », doit-on faire un lien entre le développement de l’interdisciplinarité comme approche de la complexité des enjeux socioécosystémiques, la convocation de l’histoire comme investigation sur la perte d’évidence de la temporalité, et la crise générale du rapport entre natures, sciences et sociétés ? Telles sont les questions qu’un historien qui s’est trouvé peu à peu impliqué dans ces enjeux et dans ces mondes de recherche, en quelque sorte in partibus infidelium, souhaiterait partager. Encore faut-il qu’il explique d’où il parle, et en direction de qui, c’est-à-dire qu’il explicite les intentions de l’archive qu’il construit ainsi ; donc, en passant au « je ».

Une heuristique du récit en partage

La première chose que je dois confesser, c’est un péché non véniel dans ma communauté disciplinaire, celui d’une proximité avec mon objet qui confine à la fusion. Qu’un historien ayant développé une pratique interdisciplinaire de l’histoire des enjeux environnementaux vienne rendre compte de son expérience dans les colonnes d’une revue qui a pour profession de foi de valoriser la recherche et la réflexion interdisciplinaires, rien de plus normal. Que cet historien, justement, travaille sur les relations entre natures, sciences et sociétés dans le monde de la recherche agronomique, on se dira que la configuration est idéale. Mais si l’on ajoute que l’historien en question étudie précisément la communauté épistémique qui a donné naissance à cette revue, et qu’il le fait en tant que membre de ladite communauté depuis dix ans, et en sus de cela, en tant que transfuge de l’Université à INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement), au sein d’un département de recherche, Action, territoires et transitions (ACT), héritier d’une bonne partie de cette histoire, alors on se demandera sérieusement à quel genre de littérature on a affaire.

Parce qu’il n’y a plus d’extériorité cognitive possible vis-à-vis de ces questions, l’observation et la pensée situées s’imposent toutefois, m’est-il apparu progressivement dans mes expériences interdisciplinaires, comme la seule stratégie cognitive et praxéologique possible. C’est sur la ligne de faille entre natures et sociétés que les sciences, y compris l’histoire, doivent apprendre à se tenir, quelque inconfort qu’elles endurent, pour se rendre capables d’en penser la tension constitutive (Hubert et Mathieu, 2016). Nulle surprise, d’ailleurs, à ce que ce positionnement leur ait fait rencontrer les mondes de l’ingénierie (agronomique, forestière, hydrologique…) qui s’y tenaient depuis bien plus longtemps, initialement dans un simple rôle de courroie de transmission du projet de commodification de la nature, puis, peu à peu, dans celui de l’observation critique et de la tentative de remédiation des apories de ce dernier. Le « fait technique » n’est pas devenu par hasard le fait total de la problématicité de la relation entre sociétés et natures : c’est au contraire son autoréflexion qui en a éveillé la dynamique cognitive, en attirant à elle individus et collectifs « dissidents », insatisfaits des approches disciplinées de la science et résolus à un « lâcher-prise » vis-à-vis du primat de l’excellence analytique (Cornu, 2021).

Vue depuis ma position d’observation participante, mise en perspective temporelle par le recours à l’archive et au témoignage, l’interdisciplinarité sur les questions de natures, de sciences et de sociétés n’apparaît pas tant comme le produit historique d’un effort de connaissance sur l’état du monde peu à peu parvenu au seuil d’une compréhension de la « complexité », que comme celui d’une succession de rétroactions de plus en plus violentes de l’état du monde sur la connaissance, caractéristiques de la temporalité anthropocène. C’est parce que l’ensemble du devenir apparaît comme confronté à une incertitude radicale, caractérisée par une révolte des objets de la connaissance face à la prétention à leur contrôle technoscientifique ou managérial, que la continuation du processus rationnel de subdivision de l’effort conjoint de connaissance et de contrôle du monde initié par les Lumières n’est tout simplement plus défendable en termes d’heuristique (quand bien même elle reste valide en termes de rhétorique, notamment pour l’accès aux moyens de la recherche). Dans un monde marqué par un réchauffement climatique potentiellement destructeur de la biosphère, persister à raisonner les externalités de l’agir technoscientifique comme « part du feu » acceptable apparaît de fait parfaitement irrationnel. Face à la crise systémique dont est affectée la planète, rationalité générale et rationalité limitée ou située dialoguent désormais à fronts renversés. C’est bien la seconde, longtemps dans l’ombre de la première, qui s’impose en effet comme le véhicule le plus pertinent pour une réappropriation de l’intérêt général sous le concept de « communs ».

Malgré cette pression du contexte, aucune discipline héritière des Lumières n’est à l’aise avec le fait de quitter la position de surplomb du sujet connaissant, assimilée au stade « adulte » de la connaissance depuis l’âge d’or des sciences positives au XIXe siècle. Les historiens, qui ont longtemps cru que, se situant sur les épaules de géant du processus civilisationnel, ils bénéficiaient d’une vue parfaite sur le chemin parcouru par l’humanité, ne sont pas les plus enclins à renoncer à ce qu’ils appellent « distance critique ». Pour autant, attendre de bénéficier d’une telle distance pour étudier l’anthropocène reviendrait à y renoncer purement et simplement. Dès lors, la bonne question n’est pas : « En quoi la voie de l’interdisciplinarité nous permet-elle de rendre compte de ce qui arrive au monde ? », mais plutôt : « Que nous arrive-t-il pour que nous ne sachions plus donner de sens à la production disciplinée de connaissances, et que la voie de l’interdisciplinarité, malgré ses difficultés et ses risques, nous apparaisse comme la meilleure, voire la seule issue à la crise de la rationalité scientifique et technique ? ».

Ce questionnement suppose d’élucider les conditions de la convocation de l’histoire – « Dans quelle pièce s’agit-il de jouer, McBeth ou Le Songe d’une nuit d’été ? » – ; puis, d’analyser la façon dont l’heuristique du récit propre à cette discipline peut lui permettre d’interagir avec les sciences de la relation entre natures et sociétés, jusqu’à en partager la vie de recherche, non plus en séquençant, mais en considérant de manière itérative la relation de la connaissance à l’action, et de l’instant à la durée.

Frontières et passeurs de frontières

On a coutume de définir les disciplines scientifiques par leurs objets, leurs méthodes, leurs échelles de référence et la forme de leur discours, et d’en inférer des rapprochements interdisciplinaires possibles entre les unes et les autres, que ce soit par complémentarité ou par émulation. Mais on sait aussi que les praticiens de certaines disciplines éloignées par leurs épistémologies ont pu se trouver des affinités inattendues lorsqu’ils se rencontraient dans telle institution, sur tel territoire, dans telle configuration du débat académique ou public, comme ce fut le cas lors de l’émergence de la question environnementale dans la recherche française (Jollivet, 1992). L’histoire des aventures interdisciplinaires que l’on peut documenter sur le demi-siècle écoulé le démontre de manière répétée : bien des rencontres prévisibles n’adviennent jamais ou ne produisent rien de probant, tandis que des hybridations improbables peuvent donner des fruits remarquables, comme l’illustrent les travaux du groupe « Sciences en questions » depuis le milieu des années 1990 (Groupe sciences en questions, 2018). Dans le cas de l’histoire, le fait le plus remarquable est que sa demande sur les questions de natures et de sociétés se soit longtemps faite par incubation de questionnements et de méthodologies diachroniques dans des disciplines de sciences sociales ou de biosciences appliquées, alors même que les historiens de métier, à mon image, n’ont été intégrés que tardivement à une configuration interdisciplinaire ainsi préconstituée.

Pendant les années 1980 et 1990, on a de fait pensé et étudié sans historiens les aspects environnementaux de la dynamique des systèmes agraires et de leurs avatars. Il est vrai que mes maîtres universitaires n’étaient guère disposés à prendre en charge les improbables archives de la nature pour réécrire leurs propres ouvrages de synthèse sur l’avènement du capitalisme aux champs. Il fallut attendre que les fonds documentaires et les mémoires de la recherche agronomique s’ouvrent, dans le contexte de la crise du progrès biotechnologique au tournant des années 1990-2000, pour que des historiens s’embarquent dans l’aventure d’une réécriture critique du récit de la modernisation, en saisissant les faits de nature par le truchement de l’agir technoscientifique, d’abord dans les mondes coloniaux et postcoloniaux (Bonneuil, 1997), puis au cœur de la forteresse agro-industrielle européenne (Bonneuil et al., 2008 ; Bonneuil et Thomas, 2009). La création du comité d’histoire de l’Inra (Institut national de la recherche agronomique) en 2005 a constitué la première formalisation de ce rapprochement, appuyé à la fois par des chercheurs venus de l’histoire sociale et d’autres déjà engagés dans le champ des science and technology studies. C’est dans cette dynamique que je me suis trouvé moi-même embarqué, à la suite d’une thèse explorant de manière holiste la dialectique entre emprise et déprise agraire dans le Massif central aux XIXe et XXe siècles. Amené dès le début des années 2000 à croiser le chemin des chercheurs du département Systèmes agraires et développement de l’Inra, collectif scientifique dissident précocement impliqué dans l’accompagnement cognitif des marges du modèle agricole dominant, j’en ai fait l’objet de mon habilitation à diriger des recherches, soutenue en 2012, puis un programme scientifique à part entière, avec des projets de thèse hybridant les méthodes de l’histoire avec celles de l’agronomie, de la zootechnie ou de l’écologie.

L’économie de la connaissance est relationnelle : offre et demande doivent se rencontrer dans des lieux, des temporalités et selon des modalités partageables, commensurables. Tandis que je me trouvais aspiré par l’énigme de l’effondrement de l’horizon du progrès, les ingénieurs et les chercheurs impliqués dans la fabrique du développement agricole et rural en découvraient, eux, les contradictions insolubles, les amenant à questionner la téléologie de la modernité. La crise du rapport au temps du fait technique agricole a ainsi tardivement mais puissamment rapproché recherche agronomique sensu lato et pensée de l’histoire. Entré au comité de rédaction de Natures Sciences Sociétés en 2013, devenu chercheur en délégation à l’Inra en 2019, je n’ai jamais eu l’impression de changer de position épistémologique, simplement d’en élargir le potentiel interdisciplinaire et d’en enrichir l’expérience par une approche au second degré de l’investigation historienne, c’est-à-dire impliquant la fabrique et la diffusion des récits, y compris les siens, dans son objet.

Ainsi, on ne saurait en rester au constat de l’ambivalence entre hasard individuel et nécessité configurationnelle du rapprochement ou de l’évitement des trajectoires des disciplines scientifiques. Il est nécessaire de comprendre, à travers une analyse des rencontres réussies et manquées, ce qui gouverne cette forme singulière de providence épistémologique que l’on appelle interdisciplinarité dans le contexte de l’anthropocène, et comment l’heuristique du récit historique y a pris sa place, à travers une série de trajectoires tâtonnantes, dont la mienne. La clé d’analyse que je propose pour saisir l’économie morale et politique de ces affinités électives est de prendre en compte non pas tant le mode d’être des disciplines et des communautés épistémiques – leurs principes fondateurs, leurs règles méthodologiques, la forme canonique de leur discours… – que leur mode d’existence contextualisé – c’est-à-dire leur style relationnel en action, à la fois situé et impliqué (Fleck, 2005 [1935]).

L’ethos investigationnel des sciences, à travers les formes de médiation ou d’instrumentation qu’elles emploient, mais aussi ce qu’elles donnent et ce qu’elles prennent dans la relation d’enquête, voilà ce qui importe dans un temps présent travaillé par de violentes rétroactions systémiques. Or, de ce point de vue, la discipline historique présente des similitudes rarement soulignées avec les sciences des socioécosystèmes (Barrué-Pastor et Bertrand, 2000), en ce qu’elle est soucieuse à la fois de la complexité et de la densité des faits présents dans l’analyse synchronique, de la puissance transformatrice des faits saisis dans leur dimension diachronique, et de l’effet de l’inscription dans le temps et dans l’espace des intentionnalités successives des acteurs sociaux. De fait, ce n’est que pendant une période singulière, celle de l’apparente réussite de la réduction rationaliste du monde entre le XIXe et le XXe siècles, que l’histoire comme discipline académique s’est entièrement coupée de l’histoire naturelle pour limiter ses investigations aux faits sociaux, c’est-à-dire à la scène du conflit entre le mythe et la rationalité pour l’orientation du devenir des sociétés. L’inclusion récente des faits biotechniques et biophysiques dans le giron de l’histoire environnementale, grâce aux outils conceptuels partagés du champ des science and technology studies et des environmental studies, représente ainsi une inflexion tardive mais dotée d’une grande force d’attraction pour les praticiens de la discipline (Quenet, 2017 ; Frioux et Bécot, 2022).

En histoire des mondes anciens, on appelle épigraphie l’étude des inscriptions portées sur des supports physiques de toutes sortes, et qui constituent un corpus incomparablement plus vaste, et surtout plus proche du vécu, que celui des textes. D’une certaine manière, c’est à une analyse épigraphique que le monde anthropocène invite la recherche historique, un monde entièrement couvert de signes qui, loin d’être lettres mortes, continuent d’exprimer leurs codes et de produire des effets métaboliques inattendus sur le réel, à l’instar des molécules disséminées dans la chaîne alimentaire par le génie chimique. L’anthropocène n’est pas tant un monde saturé d’artificialité que d’intentionnalités. En ce sens, il est « historique » au plus haut degré, c’est-à-dire tout entier tendu par une contradiction, pour l’heure irrésolue, entre sens et temporalité.

Holisme critique, interdisciplinarité et horizon écopolitique

Cette méthode de l’analyse systémique du couple intentionnalités/rétroactions, d’autres communautés épistémiques en ont eu l’intuition plus tôt que les historiens, notamment dans le champ de la recherche-action du domaine des « agrobiosciences » au sens large. Le champ, l’étable, la forêt exploitée, la rivière mobilisée comme ressource énergétique constituent en effet des objets de nature transformés à la fois par des intentionnalités et par des techniques, qui ont suscité chez les praticiens de l’agronomie, de la zootechnie, de la foresterie ou de l’hydrologie, pris dans les contradictions du processus de modernisation initié dans l’après-guerre, une réflexion à caractère systémique sur les « effets d’effets » des interventions humaines. Incubé au sein d’opérateurs de recherche à la fois thématique et appliquée comme l’Inra, l’Orstom (Office de la recherche scientifique et technique outre-mer, devenu IRD [Institut de recherche pour le développement]) ou le Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement), ce questionnement a pris une dimension d’inquiétude croissante sur la dynamique d’évolution de ces systèmes à partir de la mise au jour des effets sociaux, sanitaires et environnementaux négatifs de l’industrialisation du monde dans le dernier tiers du XXe siècle. Or, c’est justement des programmes de recherche interdisciplinaires mis en œuvre pour étudier ces dysfonctionnements et des rencontres scientifiques organisées pour s’en saisir que sont nés les collectifs qui allaient se rencontrer pour fonder la revue Natures Sciences Sociétés en 1993.

Malgré la dimension de dissidence assumée des premiers collectifs ainsi formés, l’injonction à l’interdisciplinarité a été promue par les instances de gouvernance nationale et internationale de la recherche comme un gage d’excellence de la science finalisée, davantage que comme l’expression d’un souci réel du réencastrement des activités humaines dans leur environnement. C’est d’ailleurs cette neutralisation rhétorique de l’interdisciplinarité qui a permis d’en faire, au tournant des années 2000, un mot d’ordre des politiques de la recherche, centrées sur le concept de développement durable, supposé compatible avec la libéralisation de l’économie de la connaissance et une gouvernance de la recherche par le « projet ».

L’intranquillité anthropocène produit à la fois de la lucidité et un désir coupable ou intéressé d’y échapper par des leurres. Faire l’histoire de ce temps présent, c’est aussi penser cette ambivalence de l’exercice du doute, producteur à la fois de connaissance et d’ignorance, que ce soit dans la société, dans la recherche ou dans l’espace du pouvoir.

Si on analyse l’histoire de la politique scientifique de notre temps présent en matière de tension dialectique entre poursuite de la trajectoire de rationalisation technoscientifique et libérale du monde d’une part, et exigence d’écologisation de sa régulation d’autre part, il importe donc avant toute chose de saisir comment la gouvernance des programmes scientifiques a appris elle aussi à convoquer le récit historique pour justifier les cadrages qu’elle opère – que ce soit sur le mode de l’innovation, de la justice ou, aujourd’hui, de la transition. Ensuite seulement peut-on espérer trouver le moyen de faire entendre le souci de la fragilité et de l’indécidabilité des objets, et ce que cela implique de révision des mythologies de la maîtrise ou de l’efficience. Dans le champ de la recherche agronomique notamment, la tradition ingénieriale fondatrice des grands opérateurs de recherche métropolitains ou internationaux a permis de masquer longtemps les contradictions entre excellence réductionniste et pertinence holiste, en favorisant des approches hybrides et des jeux de double langage, capables de répondre à l’injonction à l’innovation, tout en enregistrant et en réagissant a minima aux feedbacks négatifs du réel. Même l’affirmation du mot d’ordre de la transition agroécologique dans les années 2010 n’a pas permis de clarifier tout à fait le débat sur la robustesse et la sincérité des différentes voies d’atténuation ou de résolution de la crise écologique globale, générant un risque de plus en plus élevé d’incommunicabilité entre raison d’État, rationalité des opérateurs économiques et raisonnement scientifique.

Dans cette configuration singulière, nullement stable et passablement anxiogène pour les chercheurs impliqués, la convocation de l’histoire s’est faite essentiellement sous la forme d’un questionnement sur la mémoire des acteurs à propos des changements intervenus à la fois dans les concepts directeurs et dans la méthode de l’ingénierie agrobioscientifique. C’est ainsi comme chroniqueur d’une histoire du progrès sortie de ses rails que je suis entré dans le monde de la recherche agronomique, invité à y mettre en discussion, à la fois dans le passé et au présent, la trajectoire cognitive de l’interdisciplinarité dans la recherche-action sur les socioécosystèmes.

La suite de l’histoire, c’est-à-dire ma carrière jusqu’à l’écriture de ces lignes, constitue de fait une validation de la thèse énoncée en tête de cet article sur la fabrique des chercheurs par les processus de quête d’intelligibilité dans lesquels ils se trouvent embarqués. Je suis en effet entré, de manière à la fois inconfortable et exaltante, dans un système sans cesse plus dense de sollicitations, à la fois de la part de la communauté épistémique qui m’avait accueilli initialement, mais également d’acteurs appartenant à la gouvernance de la recherche, demandeurs d’une analyse historique de la crise des objets tombant sous leur responsabilité, dans un contexte interne de crise du sens vécu par les personnels des organismes de recherche, et un contexte externe de crise de confiance entre société, institutions scientifiques et politiques publiques autour des enjeux agricoles, alimentaires et environnementaux.

S’il y a bien une constante dans la convocation de l’histoire depuis un passé très lointain, c’est sa dimension intrinsèquement politique. Comprendre le temps, c’est espérer en atteindre la maîtrise. Dans l’anthropocène toutefois, le problème n’est plus de se rendre maître du temps, mais de lui redonner un lit dans lequel il puisse couler librement et nous porter avec lui. Dès lors, penser, décider, agir ne se dissocient plus. Dans ce contexte, l’interdisciplinarité ne peut se limiter à une entreprise cognitive, elle ne peut qu’embrasser la dimension historique et politique de ce qui la travaille.

Cette histoire rapportée à la première personne n’est évidemment pas unique, même si chaque trajectoire de chercheur l’est dans la succession des rencontres, travaux produits et formes de validation obtenues ou non. Par-delà la singularité de cette aventure interdisciplinaire, l’hypothèse que l’on peut formuler est que l’entrée dans l’anthropocène a aiguisé à la fois la tendance à l’incommensurabilité des discours scientifiques et une prise de conscience des externalités intenables de la fragmentation utilitariste de la connaissance, invitant à une remise en question des grands récits de l’aventure des sciences et des techniques par un réencastrement écologique à la fois du penser et de l’agir. Contrairement à ce que l’on pourrait penser en observant aujourd’hui les devantures des librairies, cet ébranlement du sens est venu non pas seulement ni même principalement de la sphère des idées, mais des pratiques situées, et c’est dans l’expérience située, en responsabilité, qu’il a peu à peu développé son potentiel heuristique et appris à le penser de manière diachronique, au sein de collectifs initialement pluridisciplinaires, devenus ensuite interdisciplinaires, et sans doute déjà en train de basculer vers une logique métadisciplinaire dans le contexte de l’entrée effective dans le temps des disruptions majeures de l’anthropocène.

La science comme projet unitaire est une fiction. Cette fiction a pu être néfaste quand elle se mettait au service d’un grand récit du progrès producteur d’externalités sans cesse plus nombreuses et plus dommageables ; mais elle peut être une fiction positive dans la prise de conscience de la nécessité de stopper le processus de fragmentation, voire de délitement de l’intégrité fonctionnelle des socioécosystèmes, par le souci et le soin de leur robustesse, et d’une pratique de la recherche elle aussi réévaluée à ce prisme (Hamant, 2022). Dans ce contexte, l’histoire comme discipline et l’historien comme chercheur se trouvent transportés très loin de leur matrice académique d’origine et douloureusement remis en cause dans leur prétention à embrasser l’histoire humaine comme une continuité narrative rationalisable. Mais être historien, c’est, ou ce devrait être, accepter l’idée que l’histoire, justement, abrite la possibilité que quelque chose de radicalement nouveau apparaisse sous le soleil, fût-ce sous la forme d’une menace existentielle (McNeill, 2000). Ainsi, l’histoire comme entreprise de connaissance est-elle appelée à se repenser de manière à la fois située, réflexive et collaborative. L’enjeu n’est pas de convertir à la méthode historique les sciences des faits de nature, des techniques et des sociétés, mais de les accompagner dans leur capacité autoréflexive à concevoir et à porter avec responsabilité une historicité de nouveau ouverte sur le devenir, non plus selon un paradigme de la maîtrise, frappé d’obsolescence, mais selon un paradigme transformationnel qui reste largement à inventer encore.

Références

  • Adorno T., 2003 [1re éd. 1966]. La dialectique négative, Paris, Payot. [Google Scholar]
  • Afriat C., Theys J. (Eds), 2018. La grande transition de l’humanité. De Sapiens à Deus, Limoges, FYP éditions. [Google Scholar]
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Citation de l’article : Cornu P., 2023. Un historien en interdisciplinarité. Essai d’épistémologie située. Nat. Sci. Soc. 31, 1, 103-109.

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