Open Access
Numéro
Nat. Sci. Soc.
Volume 31, Numéro 1, Janvier/Mars 2023
Page(s) 64 - 74
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2023022
Publié en ligne 7 juin 2023

© K. Khamzina et al., Hosted by EDP Sciences, 2023

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L’interdisciplinarité débute souvent par un croisement de regards sur un même objet et se poursuit parfois par un échange de concepts et de méthodes. Nous verrons dans cet article comment la psychologie sociale croise son regard avec la sociologie sur un objet souvent abordé dans cette revue, mais jamais sous cet angle : la conversion à l’agriculture biologique. Et l’on se plaît à penser que cette collaboration interdisciplinaire se poursuivra en s’approfondissant.

La Rédaction

À l’heure actuelle, la pratique de l’agriculture biologique (AB) demeure minoritaire, tant en nombre d’exploitations qu’en surfaces cultivées, au sein du paysage agricole français. En effet, la surface agricole conduite selon le mode de production biologique en France en 2019 est de 8,5 %, tout en prenant en compte le doublement des surfaces entre 2014 et 20191. Ainsi, en 2018, la France occupait la 15e place en Europe. Un autre indicateur donne à voir la faible avancée du bio dans les campagnes : seuls 9,5 % des exploitations françaises sont certifiées AB1. Pourtant, la pratique de l’AB fait l’objet de savoirs établis et validés dans les domaines agronomique et économique. De même, de nombreux travaux en sciences sociales ont permis de mieux comprendre les enjeux institutionnels du développement de ce mode de production aux échelles nationale et internationale (Lamine, 2012 ; Lamine et Bellon, 2009). Ils fournissent ainsi des éléments de débat et de discussion en matière de politiques agricoles et environnementales. Cependant, des domaines importants restent à défricher. Ainsi, qu’en est-il des processus psychologiques et sociaux qui président à la conversion ?

L’enjeu de cet article2 est d’analyser cette problématique du point de vue de l’agriculteur lui-même, qu’il soit en bio, en conversion ou en conventionnel. À partir d’une enquête auprès d’éleveurs laitiers de la Loire, nous nous interrogeons sur la façon dont ceux-ci pensent la notion de bio, d’une manière générale et dans le cadre de leur exploitation. Nous accordons une attention particulière à des questions qui semblent être peu abordées dans la littérature scientifique : comment ces éleveurs perçoivent les attitudes des autres éleveurs qui les environnent ? Les voient-ils comme favorables ou plutôt défavorables au bio ? En quoi ces perceptions sont à même de modifier ou non leur volonté de se convertir ? Nous développons une analyse prenant en compte des approches réflexives, les pensées de l’individu sur lui-même, et interactionnelles, les pensées produites dans le cadre d’une relation aux autres.

Afin de mieux comprendre une telle problématique complexe, nous avons eu recours aux raisonnements théoriques et choix méthodologiques marqués par une approche interdisciplinaire (psychologie sociale, anthropologie, sociologie). Dans la première partie, notre article montre comment la connaissance des processus psychologiques et sociaux du changement en agriculture nécessite un positionnement théorique mobilisant des concepts et des théories issus à la fois de la psychologie sociale et de l’anthropologie. Dans la deuxième partie, nous mettons à l’épreuve ces concepts à partir d’une enquête de terrain (entretiens suivis par des visites d’exploitations) menée auprès de 16 éleveurs laitiers répartis dans six communes voisines du département de la Loire en ayant recours à l’approche méthodologique issue de la sociologie. La troisième partie propose une analyse détaillée des entretiens menés auprès de ces éleveurs. Enfin, nous discutons l’intérêt et les limites d’une approche dialectique des relations entre attitudes personnelles et normes perçues au sein de groupes sociaux différents.

Les attitudes personnelles et les normes perçues : quelles dynamiques ?

Plutôt confidentielle durant la période 1990-2005, la littérature en sciences sociales s’intéresse davantage aux dynamiques de conversion en agriculture biologique depuis une quinzaine d’années (Hellec et Blouet, 2011 ; Sutherland et al., 2012 ; Van Dam et al., 2009 ; 2012). Parmi les recherches menées, certaines ont mis en évidence des comportements sociaux d’agriculteurs qui relevaient de logiques autres qu’économiques. Dans cet ordre d’idée, Denise Van Dam et ses collègues ont souligné l’importance des émotions et des valeurs dans les choix de conversion (Van Dam et al., 2009 ; 2012). D’autres facteurs tels que l’importance du réseau social et professionnel (Zhang et al., 2020), la préoccupation pour autrui (Sutherland et al., 2012) ou encore les dimensions d’ordre moral (Tama et al., 2021) et environnemental (Läpple, 2013) semblent pousser des agriculteurs à se convertir en bio. Ces travaux mettent ainsi en lumière le rôle prépondérant des facteurs personnels et sociaux dans les décisions des agriculteurs de passer en bio. À la suite de Cristian R. Foguesatto et al. (2020), ils confirment également la nécessité d’une approche psychosociologique rigoureuse pour comprendre les comportements de changement chez les agriculteurs.

Notre travail de recherche s’intéresse plus particulièrement aux attitudes personnelles des producteurs. Mais, il prend en compte également les contextes normatifs dans lesquels des agriculteurs évoluent et, surtout, la dynamique entre ces deux facteurs dans l’explication éventuelle du passage au bio. Nous recourons à un outillage théorique et méthodologique issu de la socioanthropologie et de la psychologie sociale afin d’examiner une thématique aussi complexe que celle des relations personnelles et interpersonnelles en agriculture.

Dans cette perspective, en psychologie sociale, la théorie du comportement planifié [TCP]) (Ajzen, 1991) démontre de manière robuste dans de nombreux domaines sociaux, dont les comportements des agriculteurs en général (Senger et al., 2017) et leurs intentions de conversion en AB en particulier (Issa et Hamm, 2017 ; Läpple et Kelley, 2013), que les attitudes personnelles et les normes sociales sont parmi les déterminants les plus puissants des comportements humains. Conformément à la définition originelle de cette théorie du comportement et en rapport avec des travaux issus de l’anthropologie (Sperber, 1996), les attitudes personnelles font référence, dans notre propos, à l’évaluation (positive ou négative) d’un comportement ou un objet social précis (Ajzen, 1991). Par ailleurs, la notion d’attitude définie en psychologie sociale rejoint celle de la représentation mentale évoquée principalement dans la théorie de la culture de Dan Sperber (1996). En effet, ces deux notions partagent l’idée d’une prédisposition relevant du mental de l’individu, telle une idée, une opinion ou une croyance sur un sujet donné.

Alors que les attitudes se situent au niveau individuel dans la mesure où elles agissent comme évaluations individuelles d’un comportement, les normes sociales – étudiées dans cette contribution sous la forme des normes perçues du groupe – se situent au niveau social et collectif. La norme perçue a fait ainsi l’objet de peu de recherches en psychologie sociale jusqu’au travail novateur de Serge Guimond et ses collègues (2013 ; 2015) lesquels proposent de la définir comme « la perception de ce que pensent les autres membres de la collectivité » (Guimond et al., 2015, p. 54). À la différence de la norme sociale qui est une prescription d’un code de conduite appropriée à une situation donnée (Cialdini et al., 1991), la norme perçue supposant plutôt la perception individuelle par les membres du groupe de ce qui est la norme prédominante dans ce groupe ainsi que la perception des attitudes, sur un fait donné, des autres membres de ce groupe. Autrement dit, les normes perçues relèvent de la façon dont les individus perçoivent ce que pensent les autres membres de leur groupe social ou culturel. Cette définition psychosociale de la norme perçue fait par ailleurs écho à la notion des représentations culturelles que D. Sperber définit comme « les représentations mentales qui sont communiquées de façon répétée et sont ainsi distribuées au sein d’un groupe » (Sperber, 1996).

Quand il s’agit des rapports entre les attitudes personnelles et les normes perçues, il convient de noter que la littérature en psychologie sociale considère que ces deux facteurs impactent le comportement individuel de manière strictement indépendante (Acock et De Fleur, 1972). Autrement dit, le comportement humain serait déterminé soit par les attitudes, soit par les normes, les dynamiques entre ces deux facteurs n’étant pas prises en considération (Khamzina et al., 2021). Or, le comportement des individus est susceptible d’être influencé par le contexte dans lequel il se trouve en raison des interactions sociales constantes avec d’autres personnes (i.e. l’individu en tant « qu’animal social »). Ainsi, le simple fait d’observer ou de percevoir le comportement ou l’état des pensées d’autres individus s’avère être une condition nécessaire de notre évolution et a donc une influence importante sur nos propres comportements et modes de pensée (Moscovici, 1976 ; Tankard et Paluck, 2017). De ce fait, nous proposons d’analyser, à propos du passage à l’agriculture biologique, la dialectique entre ce que les individus pensent (i.e. leurs attitudes) et ce qu’ils perçoivent être les pensées des autres (i.e. normes perçues du groupe). Les quelques recherches en psychologie sociale qui se sont intéressées à l’étude de la norme perçue (Guimond et al., 2013 ; 2015) soulignent par ailleurs la nécessité de faire la distinction entre les attitudes personnelles envers un objet et la norme perçue le concernant (Pelletier-Dumas et al., 2017 ; Tankard et Paluck, 2017). Par exemple, S. Guimond et ses collègues (2015) ont révélé qu’en France les individus sont personnellement favorables à l’idéologie de la diversité culturelle (i.e. multiculturalisme) tout en percevant que les autres Français ont des attitudes plutôt défavorables envers cette politique d’intégration, témoignant ainsi d’un écart singulier entre les attitudes et les normes perçues. Une telle incongruence entre ce que pensent les individus et ce qu’ils perçoivent de la pensée des autres est connue en psychologie sociale sous le nom de phénomène d’ignorance pluraliste (Prentice et Miller, 1993). Enfin, de manière similaire, Sperber (1996) souligne la distinction entre les représentations mentales (équivalentes ici aux attitudes personnelles) et les représentations culturelles (se référant aux normes perçues). En effet, il met en évidence la dynamique suivante : les idées ou les croyances qui sont développées dans un premier temps par un individu (i.e. les représentations mentales) sont ensuite communiquées et transmises en une certaine quantité à d’autres membres du groupe, et deviennent par conséquent des représentations culturelles, c’est-à-dire des représentations partagées par plusieurs individus au sein d’un groupe.

Si la relation dynamique entre les attitudes personnelles et la norme perçue est mise en évidence dans les travaux cités précédemment, à notre connaissance, il existe peu, voire pas du tout, de recherche en sciences sociales étudiant les conséquences comportementales de cette dynamique appliquée au monde agricole. Les travaux récents de Khamzina et al. (2021) menés auprès des agriculteurs européens français et de l’Europe de l’Est font exception. Ces auteurs ont notamment étudié l’impact de l’interaction entre les attitudes et les normes perçues, au regard du bio, de cette population sur leurs intentions de se convertir en AB. Les résultats de trois études quantitatives de Khamzina et al. ont montré que l’écart trouvée entre les attitudes et les normes perçues (c’est-à-dire, attitudes positives envers le bio et normes perçues négatives) est caractéristique des producteurs bio et s’avère ainsi être déterminante dans l’intention des agriculteurs conventionnels à se convertir. Autrement dit, ces auteurs ont montré que les agriculteurs conventionnels qui sont personnellement favorables à l’agriculture biologique (attitude positive) mais qui perçoivent que les autres agriculteurs ne le sont pas (norme perçue négative) ont exprimé une plus grande intention de se convertir au bio par rapport à ceux dont les attitudes ont été en adéquation avec la norme perçue.

Tout en nous basant sur ces derniers résultats, l’objectif de notre travail est d’avancer dans l’étude des implications que peut avoir une telle dynamique entre les attitudes et les normes, par ailleurs largement démontrée dans d’autres domaines sociaux (Guimond et al., 2013 ; Khamzina et al., 2021 ; Prentice et Miller, 1993 ; Tankard et Paluck, 2017), pour expliquer les intentions des agriculteurs de s’orienter vers une production biologique. Il convient de rappeler que les études de Khamzina et al. (2021) ont eu recours à des approches méthodologiques classiques de la psychologie sociale (le questionnaire psychosocial). De ce fait, l’objectif du présent travail est d’affiner les résultats quantitatifs mis en lumière par Khamzina et al. (2021) en les complétant notamment par une approche qualitative. En d’autres termes, les intentions de conversion en agriculture biologique seront analysées à partir du discours des producteurs même sur leurs attitudes et leurs perceptions de normes au sujet de l’agriculture biologique. De plus, ce discours sera examiné dans sa temporalité en tenant compte non pas seulement le changement dans les attitudes personnelles des acteurs principaux mais celui des normes sociales perçues au sujet des pratiques agricoles.

Ceci nous permettra de compléter la « photographie » du rapport attitudes/normes perçues en lien avec les intentions comportementales mise en évidence par Khamzina et al. (2021) en apportant une analyse qualitative.

Les attitudes et les normes perçues à l’épreuve des changements en agriculture

Comme la conversion en bio fait partie des « nouveaux mouvements sociaux économiques » (Michelsen, 2001), elle représente ainsi un changement important de point de vue technique, mais aussi social dans le domaine agricole (Van Dam et al., 2009 ; 2012). Ainsi, comme il est souligné dans l’introduction, cette pratique de production est encore minoritaire à l’heure actuelle. Pour comprendre ce qui détermine les intentions des agriculteurs à passer à ce mode de production, il convient de se tourner vers le large champ de recherche consacré à l’influence minoritaire (Moscovici, 1976 ; 2000). Celui-ci se démarque des recherches antérieures qui étudient les influences sociales sous le prisme de l’approche conformiste (Asch, 1956 ; Noelle-Neumann, 1974). La critique adressée à ce point de vue consiste à dire que si les individus suivent aveuglément la norme prédominante du groupe, aucun changement n’est possible. Ainsi, pour expliquer les changements sociaux et les contestations sociales passées et présentes, Serge Moscovici suggère que chacun peut être à la fois une source et une cible d’influence, mettant ainsi en évidence un processus bidirectionnel de l’influence. En d’autres termes, il démontre que la minorité peut aussi bien influencer la majorité à la condition que la première agisse de manière unanime. Lorsqu’une minorité prône sa contre-norme de manière unanime, elle serait susceptible d’induire un conflit chez les membres du groupe prédominant et ainsi initier le changement d’une norme majoritaire (voir aussi Mugny et al., 2017).

Le raisonnement que l’on peut tirer du rôle de l’influence minoritaire selon S. Moscovici nous semble pertinent pour expliquer les intentions des agriculteurs conventionnels de passer en bio. Notamment, Khamzina et al. (2021) ont proposé que la perception d’une différence entre les propres convictions des agriculteurs conventionnels et leurs perceptions de la norme prédominante majoritaire (celle de l’agriculture conventionnelle) conduirait ceux-ci à se convertir en bio (mode de production minoritaire). En effet, leur argument a été que le fait de se percevoir comme une minorité (chez les agriculteurs en question) les inciterait à prôner une contre-norme (donc agir en accord avec leurs attitudes positives envers le bio) dans une plus grande mesure afin d’initier le changement.

Il s’avère alors important d’étudier les dynamiques entre les attitudes personnelles et les normes perçues dans la détermination des comportements des agriculteurs et de leurs intentions à changer leurs pratiques de production. Dans la logique du raisonnement théorique et des éléments empiriques exposés précédemment, des tensions entre les dimensions personnelle et collective de l’activité agricole devraient alors être une condition préalable pour qu’un agriculteur manifeste une intention de faire le pas vers cette innovation (c’est-à-dire, se convertir en bio). En d’autres termes, on devrait s’attendre à ce que ceux qui sont en conversion ou ceux qui sont déjà convertis en AB se caractérisent par une perception de l’incongruence ou de l’écart perçu entre leurs attitudes et leurs perceptions des normes majoritaires.

Contexte méthodologique

Afin de vérifier cette hypothèse, nous avons examiné les attitudes personnelles et les normes perçues d’éleveurs laitiers en fonction de leur mode de production. Pour cela, nous avons adopté une démarche qualitative (choix du terrain, entretiens formalisés, discussions informelles, visites d’exploitation) semi-directifs, en postulant tout d’abord que les relations entre attitudes et normes soient différentes en fonction du profil de l’agriculteur concerné. En écho à notre réflexion théorique, nous suggérons plus particulièrement que contrairement aux agriculteurs conventionnels, les producteurs biologiques devraient être caractérisés par une différence entre leurs propres attitudes et la perception de celles des autres (voir aussi Khamzina et al., 2021).

Les données ont été récoltées auprès d’éleveurs laitiers dont les exploitations de taille petite à moyenne se situent dans les cinq communes rapprochées (Marlhes, Saint-Genest Malifaux, Jonzieux, Tarentaise, Saint Romain Les Atheux) au sud du Parc naturel régional (PNR) du Pilat dans le département de la Loire. Le PNR du Pilat est caractérisé par un massif de moyenne montagne où l’agriculture est le secteur d’activité prédominant avec des productions très diversifiées : élevage laitier et viande (bovin, ovin, caprin), viticulture, arboriculture pour les filières majoritaires. Historiquement, le PNR du Pilat a été un des terrains d’expérimentation de la mise en œuvre du développement durable3, financé par l’État au début des années 1990. Cela a incité la coopérative laitière Sodiaal à mettre en place une collecte de lait bio en 1996, entraînant ainsi une première vague de conversion. En 2000, les débouchés se confirmant, la coopérative a augmenté sa demande de lait bio et a ainsi stimulé une deuxième vague de conversion chez les éleveurs laitiers. En 2012, Sodiaal a confirmé une nouvelle fois la croissance de ses besoins en lait bio. Il s’en est suivi une troisième vague de conversion à l’AB dans le secteur. Au moment où les entretiens ont été menés (printemps 2017), la surface agricole utile (SAU) conduite selon le mode bio représentait 18 % de la surface totale du PNR (102 fermes bio sur 4 500 ha). Les producteurs laitiers qui ont été interrogés résident dans des lieux-dits situés les uns à côté des autres, rendant ainsi notre échantillon homogène en matière de relief, de sol, de climat, de contraintes biogéographiques, de frontière administrative et de débouché commercial. Ainsi, cette approche microlocale donne une place prépondérante à la perception de la norme entre exploitations agricoles « voisines », qui est au cœur de notre questionnement.

Notre travail de terrain a consisté à mener seize entretiens auprès de producteurs laitiers de ce microterritoire. Au sein de cet échantillon, il y avait quatre femmes et douze hommes, âgés de 26 à 64 ans avec une moyenne d’âge de 46 ans. À l’exception de systèmes d’élevage différents (bio, en conversion ou en conventionnel), tous les interviewés partagent le même lieu et la même activité (élevage bovin laitier et pour deux exploitations un atelier caprin laitier en complément). Parmi ces seize exploitations, six sont en agriculture biologique, sept en conventionnel et trois étaient en conversion vers le bio au moment de l’enquête.

Les entretiens ont eu pour objectif de nous fournir un « récit de vie » (Bertaux, 1997) des éleveurs sur l’évolution de leur métier. Le choix de la référence à Daniel Bertaux est lié au fait que la notion de récit de vie était particulièrement bien adaptée à notre recherche. Les « trajectoires sociales biographiques » telles qu’il les mobilise (Bertaux, 1997, p. 15-16) permettent une lecture biographique prenant en compte le temps passé, le temps présent ainsi que l’articulation entre des situations individuelles et collectives. Il convient cependant, selon lui (op. cit. 1997, p. 16), que « l’objet social » soit très précisément délimité, c’est-à-dire que l’échantillon de personnes rencontrées relève d’un même « monde social » – dans notre cas, le métier d’éleveur – ou d’une même « catégorie de situation » – nous concernant, le rapport à l’agriculture biologique.

Tous les interviews ont été menés à deux. Ils étaient de type semi-directif et duraient en moyenne une heure. Ils étaient suivis, dans de nombreux cas, par une visite de l’exploitation. Une grille d’entretien a été préparée par les chercheurs et suivie, au moment de l’entretien, dans un ordre en partie aléatoire suivant l’orientation donnée par les enquêtés. Les entretiens avec les éleveurs ont été menés selon le modèle compréhensif (Kaufmann, 2011) et sous forme d’échanges peu contraints et ouverts aux aléas ainsi qu’à toutes les formes possibles de ruptures de tonalité. Il était demandé aux interviewés de décrire4 ; la trajectoire et le fonctionnement actuel de leur exploitation, les circonstances de l’acceptabilité ou pas d’une transition vers le bio et, plus spécifiquement, ce qu’ils pensaient personnellement du bio (i.e. leurs attitudes personnelles) et ce qu’ils pensaient des attitudes des autres (i.e. normes perçues). Tous les récits ont été enregistrés et ont fait l’objet d’une retranscription intégrale, la section suivante faisant l’objet des analyses de ces verbatims. Il convient de noter que cette méthodologie qualitative a été complétée par les questionnaires psychosociaux (mesurant de manière quantitative les attitudes personnelles et les normes perçues au sujet de l’agriculture biologique) qui ont été distribués à la fin de chaque entretien à chacun des répondants. Cependant, étant donné un nombre restreint de l’échantillon (16 répondants) qui empêche la fiabilité des analyses statistiques, nous ne présentons pas ces résultats dans le présent article.

Les résultats de la recherche

En conformité avec notre démarche exploratoire et réflexive, les retranscriptions ont été relues par les auteurs de cet article de manière indépendante afin de s’immerger dans les points de vue des éleveurs et en faire ressortir leurs attitudes personnelles et leurs perceptions normatives. Ainsi, les discours des agriculteurs ont été analysés de manière thématique grâce à un processus de codification menant à une réduction des thèmes et à leur articulation afin de cerner les évaluations et les perceptions personnelles au sujet du bio (Guillaume, 2020). Plus particulièrement, tout ce qui avait trait aux évaluations personnelles des répondants, au sujet du bio en général et la pratique du bio en particulier, correspondait au concept des attitudes personnelles. Les discours qui ont trait à leurs perceptions de ce que les autres agriculteurs de leur canton pensent au sujet du bio ou font dans leurs pratiques agricoles faisaient référence au concept de la norme perçue. Ensuite, nous avons codé la valence de ces deux concepts ont été établies : les attitudes ont été considérées comme étant positives (négatives) lorsque les répondants indiquaient une évaluation positive (négative) du bio (e.g. « c’est [le bio] plus éthique » pour un exemple d’attitude positive, « c’est [le bio] pour nourrir les plus riches » pour un exemple d’attitude négative). Concernant la polarité de la norme perçue, le nombre des agriculteurs qui sont en bio dans le canton tel que le perçoivent les répondants a été pris en considération. La norme perçue a été codée positive lorsque les répondants indiquaient que par exemple « 80 % des agriculteurs de Marlhes sont bio » (car au-dessus de la majorité). La norme perçue a été codée comme négative quand les interviewés indiquaient connaître peu, voire pas du tout, de producteurs bio (au-dessous de la majorité numérique ; e.g., « il y en avait pas beaucoup… »)5. Ainsi, les polarités des attitudes et des normes perçues ont été comparées en fonction du profil des répondants (non bio, en conversion ou bio).

Le résultat significatif de cette enquête qualitative a mis en évidence trois profils de producteurs laitiers qui se distinguent clairement par les patterns différents de relations entre les attitudes personnelles et la norme perçue.

Tout d’abord, nous trouvons « les pionniers » de l’agriculture biologique, c’est-à-dire les producteurs qui se sont convertis lors des « premières vagues » de conversions initiées par la coopérative laitière SODIAAL, entre 1998 et 2008. Ces derniers ont des attitudes très positives envers l’agriculture biologique. Par exemple, l’un des premiers à être converti donne la justification suivante : « parce qu’on se dit qu’on pollue moins, qu’on a des aliments plus sains ». Un autre ajoute : « Je suis passé en bio, parce que je voulais y aller ». En ce qui concerne la norme perçue, les perceptions de ce que pensaient les autres du bio à la même période sont complètement opposées. Encore un autre « pionnier » témoigne de ce qu’il estimait être dans l’air du temps : « C’était l’anti-modèle, ces gens qui étaient en bio… C’était en dehors de leur manière de penser ». Un autre producteur laitier converti en 2008 s’exprime : « … au début ils étaient très interrogatifs par rapport au bio… Entre les deux vagues de bio en 1998 et 2008 il y avait plus d’agressivité ». En nous basant sur les extraits des discours des « pionniers » de l’agriculture biologique dans le Pilat, nous pouvons constater que ce groupe se caractérise par un écart entre leurs attitudes personnelles positives envers le bio et une perception des attitudes négatives par rapport au bio des autres éleveurs.

À partir des éléments précédemment exposés, il est possible de dire que ces premiers convertis avaient l’intime conviction que les autres éleveurs étaient défavorables au bio : à un degré faible en étant « interrogatifs » et à un degré plus élevé en étant « méfiants » ou « agressifs » vis-à-vis de ce mode de production. Il convient de rappeler que selon le raisonnement de Moscovici, la minorité devrait être non pas seulement unanime dans son propos et ses actes mais aussi induire une certaine résistance chez les membres du groupe majoritaire afin d’inciter une innovation sociale (Moscovici, 2000 ; Mugny et al., 2017). Nous avons observé cela, notamment dans le discours des pionniers du bio dans le Pilat, ce qui confirme les propos sur la minorité « vocale robuste ». Par exemple, comme le mentionne l’un des producteurs : « En 1998, au début avec notre voisin qui s’est installé en bio dans les premiers, on souriait en disant il a passé en bio ils veulent fumer les haricots. Bah oui au début quand on ne connaît pas on rigole c’était pas connu à l’époque. Il n’existait pas beaucoup de solutions. »

Ou un autre producteur issu du même groupe des pionniers : « Oui, ce qu’on disait en rigolant : [rires] les gens qui critiquaient à l’époque, c’est maintenant ceux qui passent en bio, là… Ben, il y en a… Il y a toujours un peu des moqueries, vous savez ? »

Les éleveurs qui ont été en conversion au moment de l’enquête constituent la deuxième catégorie de notre échantillon. Ils se caractérisent par des attitudes favorables envers le bio et la perception que les autres le sont également. Par exemple, une collaboratrice conjointe sur une ferme laitière actuellement en conversion dit : « j’trouve que le modèle bio… ‘Fin, pour avoir écouté Ecocert et tout ça, je trouve que c’est un très bon label. Je trouve qu’il est à défendre : ça, c’est une évidence. » Ou encore une autre agricultrice qui affirme : « parce que justement, on a toujours eu une philosophie assez pour, on était en agriculture raisonnée, avant : c’était un peu notre philosophie, voilà, de travailler comme ça ». En ce qui concerne les perceptions des attitudes des autres, cette dernière déclare : « … 80 % des agriculteurs de Marlhes sont biologiques, maintenant… Il y a une grosse vague, là, qui est en train de… ». Le ton est ici différent des pionniers. Le groupe se caractérise par une convergence entre ce qu’il pense personnellement (attitude positive) et ce qu’il perçoit de ce que les autres pensent au sujet de bio (norme perçue positive).

La dernière catégorie de notre échantillon, celle des éleveurs conventionnels, se distingue des autres par des attitudes personnelles négatives envers l’agriculture biologique et la perception que la norme est plutôt positive. L’un des éleveurs conventionnels déclare : « Ben les bio, il faut rentrer dans leur moule ! C’est-à-dire… Déjà, il faut accepter d’avoir des subventions pour passer en bio, pour nourrir les plus riches ». Un autre producteur en conventionnel le rejoint dans sa réflexion : « nourrir tout le monde, quoi, c’est-à-dire. Parce que le bio, c’est quand même des gens qui peuvent se permettre de se le payer, et pas tout le monde, quoi. Moi, j’étais bien dans la mentalité de dire que tout le monde a le droit d’avoir du bon, quoi. Donc faire que pour les gens qui ont les moyens, c’était pas bien dans ma mentalité, quoi. ‘Fin, voilà, quoi. Pourquoi. » Un autre éleveur non bio se confie : « Non, on n’a pas l’esprit [bio] ! … il faut le faire par… Comment on dit ? Par conviction ! Si tu ne le fais pas par conviction, si tu le fais que par intérêt… Enfin, moi, ça ne me plairait pas. »

Quant aux perceptions des attitudes des autres, la bascule (verbalisée par les « pionniers ») de la norme perçue minoritaire (et négative) au regard de l’agriculture biologique en ses débuts dans le Pilat vers la norme majoritaire à l’heure actuelle se reflète dans les discours des éleveurs conventionnels. Par exemple, la personne dont les attitudes sont exposées ci-dessus ajoute : « cette année [2017], il y a beaucoup de gens qui sont passés en bio ! … Il y a énormément de conversions, là ! » Dans le même ordre d’idée, une éleveuse non bio déclare : « … parce que là, pour le moment il y avait une vague sur Marlhes, énorme. De ceux qui passent en bio. Là, on va se trouver, on sera même pas dix à ne plus être en bio ». Ces éléments témoignent que les éleveurs conventionnels sont plutôt défavorables à l’agriculture biologique, mais simultanément, ils perçoivent que les autres sont très nombreux à être en bio et à avoir des attitudes plutôt positives envers le bio.

Les extraits des discours présentés dans cette partie montrent que les dynamiques entre les attitudes personnelles et les perceptions normatives sont différentes en fonction de la pratique agricole. Plus particulièrement, comme attendu, l’incongruence entre les attitudes et normes perçues semblerait être une caractéristique significative des répondants qui ont franchi le pas vers la conversion (i.e. les pionniers).

Discussion

Dynamiques entre attitudes et normes différentes en fonction du profil de production

Les résultats des entretiens menés auprès des producteurs laitiers permettent d’avoir une appréciation qualitative des rapports dynamiques entre les attitudes personnelles et des normes perçues envers l’agriculture biologique chez les agriculteurs questionnés.

Tout d’abord, les trois profils d’éleveurs identifiés se distinguent par des dynamiques différentes entre les attitudes personnelles et les perceptions normatives. Les éleveurs biologiques se caractérisent par une attitude personnelle positive envers l’AB, mais une perception de la norme qui est différente au moment de leur conversion : plutôt négative comme le témoignent notamment les « pionniers ». En revanche, les éleveurs conventionnels ont une dynamique inverse : ils ont des attitudes défavorables au bio mais perçoivent que les autres sont pour. Les éleveurs en conversion, quant à eux, ont une posture convergente entre leurs attitudes et leur norme perçue et sont dans un registre favorable au bio. Les résultats de la présente étude sont convergents mais aussi complémentaires avec les résultats qualitatifs mis en évidence dans les contextes agricoles en Europe de l’Est et en France par Khamzina et al. (2021). En effet, alors que les résultats de ces derniers ont « quantifié » les notions des attitudes et normes perçues ainsi en établissant les liens entre les rapports attitude/normes et les intentions de conversion, la présente étude a permis de mettre les mots derrière ces moyennes. De plus, notre étude permet d’offrir une perspective temporelle de changement de la norme en agriculture en offrant les appréciations qualitatives des normes perçues par les « pionniers » en 1990-2010 et les agriculteurs d’aujourd’hui. De ce fait, l’ensemble de ces deux études permet d’avoir une appréciation à la fois qualitative et quantitative des rapports complexes entre les facteurs personnels et sociaux dans les décisions de conversion en bio et les changements normatifs.

Mécanismes sous-jacents aux innovations sociales : rôle de l’influence minoritaire

En démontrant le phénomène d’incongruence entre les attitudes personnelles et normes perçues, nos résultats permettent de mieux comprendre les mécanismes sous-jacents aux changements sociaux rencontrés dans le cas du passage au bio. Plus précisément, nos résultats permettent de mettre en évidence le poids non négligeable de l’influence minoritaire dans les changements des pratiques de production. Ainsi, les premiers agriculteurs bio de la Loire, les « pionniers », témoignent de leur sentiment d’avoir été à l’époque considérés comme étant « marginaux » ou « hippies » et d’être une minorité à se convertir en bio à ce moment-là. Un agriculteur qui est actuellement en conversion témoigne de la norme perçue de la fin des années 1990 : « … au début qu’il y a eu les premiers bio qui s’étaient mis en bio, là, dans le secteur. C’était… Ils étaient considérés comme des hippies ! C’est sûr qu’au début, on souriait ! ». Par ailleurs, il convient de mentionner le fait que les agriculteurs biologiques sont plus sujets au phénomène de l’ignorance pluraliste (Prentice et Miller, 1993) qui se traduit par l’incongruence entre leurs attitudes et perceptions des normes. En nous basant sur nos propres résultats et ceux de Khamzina et al. (2021), nous affirmons que les dynamiques entre les attitudes et les normes, sous le prisme de l’écart entre les deux, sont un facteur important à considérer afin d’expliquer les intentions de s’engager dans un comportement minoritaire. Une telle conclusion semblerait confirmer, mais aussi dépasser, les travaux de Tama et al. (2021) qui ont eu recours à l’approche théorique similaire en soulignant l’importance de la norme perçue pour expliquer et prédire les changements de comportements. Enfin, la présente étude contribue de manière innovante à la compréhension de telles dynamiques en ajoutant aux connaissances qualitatives ce que les agriculteurs même pensent et disent au sujet du bio.

Pris dans leur ensemble, de tels résultats analysés à travers deux contextes sociaux et géographiques différents (le Pilat en France et l’Europe de l’Est) témoignent d’une influence réussie de la minorité dite active et robuste selon les termes de Moscovici (1976). En effet, ce dernier défendait l’idée selon laquelle la plupart des changements sociaux serait l’œuvre des minorités. En d’autres termes, ses travaux ont montré que l’influence est en réalité un processus bidirectionnel et que la minorité peut aussi bien influencer la majorité et inversement. De plus, cet auteur a insisté sur le fait qu’une minorité agit d’autant plus sur l’opinion qu’elle a une résistance de la part de la majorité. Le succès actuel de l’agriculture biologique chez certains consommateurs semble en être la preuve.

Notre étude montre qu’un petit groupe minoritaire de pionniers a franchi le pas vers un mode de production alors marginalisé par les pouvoirs publics (absence d’aides à l’installation et à la production, absence d’enseignement du bio dans les lycées agricoles) et stigmatisé par des institutions du monde agricole opposées au bio. En effet, les agriculteurs motivés par le bio furent soumis à la perception que leurs attitudes étaient différentes de la norme, ce qui les a probablement incités à persister plus fortement dans leur choix initial, malgré leur grande distance avec les attitudes majoritaires. Ce phénomène semble alors s’expliquer par la volonté des individus de changer la norme dominante dans leur groupe social. Appliquée au contexte agricole, une telle volonté semblerait se traduire par le changement dans les pratiques et les normes vers plus de respect envers l’environnement, la croissance des surfaces biologiques et la demande accrue des produits bio de la part de la population. Les résultats obtenus dans la présente étude rejoignent également ceux obtenus par Siltaoja et al. (2020) qui parlent d’un processus de « déstigmatisation » des agriculteurs bio. En suivant une telle évolution du domaine agricole, il serait alors possible de se demander si nous n’assistons pas actuellement à l’amorce d’un passage de l’agriculture conventionnelle d’un statut social majoritaire à un statut minoritaire (voir aussi Portelinha et Elcheroth, 2016). En effet, l’incongruence entre les attitudes et les normes est présente à la fois chez les agriculteurs bio (notamment les « pionniers ») et les conventionnels, mais à des temporalités différentes. L’étude des rapports attitudes/normes en fonction du profil de producteur permet de démontrer la perspective temporelle et ainsi de témoigner de l’évolution de la norme dans le domaine des pratiques agricoles. En effet, on peut observer que la norme de production qui a été prédominante à l’époque des premiers convertis en bio a été celle de l’agriculture conventionnelle. Or, ce qui peut être observé dans le discours des agriculteurs actuellement en conversion et des agriculteurs conventionnels est que la norme (perçue) bascule plutôt vers l’agriculture biologique. Par ailleurs, dans l’échantillon présent, les agriculteurs conventionnels se sentent peu nombreux et « minoritaires » à rester en conventionnel, comme l’assume l’un des agriculteurs non bio : « Maintenant, il y aura plus de bio, oui ». Un tel constat témoigne de la présence et de l’influence significative d’une minorité active et robuste (Moscovici, 1976) que sont les agriculteurs biologiques qui, en s’engageant dans les comportements en lien avec leurs attitudes et convictions, et ceci malgré la norme, changent le courant de la norme majoritaire.

Conclusion

La présente recherche, en ayant recours à un cadre théorique et méthodologique interdisciplinaire, permet de contribuer en partie à expliquer les mécanismes sous-jacents du passage au bio. Le fait d’étudier les dynamiques éventuelles entre les attitudes personnelles et la norme perçue permet également de repenser les interactions sociales en milieu agricole dans un registre complémentaire à celui de l’agronomie et du milieu technique (Darré, 1985), habituellement sollicité. Notamment, elle met en lumière l’importance non négligeable des mécanismes sociopsychologiques déterminant la conversion au bio et requestionne l’importance des facteurs économiques dans les processus de conversion. Ainsi, nous pouvons nous étonner du fait que certains agriculteurs ne s’engagent pas, malgré tout, dans l’agriculture biologique en dépit du prix rémunérateur. Dans de nombreuses recherches précédentes, les aspects sociopsychologiques dans la transition des agriculteurs vers l’alternative non conventionnelle ont été longuement écartés (Van Dam et al., 2009 ; 2012). Or, les agriculteurs n’agissent pas de façon isolée, mais se trouvent constamment en interaction avec d’autres membres de leur groupe professionnel, d’autres agriculteurs. Le fait de s’orienter vers le mode de production biologique participe à la construction d’un processus de différenciation sociale avec d’autres agriculteurs, avec ce que cela comporte comme conflits, rejets ou incertitudes. Par conséquent, le processus de conversion en agriculture biologique implique des facteurs sociaux et psychologiques, au même titre que des facteurs économiques.

Cependant, il convient de noter certaines limites de la présente contribution. En raison de la taille restreinte de l’échantillon, les conclusions dégagées ne peuvent pas être généralisées à l’ensemble de la population française des agriculteurs. Elle permet toutefois une montée en réflexion sur la thématique du rôle des processus psychologiques et sociaux dans le développement du bio, et en particulier de l’importance de la norme perçue. Les futures recherches au sein de plus grands échantillons, associées à des observations de terrain sur une plus longue durée, sont nécessaires afin de pouvoir mettre en évidence les déterminants généraux de la transition en agriculture biologique pour le présent et pour l’avenir. Parmi ceux-ci, il convient de souligner l’évolution de la question des changements techniques. En adoptant une posture scientifique toute entière tournée vers la dimension sociale et psychologique des processus étudiés, nous avons écarté les lourdes contraintes liées aux changements techniques qu’implique le passage au bio. Nous pouvons affirmer que ceux-ci diffèrent entre les pionniers des années 1990 et les convertis d’aujourd’hui. Des progrès considérables ont été effectués par les sciences agronomiques en matière de connaissance des techniques bio. Cependant, de nombreux agriculteurs conventionnels sont très proches des exigences du label bio sans pour autant franchir le pas. Au regard des nouveaux défis qui attendent l’agriculture de demain, principalement ceux liés au rapport entre l’agriculture et la nature (biodiversité, bien-être animal, impacts des changements climatiques, etc.), il nous faut mettre en œuvre des programmes de recherche pluridisciplinaires intégrant simultanément les dimensions agronomiques (production de nouvelles connaissances à destination des agriculteurs) et sociopsychologiques (réception et appropriation de ces connaissances par les agriculteurs).

Matériel supplémentaire

Le matériel supplémentaire, constitué de 2 annexes listées ci-dessous, est accessible par ce lien : https://osf.io/fyuz5/?view_only=17be903de8b048e79e100f6e2ad36f85.

Annexe 1 : Grille d’entretien utilisée dans la présente recherche.

Annexe 2 : Questionnaire quantitatif.

Remerciements

Les auteurs remercient tous les éleveurs et les éleveuses rencontrées de les avoir accueillis pour les entretiens, leur patience et l’intérêt porté à cette recherche. Ils remercient également Isabelle Boisdon, de l’UMR Territoires (Clermont-Ferrand), pour sa contribution à l’organisation des rencontres avec les interviewés.

Références


1

Voir sur le site Agencebio.org les chiffres clés : https://www.agencebio.org/vos-outils/les-chiffres-cles/.

2

Ce travail de recherche a été soutenu par la région Auvergne-Rhône-Alpes dans le cadre du projet de recherche interdisciplinaire et multipartenaire ASSOCIATIONE (2015-2018). Il a été présenté lors des 11es Journées de recherches en sciences sociales de la Société française d’économie rurale qui ont eu lieu le 14-15 décembre 2017 à Lyon.

3

Pour plus de détails sur l’évolution de l’AB en France et particulièrement dans le PNR du Pilat, voir https://www.parc-naturel-pilat.fr/wp-content/uploads/2017/10/ParcPilat_AgriBio_2017.pdf.

4

Voir la partie « Matériel supplémentaire » pour accéder à l’annexe 1.

5

Les extraits des discours au sujet de leurs attitudes personnelles et normes perçues pour chaque répondant peuvent être consultés via https://osf.io/fyuz5/?view_only=17be903de8b048e79e100f6e2ad36f85/.

Citation de l’article : Khamzina K., Streith M., Guimond S., Dernat S., 2023. Dynamiques entre attitudes personnelles et normes sociales perçues dans les comportements de changement. Le cas de la conversion à l’agriculture biologique. Nat. Sci. Soc. 31, 1, 64-74.

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