Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 29, Number 4, Octobre/Décembre 2021
Page(s) 410 - 422
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2022006
Published online 11 March 2022

© C. Compagnone et A. Sigwalt, Hosted by EDP Sciences, 2022

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Le passage au « non-labour », appréhendé ici comme un « souci du sol », a fait l’objet de nombreux travaux. L’angle retenu est original, en ce qu’il mobilise la sémiotique narrative du linguiste Greimas pour décrypter les récits d’agriculteurs tentant de rendre compte de leur travail d’appropriation d’une nouvelle technique mais aussi de leurs tâtonnements ou même de leurs ambivalences. En mettant en regard récits (ceux qu’appellent leurs pratiques et les épreuves qui s’y rattachent) et contre-récits (ceux que génère un espace social où se mêlent des alliés et des adversaires), les auteurs nous donnent à voir une complexité qui reste l’enjeu premier des pratiques répondant aux défis environnementaux, dont celui de la biodiversité des sols.

La Rédaction

La question de ce que nous appellerons le « souci des sols » est une question socialement sensible comme le montrent les travaux qui rendent compte, d’un côté, des conséquences en Europe d’une dégradation de la qualité des sols (Chenu et al., 2016 ; AEE, 2019) ou de leur artificialisation (Antoni et Kraszewski, 2018 ; Desrousseaux et Schmitt, 2018) et, de l’autre, des initiatives plus ou moins abouties prises, à différents niveaux technicoscientifique, juridique et politique, pour lutter contre des usages dommageables aux sols (Courtoux et Claveirole, 2015 ; Billet, 2018 ; Colsaet, 2019 ; Montanarella et Panagos, 2021)1. Dans ce contexte, il apparaît pertinent, pour construire des actions collectives efficaces de protection et de préservation des sols, de disposer d’études montrant quelle forme d’attention aux sols se révèle dans les discours ou/et les pratiques des différents acteurs qui en font usage, et comment se structure l’espace social de cette attention (Bispo et al., 2016).

Dans leur activité productive, les agriculteurs sont bien évidemment concernés au premier chef par la dégradation ou l’artificialisation des sols, de par les pertes de rendement, les surcoûts de production et la moindre disponibilité des terres qui en découlent (Chabert et Sarthou, 2017). De manière générale, la façon dont les agriculteurs perçoivent les actions à mener et s’engagent dans ces actions dépend pour partie de l’espace social, lieu de contraintes et de ressources, dans lequel s’inscrit leur activité (Compagnone, 2014 ; Compagnone et Hellec, 2015 ; Hervé et al., 2020). La question que l’on peut se poser est alors celle de savoir comment les agriculteurs identifient cet espace – à la construction duquel ils contribuent pour partie – et comment ce dernier joue dans la façon dont ils déploient des actions en lien avec leur « souci du sol ».

Le but de cet article est de montrer, à partir d’enquêtes menées auprès d’agriculteurs vendéens que nous avons interviewés en 2010 dans le cadre d’un projet du programme de recherche Gessol, comment ces agriculteurs définissent narrativement l’espace social dans lequel se trouvent encastrées (Grossetti, 2015) les actions qu’ils mènent en lien avec ce souci. Notre choix s’est porté sur des agriculteurs en agriculture de conservation des sols (ACS) [Encadré 1], ce type d’agriculteurs accordant dans sa pratique une attention particulière aux sols (Chabert et Sarthou, 2017).

L’agriculture de conservation des sols

L’ACS est née aux États-Unis à la fin des années 1940 afin de lutter contre l’érosion et la compaction des sols. En France, si le non-travail du sol a été expérimenté en station expérimentale à partir des années 1970, l’ACS y est apparue depuis une vingtaine d’années mais reste très minoritaire (Goulet, 2008 ; Schaller, 2013 ; Laurent, 2015).

La FAO (Food and Agriculture Organization of the United Nations) définit l’ACS comme reposant sur la mise en œuvre de trois principes : forte réduction, voire suppression du travail du sol ; couverture permanente des sols ; diversification etallongement des rotations culturales (www.fao.org/conservation-agriculture/fr/). Dans sa note de 2013, le Centre d’étude et de prospective du ministère chargé de l’agriculture les reprend ainsi :

  • « L’idéal recherché est la suppression du travail du sol, mais un travail du sol simplifié ou réduit est souvent pratiqué par les agriculteurs, en particulier lors des phases de transition. […] ;

  • Les sols sont couverts en permanence, soit par des résidus de cultures précédentes (appelés mulch), qui ne sont pas prélevés mais restitués, soit par des plantes de couverture implantées en interculture, dans le but de protéger la surface des sols, de maintenir l’humidité, de concurrencer les adventices, etc. […] ;

  • L’alternance entre cultures d’hiver et cultures de printemps permet de casser les cycles des adventices et de mieux maîtriser leur développement, et la diversification et l’allongement des rotations permettent de moins spécialiser les flores adventices » (Schaller, 2013).

Dans l’espace social de ces agriculteurs apparaissent des acteurs opposants ou alliés de leur action. Ces différents acteurs interviennent autour ou avec eux, en facilitant, contraignant ou empêchant leur démarche. Ils constituent un espace social structuré et segmenté avec lequel ils doivent composer (Coughenour, 2003 ; Goulet et Vinck, 2012 ; Compagnone et Pribetich, 2017). Cet espace social peut être différencié sous la forme de deux composantes : d’une part, l’espace des autres acteurs du monde agricole (agriculteurs, conseillers, technico-commerciaux, etc.) plus ou moins favorables ou réticents à leur modèle de production (Compagnone et Pribetich, 2017) ; d’autre part, l’espace social des acteurs hors du monde agricole (urbains, collectivités territoriales, parcs, etc.) qui ont d’autres visées sur les sols que celle de production agricole (Bispo et al., 2016).

Quelles formes prennent alors les rôles joués par les différents acteurs dans ces deux espaces, tels que perçus par les agriculteurs ? À partir de quel souci du sol se déploient-ils ? Certains rôles sont-ils spécifiquement liés à des types d’acteurs ? En quoi ces rôles sont-ils clairs et stables au cours du temps ? Comment évoluent-ils ? Des phénomènes d’ambivalence ou de retournement sont-ils repérables, donnant à voir la complexité de l’espace social dans lequel ces agriculteurs agissent ?

Après avoir présenté ce que signifie la mise en récit des postures des agriculteurs sur le « souci des sols » et avoir précisé notre méthode, nous exposerons les éléments de récits qui ressortent du discours des agriculteurs sur cette question, d’une part dans l’espace social du monde agricole et, d’autre part, dans l’espace social hors du monde agricole.

Mise en récit d’un processus

Du discours des agriculteurs en ACS que nous avons rencontrés en Vendée dans le cadre d’entretiens collectifs peut être tirée une mise en récit des changements de pratiques qu’ils opèrent ou ont opérés en lien avec les sols, ou auxquels ils sont confrontés. Cette mise en récit doit être entendue non pas comme une simple mise en mots de leur expérience mais, au sens strict, comme une mise en intrigue (Ricœur, 1984). À travers le travail discursif qu’ils effectuent, ils donnent ainsi à voir ce qu’est leur visée, les étapes de leur démarche, les épreuves qu’ils rencontrent, et les acteurs et les éléments qui interviennent et qui jouent positivement ou négativement dans leur activité.

Dans un certain nombre de travaux récents en sciences humaines et sociales, si la question de la mise en récit est bien présente, souvent elle n’est pas thématisée en tant que telle, ou, quand elle l’est, elle se trouve faiblement définie (Bonnet, 2011 ; Chavanon, 2014 ; Mougenot et Petit, 2015), quand bien même elle porte sur le domaine du soin psychologique ou psychiatrique (Bourrat et Olliac, 2014 ; Costantino, 2016). Or, il n’y a récit que parce qu’une visée de modification des choses est entreprise par quelqu’un ou parce qu’une complication à laquelle quelqu’un est confronté surgit dans le déroulement ordinaire des choses. Des épreuves, qui « mettent en relation l’affrontement et la réussite » (Ricœur, 1984, p. 91), se présentent à un agent qui doit les surmonter.

Pour traiter les questions qui nous intéressent ici, nous nous appuyons sur le cadre théorique proposé par la sémiotique narrative de Greimas (1966 ; 1970) qui se fonde sur le travail de Vladimir Propp (1928) sur la morphologie du conte. Deux schémas y sont distingués : un schéma actantiel et un schéma fonctionnel. Dans le schéma actantiel, six rôles apparaissent. Pour faire simple, un « sujet », mandaté par un « destinateur », qui veut transmettre un « objet » à un « destinataire », se met en quête de cet objet, en faisant face à des «opposants» – personnages, événements, ou objets qui gênent son action – et en s’appuyant sur des « adjuvants » – personnages, événements, ou objets qui la facilitent. Dans le schéma fonctionnel, le récit est présenté comme un enchaînement d’actions qui constituent trois types d’épreuves : « l’épreuve qualifiante » (le sujet acquiert les compétences nécessaires à sa quête), « l’épreuve principale » (le sujet obtient l’objet de sa quête) et « l’épreuve glorifiante » (le sujet bénéficie de la reconnaissance du destinateur).

Si ce cadre conceptuel, non exempt de critiques de par son caractère achronique (Ricœur, 1984), peut paraître très formel, il a en même temps l’avantage, à travers la modélisation des éléments structurant tout récit, d’obliger l’analyste à prêter attention à des éléments qu’il n’aurait autrement pas identifiés. Il permet ainsi de repérer les actions qui s’opèrent au cours du processus de changement décrit et les rôles des acteurs qui y participent, dans leur diversité, leur ambivalence et leur dynamique. Les agriculteurs en ACS considérant que le processus de changement dans lequel ils ont été ou sont impliqués n’est pas ordinaire par rapport à celui classiquement vécu en agriculture, ce cadre conceptuel offre un moyen de mieux comprendre le schème culturel de dynamique de changement sous-jacent à leur discours. Par le choix de ce cadre, nous nous centrons sur ce schème et non sur le processus d’élaboration du discours des agriculteurs.

Les propos des agriculteurs en ACS sur leur « souci des sols » ne sont, bien sûr, pas déconnectés d’un corpus de discours sur lequel ils peuvent s’appuyer pour prendre pied dans l’espace de discours. Ces propos s’alimentent ainsi, pour justifier la pertinence de l’ACS, d’un discours professionnel qui s’est construit en particulier au sein d’associations nationales comme l’Association pour l’agriculture durable (APAD) ou Biodiversité agriculture sol et environnement [BASE] (Goulet, 2008 ; Goulet et Vink, 2012). Ils s’appuient aussi, pour la question d’un usage agricole ou non agricole des terres, sur un discours professionnel véhiculé par les syndicats agricoles. En suivant la conception de Mikhaïl Bakhtine, on peut donc dire que le discours des agriculteurs en contient d’autres – en cela il est polyphonique – et qu’il entretient avec ces autres discours des liens dialogiques qui peuvent être de reflet, de désaccord ou de filiation (Rabatel, 2006 ; Grillo, 2007).

Mis à disposition des agriculteurs par différents canaux (lecture de la presse, échanges entre pairs, internet, radio), ces discours proposent donc un sens à leur démarche et des rôles aux acteurs qui s’y trouvent impliqués. Il en découle que les agriculteurs en ACS peuvent s’appuyer sur une vision normative du bon usage des sols et que leur mise en récit est aussi partiellement une expression de cette vision. Ainsi, la lecture des travaux de différents auteurs qui ont abordé en France d’un point de vue sociologique la question de la conversion d’agriculteurs à l’ACS nous amène à relever des traces d’une relative homogénéité des récits produits par les agriculteurs enquêtés sur cette conversion (Goulet, 2008 ; Goulet et Vinck, 2012 ; Compagnone et al., 2013 ; Tourdonnet et al., 2013 ; Brives et al., 2015 ; Compagnone et Pribetich, 2017).

Dans ces récits, schématiquement, les agriculteurs cherchent à développer « la vie de leurs sols », que ce soit comme conséquence ou cause de l’abandon du labour ; ils font de l’abondance des vers de terre dans leurs sols un marqueur de cette vitalité ; ils passent au semis direct partiel ou total après maîtrise du non-labour ; ils expérimentent des modalités de couverture permanente des sols et de mise en œuvre de nouvelles cultures, en particulier pour allonger les rotations ; ils sont amenés à modifier leur système de pensée technique, leurs connaissances antérieures n’étant plus pertinentes ; ils construisent les connaissances adéquates dans des collectifs d’agriculteurs et avec l’aide de certains conseillers ; ils doivent lutter contre des agriculteurs et des conseillers qui s’opposent à ce modèle de production pour faire valoir leurs façons de faire. Nous allons voir comment ces éléments s’agencent sous la forme d’un récit canonique et comment une pluralité de rôles des acteurs se révèle.

Des céréaliers vendéens et leurs sols

Nous nous appuyons ici sur une série de données recueillies auprès d’agriculteurs investis dans l’ACS ou s’interrogeant sur l’adoption de ce modèle de production. Ces données ont été collectées au cours d’entretiens collectifs compréhensifs conduits en 2010, dans le sud de la Vendée, près de Luçon, auprès de deux groupes composés chacun d’une dizaine d’agriculteurs. Si ces données peuvent sembler datées, elles nous paraissent toutefois intéressantes à exploiter au vu de la force que prennent aujourd’hui les interrogations sur l’usage des sols par les agriculteurs et de l’importance de suivre l’évolution de la perception que ces agriculteurs se font de l’espace social de leur action. Les deux groupes enquêtés sont déjà constitués avant l’enquête. Leurs membres ont l’habitude de se réunir pour discuter de leurs pratiques. De ce fait, le discours tenu à l’intérieur de chacun des groupes est relativement homogène.

Nous avons demandé aux personnes rencontrées de nous parler des sols de leurs exploitations agricoles et des pratiques qu’ils y mettent en œuvre, ainsi que des acteurs sociaux impliqués directement ou indirectement dans ce travail. Notre but était, à partir de ces descriptions, de pouvoir faire apparaître les conceptions que ces agriculteurs se font des sols et de leurs pratiques sur ces sols2 ainsi que des interactions ou des rapports sociaux qu’ils ont avec d’autres acteurs sur cette question.

Les agriculteurs de ces deux groupes sont des membres actifs du groupe de développement agricole appelé « Comité de développement plaine marais (CDPM) », du sud de la Vendée. Nous avons choisi ce groupe de développement parce qu’il s’intéresse particulièrement aux questions des pratiques sur les sols et se trouve fréquenté par des agriculteurs impliqués dans différents modèles de production (ACS, agriculture conventionnelle, agriculture biologique). Les membres interviewés sont actifs dans le sens où ils participent effectivement aux rencontres et animations du CDPM. L’interconnaissance entre ces différents agriculteurs est ainsi assez forte. L’un de ces groupes est composé d’agriculteurs qui se disent être en ACS et l’autre d’agriculteurs en agriculture conventionnelle ou raisonnée qui labourent plus ou moins fréquemment leurs parcelles. Les propos des agriculteurs de ce deuxième groupe, que nous désignons comme laboureurs, ne seront pas au centre de notre présentation mais serviront de témoin pour situer le discours des agriculteurs en ACS.

Ces deux groupes ont été définis de manière ad hoc pour les besoins de l’enquête afin de permettre aux producteurs au sein de chacun d’entre eux d’échanger sur leurs pratiques matérielles et sociales avec et autour des sols. Les agriculteurs se sont réunis durant trois demi-journées sur un pas de temps d’un mois, chaque réunion donnant lieu à un compte rendu et chaque nouvelle réunion commençant par une présentation de ce qui avait été produit lors de la réunion précédente.

Les deux groupes sont assez proches dans la diversité socioéconomique de leurs membres. Les agriculteurs ont entre 31 et 55 ans (45 ans en moyenne) et la plupart d’entre eux se sont installés à l’âge moyen de 24 ans, directement à la fin des études ou après avoir été salarié agricole ou aide familial. Ce sont des céréaliers, trois d’entre eux ayant, en complément, un atelier d’élevage (volailles ou porcs). La taille de leurs exploitations est comprise entre 62 et 250 ha (167 ha en moyenne). Les agriculteurs en ACS se différencient toutefois des laboureurs par un niveau de formation un peu plus élevé3 et par un engagement social professionnel (dans des organisations professionnelles agricoles) et extraprofessionnel (associatif ou communal) plus fort4 (Annexes 1 et 2). Globalement, le capital social et culturel5 sur lequel ces agriculteurs en ACS peuvent s’appuyer dans leur pratique est plus important que celui des laboureurs. Impliqués au moment de l’enquête dans le non-labour depuis une quinzaine d’années pour les plus anciens, et cinq ans pour les plus récents, leur profil sociologique correspond à celui de « pionniers » et « innovateurs », pour reprendre ici les catégories définies, à la suite de Rogers (1962), par Mendras et Forsé (1983) dans leurs études sur la diffusion des innovations.

Si tous les agriculteurs en ACS ne labourent plus leurs terres, un tiers d’entre eux ne travaillent même plus le sol de manière superficielle pour l’implantation des cultures principales. Ils pratiquent le semis direct. Les laboureurs, quant à eux, mettent toujours en œuvre le labour selon des modalités assez variées (toutes les terres tous les ans, une fois tous les deux ans ou tous les quatre ans, certaines terres et pas d’autres, à des profondeurs variables, selon les conditions climatiques du moment, etc.). Toutefois, ils se réfèrent dans la description de ce qu’ils font à la pratique du non-labour. Ce qui indique que cette dernière commence, au moment de l’enquête, à être localement reconnue comme une variante possible de la norme locale (Darré, 1994 ; Boudon et al., 2001), norme qui permet de labourer ou de ne pas labourer. Les laboureurs vont ainsi justifier le bien-fondé du labour tout en spécifiant, en même temps, qu’il doit être limité. Pour eux, le labour systématique ne va plus de soi.

L’espace social du monde agricole vu par les agriculteurs en agriculture de conservation des sols

Le premier espace social qui apparaît dans les entretiens est celui constitué des acteurs du monde agricole auxquels ont affaire les agriculteurs en ACS dans leur projet de développement de ce modèle d’agriculture. Dans le récit qui ressort de leur discours, nous pouvons distinguer d’une part une « quête » et des « épreuves » à surmonter pour mener à bien ce projet (éléments du schéma fonctionnel), et, d’autre part, des « opposants » et « adjuvants » qui la facilitent ou la compliquent (éléments du schéma actanciel).

Quête et épreuves pour la vie de sols

De manière classique pour ce type d’agriculteurs, leur attention – et donc leur quête dans le langage de Greimas – est toute centrée sur le développement et le maintien de « la vie du sol ». Le principe est, pour eux, de favoriser les processus naturels bio-physico-chimiques propres aux sols et favorables à la production agricole. La présence et le développement des vers de terre sont alors présentés comme centraux : « Ils sont essentiels car c’est eux qui travaillent le sol » (Annexe 1, C3, C5)6.

Parmi les trois éléments qui caractérisent l’ACS (Encadré 1), ils mettent essentiellement et fortement l’accent sur l’arrêt ou la limitation du travail du sol. Ainsi, le passage au non-labour est présenté à la fois comme très engageant, en termes de perte de maîtrise des pratiques et de prise de risques, et comme conduisant à des effets positifs indéniables. Étant passés en non-labour, il n’est alors plus question pour eux de faire machine arrière, mais, au contraire, de s’orienter plus franchement vers le semis direct, qu’il s’agisse tout simplement de mettre en œuvre ce dernier – pour ceux qui ne le pratiquent pas encore – ou de le généraliser sur leur exploitation − pour ceux qui ne le pratiquent déjà que partiellement. La maîtrise du non-labour est un préalable au passage au semis direct, aucun n’étant passé directement du labour au tout semis direct.

Dans leur récit, le passage au non-labour apparaît ainsi comme l’épreuve principale de leur démarche, épreuve qui s’avère transformatrice. En effet, entre la visée initiale de leur quête et celle qui émerge une fois qu’ils sont engagés dans l’action, un glissement s’opère. Les agriculteurs enquêtés disent ainsi, pour la plupart, ne pas avoir pris au départ la décision de s’orienter vers le non-labour dans l’optique d’améliorer cette vie du sol. Il s’agissait avant tout, pour eux, « de diminuer les coûts et le temps de travail », que ce soit « pour effectuer le labour lui-même » (Annexe 1, C6) ou « pour casser les pierres que remontait en surface ce labour » (Annexe 1, C2). Ce n’est qu’à partir du moment où il leur a fallu maîtriser au mieux cette pratique qu’ils se sont intéressés à cet aspect de la vie des sols et que son amélioration est devenue, en soi, une visée.

Comme toute épreuve, le passage au non-labour a un coût, apprécié ici en termes de maintien du rendement. « Le passage au non-labour demande peut-être de diminuer ses ambitions en termes de rendement ou de les organiser autrement, par exemple en adoptant un système de double culture : en implantant cinq cultures en trois ans, on diversifie les risques» (Annexe 1, C7).

À cette épreuve principale est associée une épreuve qualifiante. En effet, les agriculteurs en ACS disent unanimement que l’évolution vers le non-labour suppose un changement radical des références qui étaient les leurs sur la qualité des sols et qui leur ont été enseignées. Les critères physiques traditionnellement utilisés pour qualifier le sol en agronomie (profondeur, structure, réserve utile7) deviennent ainsi, pour eux, inutiles puisque « les sols se comportent différemment ». De même, pour réaliser des plans de fumure, c’est-à-dire pour programmer le type et la quantité d’engrais à épandre selon les parcelles et les besoins des cultures, les références « valables sur des systèmes de cultures conventionnels » (Annexe 1, C7), «ne fonctionnent plus en ACS » (Annexe 1, C6). Les agriculteurs enquêtés disent ne plus suivre les conseils de redressement en minéraux découlant des résultats des analyses de sol, « car les sols ne s’appauvrissent plus » (Annexe 1, C6). Leur perception de la dangerosité de la présence de plantes adventices ou des attaques de prédateurs (limaces, taupins) se modifie. Ils reconstruisent leur mode d’appréciation et de compréhension des choses en faisant des expériences et en échangeant des informations et des expériences entre pairs. Nombre de ces agriculteurs évoquent des essais qu’ils réalisent dans la durée, et qui ne sont, pour eux, pas effectués par la recherche agronomique sur le fractionnement des apports d’azote pour les cultures, le passage au semis direct, la nature des espèces végétales à employer pour les cultures intermédiaires, l’usage d’activateurs biologiques pour les sols, etc.

Si épreuves principale et qualifiante sont relativement aisées à repérer dans le discours, cela est moins vrai pour l’épreuve glorifiante. Quel est en effet le destinateur ou mandateur qui reconnaît la réussite de leur démarche ? Il semble se révéler de manière un peu abstraite sous deux formes : tout d’abord, sous la forme matérielle d’une nature qui, à terme, donne en abondance de la vie dans le modèle de production de l’ACS ; et ensuite, sous une forme sociale d’un autrui généralisé qui validerait le bienfait de la démarche de ces agriculteurs en reconnaissant la pertinence de ce modèle de production.

Les adjuvants et les opposants

À ce schéma fonctionnel est associé un schéma actanciel dans lequel des types d’acteurs jouent, par rapport au projet des agriculteurs de développer l’ACS, un rôle d’adjuvant ou d’opposant, ou encore un double rôle d’adjuvant et d’opposant.

Les adjuvants

Les adjuvants sont essentiellement d’autres agriculteurs socialement ou géographiquement proches. Les éléments relevés dans les propos des agriculteurs sur leur action tiennent à la fois des registres cognitif, normatif et affectif. Changer de façon de faire demande en effet d’avoir les connaissances pour pouvoir le faire, mais demande aussi de posséder les ressources sociales nécessaires pour stabiliser et défendre une nouvelle norme (Becker, 1963 ; Darré, 1994 ; Alter, 2000). Ne plus labourer, c’est enfreindre une norme pratique profondément ancrée et contester ceux qui défendent cette norme. Les agriculteurs interviewés disent ainsi avoir pu « observer des voisins déjà engagés dans ce modèle de production » ; avoir pu « évoluer en même temps à plusieurs agriculteurs débutant dans cette pratique » ; ne pas avoir « rencontré de problèmes de loyauté familiale par rapport au changement de pratiques opéré ». Ce dernier point est renforcé par des laboureurs qui indiquent, à l’inverse, leur impossibilité d’abandonner le labour tant que leur père est toujours présent sur l’exploitation. La mise en question de la norme culturellement enfouie du labour apparaît alors comme une remise en cause radicale de la professionnalité passée du parent.

La production de nouvelles connaissances s’opère en particulier par le biais des dialogues entretenus entre pairs (Darré, 1994 ; Compagnone, 2014). Ainsi, lorsque l’on demande aux agriculteurs des deux groupes s’ils discutent entre eux des sols, ceux en ACS répondent par la positive et les laboureurs par la négative. En effet, pour les agriculteurs en ACS, l’arrêt du labour entraîne une perte des repères antérieurement utilisés pour évaluer les choses et savoir comment intervenir, comme nous l’avons vu plus haut. L’évolution vers des techniques sans labour change alors, comme ils l’indiquent, la nature de leurs discussions : ils « s’intéressent davantage à la vie du sol» ; ils discutent de « leur manière d’apprécier et d’intervenir sur les sols ». L’enjeu est, comme nous l’avons vu précédemment, de produire de nouvelles connaissances adaptées à ces nouvelles situations.

Les lieux de discussion sur ces questions ont pu s’institutionnaliser en Vendée puisque, en 2007, un groupe sur les Techniques culturales simplifiées (TCS) a été créé. De plus, près de la moitié de ces agriculteurs adhère à l’association BASE qui regroupe au niveau du Grand Ouest les agriculteurs les plus engagés dans l’ACS. Plus que l’apport de solutions techniques, c’est le partage d’expériences permettant à d’autres d’éviter des échecs qui est mis en avant par ces agriculteurs dans ces échanges. Enfin, les Coopératives d’utilisation de matériel agricole (CUMA) sont identifiées comme des lieux de rencontre qui favorisent les discussions entre agriculteurs impliqués dans des modèles de production différents, le modèle de l’ACS devenant intéressant à une période où, globalement, pour les personnes rencontrées, « l’ensemble des agriculteurs cherche à diminuer le travail du sol » (Annexe 1, C2, C8).

Deux autres catégories d’acteurs adjuvants sont les marchands de matériels et certains chercheurs. Si les marchands de matériels, intéressés par le développement d’un nouveau marché, leur ont fourni des matériels adaptés au TCS ou au semis direct, les chercheurs sollicités, quant à eux, leur ont apporté des connaissances. Ces chercheurs sont présentés comme méconnus et marginaux dans leur institution alors que la recherche agronomique est considérée de manière générale comme faiblement opérationnelle dans l’élaboration de connaissances adaptées à l’ACS. Un des éléments particuliers soulignés est la faible prise en compte d’une temporalité longue dans les études menées alors que pour eux « le temps nécessaire à l’amélioration de la vie d’un sol est estimé comme allant de 4 à 10 ans » (Annexe 1, C8).

Les opposants

Globalement, les agriculteurs en ACS soulignent qu’ils se sont « souvent sentis seuls dans leur démarche, sans appui autre que celui du vendeur de matériel, les conseillers étant plutôt défavorables à cette technique à l’époque » (Annexe 1, C8). De fait, ce modèle de production a été promu par les agriculteurs eux-mêmes et a été peu soutenu par la recherche et le développement agricole (Goulet, 2008). La façon dont les opposants sont évoqués permet de voir comment le passage au non-labour est non seulement une lutte technique mais aussi une lutte sociale (Goulet et Vinck, 2012 ; Compagnone et Pribetich, 2017).

Une première catégorie d’opposants se situe chez les agriculteurs eux-mêmes. Ils sont évoqués par les agriculteurs en ACS pour dire combien la norme du labour reste dominante et combien la contestation de cette norme par la pratique de l’ACS n’est pas forcément aisée. « Pour les agriculteurs, aujourd’hui encore, la référence reste le labour pour la majorité des agriculteurs, et le regard des autres, des voisins, peut être difficile à vivre» (Annexe 1, C1). En tant que représentants de la majorité des agriculteurs, les responsables professionnels en particulier sont vus comme défendant cette norme dominante : « Il est plus difficile d’en discuter avec eux car il y a encore peu d’agriculteurs dans ce système, et qu’en tant qu’élus professionnels, ils sont là pour représenter l’ensemble de la population agricole » (Annexe 1, C8).

D’un point de vue non plus normatif mais pratique, la mise en œuvre de l’ACS est aussi identifiée comme une source de tension importante entre éleveurs et céréaliers à propos de l’usage de la paille. En effet, l’un des enjeux des agriculteurs en ACS est de « favoriser le démarrage de la vie du sol par l’apport de matières organiques (MO) » (Annexe 1, C6). Les agriculteurs en ACS rencontrés étant principalement des céréaliers, ils ne disposent pas ou peu de fumier. Ils utilisent alors la paille qu’ils produisent à la moisson et ne la vendent plus aux éleveurs. Les éleveurs doivent alors s’approvisionner ailleurs à un coût plus élevé.

Une deuxième catégorie d’opposants est constituée des organisations marchandes (firmes ou coopératives). Sont distinguées, d’un côté, les organisations « qui se sentent menacées par l’évolution vers le non-labour » (Annexe 1, C3), les personnes enquêtées parlant ainsi des « lobbies des engrais, du machinisme face auxquels il faut aussi être solide » (Annexe 1, C5). D’un autre côté sont placés ceux qui ne se sentent pas menacés mais qui souhaitent ne pas voir leur image de marque entachée par celle véhiculée par l’ACS autour du glyphosate utilisé pour détruire le couvert végétal en place avant l’implantation d’une culture principale. Ainsi, pour deux agriculteurs, « si au départ Monsanto a pu appuyer l’ACS, l’image de cette entreprise est aujourd’hui gênante pour les agriculteurs qui choisissent ces techniques » (Annexe 1, C7). Ce produit étant déjà en 2010 fortement remis en cause, les agriculteurs s’interrogent sur la pérennité de son usage.

Enfin, le dernier type d’opposants est formé des « enseignants des lycées agricoles » et du « public ». L’élément contraignant qui ressort de la description de ces acteurs par les agriculteurs en ACS est leur valorisation de l’agriculture biologique au détriment de celle de conservation. Celle-là apparaît comme une concurrente dans la reconnaissance d’un modèle d’agriculture alternative (Compagnone et Pribetich, 2017). Les enseignants sont « souvent militants de l’agriculture biologique » (Annexe 1, C7) alors que les membres du public ne font pas la « différence entre non-labour et agriculture biologique » (Annexe 1, C1). L’une et l’autre posture ne favorisent pas, selon nos interlocuteurs, le développement de l’ACS.

Rôles ambivalents et conversions de rôle

D’autres acteurs, enfin, sont à la fois adjuvants et opposants. Soit qu’une certaine ambivalence de rôle ressorte de la description par les agriculteurs de leur action – comme pour l’administration –, soit qu’une conversion de rôle, c’est-à-dire le passage d’un rôle à un autre au cours du temps, se soit produite – comme pour certains conseillers agricoles.

Dans son rôle d’adjuvant au développement de pratiques de l’ACS, « l’administration », si elle n’apparaît pas directement dans les propos des agriculteurs en ACS, est par contre citée par les laboureurs, en tant que telle ou à travers son outil d’intervention qu’est « la réglementation ». Elle est évoquée à propos de l’obligation de mise en place de cultures intermédiaires, c’est-à-dire de cultures destinées à ne pas être récoltées et à être détruites sur place avant l’installation de la culture principale. Il s’agit, grâce à ces cultures intermédiaires, de ne pas laisser les sols nus durant l’hiver et d’éviter la fuite dans les cours d’eau ou dans le sous-sol des fertilisants encore présents dans la couche arable. Pour les agriculteurs en ACS, cette pratique va de soi depuis longtemps puisque la mise en place de couverts végétaux est l’un des trois principes de l’ACS (Encadré 1). Par contre, chez les laboureurs, si certains l’ont déjà expérimentée antérieurement, tous se trouvent au moment de l’enquête réglementairement contraints de la mettre en œuvre. Cette expérience qui découle d’une obligation amène un certain nombre d’entre eux à reconnaître les vertus agronomiques d’une pratique qu’ils n’auraient sinon pas mise spontanément en œuvre : une fois détruite, « la culture intermédiaire, en minéralisant, fournit de l’azote à la culture principale qui va suivre et permet ainsi de réduire les apports en fertilisants » (Annexe 2, L2) ; son « implantation améliore la structure du sol et permet par la suite de moins le travailler » (Annexe 2, L5).

Toutefois, si l’administration impose l’implantation de cultures intermédiaires et se trouve donc être, de ce fait, un adjuvant au développement des pratiques de l’ACS, en même temps, elle le fait, selon les agriculteurs en ACS eux-mêmes, avec des normes bien trop restrictives. Ces agriculteurs évoquent les périodes réglementaires d’intervention dans les champs qui, identiques pour tous les agriculteurs, s’avèrent peu adaptées à leurs conditions locales et ne permettent pas, de fait, une implantation et une pousse correctes des cultures intermédiaires. De même, cette administration est contraignante, selon les agriculteurs en ACS, dans les normes qu’elle leur impose en matière d’apport d’engrais azoté : d’après eux, si leurs sols ne s’appauvrissent plus comme indiqué plus haut, leurs cultures se trouvent aussi avoir des besoins en azote supérieurs aux besoins des cultures conduites en labour. Ainsi, les agriculteurs en ACS disent être « obligés de biaiser » (Annexe 1, C7), via des implantations d’intercultures ou de légumineuses, pour pouvoir apporter plus d’azote sur leurs parcelles que ne leur permettent les normes administratives.

Pour les conseillers de chambre d’agriculture, c’est une conversion de rôle qui ressort. S’ils sont considérés comme ayant été assez peu ouverts au non-labour au départ de son développement, ils le sont ensuite devenus « en voyant l’impact positif [de cette pratique] sur la pollution » et « l’érosion des sols » (Annexe 1, C7). Les personnes enquêtées considèrent ainsi que les agriculteurs qui se lancent aujourd’hui dans cette démarche peuvent faire appel à un conseiller agricole du secteur formé à ces questions ou à des conseillers plus spécialisés.

L’espace social du monde non agricole

Le deuxième espace social qui apparaît dans les entretiens est celui constitué des acteurs du monde non agricole auxquels ont affaire les agriculteurs dans leur « souci du sol ». Cet espace émerge dans le cadre de la production d’un deuxième récit dans lequel nos interlocuteurs ne se présentent plus comme les sujets de l’action mais comme des opposants à un projet (une quête) qui n’est pas le leur et qui ne leur convient pas, mené par d’autres acteurs situés hors du monde social agricole. Les éléments du récit qui ressortent des propos des agriculteurs en ACS sont alors similaires à ceux des laboureurs. Les agriculteurs de ces deux groupes parlent ainsi des visées des « conseils municipaux », « des élus » ou « des urbains » sur les terres agricoles pour un usage non agricole.

Leur propos conduit alors à deux choses : tout d’abord, à relativiser la pertinence des actions sur le sol attribuées aux urbains. Nos interlocuteurs produisent ainsi plus précisément le contre-récit (Guidée, 2015) d’un récit prêté aux urbains et qui n’apparaît alors qu’en creux et de manière lacunaire dans leur discours. De ce fait, dans les éléments de ce contre-récit nulle quête, nulle épreuve n’est identifiée. Leur propos conduit ensuite à centrer l’attention sur leur propre rôle d’opposant en tant qu’agriculteurs tout en révélant l’ambivalence de ce rôle : les postures des agriculteurs sont diverses. La fonction de ce contre-récit est alors de compléter le récit prêté aux urbains pour y faire apparaître des acteurs aux rôles ambivalents.

Des éléments d’un contre-récit

Les éléments de ce contre-récit apparaissent à travers l’ambivalence prêtée aux urbains dans leur exigence vis-à-vis de l’agriculture. Par un effet miroir par rapport aux critiques qui leur sont adressées en matière de respect de l’environnement, les agriculteurs enquêtés indiquent que « les personnes qui critiquent souvent les agriculteurs » sur cette question « oublient qu’elles sont, par l’urbanisation, souvent elles-mêmes vectrices de la détérioration des sols » (Annexe 1, C4).

Cette ambivalence des urbains ressort en particulier sur la question de l’usage des boues des stations d’épuration. Dans une situation où les sols sont globalement appauvris et où il leur est difficile de se procurer de la paille ou du fumier, nos interlocuteurs des deux groupes indiquent qu’il leur serait possible d’utiliser ces boues dont les villes doivent se débarrasser. Toutefois, ces boues contiennent parfois « des métaux lourds qui pourraient, à terme, être identifiables et mesurables dans les produits de récoltes, même sur des quantités infimes » (Annexe 2, L7). À cet endroit, nos interlocuteurs soulignent l’exigence contradictoire des urbains à vouloir évacuer leurs boues et à demander à consommer des produits exempts de toute trace de polluants. Là encore, par un effet miroir de renvoi des responsabilités, ils décrivent les urbains comme vecteurs de détérioration des sols : « Sous prétexte d’aider les citadins à évacuer leurs déchets, on en arrive à polluer la nature » (Annexe 2, L3).

Des opposants ambigus

Le projet d’usage non agricole des sols agricoles attribué aux urbains apparaît dans le propos des agriculteurs comme se traduisant à la fois par un mouvement de protection de la nature et par un mouvement de dégradation des sols. En matière de protection des sols, les agriculteurs indiquent comment les sols peuvent être destinés à la « préservation de la biodiversité », au « maintien d’un certain paysage » ou à « l’expansion des crues » et faire défaut à l’agriculture. Ils citent le cas de classement de terres en zone Natura 2000 et celui de la revalorisation de la prairie de marais, contraignants pour la production agricole. Toutefois, comme le relèvent les agriculteurs en ACS, la recherche de la biodiversité n’est pas forcément contradictoire avec la visée qui est la leur en tant qu’agriculteurs dans leur mode de production. En effet, dans leur cadre de pensée, cette biodiversité contribue à la vitalité des milieux, comme c’est le cas pour les sols. C’est alors leur propre rôle d’opposants à la quête des citadins qui apparaît ambivalent autour d’éléments de protection de la nature.

Il y a ensuite dégradation des sols quand ceux-ci sont utilisés pour la construction de bâtiments ou l’aménagement routier. Les agriculteurs évoquent « la pression foncière liée à l’urbanisation ». Ils opposent ainsi explicitement dans leurs propos « la valeur agronomique des sols » à une « valeur patrimoniale » découlant de l’usage de ces derniers pour la construction. Cette valeur patrimoniale prime sur la valeur agronomique. Il en va ainsi, selon eux, parce que, du côté des élus des collectivités, cette valeur agronomique n’est pas connue et parce que, du côté des propriétaires du foncier agricole, cette valeur agronomique, si elle est connue, peut passer au second plan.

Ainsi, c’est le rôle des agriculteurs autour de cette dégradation qui devient ambivalent en fonction de leur statut de propriétaire ou de locataire. Lorsque les agriculteurs sont propriétaires, ils peuvent ainsi « avoir du mal à résister à des opportunités économiques intéressantes » (Annexe 1, C1) et vendre des terres pour un usage non agricole. Quand ils ne sont que locataires, ils se heurtent par contre à des propriétaires qui ne s’intéressent pas à la valeur agronomique des terres. Ces derniers devraient en effet effectuer un état des lieux des valeurs des terrains en début et en fin de bail. Or, cet état des lieux est « loin d’être systématiquement réalisé en début de fermage» (Annexe 2, L2). Les propriétaires bailleurs sont ainsi présentés comme étant plus attachés à toucher leurs fermages qu’à contrôler l’état et l’entretien des sols. Les agriculteurs locataires sont décrits, inversement, comme étant « obligés de faire attention à leurs terres, car leur état conditionne les résultats de production » (Annexe 2, L4). Ce sont donc bien eux qui veillent sur cette ressource et l’entretiennent, et pas les propriétaires non exploitants.

Conclusion

Le cadre théorique fourni par la sémiotique narrative de Greimas nous a permis de rendre compte de la mise en intrigue qui peut être tirée du discours que des agriculteurs tiennent sur leur souci du sol. Notre parcours nous a permis de faire apparaître deux types de récit. Dans le premier, qui porte sur la sauvegarde de la vie du sol, nous avons vu comment les trois types d’épreuve du cadre théorique de Greimas font ressortir des éléments qui tiennent à l’acquisition des connaissances nécessaires aux individus, à leur maîtrise pratique des choses et à la reconnaissance sociale de leur activité. Le récit de cette quête révèle un processus de changement que les agriculteurs en ACS évaluent comme vertueux car il leur permet une réappropriation cognitive et pratique de leur sol. Ce récit possède donc une tonalité offensive et positive. Le second récit, quant à lui, prend la forme d’un contre-récit et consiste, dans une posture défensive, à compléter un récit dominant, qui apparaît en creux dans leur propos, et à montrer l’ambivalence du rôle des acteurs, urbains ou agriculteurs, impliqués dans un usage non agricole des sols. Ce qui se joue alors là, c’est un rapport de force défavorable aux agriculteurs, dans lequel ils semblent avoir une faible capacité d’action. Ils subissent la situation.

Ayant mis plus particulièrement l’accent sur les rôles des acteurs adjuvants et opposants, le cadre d’analyse utilisé s’est avéré, par ailleurs, particulièrement efficace pour faire apparaître certaines caractéristiques de ces rôles. Un premier groupe de caractéristiques concerne la diversité des rôles présents chez un même type d’acteur et la dynamique de transformation des rôles au cours du temps. C’est le cas des agriculteurs qui peuvent, pour les uns, selon leurs caractéristiques particulières, jouer un rôle d’adjuvant auprès de ceux qui s’orientent vers ou sont en ACS, et, pour les autres, avoir un rôle d’opposant. Un même type d’acteur peut aussi au cours du temps vivre une conversion de rôle et passer d’un rôle d’opposant à un rôle d’adjuvant, comme c’est le cas pour les conseillers agricoles.

Un deuxième groupe de caractéristiques tient à l’ambivalence des rôles que peut assumer au même moment un même type d’acteurs, cette ambivalence découlant des conséquences contrastées de l’action ou de la contradiction des actions entre elles. Des acteurs sont ambivalents dans leur rôle lorsque, par certains aspects, leur action peut avoir des conséquences positives et, par d’autres, des conséquences négatives. C’est le cas de l’administration qui promeut, par le biais de la réglementation, le développement des cultures intermédiaires tout en bridant, par la normalisation des pratiques, leur mise en œuvre concrète. Mais c’est aussi le cas des élus des collectivités, qui peuvent ôter des terres à l’usage agricole tout en œuvrant par ce moyen pour le développement de la biodiversité. La contradiction de rôle relève, quant à elle, des acteurs qui jouent un rôle contraire à celui qui semble devoir être le leur. C’est le cas des agriculteurs qui, en étant propriétaires de leurs terres, les vendent pour des usages non agricoles. C’est aussi le cas des urbains, qui demandent aux agriculteurs d’assumer la gestion des boues de stations d’épuration en les épandant sur les terres agricoles et qui ne sont pas prêts à consommer les denrées alimentaires produites sur ces mêmes terres.

Pour conclure, on peut se demander si le type de production de récit et contre-récit que nous avons décrit autour du souci du sol, et si les caractéristiques plurielles, dynamiques et ambivalentes des rôles des acteurs qui apparaissent dans ces récits n’ont pas une portée plus générale que celle du seul cas traité ici. Ce récit et ce contre-récit ne correspondent-ils pas à la structuration en cours d’un schème culturel de dynamique de changement autre que celui jusqu’alors dominant dans le monde agricole ? Ne les retrouverait-on pas dans le traitement d’autres questions environnementales, dans ou hors du domaine agricole, où se joue le positionnement singulier et novateur d’acteurs autour de ces questions ? On peut ainsi se demander dans quelle mesure, la pluralité, la dynamique et l’ambivalence des rôles repérés ne sont pas une composante à part entière des récits portant sur les questions environnementales qui impliquent des acteurs variés, dans des situations diverses. On peut penser que selon le positionnement plus ou moins externe des acteurs par rapport aux problèmes traités et selon le niveau d’échelle auquel les problèmes sont traités, les rôles des acteurs dans le récit se modifient. Le récit vivant tiré du discours des agriculteurs permettant de tenir ensemble les contradictions (Mougenot et Gaillard, 2017), le recours à l’analyse linguistique s’avère alors un moyen utile pour déplier ces rôles et les situations qui leur donnent sens afin d’en révéler toute la complexité.

Références

Annexe

Caractéristiques socioéconomiques des agriculteurs en agriculture de conservation des sols (C). APAD : Association pour l’agriculture durable. BASE : Biodiversité agriculture sol et environnement. BTS : Brevet de technicien supérieur. CUMA : Coopérative d’utilisation de matériel agricole. GEDA : Groupe d’étude et de développement agricole. FDSEA : Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles. FNP : Fédération nationale porcine. TCS : Techniques culturales simplifiées.

Code C1 C2 C3 C4 C5 C6 C7 C8 C9
Sexe Âge H 48 H 37 H 52 H 43 H 36 H 45 H 48 H 43 H 52
Origine Agricole oui oui oui oui oui oui oui oui oui
Profession antérieure hors exploitation   Société de semences   Coopérative   Conseil agricole      
Date installation 1988 1999 ? 1990 1998 1992 1991 1990 1981
Diplôme BTS agricole BTS agricole BEPA BTS agricole BTS agricole BTS agricole Bac D’ BTS agricole BTS agricole
Responsabilités agricoles   Vice-président
Association nationale multiplicateurs de semences
Président CUMA
Ancien vice-président groupe TCS du CDPM
Ancien président de CUMA
Administrateur FNP
Administrateur CDPM
    Président groupe TCS du CDPM Vice-président FDSEA
Administrateur GEDA
Administrateur
Groupe TCS
du CDPM
Secrétaire CUMA
Membre association   Sportive Culturelle
Caritative
  Sportive Sportive
Parent d’élèves
Culturelle Culturelle
Caritative
 
Élu en mairie oui     oui oui     oui  
Militance Syndicale non FDSEA FDSEA FDSEA FDSEA FDSEA FDSEA FDSEA FDSEA
Appartenance Groupe échanges techniques GEDA
Cercle de machinisme agricole
BASE
GEDA
CUMA
GEDA
Association nationale multiplicateurs de semences
CUMA
GEDA
Groupe d’achat cercle de machinisme agricole
réseau Agrifaune
OFSV
BASE
APAD
GEDA
CUMA
GIE
Association d’irrigants
BASE
GEDA
3 CUMA
Association d’irrigants
GEDA
CUMA
Groupement d’achats
GEDA
CUMA
Association d’irrigants
GEDA
BASE APAD
Surface agricole utile (ha) 145 117 70 166 150 250 76 245 238
Date de conversion 1999 2009 2008 2007 2000 1998 1992 1997 ?

Annexe

Caractéristiques socioéconomiques des agriculteurs en agriculture conventionnelle ou raisonnée laboureurs (L). BTS : Brevet de technicien supérieur. CUMA : Coopérative d’utilisation de matériel agricole. GEDA : Groupe d’étude et de développement agricole. FDSEA : Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles.

Code L1 L2 L3 L4 L5 L6 L7 L8 L9 L10
Sexe Âge H 31 H 36 H 55 H 40 H 49 H 49 H 50 H 45 H 44 49
Origine agricole oui oui oui oui oui oui oui oui oui oui
Profession antérieure hors exploitation Salarié agricole exploitation familiale Salarié
groupement employeurs
  Salarié agricole Salarié agricole     Salarié distribution Salarié coopérative agricole  
Date installation 2003 1978 1998 1987 1982 1979 2001 1990 1986 1978
Diplôme BTS agricole BTA BEPA BTS agricole BTA BEPA BTA BTS agricole BTS agricole BTS agricole
Responsabilités agricoles   Trésorier
CUMA
Président CDPM
Trèsorier cercle machinisme agricole
Trésorier
CUMA
  Pdt du groupementprojet de méthanisation Trésorier
CUMA
Administrateur centre de gestion
Responsable groupement d’achats
   
Membre association   Sportive Sportive Sportive
Parents d’élèves
  Sportive Culturelle Culturelle
Parents d’élèves
Sportive
  Culturelle
Élu en mairie           oui     oui  
Militance Syndicale FDSEA Non Non Non FDSEA FDSEA Non Confédération paysanne FDSEA Non
Appartenance Groupes
échanges techniques
GEDA
« défi sol »
Groupement de Terrena
CUMA
Groupement d’achats
Association irrigants
Groupe marchés à terme
GEDA
CUMA
Groupement d’achat gas-oil
GEDA
Groupe marchés à terme
3 CUMA
Cercle machinisme agricole
Groupement d’achats
Association irrigants
GEDA
CUMA
syndicat d’éleveurs de volailles label
Groupement d’achats
GEDA
2 CUMA
GEDA
CUMA
Association irrigants
Groupement projet de méthanisation
GEDA
« défi sol »
CUMA
Association foncière
gestion de marais
Cercle de machinisme agricole
Groupement d’achats
GEDA
Groupement d’achats
CUMA
Association d’irrigants
GEDA
CUMA
Association d’irrigants
GEDA
Surface agricole utile (ha) 145 ha 210 ha 195 ha 240 ha 147ha 172,5 ha 195 ha 230 ha 128 ha 62 ha

1

Cette recherche a été effectuée dans le cadre et grâce au financement du programme Gessol (Fonctions environnementales et gestion du patrimoine sol) du ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie.

2

Ces conceptions sont présentées dans Compagnone et al., 2013.

3

Chez les laboureurs, un agriculteur sur deux possède un BTS contre trois sur quatre chez les agriculteurs en conservation.

4

En matière professionnelle, les agriculteurs en agriculture de conservation des sols sont, à une exception près, tous syndiqués alors que seul un agriculteur sur deux l’est chez les laboureurs. Ils ont ensuite pour la moitié d’entre eux une responsabilité d’administrateur au sein du CDPM, alors que les autres sont de simples adhérents. Enfin, les agriculteurs en conservation sont deux fois plus engagés que les laboureurs dans des responsabilités communales (un sur deux est conseiller municipal).

5

Pour la notion de capital social et culturel, voir Bourdieu et Wacquant, 1992.

6

Le texte placé entre guillemets correspond aux propos des agriculteurs tels qu’ils ont été synthétisés à partir de l’écoute des enregistrements faits au cours de réunions. Les codes entre parenthèses renvoient aux agriculteurs ayant tenu ces propos, « L » (Annexe 2) correspondant aux laboureurs et « C » (Annexe 1) aux agriculteurs en conservation.

7

Capacité des sols à stocker de l’eau accessible aux végétaux.

Citation de l’article: Compagnone C., Sigwalt A. L’espace social du souci des sols : récit et contre-récit d’agriculteurs vendéens en agriculture de conservation. Nat. Sci. Soc., 29, 4, 410-422.

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