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Nat. Sci. Soc.
Volume 30, Numéro 3-4, Juillet/Décembre 2022
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Page(s) | 254 - 264 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2023005 | |
Publié en ligne | 2 mars 2023 |
Face à la pénurie d’eau dans le Marais poitevin : dispositifs de gestion et trajectoire conflictuelle de réserves de substitution pour l’irrigation agricole
Facing water scarcity in the Marais poitevin area: management schemes and conflictual trajectory of substitution water reserves for agricultural irrigation
Géographie et aménagement du territoire, Université de Pau et des Pays de l’Adour, E2S UPPA, CNRS, TREE, Pau, France
* Auteur correspondant : romaincarrausse@hotmail.com
Reçu :
12
Janvier
2019
Accepté :
7
Avril
2022
Cet article analyse la façon dont se structure, en ces temps de contestation de l’agriculture conventionnelle et de l’aménagement vertical, une façon particulière de gouverner la pénurie d’eau pour l’irrigation agricole dans le Marais poitevin. De l’analyse de l’élaboration de dispositifs de gestion à l’aménagement de réserves de substitution, il s’agit de comprendre comment l’action publique, hésitant entre gestion de la pénurie d’eau par diminution de son prélèvement et maintien d’une représentation de l’abondance saisonnière par le recours aux réserves, se transforme et s’adapte – avec plus ou moins de succès, aux contestations contemporaines. Dans un premier temps nous verrons la façon dont est cadrée la gestion de l’eau par l’élaboration de dispositifs. Puis, dans un second temps, nous analyserons les trajectoires de deux projets d’aménagement de réserves de substitution et leurs facteurs de différenciation en matière de conflictualité.
Abstract
This article analyses, in these times of contestation of conventional agriculture and vertical planning, how a specific way of governing water scarcity for agricultural irrigation in the Marais poitevin area is structured. From the analysis of the elaboration of management schemes to the development of substitution reserves, the aim is to reveal the extent to which public action initiatives and the resulting developments oscillate between managing water scarcity by reducing its abstraction for irrigation, and maintaining an image of its seasonal abundance through the use of substitution reserves. The first part of this paper discusses how water management is ruled by the development of management schemes These schemes organise the management of water from the perspective of its summer scarcity based on two main measures: creation of substitution reserves to store the "abundant" winter water, reduction of the volumes that can be abstracted during the low-water period. Then, in a second step, based on two projects aimed at developing substitution reserves, the article analyses the trajectories of these two projects and their differentiating factors in terms of conflict, namely project governance, political context, timing and compensatory measures
Mots clés : ressources naturelles / dispositifs / aménagement / concertation / Marais poitevin
Key words: natural resources / management schemes / planning / concertation / Marais poitevin
© R. Carrausse, Hosted by EDP Sciences, 2023
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License CC-BY (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0), which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, except for commercial purposes, provided the original work is properly cited.
Avant même que la sécheresse de l’été 2022 ne place la question de l’eau en haut de l’attention publique, le Varenne agricole de l’eau et de l’adaptation au changement climatique qui s’est tenu entre 2021 et 2022 a marqué le retour au premier plan des enjeux d’eau agricole. À côté du recours aux eaux dites non conventionnelles, la mobilisation des retenues existantes a été annoncée. Mais la pression à la création de nouvelles « bassines » est forte, perpétuant l’idée contestée de mobiliser les « eaux hivernales excédentaires » pour soulager les milieux en période estivale. Ces projets font l’objet d’une contestation vive dont témoigne également l’actualité. Cet article éclaire ce débat en retraçant la trajectoire contrastée de deux projets situés sur le même territoire hydrographique. Dans la tradition des articles consacrés à la gestion des ressources, il éclaire les déterminants de la conflictualité et revient sur les liens complexes entre concertation et conflictualité.
La Rédaction
Les enjeux autour de la gestion de l’eau, notamment agricole, ont été renouvelés ces dernières années, du fait notamment de la montée en puissance des arguments environnementaux et des contestations menées en leur nom. Les changements globaux, ont notamment fait passer, formellement du moins, les arguments environnementaux du statut de « cause d’opposants à gérer » à « principe de gestion à prendre en compte dans les projets d’aménagement ». Ce changement est d’autant plus fort qu’il s’accompagne d’une revendication de concertation et d’une attention portée au respect d’une justice procédurale. Mal prises en compte, ces contestations peuvent donner lieu à des impasses telles que celles qui ont donné lieu au drame du barrage de Sivens.
En France, la gestion de l’eau fait l’objet d’une médiation par l’État, qui lie étroitement cadrage politique du problème – faisant l’objet de négociations – et aménagements destinés à répondre à ce cadrage. Depuis la fin des années 1970, ce cadrage a été conçu pour la gestion de la pénurie d’eau en été. L’accent mis sur la pénurie, associée à une représentation de l’abondance hivernale de l’eau, permet d’asseoir le recours à l’aménagement de réserves de substitution pour l’irrigation agricole – les réserves visant à stocker de l’eau en hiver pour la mettre à disposition des agriculteurs irrigants durant la période d’étiage. La construction du couple abondance/pénurie suit les principes de cogestion caractéristiques de l’agriculture française, dans un relatif entre soi.
À partir de l’exemple du Marais poitevin, l’article présente la manière dont la gestion de l’eau se transforme. En été, les eaux contribuent soit au maintien du bon état écologique du marais, soit à l’irrigation en amont. Cette compétition entre ces deux « usages » conduit depuis longtemps à arbitrer entre les besoins de l’agriculture d’un côté et ceux d’un milieu humide de l’autre. L’usage agricole fait l’objet d’un cadrage général, en redéfinition, et de projets d’aménagement de deux ensembles de réserves de substitution, l’un en Vendée, l’autre dans les Deux-Sèvres. Ces projets d’aménagements nécessitent d’être négociés, ce qui donne lieu à une conflictualité distincte entre les deux cas d’études. Prenant appui sur les similitudes et différences entre les deux projets, cet article analysera, après avoir posé un cadre théorique et des éléments de contextualisation, ce que cette conflictualité révèle de la transformation des modalités de gestion de l’eau en France.
Sur le plan méthodologique, cette recherche s’est effectuée dans le cadre d’un doctorat1. Elle s’appuie sur un travail de terrain où seize entretiens semi-directifs ont été réalisés : associations de protection de l’environnement, agriculteurs irrigants et membres de l’appareil politico-administratif en charge de l’élaboration des dispositifs de gestion et des réserves de substitution (syndicat mixte, organisme unique de gestion collective, agence de l’eau, chambre d’agriculture, etc.).
Gouverner l’eau : instruments, acteurs et concertation
Tout projet d’aménagement traduit des conceptions de la nature au travers de rapports de pouvoir, de production de connaissances et de représentations spécifiques qui structurent une façon particulière de gouverner une ressource:
« [S’agissant du gouvernement des eaux, …] c’est, d’une part, définir une certaine nature de l’eau et de notre rapport à elle, et, d’autre part, produire un certain cadrage du problème. C’est rendre possibles certaines pratiques et en empêcher d’autres, déployer des mécanismes de solidarité spécifiques, faire exister des échelles de gestion et des institutions multiples, promouvoir des circuits financiers » (Fernandez, 2017, p. 353).
Ce gouvernement est ici étudié au travers des dispositifs de gestion, qui articulent savoirs et pouvoir en assemblant des acteurs, des institutions et des logiques financières (Auvet, 2019). La mise en place d’instruments2, le recours aux expertises et les outils de participation composent ces dispositifs de gestion et leurs négociations.
La gestion de l’eau se caractérise depuis les années 1980 par une prise en compte de ses dimensions écologiques (des enjeux d’étiage à la qualité de l’eau) et sociales (la participation des parties prenantes et la territorialisation des dispositifs de l’action publique) (Ghiotti, 2006 ; Salles, 2006). Cette démarche se traduit par des instruments complémentaires en termes de finalité et d’échelle : les schémas directeurs d’aménagements et de gestion des eaux (SDAGE) et les schémas d’aménagement et de gestion des eaux (SAGE), les contrats territoriaux de gestion quantitative (CTGQ). Ces instruments sont dotés d’arènes de participation des parties prenantes pour fixer des règles de gestion collectives de la ressource : les comités de bassin pour les SDAGE, les commissions locales de l’eau (CLE) pour les SAGE, un comité de pilotage pour les CTGQ.
L’instruction gouvernementale du 4 juin 20153 a instauré un nouveau cadre de négociation. Elle conditionne le financement de toute nouvelle retenue d’eau par les agences de l’eau à l’élaboration d’un « projet de territoire ».
« [Celui-ci …] est un engagement entre les acteurs de l’eau permettant de mobiliser à l’échelle d’un territoire les différents outils qui permettront de limiter les prélèvements aux volumes prélevables et donc de respecter une gestion quantitative équilibrée de la ressource en eau en prenant en compte la qualité chimique et écologique des milieux aquatiques et en s’adaptant à l’évolution des conditions climatiques, tout en visant à accroître la valeur ajoutée du territoire » (MEDDE, 2015, p. 4).
Désormais, ne sont financés par les agences que les ouvrages s’inscrivant dans une logique de substitution, c’est-à-dire de remplacement de prélèvements à l’étiage par des prélèvements hors d’étiage, excluant la création de volumes supplémentaires. L’instruction accentue également l’importance de la participation, notamment par le renforcement du rôle des CLE et l’élargissement des parties prenantes.
Au sein de ces dispositifs et instruments, la façon dont les procédures de participation intègrent les questions environnementales et sociales représente un enjeu clé. Si les instruments participatifs se sont particulièrement développés dans le champ de l’aménagement et de l’environnement (Barbier et Larrue, 2011 ; Mermet et Salles, 2015), ces procédures sont autant mobilisées dans un objectif d’améliorer substantiellement la décision (Fiorino, 1990), que dans une optique fonctionnaliste, afin de permettre une meilleure « acceptabilité » des aménagements (Bonneuil et Joly, 2013).
Dès lors, si cet article s’intéresse aux dispositifs et instruments, c’est pour saisir la manière dont ils fondent et éventuellement transforment l’aménagement de la ressource en eau. La concertation, privilégiée par ces outils, n’est pas suffisante pour résoudre les conflits liés à l’aménagement de l’espace.
« [Elle ne constitue pas] par elle-même la solution aux problèmes d’environnement. […] Elle est un dispositif de mise en relation qui vient s’ajouter en complément à […] d’autres dispositifs […] et d’autres relations […]. La concertation ne doit alors être considérée que comme un élément parmi d’autres de cet ensemble plus large […] » (Mermet et Salles, 2015, p. 14).
Alors, entre abondance hivernale et pénurie estivale de l’eau, quels effets accorder à la concertation dans les aménagements conflictuels de cette ressource ?
L’intérêt de la concertation peut être appréhendé à trois niveaux : au niveau procédural (les acteurs qu’elle permet de mettre en dialogue), au niveau technique (les solutions qu’elle permet de faire émerger) et au niveau politique (les compromis qu’elle permet de construire) (Beuret, 2013 ; Mermet, 2015). Le fait que la conflictualité des aménagements soit fortement différenciée permet de mieux mettre en évidence le caractère construit des compromis et les processus pour y parvenir – la situation la moins conflictuelle n’étant pas, nous le verrons, la plus participative. En définitive, cela nous permettra de comprendre comment le renouvellement du gouvernement de la pénurie d’eau à l’étude se transforme – ou non – par l’instauration de dispositifs de gestion qui articulent, d’un côté, un élargissement de l’abondance hivernale sur l’ensemble de l’année par le recours aux réserves de substitution et, de l’autre, une réduction des prélèvements hors réserve durant les pénuries.
De l’abondance à la pénurie : la construction de dispositifs de gestion de l’eau dans le Marais poitevin
L’eau dans le Marais poitevin : hommes, milieu et pouvoir
Le Marais poitevin est la zone humide la plus vaste du littoral atlantique français, au confluent de deux fleuves côtiers : la Sèvre niortaise et le Lay. Les bassins d’alimentation du Marais poitevin sont partagés entre deux régions (Nouvelle-Aquitaine et Pays de la Loire) et quatre départements (Vendée, Charente-Maritime, Deux-Sèvres et Vienne). Le marais est composé de trois milieux interconnectés : les marais desséché et mouillé d’une part, le milieu estuarien d’autre part. L’eau occupe une place centrale en étant à la source de l’interconnexion entre ces trois milieux. Le travail de Jean-Paul Billaud (1986) montre que l’histoire du marais, des abbayes au XIIe siècle jusqu’aux concessionnaires au XVIIe, s’écrit au rythme des investissements des propriétaires fonciers qui ont entrepris de vastes travaux de drainage pour le dessécher. L’effacement des associations de marais qui les regroupaient dans les années 1980 au profit de collectivités territoriales dans son aménagement s’est traduit par l’instauration en 1981 du syndicat mixte Vendée Sèvre Autizes (SMVSA). Le développement de l’irrigation en terres hautes pour soutenir la modernisation de l’agriculture s’est appuyé sur une logique de « l’abondance » dans la gestion de l’eau. Une logique et des répercussions que retrace un membre d’une association de protection de l’environnement :
« […] Dans les années 1970, 1980 […], le BRGM a réussi à démontrer qu’il y avait des volumes conséquents qu’on pouvait exploiter […] à partir de là, ça a été le miracle, il y avait de l’eau dans la plaine […] avec une espèce de bruit ambiant consistant à dire “la ressource est inépuisable, vous pouvez y aller”, et donc les agriculteurs de la plaine sont partis plein pot avec le soutien de l’État, le soutien du conseil général, […] des subventions, etc. […]. C’est là qu’on a vu exploser le maïs irrigué […] sans que, à aucun moment, personne ne se pose réellement la question […] des effets indésirables que ça finirait par produire […] Ça, c’est apparu dans les années 1990, 1991… »
Depuis les années 1980, les conséquences de l’usage de l’eau par l’agriculture se sont cependant intensifiées. En effet, l’eau était pompée dans les rivières, les canaux du marais, mais principalement dans la nappe phréatique. Les besoins pour l’irrigation en période estivale ayant été démultipliés, le niveau de la nappe phréatique était alors plus bas que le niveau de l’eau dans les canaux du marais, engendrant des remontées d’eau salée dans la nappe et un assèchement du marais à l’origine de conflits. Les tensions relatives aux épisodes de sécheresses importants, comme ceux de 1976, 1989 et 1990, illustrent alors le décalage qui s’est intensifié au fil des années entre les demandes d’irrigation dans la plaine limitrophe et la disponibilité en eau en été dans le marais. En réponse, l’action publique a proposé la construction de nouvelles réserves d’eau afin d’accompagner dans le même temps le besoin d’irrigation et de rétablir des débits d’étiage convenables sur les rivières4 (Redaud et Sormail, 1992). J.-P. Billaud (1986) montre comment « ces crises » ont renforcé le pouvoir des « agriculteurs modernistes », notamment dans le cadrage par le syndicat mixte de la gestion de l’eau pour l’irrigation. De cette reconfiguration sociotechnique dans la gestion hydraulique du marais ont résulté plusieurs controverses : les conflits concernant le projet de construction du barrage de la Trézence5 dans les années 1960-1970, le déclassement du Parc naturel régional du Marais poitevin6 en 1996 et la condamnation de l’État français en 1999 par la Commission européenne pour manquement aux directives d’environnement dans la gestion du marais.
L’État orchestrateur : instruments et « bal des experts » pour gérer la pénurie
Cette crise de l’eau et la remise en cause des modes de gestion existants sont autant de facteurs qui expliquent la mobilisation de l’État afin de cadrer la reconfiguration de la gestion de l’eau. Au sujet de l’irrigation, cette reconfiguration concerne la relation entre les eaux de surface et la nappe phréatique, c’est-à-dire entre le bassin versant et le marais en période estivale, quand la demande en eau pour l’irrigation est la plus élevée.
Deux expertises majeures menées par le Conseil général des ponts et chaussées et de l’Inspection générale de l’environnement, vont guider le « Plan d’action pour le Marais poitevin » (État français, 2002). La première portée par Gilbert Simon, inspecteur général de l’équipement, dénonce les conséquences écologiques du développement de l’irrigation et de la modernisation de l’agriculture pour la zone humide ; l’inquiétude suscitée par les réserves de substitution y est déjà présente, au regard « […] du risque de la fuite en avant dans la voie de l’irrigation qu’elles représentent » (Simon, 1998, p. 13). Les enjeux de représentativité dans les commissions locales de l’eau sont également mentionnés, notamment la faible place accordée aux associations de protection de la nature. Le rapport de Pierre Roussel issu de la seconde expertise s’est appuyé sur une étude commanditée en 1998 par l’État à la Compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne (CACG) sur « le bilan besoin/ressource du Marais poitevin ». L’enjeu pointé était celui de l’équilibre, notamment en période estivale, entre les prélèvements dans la nappe phréatique et sa relation avec les eaux surfaciques de la zone humide. Une solution technique a été préconisée : « Le recours à des retenues de substitution reportant une partie des prélèvements sur les périodes de hautes eaux permet d’atteindre cet objectif et constitue donc une solution technique possible » (Roussel, 2001, p. 23). Des divergences entre ces deux expertises, la logique du compromis a été privilégiée entre une politique de l’offre (les réserves de substitution) et de la demande (la limitation des prélèvements agricole hors réserves).
Avec le « Plan d’action pour le Marais poitevin », l’État a financé l’élaboration coordonnée de trois SAGE. Concernant l’agriculture et l’irrigation, les mesures étaient de deux ordres : aides financières pour la « désirrigation » et la diversification d’un côté, recours aux réserves de substitution de l’autre. Si les incitations à la « désirrigation » et à la diversification n’ont été que très peu suivies par les agriculteurs (Binet et al., 2009), la mise en place de ces instruments de gestion a introduit des mesures réglementaires « d’économie d’eau ». En premier lieu, le SDAGE Loire-Bretagne, avec une mesure spécifique sur le Marais poitevin, a planifié une réduction du volume cible de prélèvement de 30 %. Les deux SAGE Sèvre niortaise et Vendée ont fixé en conséquence la création de réserves de substitution et de mesures d’économie d’eau. Dans les bassins de Vendée et Sèvre niortaise-Mignon, un instrument complémentaire a été mis en place : le contrat territorial de gestion quantitative (CTGQ). Il permet de planifier des moyens pour réduire les volumes d’eau prélevés par l’irrigation et la réalisation de retenues de substitution pour l’agriculture. En 2012, le CTGQ Sèvre niortaise-Mignon7 fixait une réduction des volumes prélevables en période d’étiage de 70 %, qui se traduisait par 4,86 millions de m3 d’économie d’eau, tandis que la création de réserves de substitution représentait 8,78 millions de m3. Pour le secteur vendéen, l’objectif du CTGQ était une réduction de 58,5 %, soit 5,2 millions de m3 au moyen des réserves de substitution, 3,04 millions de m3 par d’autres actions d’économies d’eau8.
La tension entre la volonté de stocker l’eau hivernale par des réserves et la réduction des volumes prélevables pour l’irrigation s’est accentuée, notamment du fait des faibles souscriptions aux mécanismes incitatifs de baisse des prélèvements en eau par les agriculteurs. Il en a résulté des controverses sur la réduction des volumes disponibles dans l’élaboration des instruments, comme en témoigne un agriculteur :
« On restreint, on ferme le robinet tout doucement […] alors certes il fallait faire quelque chose, mais je pense qu’aujourd’hui on est en train de tomber dans l’extrême, à l’opposé, et ça devient de plus en plus inacceptable. »
La répartition entre les volumes d’eau substitués et les actions d’économie d’eau ont également renforcé la défiance de certains acteurs au sujet des réserves de substitution – illustrée ici par les propos d’un membre d’une association de protection de la nature :
« […] c’est les conditions d’acceptabilité des services de l’État d’avoir un volet important d’économie d’eau […]. Mais en fait, ce n’est pas vrai. Quand tu regardes […] les volumes attribués aux réserves et puis les volumes d’économie d’eau […] tu t’aperçois que ce n’est pas du tout ce qu’on affiche […] On te dit “c’est à peu près équilibré, 60 % d’un côté, 40 % de l’autre”, on est plutôt dans 90/10, même pas. »
La prédominance des enjeux de gestion de la « pénurie estivale » d’eau caractérise donc le cadrage général de l’action, peu transformé : des incitations à l’économie et à la réduction des volumes prélevables soutiennent la vision de la rareté, tandis que le recours aux réserves de substitution est planifié pour effacer ce manque saisonnier en imposant la vision de « l’abondance » de l’eau hivernale. Si transformation il y a, elle vient de la mise en œuvre des projets, notamment de leur contestation. Du niveau procédural aux niveaux technique et politique, il reste à analyser les similitudes et divergences dans la trajectoire des réserves de substitution de Vendée et de Sèvre niortaise.
Des dispositifs de gestion aux trajectoires d’aménagement des réserves de substitution
Les modalités techniques des réserves de substitution
Les réserves de substitution de Vendée et de Sèvre niortaise sont développées par la même entreprise, la CACG9. Celle-ci endosse différentes postures : elle a réalisé les études de faisabilité, assuré l’assistance à la maîtrise d’ouvrage, conduit la maîtrise d’œuvre et est également en charge de l’exploitation des ouvrages par le biais d’une délégation de service public.
Le premier ensemble est porté par le syndicat mixte Vendée Sèvre Autizes. Neuf réserves sont aménagées, principalement dans le département de Vendée, pour 5,2 millions de m3 stockés avec un investissement à hauteur de 30,1 millions d’euros. Le second projet à l’étude est porté par la société coopérative anonyme de l’eau des Deux-Sèvres (« la Coop de l’eau 79 »). Il visait initialement la construction de 19 réserves pour une capacité de stockage de 8,78 millions de m3 destinés à l’irrigation de 218 exploitations agricoles, pour un coût de 59 millions d’euros. Sur le plan financier, ces deux projets bénéficient d’un financement public octroyé en grande partie par l’agence de l’eau Loire-Bretagne à hauteur de 70 % du coût total investi, les agriculteurs bénéficiaires des réserves finançant les 30 % restant.
La tension dans le traitement par l’action publique de la pénurie d’eau, entre économie estivale et maintien des prélèvements pour le stockage hivernal, est au cœur de la justification des réserves. Les projets de la Coop de l’eau 79 et du syndicat mixte se réfèrent aux objectifs de réduction des volumes prélevables en période d’étiage fixés par les CTGQ : 70 % pour le premier, 58,5 % pour le second.
Le tableau 1 reprend les principales caractéristiques des projets.
Transversalement à ces deux projets, la mise en place des réserves de substitution s’accompagne d’une gestion collective de la ressource, matérialisée par l’établissement d’une tarification collective de l’eau prélevée, qu’elle soit en milieu naturel ou dans les réserves. Un modèle de mutualisation qui consiste pour la CACG à faire participer les bénéficiaires des ouvrages hydrauliques aux coûts de la construction et de l’exploitation par une redevance. Ce modèle relève d’une logique coercitive, puisque les agriculteurs sont « forcés » d’adhérer à cette modalité de gestion s’ils souhaitent continuer leurs pratiques d’irrigation.
Cette modalité de gestion est orchestrée aujourd’hui par l’État à travers l’établissement public du Marais poitevin (EPMP)10. Créé le 12 juillet 2010 en réponse au contentieux européen, c’est un organisme unique de gestion collective (OUGC) qui a notamment en charge la gestion et la répartition des volumes d’eau prélevés à usage agricole. En la matière, son rôle de médiateur est double : (i) il est une arène de concertation des parties prenantes, (ii) tout en bénéficiant d’un périmètre d’action couvrant le périmètre des trois SAGE précédemment cités, lui permettant d’être l’interlocuteur de la zone humide.
Caractéristiques des deux projets de réserves de substitution (Auteur, 2021).
L’aménagement des réserves vendéennes : les facteurs d’une faible conflictualité
Le projet des neuf réserves du syndicat mixte Vendée Sèvre Autizes se caractérise par l’absence de conflictualité et de procédure de concertation. Son portage met en avant l’adéquation du projet avec les différentes dispositions des SDAGE, SAGE et CTGQ. Cette conformité est perçue comme un gage de légitimité procédurale, illustrée par les propos d’un des membres de l’agence de l’eau Loire-Bretagne :
« Sans oublier que le projet est validé par le SDAGE, par la communauté locale de l’eau qui pilote le SAGE, […] donc c’est un projet qui est validé collégialement. […] il a quand même fait l’objet en amont de l’élaboration d’un projet de territoire, d’un débat, d’études, avec un S […] »
La place faite aux associations environnementales a été un facteur essentiel de la faible conflictualité du projet. Le premier projet de réserves de substitution dans le Marais poitevin, le projet des « Autizes », a fait l’objet de vives oppositions de la part d’associations de protection de l’environnement11. Tenant compte de cette expérience pour les réserves vendéennes, le syndicat mixte a invité officiellement les associations environnementales dans un comité de pilotage et des commissions thématiques, mais, en définitive, sur un strapontin. C’est la légitimité d’une association environnementale à avoir un quelconque poids dans la décision qui est remise en cause. À ce propos, un membre de la chambre d’agriculture de Vendée assène :
« En fait, on s’est limité à intégrer les personnes qui avaient à nos yeux une vraie légitimité agricole, euh… et qui soient constructives. Donc, on a écarté, c’est vrai, hein, on a écarté tout ce qui était de l’ordre des associations environnementalistes. »
Ces représentations corroborent les propos d’une association de protection de l’environnement :
« La concertation a évolué. Au début, c’était très chaotique, […] il n’y en avait pratiquement pas, ou alors c’était un peu pour la forme quoi, on a été invités à quelques réunions, et puis pas à toutes. Alors, évidemment, le syndicat mixte va te dire qu’il y avait un comité de pilotage avec les associations invitées, etc. d’accord, mais bon, on n’y était pas, voilà. […] ce n’était pas si transparent quoi. »
Cette marginalisation des associations environnementales s’ajoute à leur assignation à un rôle d’ajustement au sujet de mesures de compensation12. Ces mesures correspondent à des aménagements internes aux réserves, connexes ou paysagers, du fait notamment que les sites concernés sont dans des zones de protection13. Le syndicat mixte et la CACG voient dans ces mesures une double opportunité stratégique : (i) intégrer les associations environnementales et leurs préoccupations ; (ii) construire un discours pour communiquer sur la prise en compte des problématiques d’ordre écologique. Un membre du syndicat mixte explique :
« Pour les mesures compensatoires, on avait l’idée, mais on a fait en sorte que cela soit l’association qui la demande pendant le comité de pilotage. On avait en gros anticipé sur ce qu’allaient demander les associations, donc on a attendu qu’ils nous fassent la proposition. »
Cette stratégie d’étouffement de la contestation entraîne une forme de résignation chez l’association en question : « Pour ce volet-là, on… on sert d’alibi. »
Le directeur adjoint de l’EPMP confirme cette stratégie :
« Aussi bien la CACG que les syndicats mixtes, […] ils ont bien compris l’aspect environnemental du dossier. Et puis il y a eu toute une communication par rapport à ça, même si les réserves ont aussi été faites pour l’irrigation. Il y a eu une adaptation du discours pour dire que c’est une logique environnementale avant tout. »
À ces facteurs favorisant l’absence de conflictualité, s’ajoute la nature du maître d’ouvrage et de sa présidence. Pour rappel, le syndicat mixte a été créé dans le but de mettre en œuvre la gestion de l’eau présentée plus tôt. Doté d’experts dans ce domaine, il inclut le conseil départemental, entretient des liens étroits avec ceux des agriculteurs qui soutiennent les pratiques d’irrigation . Qui plus est, l’expérience « des Autizes » a permis au syndicat de mettre en place les procédures et de produire un récit évitant la structuration d’une opposition – comme le mentionne un des membres d’une association environnementale :
« Sur le projet Autizes […] ça a vraiment décollé le jour où la maîtrise d’ouvrage a été prise par le syndicat mixte avec un responsable politique qui a pris ça à bras le corps et qui s’est donné les moyens de le faire avancer […] Une fois le projet Autizes réalisé, il le réplique sur le bassin Vendée […] »
Le volontarisme et le poids politique du président du syndicat mixte de l’époque ont été également des facteurs de l’absence de conflictualité et de faible dimension participative du projet. Le directeur de l’EPMP dit à ce sujet :
« […] le président, c’est quelqu’un qui est entrepreneur […] et donc il a décidé de faire ça et il le fait. De façon un peu bulldozer, mais en même temps il fait les choses. ». Un membre d’une association environnementale confirme ce poids : « C’est lui qui cumule la présidence de la communauté de communes, Vendée-Sèvre-Autize le syndicat mixte […] au moment où ils construisaient le système, il était aussi président de la Commission Locale de l’Eau en Vendée, ce qui permettait… c’était cette espèce de confusion quoi. »
Pour autant, l’absence de conflit dans cet aménagement ne doit pas occulter la présence de controverses dont les arguments se retrouvent dans l’enquête publique : sur les 54 observations collectées, 29 expriment un avis favorable, 17 un avis défavorable, 2 favorables avec réserve et 6 sans avis (Gilbert et al., 2013). La majorité des avis favorables ont été émis par des agriculteurs, par la chambre d’agriculture et le conseil général, les avis défavorables par les associations de protection de la nature, la Confédération Paysanne, des riverains et le mouvement Europe Écologie les Verts. Le thème de l’agriculture est abordé par la majorité des observations : « Pour les défenseurs du projet, la construction des réserves est jugée indispensable à la pérennisation voire à la survie de l’activité agricole. Pour les opposants, elles seront un obstacle à une évolution indispensable à moyen et long terme des pratiques de cette activité » (ibid., p. 21). Ne freinant en rien la réalisation des neuf réserves, ces divergences se retrouvent cependant au centre de la structuration d’une dynamique conflictuelle dans le projet de réserves des Deux-Sèvres.
Les réserves des Deux-Sèvres : conflictuelle, concertée, mais bloquée
Alors que le projet du syndicat mixte de Vendée Sèvre Autizes se caractérise par l’absence de conflit, le projet des 19 réserves de substitution de la Coop de l’eau 79 s’illustre au contraire par un conflit structuré et des procédures de concertation pour y répondre. En premier lieu, si dans le cas vendéen le projet a bénéficié d’un fort portage politique, les réserves des Deux-Sèvres n’ont pas connu pareil soutien. Cette différence s’explique par deux raisons : (i) le positionnement des conseils départementaux vis-à-vis de l’irrigation ; (ii) la nature du porteur de projet. Le cas vendéen illustre un modèle de cogestion − entre agriculteurs, syndicat mixte et département, dans lequel le syndicat a bénéficié du soutien du conseil départemental en faveur de l’irrigation agricole. En Deux-Sèvres, le statut de coopérative et un engagement du département en faveur d’une agriculture biologique et le développement de circuits courts n’ont pas engendré le même portage politique. Des facteurs qui, selon le directeur adjoint de l’EPMP, expliquent la différente conflictualité entre les projets :
« Ah oui, il y a eu de l’acceptabilité, car les réserves n’appartiennent pas aux irrigants, mais au syndicat mixte […]. C’est-à-dire que les aides publiques n’arrivent pas dans les poches des irrigants, mais dans le syndicat mixte, donc cela reste public […]. En Deux-Sèvres, les irrigants ont monté une coopérative, car aucun syndicat mixte n’a voulu porter le projet. Le conseil général ou les syndicats mixtes n’ont pas voulu faire quoi que ce soit. »
Cette différence a engendré des interactions d’une autre nature entre la CACG et le porteur de projet. Contrairement au syndicat mixte, la coopérative a eu moins de poids dans la conception de l’aménagement face à la CACG. À ce sujet, le directeur adjoint de l’EPMP ajoute :
« […] quand c’est la coop de l’eau des Deux-Sèvres qui travaille, […] parfois la CACG ne l’écoute pas. La coop de l’eau a du mal aussi à imposer des choses aux irrigants parce qu’ils sont eux-mêmes irrigants. […] Je pense qu’une structure indépendante type syndicat mixte est une meilleure solution. […] Et vous évitez des compromis crétins qui bousillent un projet parce que finalement on a voulu faire plaisir à tel ou tel irrigant […] »
Par ailleurs, alors que la conception des réserves vendéennes s’est effectuée avant l’instruction de 2015 concernant l’élaboration de « projet de territoire » et ses nouvelles considérations en matière de gestion de l’eau, le projet de réserves de substitution des Deux-Sèvres n’en est qu’au stade des études de faisabilité à cette date, qui aboutissent à une autorisation par arrêté préfectoral du projet le 23 octobre 2017. Or, l’intégration des considérations du « projet de territoire » ne s’est faite que par la démonstration de la compatibilité du projet avec le CTGQ. Un constat qui résonne avec l’expertise menée par le Conseil général de l’environnement et du développement durable à ce sujet :
« L’exercice du projet de territoire s’est imposé partout […] Mais le projet est, dans certains cas, davantage subi que choisi. […] La conséquence de cette approche “subie” du “projet de territoire” est que, bien souvent, on aura repris sans guère de changements les outils antérieurs que sont les […] CTGQ dans le bassin Loire-Bretagne, en les “repeignant” aux couleurs d’un projet de territoire […] » (Bisch, 2018, p. 4).
L’approche par « un projet de territoire subi » de la Coop de l’Eau 79 a favorisé les controverses. À ce titre, une association environnementale déclare que :
« […] c’est le contrat territorial qui devrait se construire sur un projet de territoire, et pas l’inverse. On fait l’inverse. Je veux dire, des CTGQ, et puis on y accroche des projets de territoire. […] On fait des ouvrages et puis après on essaie de trouver un projet de territoire qui puisse absorber et intégrer, donc non. […] ».
Par ailleurs, les mesures de compensation n’ont pas fait l’objet des mêmes stratégies que dans le cas vendéen : des aménagements connexes ou paysagers moins intégrés au projet ; un tissu associatif important limitant l’instrumentalisation des associations environnementales ; aucune mesure de modification des pratiques agricoles, d’usage des pesticides ou de préservation de la biodiversité comme condition d’accès à l’eau substituée.
Ces facteurs ont contribué au fait que les réserves de Deux-Sèvres se heurtent à la polarisation du corps social et politique, partagé sur le modèle de l’agriculture irriguée et son lien avec les enjeux environnementaux et climatiques. C’est à ce titre que se sont structurées des coalitions d’acteurs – plus offensifs que dans le projet du syndicat mixte – s’opposant au projet de la coopérative. La médiatisation de ces oppositions en est une des conséquences, où une partie de la société civile, comme certains élus, conteste cet aménagement, avançant l’argument qu’il s’inscrit dans le mythe de l’abondance de l’eau pour une agriculture qui, selon eux, doit s’engager dans un processus de transition14. Cette dynamique conflictuelle a entraîné la politisation du projet. Delphine Batho, ancienne ministre de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie (juin 2012-juillet 2013) et députée des Deux-Sèvres, le critique ouvertement au sein de l’Assemblée nationale en 2018. L’importance du tissu associatif impliqué par les réserves des Deux-Sèvres explique d’un autre côté une forte mobilisation – au contraire d’une instrumentalisation dans le cas vendéen : en témoignent l’association Deux-Sèvres Nature Environnement, la formation du collectif « Bassines non merci » et sa collaboration étroite avec le syndicat de la Confédération paysanne et le collectif « Plus Jamais ça ! » − regroupant une trentaine d’organisations. La menace de l’instauration d’une zone à défendre (ZAD) par ces opposants, sur un des sites concernés par le projet, a favorisé la décision de l’appareil politico-administratif local de stopper la procédure en cours.
Deux ingénieurs sont alors mandatés par les ministères en charge de l’écologie et de l’agriculture afin de réaliser une expertise globale sur le projet de réserves. Il en résulte la mise en place d’un nouveau cadre de concertation pour : problématiser l’aménagement des réserves, discuter des mesures de compensation et introduire la question de l’évolution des pratiques agricoles. Plusieurs réunions thématiques encadrées par la préfecture des Deux-Sèvres ont abouti le 18 décembre 2018 à la signature du Protocole d’accord pour l’adaptation au changement climatique du bassin de la Sèvre niortaise-Mignon et pour une agriculture durable. Suite à cet accord, un nouveau CTGQ est validé le 27 mai 2019. Il réduit de 14 % supplémentaires les volumes prélevables en période d’étiage, abaisse de 19 à 16 le nombre de réserves de substitution et renforce les engagements en matière d’économie d’eau et d’agriculture durable15.
Pour conclure
La concertation, un mode de gouvernement dépassé ? Si l’on compare les deux projets au regard de l’évolution de l’aménagement hydraulique en France, il ressort de notre étude que : (i) les procédures de concertation ne peuvent conduire qu’à des modifications très marginales si elles sont saisies dans une optique fonctionnaliste qui ne donne pas lieu à une concertation ouverte ; (ii) et que même dans le cas d’une concertation ouverte, la conflictualité se termine par des compromis plus que par des changements majeurs dans la façon d’aménager la ressource. Les différences viennent de la conflictualité. Notre analyse révèle quatre facteurs concomitants de différenciation :
Le portage – agricole dans le cas conflictuel, mixte dans l’autre avec soutien du conseil départemental.
Le contexte politique – marqué par des opposants environnementaux et politiques plus puissants dans le cas conflictuel que dans l’autre.
La temporalité des projets – donnant plus d’espace et de poids aux opposants dans un cas que dans l’autre.
Les mesures de compensations − occultées dans le cas conflictuel, gérées stratégiquement dans le cas vendéen.
Pour les réserves vendéennes, le portage, le contexte, la temporalité et la gestion stratégique des mesures compensatoires ont contribué à un relatif compromis autour des expertises et des aspects techniques de l’aménagement. A contrario, pour les réserves de la coopérative, ces mêmes facteurs ont constitué le terreau d’un désalignement entre les caractéristiques du projet et certaines attentes de la société civile et de la sphère politique sur une évolution de la gestion de l’eau et de l’irrigation agricole.
Ces projets montrent que les questions environnementales et climatiques polarisent le corps social et politique. L’occurrence et la radicalisation des conflits en sont quelques illustrations, dans le même temps que de nouvelles procédures de concertation et de participation sont mises en place. Deux dynamiques concomitantes qui permettent de dégager deux constats. Le premier est que la concertation risque fort de dégénérer en conflit si elle est saisie comme un instrument d’acceptabilité sociale sans intention de modifier l’action ou de démocratiser le processus de décision (Mermet, 2015). Le conflit n’est cependant pas automatique : pour qu’il se mette en place, il faut un réseau structuré d’opposants, un porteur considéré comme peu légitime, une concertation mal menée et la non-prise en compte de problématiques d’ordre écologique.
Pour autant, une concertation bien menée n’est pas synonyme de succès. Tant s’en faut. Le second enseignement est en effet que le conflit n’est pas soluble dans la concertation :
« […] la concertation ne peut pas dissiper par elle-même les difficultés sur lesquelles butent les tentatives de résoudre une bonne part des problèmes d’environnement […] Lorsque des projets ou des attentes trop différentes et incompatibles se confrontent, la concertation peut éclairer des arbitrages, elle ne peut pas s’y substituer » (Mermet et Salles, 2015, p. 26-28).
Les récents appels à manifester du collectif « Bassines non merci16 », les actes de détérioration de matériel d’irrigation et la médiatisation des réserves des Deux-Sèvres au sujet de la poursuite des oppositions sur le terrain judiciaire sont quelques illustrations de ce second constat.
Ainsi, « le projet de territoire » est à analyser comme une possibilité de reconfiguration du cadrage politique et social des projets de réserves de substitution. Néanmoins, l’intensification de la contestation et l’expansion de l’aire géographique du recours à la substitution – alors que les incertitudes sur l’impact des effets cumulés et sur le verrouillage technologique (lock in) qu’elles pourraient entraîner restent entières (Carluer et al., 2017 ; Pierson, 2000) – peuvent interroger sur la capacité de ce mode de gestion à structurer une vision partagée de l’aménagement de la ressource en eau, composée de différentes coalitions de valeurs et de représentations. Autrement dit, alors que les conclusions du 1er février 2022 du Varenne agricole de l’eau et de l’adaptation au changement climatique17 impulsé par l’État maintiennent le recours aux réserves de substitution comme solution face aux défis environnementaux, l’hypothèse d’une exacerbation des contestations peut être posée.
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Ce doctorat a été réalisé dans le cadre d’une convention industrielle de formation par la recherche (CIFRE) au sein de la Compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne (CACG), société d’aménagement régional (SAR) (Carrausse, 2020). Ce cadre nous a permis d’accéder à des documents techniques sur les mesures compensatoires et les études d’impact. La phase d’observation et la réalisation des entretiens se sont déroulées, parmi d’autres travaux, entre le mois de mars 2016 et le mois de janvier 2018.
Est considéré comme instrument « un dispositif à la fois technique et social qui organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et des significations dont il est porteur » (Lascoumes et Le Galès, 2010, p. 13)
Instruction du Gouvernement du 4 juin 2015 relative au financement par les agences de l’eau des retenues de substitution https://www.bulletin-officiel.developpement-durable.gouv.fr/notice?id=Bulletinofficiel-0028628&reqId=9226e479-f648-4969-94ec-d5f6c7b5532a&pos=7.
Le projet de construction du barrage-réservoir de la Trézence dans le bassin de la Charente entendait répondre au besoin d’eau douce pour la production ostréicole et au développement de l’irrigation. Émergeant dans les années 1960-1970, ce projet connaîtra de nombreuses controverses, jusqu’à son annulation en 2003 par le Conseil d’État.
La création du Parc naturel régional du Marais poitevin en 1979 engendre des controverses sur les modes de gestion mis en œuvre par le syndicat mixte. Le parc sera déclassé en 1996. Après une première tentative de reconquête du label, vaine du fait de l’opposition du président du conseil général de Vendée relayant les inquiétudes des agriculteurs irrigants, il retrouve son label le 21 mai 2014.
Élaboré entre le SMVSA, la chambre d’agriculture de Vendée, l’agence de l’eau Loire-Bretagne et l’établissement public Marais poitevin. Les actions d’économie d’eau sont animées par la chambre d’agriculture : fermeture de points de prélèvement d’irrigation ; diversification des cultures ; diminution de l’irrigation sur les cultures de printemps ; augmentation de la biodiversité et promotion de l’agriculture biologique.
La CACG est une société d’aménagement régional avec un statut de société d’économie mixte (SEM), située dans le Sud-Ouest de la France. Elle a contribué depuis les années 1960 au développement rural et à la modernisation de l’agriculture gasconne par le développement de l’irrigation. Depuis la fin des années 1990, une partie importante de son activité se situe dans le secteur du Marais poitevin, avec la réalisation d’expertises et l’accompagnement de porteurs de projets pour la création de réserves de substitution.
Parmi ces mesures, on trouve : la création et le maintien de couverts herbacés ; la création et l’entretien de haies basses à bordures enherbées ; la réduction progressive des usages de produits phytosanitaires (CTGQ) ; la réorientation de milieux embroussaillés de vallées sèches en surfaces enherbées ; la favorisation de mosaïques de cultures (CTGQ).
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Citation de l’article : Carrausse R. Face à la pénurie d’eau dans le Marais poitevin : dispositifs de gestion et trajectoire conflictuelle de réserves de substitution pour l’irrigation agricole. Nat. Sci. Soc. 30, 3-4, 254-264.
Liste des tableaux
Caractéristiques des deux projets de réserves de substitution (Auteur, 2021).
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