Open Access
Issue
Nat. Sci. Soc.
Volume 26, Number 4, October-Decembre 2018
Page(s) 383 - 394
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2018053
Published online 18 February 2019

© NSS-Dialogues, EDP Sciences 2019

La gestion participative de l’irrigation a été promue depuis les années 1990 comme une solution alternative à la régulation publique stricte, bien que les pouvoirs publics aient joué un rôle actif dans la mise en place des associations d’usagers de l’eau, comme c’est le cas au Cambodge. En mobilisant un cadre d’analyse qui emprunte aux études de sciences et techniques et à la political ecology, les auteurs, à partir de l’analyse comparée de quatre cas, insistent sur l’importance des processus d’ancrage et d’inscription. Ils montrent également par là toute la fécondité d’une approche qui combine les dimensions sociale et matérielle dans la compréhension de la gestion de l’eau et des infrastructures dans les périmètres irrigués. En définitive, ce texte vient conforter et enrichir les analyses de la coévolution des dimensions matérielle et sociale dans la gestion des ressources communes, qui font régulièrement l’objet de travaux dans les colonnes de NSS.

La Rédaction

Le secteur de l’irrigation a vu ces dernières années un ensemble d’idées et de pratiques être présentées comme des solutions universelles aux problèmes rencontrés (Meinzen-Dick, 2007). Depuis les années 1980, les associations d’usagers de l’eau (AUE) ont notamment été décrites comme une alternative aux agences publiques, jugées défaillantes dans leur gestion de l’irrigation. Sous l’impulsion des bailleurs de fonds internationaux, la participation des usagers a été progressivement institutionnalisée au travers des concepts de gestion participative (connue sous l’acronyme PIM pour participatory irrigation management) et de transfert des responsabilités de gestion de l’irrigation (connu sous l’acronyme IMT pour irrigation management transfer), tous deux visant à donner plus de responsabilités aux irrigants (Suhardiman et al., 2014).

De nombreux auteurs se sont attachés à évaluer les résultats des expériences de PIM / IMT (Vermillion, 1997 ; Garces-Restrepo et al., 2007) et convergent sur les apports limités de ces programmes. La littérature existante a notamment permis d’appréhender les facteurs conditionnant le succès ou l’échec des associations d’usagers, tels que le poids des structures bureaucratiques, les logiques d’appropriation, et la résistance des gouvernements (Narain, 2004). Ces travaux traitent des conditions sociales et politiques de ces réformes mais ne s’attachent que très peu aux dimensions physique et matérielle de l’irrigation. Cela peut sans doute s’expliquer, car les programmes de PIM et IMT ont été eux-mêmes pensés comme des modèles de gestion indépendants des infrastructures d’irrigation.

À la suite d’Aubriot (2013) qui souligne que les éléments matériels ont un rôle de médiateur dans la gestion des systèmes d’irrigation, nous émettons l’hypothèse que la politique de gestion participative de l’irrigation adoptée par le gouvernement cambodgien depuis la fin des années 1990 prend de multiples facettes en fonction des infrastructures hydrauliques considérées. Nous postulons que la capacité des associations d’usagers de l’eau à assurer une gestion durable des systèmes d’irrigation dépend de l’existence d’éléments d’infrastructures de partage de l’eau dont elles peuvent assumer le contrôle1. Ces éléments d’infrastructures sont porteurs de certaines exigences de gestion, qui peuvent être vues comme des « scripts » pensés par leurs concepteurs2. Nous utilisons le terme de « point d’ancrage » pour caractériser ces éléments d’infrastructures et le terme « d’inscription » pour parler des dynamiques d’utilisation dont ils font l’objet − notamment par les AUE3. Les processus d’inscription sont donc des processus sociotechniques que nous analysons au travers de l’exemple de quatre périmètres irrigués cambodgiens réhabilités dans le cadre d’une politique de gestion participative de l’irrigation. Nous montrerons en quoi ces processus dépendent notamment (1) de la procédure suivie pour la mise en place des AUE, (2) de l’approche adoptée lors de la construction des infrastructures et (3) des relations entre acteurs.

Dans la partie suivant cette introduction, nous clarifions le cadre théorique de l’étude, qui repose sur une combinaison d’éléments issus de la recherche en political ecology et des études des sciences et techniques (STS). Nous présentons ensuite brièvement notre méthode d’analyse et les quatre sites d’étude en insistant sur les éléments d’infrastructures de chacun des périmètres étudiés. La discussion qui suit revient sur certains des facteurs qui sous-tendent les processus d’ancrage et d’inscription observés dans les quatre sites d’études. Enfin, dans la conclusion, nous soulignons les apports d’un regard croisé entre political ecology et STS pour une meilleure compréhension des dynamiques de l’irrigation.

Une analyse conjointe des dimensions sociale et matérielle de l’irrigation

Depuis son émergence dans les années 1970, la political ecology a connu un développement rapide, ponctué d’approches diverses qui ont cependant en commun de mettre l’accent sur la dimension de pouvoir dans l’étude des interactions hommes-milieux. Ces travaux ont eu des répercussions importantes dans le secteur des recherches sur l’eau avec l’émergence de concepts tels que ceux de « waterscape », paysage hydraulique en français (Swyngedouw, 2004 ; Baviskar, 2007), ou de cycle hydrosocial (Linton et Budds, 2014), qui viennent éclairer les dynamiques conjointes des régimes hydrologiques et d’accès ou d’usage de la ressource en eau. Swyngedouw (1999) montre par exemple comment la construction de barrages a contribué à consolider le pouvoir politique et cimenter l’identité nationale dans l’Espagne franquiste. D’autres auteurs soulignent les dimensions sociales et politiques de l’expertise et de la construction des données hydrologiques (Bakker, 2000 ; Kaika, 2003 ; Birkenholtz, 2009 ; Bouleau et Fernandez, 2012), et les relations entre savoir, pouvoir et choix techniques (Aubriot et Riaux, 2013). Dans le secteur de l’eau, les cadres théoriques de la political ecology ont cependant surtout été utilisés pour l’étude des systèmes urbains, ou pour analyser les dynamiques de gestion de l’eau à l’échelle des bassins versants (e.g. Molle, 2012) plutôt qu’au sein de systèmes irrigués.

Pour l’étude des systèmes irrigués, et sans doute du fait de la proéminence d’infrastructures et d’objets techniques, c’est vers d’autres corpus théoriques qu’il faut se tourner : ceux des études des sciences et techniques4 et de l’anthropologie des techniques. « L’école » de Wageningen (voir par exemple Vincent, 1997) est ainsi fortement influencée par les STS et conçoit l’irrigation comme un construit sociotechnique. Il en ressort que les formes et niveaux d’organisation, les structures et ouvrages de contrôle de l’eau ne sont pas neutres, ni socialement ni politiquement. Les ouvrages hydrauliques sont des reflets, par exemple, de certaines représentations de l’environnement, de règles sociales ou de normes de fonctionnement implicites (ce que nous appelons des « scripts »), comme Bolding et al. (1995) le mettent en exergue dans leurs travaux sur les infrastructures de distribution de l’eau des systèmes irrigués du sud de l’Inde. Ces scripts jouent aussi un rôle clé dans la façon dont les institutions de gestion de l’irrigation (les AUE par exemple) fonctionnent, et peuvent en retour être modifiés par ces mêmes institutions (Van der Kooij et al., 2015). L’école de Wageningen a un équivalent français : la gestion sociale de l’eau (GSE), qui porte une vision de l’irrigation en tant que « construit social ». La GSE se veut avant tout être une méthodologie interdisciplinaire d’étude des systèmes irrigués (Ruf et Sabatier, 1992) et apparaît moins théorisée que l’approche sociotechnique de Wageningen5. La GSE met notamment en avant le besoin d’adopter une approche systémique (Molle et Ruf, 1994) et historique pour l’étude des systèmes irrigués, souligne que les pratiques de gestion de l’irrigation se construisent sur le temps long (Sabatier, 1997), et est restée longtemps centrée sur les dynamiques sociales observées dans des périmètres irrigués « anciens », bien que certains auteurs aient récemment porté leur regard sur les dimensions matérielles de l’irrigation (Aubriot, 2000 ; 2013 ; Labbal, 2007).

L’école de Wageningen et la GSE conçoivent donc l’irrigation comme une entité « hybride » (entre « naturel » ou « matériel » et « social »). À un niveau plus théorique, cette notion d’hybridité apparaît aussi comme une préoccupation partagée par la political ecology et les études des sciences et techniques, et ce même si divers auteurs soulignent les difficultés et controverses liées à la conciliation de deux traditions de recherche aux hypothèses ontologiques a priori différentes6. Bassett et Peimer (2015) identifient par exemple la « coproduction des ordres sociaux et naturels » comme une approche récente en political ecology qui reconnaît un rôle plus important aux acteurs non humains. De la même façon, Forsyth (2003) parle d’une political ecology « hybride » qui considère que le monde matériel (les éléments non humains) a une capacité active de médiation de l’action sociale. Dans cet article, nous visons donc à mobiliser les études des sciences et techniques (qui portent leur attention sur la « matérialité » pour mieux en souligner ses dimensions sociales et politiques) et la political ecology (privilégiant un point d’entrée par les relations sociales et de pouvoir) pour comprendre les interactions complexes entre AUE et infrastructures d’irrigation.

Pour ce faire, nous introduisons les notions « d’ancrage » et « d’inscription » pour décrire les dynamiques sociotechniques de l’irrigation, et notamment de la mise en pratique d’une politique de gestion participative de l’irrigation au Cambodge. Nous faisons l’hypothèse qu’une action de gestion de l’irrigation par les AUE peut s’établir durablement lorsque celles-ci assument le contrôle d’infrastructures de partage de l’eau, qui sont autant de « points d’ancrage ». Ces points d’ancrage ne constituent pas pour autant une condition suffisante à l’émergence d’une gestion collective de l’irrigation, qui dépend également des procédures suivies pour la création des AUE, des approches en termes de conception et d’ingénierie, et des jeux d’acteurs et relations de pouvoir se déployant autour et dans les périmètres.

Méthodes et cas d’étude

Afin d’illustrer l’interdépendance entre dynamiques d’action collective et infrastructures d’irrigation, nous avons sélectionné quatre sites d’étude réhabilités au cours des deux dernières décennies qui sont représentatifs de la diversité des situations irriguées et des différents niveaux de contrôle de l’eau rencontrés au Cambodge (voir Fig. 1 pour une localisation des sites, Tab. 1  pour une description de leurs caractéristiques principales et Fig. 2  pour une représentation schématique des principaux éléments d’infrastructures).

Cette approche comparative nous permet également d’illustrer les multiples facettes que peut prendre une politique nationale, envisagée par les cadres du ministère des Ressources en eau et de la Météorologie comme un cadre rigide devant s’appliquer de façon homogène à l’ensemble des périmètres irrigués cambodgiens, lorsqu’elle se confronte à différents socioenvironnements. Les sites d’études peuvent être caractérisés de la façon suivante :

  • Le périmètre de Prey Nup (province de Sihanoukville), réhabilité par la coopération française (AFD) de la fin des années 1990 au début des années 2000, est un système de polders couvrant près de 10 500 hectares, protégé des intrusions marines par une digue en front de mer (digue dite primaire). Perpendiculaires à cette digue, six digues secondaires délimitent six polders ou casiers. Au niveau de la digue primaire, et pour chaque casier, plusieurs ouvrages (vannes, buses) à opération manuelle nécessitant d’être gérés de façon coordonnée permettent de maintenir une lame d’eau adaptée à l’intérieur de chaque casier tout en prévenant l’intrusion d’eau salée dans les parcelles. Il n’y a pas d’infrastructures autorisant une entrée d’eau dans le système, mais un système de drainage permet d’écouler les surplus éventuels. Il s’agit donc d’un système avec contrôle partiel de l’eau.

  • Le système de Stung Chinit (province de Kompong Thom), réhabilité et largement modifié dans le cadre d’un projet cofinancé par l’AFD et la Banque asiatique de développement entre 2001 et 2008, est composé d’un réservoir alimenté par la rivière Chinit et permet d’irriguer quelques 2 800 hectares. Il s’agit d’un périmètre irrigué « classique » en réseau : le réservoir est connecté à un canal primaire (en terre), au niveau duquel des portes devant être opérées manuellement permettent d’approvisionner les canaux secondaires (en terre eux aussi), eux-mêmes connectés à des canaux tertiaires par le truchement de modules de distribution de l’eau pouvant être fermés ou ouverts à l’aide de petites vannes (ces vannes ont souvent été enlevées par les agriculteurs). Ces canaux tertiaires alimentent ensuite un réseau de canaux quaternaires (il n’y a pas d’ouvrages de contrôle à ce niveau), dont la construction relève de la responsabilité des usagers. Les usagers ont par ailleurs « aménagé » les drains en les bloquant afin d’augmenter la disponibilité des ressources en eau dans le système.

  • Le périmètre de Kandal Stung (province de Kandal), réhabilité dans le cadre d’un projet financé par la coopération japonaise entre 2005 et 2011, est alimenté en eau par un barrage de dérivation situé sur la rivière Prek Thnot et permet d’irriguer près de 1 960 hectares (le projet avait été construit sous le régime des Khmers rouges en 1977). Comme Stung Chinit, il s’agit d’un réseau d’irrigation « classique » sur trois niveaux, doublé d’un réseau de drainage. À la différence de Stung Chinit, des portes à verrous permettent de réguler le débit et le niveau d’eau dans le canal principal. Des vannes positionnées latéralement connectent le niveau primaire aux canaux secondaires et de distribution qui sont approvisionnés par gravité. L’approvisionnement à la parcelle peut se faire par des canaux tertiaires ou quaternaires (construits par les agriculteurs) ou par l’utilisation de pompes individuelles.

  • Le système de Sbov Andeth (province de Kampot), réhabilité dans le cadre d’un projet financé par la coopération australienne en 2011/2012, est un système de dérivation d’un cours d’eau (la rivière Touk Meas) couvrant une superficie théorique de 1 720 hectares (le projet a également été construit sous le régime des Khmers rouge en 1976/77). Il est composé d’un canal principal (en terre), dont le débit dépend de celui de la rivière, et duquel partent six canaux secondaires en terre non équipés de portes et de longueurs différentes, ainsi que deux canaux bétonnés récemment construits et disposant d’ouvrages de contrôle (portes à vannes verticales) permettant de réguler le niveau d’eau. Cinquante-deux canaux de distribution supplémentaires, parallèles aux canaux secondaires, ont été construits par les irrigants et sont approvisionnés depuis le canal primaire par le moyen de pompes. L’approvisionnent à la parcelle se fait via l’utilisation de pompes individuelles que les agriculteurs peuvent disposer au niveau de ces différents canaux. Un ouvrage en aval permet de drainer les excédents tout en limitant les entrées d’eau saline.

L’analyse présentée dans cet article se fonde d’abord sur une revue de littérature de l’irrigation au Cambodge, notamment en ce qui concerne les modèles et pratiques de politiques publiques mettant en avant la gestion participative de l’irrigation et le transfert des responsabilités de gestion aux usagers. Nous avons ensuite réalisé un diagnostic de chaque site, afin d’en comprendre son fonctionnement, en mobilisant différent outils de collecte de données : observation participante, entretiens semi-directifs, discussions de groupe et cartographie participative. Au niveau de chaque site, nous avons ainsi conduit entre vingt et trente entretiens semi-directifs avec des agriculteurs, une dizaine d’entretiens avec des agriculteurs ayant également des responsabilités au sein des AUE, entre cinq et dix entretiens avec des responsables des autorités locales − commune / village –, et un nombre équivalent avec les agents fonctionnaires des directions locales (province et districts) des ministères de l’Eau et de l’Agriculture. Au total, nous avons ainsi mené près de cinquante entretiens semi-directifs par site, ce qui nous a permis d’avoir une compréhension fine des pratiques agricoles, des modalités de gestion de l’irrigation, de la procédure de création et d’appui aux AUE, du fonctionnement, des responsabilités et des activités de ces organisations, ainsi que des relations entre acteurs et des perceptions que ces derniers pouvaient avoir des AUE.

thumbnail Fig. 1 Localisation des cas d’étude.

Source : auteurs.

Tab 1

Caractéristiques principales des quatre cas d’étude.

thumbnail Fig. 2 Schématisation simplifiée des quatre périmètres irrigués étudiés.

Ces schémas sont des simplifications ; ne sont représentées que les infrastructures principales nécessaires à la compréhension du fonctionnement des systèmes et ayant une influence sur les dynamiques sociotechniques décrites dans cet article (ainsi, le nombre et le positionnement des canaux, drains et divers ouvrages de contrôle ne correspondent pas nécessairement à la réalité).

Source : auteurs.

Un cadre politique, quatre processus d’inscription

Politique de l’irrigation au Cambodge

La création de Farmer Water User Communities (FWUC), l’équivalent cambodgien des associations d’usagers de l’eau, a été introduite en janvier 1999 par la circulaire n°1 signée par le bureau du Premier ministre du Cambodge7. Ce document s’inscrit dans le cadre d’un programme de développement et de gestion participative de l’irrigation (Participatory Irrigation Management and Development – PIMD) dont l’élaboration a été impulsée par un consortium de bailleurs internationaux, au premier rang desquels la FAO, l’AFD et la Banque asiatique de développement. Le principe essentiel du PIMD concerne le transfert des coûts d’utilisation et d’entretien (O&M : Operation and Maintenance) vers les associations d’usagers. Le ministère des Ressources en eau et de la Météorologie (MoWRAM), autorité compétente en matière de gestion de l’irrigation, garde la responsabilité de gestion de l’infrastructure primaire et commence à déléguer à partir des niveaux secondaires8. Les usagers sont supposés consentir au paiement d’une redevance, collectée par les FWUC et permettant de couvrir les frais d’O&M. En théorie, le MoWRAM doit accompagner les FWUC selon un partage dégressif des coûts sur cinq ans, mais ce n’est qu’en 2015 que le gouvernement cambodgien s’est doté d’un dispositif financier permettant cet accompagnement (Venot et Fontenelle, 2016).

Fortement mise en avant par les bailleurs de fonds du secteur, la création des FWUC n’a jamais réellement été un objectif du MoWRAM, davantage orienté vers la construction d’infrastructures comme le terme « développement » dans le programme PIMD le laisse envisager et comme cela est aussi le cas dans de nombreux pays de la région (voir par exemple Molle et al., 2009). Le MoWRAM ne s’est pas véritablement approprié le concept de transfert de gestion, sans toutefois s’opposer à la création d’associations d’usagers, une condition souvent posée comme nécessaire par les bailleurs de fonds pour tout octroi financier. La proclamation ministérielle n°306 (Prakas) émise en 2000 précises les étapes à suivre et définit des statuts types pour les FWUC (voir note 8). Les statuts prévoient une structuration hiérarchique faisant écho à l’organisation « classique » d’un périmètre irrigué, avec une organisation de type FWUC responsable de la gestion au niveau d’un canal primaire, et des subdivisions de cette organisation aux niveaux secondaire (Farmer Water User Groups, FWUG) et tertiaire (Farmer Water User Sub-Groups, FWUSG). Malgré les efforts de certains bailleurs de fonds pour promouvoir des accords de partage de responsabilités et des structurations de FWUC prenant en compte les spécificités de chaque système d’irrigation, les agents du MoWRAM suivent les directives « à la lettre ». La conformité avec le modèle statutaire est d’ailleurs l’un des critères principaux selon lesquels chaque FWUC est officiellement reconnue (c’est-à-dire enregistrée) par le MoWRAM.

Quand les infrastructures déterminent « a priori » l’action collective (ou pas)

Les quatre périmètres que nous avons sélectionnés sont caractérisés par différentes infrastructures avec différentes exigences de gestion.

Les polders de Prey Nup ne constituent pas un système d’irrigation au sens classique du terme, dans la mesure où il n’y a pas d’entrée d’eau dans le système autre que les eaux de ruissellement. La gestion de l’eau revient à drainer les excédents et à limiter les intrusions salines. L’infrastructure primaire, constituée par une digue parallèle à la côte, a une fonction de protection des parcelles. Conformément au cadre légal, la digue primaire relève de la responsabilité du MoWRAM et la FWUC devrait hériter de la gestion du réseau secondaire. Or, il n’y a pas à proprement parler de réseau secondaire (au sens de réseau de canaux), mais la FWUC s’est vue confier la responsabilité de gérer les vannes au niveau de la digue primaire, ainsi que l’entretien des digues secondaires qui délimitent les six casiers et du réseau de drainage. L’activité de gestion consiste à élaborer, en concertation avec les usagers, un calendrier de drainage, et à opérer les vannes afin de maintenir une lame d’eau qui permette la riziculture. La FWUC assure également le remblaiement périodique des digues, qui s’enfoncent régulièrement car elles reposent sur des formations d’argile molle, du dégraissage des clapets au niveau de la digue primaire ou encore du curage régulier des canaux de drainage pendant la saison sèche (ces travaux sont menés par une équipe de salariés de la FWUC ou par des prestataires extérieurs s’ils sont plus importants). Chaque casier couvrant entre 500 à 2 500 hectares d’un tenant « homogène » au sein duquel les agriculteurs sont interdépendants, les assemblées de polders et la FWUC ont toute leur raison d’être (il y a un besoin de concertation sur les dates d’ouverture des vannes et les niveaux d’eau pour éviter que certaines parcelles soient inondées et/ou d’autres asséchées). La FWUC étant responsable de la gestion des vannes au niveau de la digue primaire, elle est en mesure de rendre un service − de protection des cultures − aux usagers et parvient ainsi à collecter en moyenne 75 % de la redevance anticipée pour le maintien des infrastructures.

Au sein du périmètre de Sbov Andeth, il n’y a pas d’infrastructures de contrôle et de partage de l’eau en soi car (1) l’eau s’écoule dans le canal primaire via une structure de diversion dont le débit dépend du niveau de la rivière et (2) l’approvisionnement des canaux secondaires se fait soit par gravité (aux plus hautes eaux), soit via des pompes individuelles que les agriculteurs installent directement au niveau du canal primaire ou le long des canaux secondaires (les canaux secondaire en béton construits par le Cambodia Agricultural Value Chain Program – CAVAC – font exception, avec des ouvrages de contrôle permettant en théorie de contrôler débit et niveau d’eau, mais les vannes restent constamment ouvertes ; Fig. 2). Contrairement à Prey Nup, où le service est collectivement produit à l’échelle des casiers, à Sbov Andeth l’accès à l’eau se fait sur une base individuelle et est assuré à l’aide de pompes qui, d’une certaine façon, « dédoublent » les canaux. L’idée promue par la coopération australienne de confier la gestion de pompes collectives au niveau de chaque canal secondaire à des petits entrepreneurs privés et d’assurer la coordination par une FWUC n’a pas reçu l’adhésion des agriculteurs, ni même des services provinciaux du MoWRAM9. Une FWUC a bien été créée, mais elle est réduite à un rôle de gendarme et d’entretien des canaux, difficile à justifier car les agriculteurs assurent leur approvisionnement, par des pompes individuelles dans lesquelles ils ont investis directement, et achètent leur propre pétrole ; dans ces conditions la FWUC a peu de légitimité et n’arrive pas à collecter plus de 2 % de la redevance anticipée.

Les deux derniers périmètres (Stung Chinit et Kandal Stung) sont des périmètres irrigués « classiques en réseau » avec des infrastructures de contrôle et de distribution entre le canal primaire et les canaux secondaires (Fig. 2). La structuration hiérarchique des FWUC telle qu’envisagée par le MoWRAM (avec des sous-groupes organisés à l’échelle des canaux secondaires) pourrait donc permettre de répondre aux enjeux de gestion auxquels de tels systèmes font face, notamment celui d’une distribution équitable entre canaux secondaires mais aussi le long de chacun de ces canaux10. C’est alors la distribution des responsabilités entre MoWRAM et FWUC (qui a le contrôle sur les infrastructures de partage de l’eau) qui prend de l’importance, comme nous l’analysons dans la section suivante dans le cas de ces deux périmètres.

Logique de fonctionnement des infrastructures et partage des responsabilités

À Stung Chinit, le MoWRAM gère l’ouverture et la fermeture de la porte principale située à la jonction entre le réservoir et le canal primaire. La FWUC, elle, est chargée de répartir l’eau proportionnellement entre les canaux secondaires et a autorité sur les modalités d’ouverture / fermeture des portes à verrous qui connectent les infrastructures primaire et secondaire (Fig. 2). Initialement, et en accord avec les directives du MoWRAM, la FWUC avait été structurée sur la base des frontières hydrauliques avec des groupes d’usagers (FWUG) organisés au niveau de chaque canal secondaire. Or, cette configuration a montré un intérêt limité à l’usage, notamment car certains usagers possédaient des parcelles alimentées par différents canaux, ce qui les obligeait à participer à plusieurs réunions de groupes. De plus, l’absence d’infrastructures permettant de réguler la disponibilité en eau le long d’un canal secondaire et de distribuer l’eau entre canaux tertiaires rendait toute discussion à l’échelle du canal secondaire inutile. Enfin, les vannettes entre canaux tertiaires et quaternaires qui auraient dû permettre la mise en place de rotations au niveau des mailles les plus fines du réseau d’approvisionnement en eau ont été enlevées par les agriculteurs qui souhaitaient avoir de l’eau à tout moment. Des assemblées villageoises se sont alors substituées à la représentation par canal − un mode d’organisation considéré comme légitime et pratique, notamment en ce qui concerne le prélèvement de la redevance.

À Kandal Stung, ce sont les services du MoWRAM au niveau du district qui sont responsables de l’opération des portes (fermées avec des cadenas) situées le long du canal principal. Or ces dernières sont les seuls vrais ouvrages de contrôle de l’eau dans le système. Une FWUC a été mise en place et un plan de distribution de l’eau entre les différents blocs élaborés de façon conjointe entre les services du MoWRAM et la FWUC, mais celui-ci n’est pas respecté et la FWUC n’est pas en mesure d’intervenir dans sa mise en place. La distribution de l’eau se fait sans règle préétablie, en fonction des besoins et demandes des agriculteurs ; ces derniers ne considèrent pas la FWUC comme un acteur en mesure de faire remonter leurs demandes et préfèrent alors négocier directement avec les agents du MoWRAM qui ont les clés des vannes pour qu’ils ouvrent les portes (avec, dans certains cas, des transactions financières). Les négociations sont particulièrement courantes entre les services du MoWRAM et les usagers situés en aval du réseau qui font le plus souvent face à des pénuries en saison sèche ou des problèmes d’inondation en saison des pluies ; elles passent aussi parfois par l’intermédiaire des autorités villageoises et communales qui, selon les usagers, ont plus de poids pour influencer les agents du MoWRAM. Au niveau de chaque canal secondaire, la distribution de l’eau se fait par le biais de négociations entre sous-groupes d’usagers − les agriculteurs les plus aisés qui n’ont pas nécessairement de responsabilités au niveau de la FWUC et sont souvent situés à proximité des ouvrages de partage de l’eau ayant souvent pris le contrôle de ces derniers, qui ne sont pas équipés de verrous.

Si les infrastructures peuvent constituer des éléments médiateurs, des « intermédiaires », au travers desquels les associations d’usagers peuvent asseoir leur légitimité, leur seule présence ne suffit pas à ce que les FWUC « s’inscrivent » dans le paysage sociotechnique de l’irrigation − un processus qui est influencé par divers facteurs que nous décrivons ci-dessous.

Comment se fait l’ancrage : facteurs explicatifs

Modalités de création et d’appui aux associations d’usagers

Les bailleurs de fonds internationaux appuyant la réhabilitation des périmètres irrigués cambodgiens ont suivi deux approches distinctes de création et d’appui aux organisations d’usagers. Une première approche consiste à déléguer la responsabilité de création des FWUC aux services provinciaux du MoWRAM (les PDoWRAM), comme l’envisagent par ailleurs la circulaire n°1 et le Prakas 306. Les services du PDoWRAM suivent à la lettre les directives nationales et l’accompagnement des FWUC après leur création reste généralement très limité, notamment parce que le MoWRAM ne dispose pas des compétences requises. C’est cette approche qui a été suivie sur les périmètres de Kandal Stung et Sbov Andeth. Une deuxième approche, suivie dans les périmètres de Prey Nup et Stung Chinit, consiste à déléguer la création des FWUC à des organisations non gouvernementales. L’accompagnement s’inscrit alors sur un temps beaucoup plus long (plusieurs années en lieu et place de plusieurs semaines) et vise à assurer l’opérationnalisation des FWUC en les positionnant comme des organisations professionnelles, capables d’élaborer des outils adaptés aux besoins des usagers et à la gestion du périmètre irrigué. Ces différences d’approches se traduisent par différentes dynamiques « d’inscription » des FWUC dans leur environnement sociotechnique.

À Kandal Stung, les groupes et sous-groupes d’usagers (FWUG / FWUSG) ont été créés par les agents du MoWRAM au rythme des travaux de construction. Des élections ont eu lieu, à raison d’une demi-journée par commune afin d’élire des représentants, mais elles se sont davantage apparentées à des processus de nomination par les autorités locales (chefs de commune ou de village). Certains représentants que nous avons pu interroger indiquaient ainsi ne pas avoir participé aux élections et d’autres ne savaient pas de quelles fonctions ils avaient hérité. À Sbov Andeth, le processus de création a été similaire, les candidats ayant été désignés par les chefs de communes avec généralement une liste unique proposée. Afin de respecter l’organisation hiérarchique des FWUC en trois niveaux recommandée par le MoWRAM, des sous-blocs d’irrigation d’une superficie de 30 à 100 hectares ont été conçus ex nihilo. Les agents du PDoWRAM considéraient que ces sous-blocs représentaient des espaces d’une taille critique afin de déployer les activités de collecte de redevance et de contrôle social au sein de sous-groupes d’usagers (FWUSG), mais ils ne correspondent pas aux pratiques d’irrigation, caractérisées par des pompages multiples et une absence de canaux tertiaires. En pratique, il n’y a jamais eu de réunions de groupes ou de sous-groupes, parce que les usagers ne reconnaissent pas ces frontières et ne savent pas à quels groupes ou sous-groupes ils appartiennent. Sur ces deux sites, l’absence de correspondance entre structure organisationnelle et infrastructures et pratiques d’irrigation explique que les FWUC n’aient pas émergé comme acteurs de gestion des périmètres : il n’y a pas eu « d’inscription », au sens où la FWUC n’est pas en position de s’approprier et d’utiliser les ouvrages de contrôle de l’eau.

À Prey Nup, le processus de création-appui s’est étendu sur plusieurs années et ne visait pas à expliquer ce qu’était censée être une FWUC, mais à construire un « projet local » de FWUC. Des réunions et des consultations villageoises ont été organisées de façon hebdomadaire et ont permis d’élire des représentants afin de constituer une pré-FWUC (Kibler et Perroud, 2006). La création de comités de pilotage a permis, comme à Stung Chinit, de disposer d’une arène de concertation avec les autres acteurs locaux (chefs de village, conseils communaux, PDoWRAM, etc.). La FWUC a en outre bénéficié d’un appui qui s’est étendu au-delà de la phase de construction des infrastructures. Les équipes du projet ne se sont retirées qu’après plusieurs campagnes d’irrigation, ce qui a permis à la FWUC de se rendre visible et d’élaborer, grâce à des compromis successifs, des activités correspondant aux exigences de gestion de l’infrastructure d’irrigation (par exemple, calendrier de drainage, plan annuel de maintenance, etc.).

La différence principale entre les deux approches a ainsi trait à la capacité donnée aux FWUC de se familiariser avec les « scripts » de gestion des infrastructures qu’elles sont amenées à gérer.

Conception des infrastructures hydrauliques et ingénierie sociotechnique

Comme nous l’avons dit précédemment, les infrastructures hydrauliques contiennent des « scripts », dans le sens où elles déterminent en partie les usages qui peuvent être faits et leurs modalités de gestion. À Sbov Andeth, le système a été conçu par le bureau provincial du MoWRAM. Des réunions organisées par l’équipe du projet ont permis de présenter le schéma d’irrigation aux futurs utilisateurs. Les usagers n’avaient pas voix au chapitre en ce qui concerne la conception du système et étaient censés faciliter sa mise en œuvre, en prenant en charge, par exemple, la construction de canaux de distribution. Il en était de même dans le cas de Stung Chinit, où les usagers n’ont pas été intégrés à la conception du système, qui relevait du mandat d’un bureau d’ingénierie spécialisé dont le projet était de moderniser les infrastructures et de rompre avec le mode d’écoulement de l’eau en rizière, en lui substituant un système de tour d’eau qui devait permettre d’alimenter en priorité les parcelles situées en bout de canaux (ce qui s’appelle un contrôle par l’aval).

Dans les deux cas, le choix des concepteurs de développer un réseau hydraulique sur plusieurs niveaux et de mettre en place un tour d’eau s’est révélé problématique. Dans l’idée des concepteurs, il s’agissait de construire un réseau le plus efficient possible (les canaux étant synonymes de pertes en eau plus faibles), or les usagers souhaitaient avoir de l’eau « à la demande », sans contrainte de rotation comme cela pouvait être le cas, pendant la saison des pluies, avant les réhabilitations. Dans ces conditions, les canaux d’amenée d’eau à la parcelle n’ont pas été construits, alors même que les modes de gestion envisagés par les concepteurs des systèmes en dépendaient. Selon nos enquêtes, les pertes en terres cultivables que la construction de canaux d’amenée d’eau impliquait pour des usagers situés à proximité des canaux principaux (et pour qui l’approvisionnement en eau n’était pas un problème), et ce sans dédommagement, ont constitué le principal frein : les usagers en amont refusaient de céder une partie de leur terre pour le bénéfice des usagers en aval.

En l’absence de ces canaux, de nombreuses parcelles n’ont pu, du fait de leur éloignement avec l’infrastructure primaire, être connectées au réseau, ce qui a pu contribuer à la prolifération des pompages individuels (certains irrigants utilisant jusqu’à trois pompes, d’autres n’ayant pas accès à l’eau du tout). Une telle hétérogénéité dans l’accès à l’eau − largement déterminée par les capacités et la position des agriculteurs au sein du réseau hydraulique − ne pouvait que fragiliser la position de la FWUC, incapable de « justifier » le prélèvement d’une redevance pour un service de l’eau qu’elle n’assurait pas.

À Stung Chinit, la construction des canaux quaternaires est apparue être en rupture avec les constructions culturelles et pratiques de l’irrigation. La rotation voulue par les concepteurs, qui obligeait les usagers à veiller, tour à tour, sur la lame d’eau dans leurs champs, est apparue en décalage avec les attentes des irrigants (Rousseau et al., 2014). Ceux-ci privilégiaient un écoulement non contrôlé de l’eau entre les rizières, leur permettant de passer un temps limité dans les champs. La conception du système a cependant été longuement discutée avec des représentants des usagers, ces derniers soulignant les risques de pertes d’eau par percolation associés aux sols sablonneux de la zone que le système de tour d’eau ne manquerait pas d’entraîner (Deligne, 2013). Si ces discussions n’ont pas abouti au changement des choix faits par les ingénieurs en termes d’infrastructures (et donc de modalités de gestion envisagées), elles se sont traduites par des négociations en ce qui concerne l’emplacement des canaux d’amenée d’eau et ont permis aux usagers de se positionner comme des acteurs du système d’irrigation. La mise en place des tours d’eau s’étant en effet traduite par de fortes pertes en eau, les agriculteurs ont pris l’initiative de bloquer les drains et de s’en servir pour le stockage. La FWUC s’est retrouvée dans une position d’arbitrage des revendications paysannes et a ainsi décidé, contre l’avis des ingénieurs du projet, d’autoriser le blocage des drains par les usagers, normalisant ainsi un nouvel usage de l’infrastructure. Les irrigants et la FWUC se sont approprié, du moins partiellement, le fonctionnement du système : il y a bien eu « inscription ».

Inégalités et relations de pouvoir autour des points d’ancrage

Le fait qu’une FWUC émerge comme acteur de l’irrigation dépend aussi fortement des relations de pouvoir qui prennent corps autour des aspects matériels de l’irrigation. À Kandal Stung, c’est au niveau de l’infrastructure primaire, sous contrôle du MoWRAM, que se décide la distribution de la ressource en eau. Les modalités de gestion (ouverture / fermeture) des portes situées sur le canal principal sont un enjeu majeur et il n’est pas rare que les agriculteurs doivent recourir à la corruption pour que les agents du MoWRAM ouvrent les portes pour répondre à leurs besoins. Des relations nouvelles sont ainsi apparues, les usagers en aval du canal primaire négociant avec ceux en amont qui n’ont pas de problèmes d’accès à l’eau, afin que ces derniers acceptent de demander au MoWRAM d’ouvrir les portes. De même, au niveau secondaire, certains usagers dont les parcelles sont situées à proximité des vannes latérales (et qui sont souvent les plus aisés) se sont approprié la gestion de ces dernières, obligeant les usagers dont les parcelles sont éloignées à s’adapter à leurs décisions. Ces rapports de force – déterminés par la proximité avec les infrastructures mais aussi par la proximité sociale que certains usagers ont avec les autorités villageoises et communales – expliquent en partie les difficultés rencontrées par la FWUC pour s’inscrire dans le paysage institutionnel local.

Si les FWUC peuvent être otages de relations de pouvoir sur lesquelles elles n’ont pas prise et en pâtir, elles peuvent aussi s’en servir. Dans le cas du périmètre de Prey Nup, l’articulation entre la FWUC et les chefs de villages et de communes, centres du pouvoir local, a ainsi contribué à légitimer la FWUC. Les autorités locales rendent possible la collecte de la redevance par la FWUC, qui, en en redistribuant officiellement une partie à ces mêmes autorités, s’assure de leur soutien. La moitié du budget de la FWUC est ainsi utilisé pour la rémunération des acteurs : présidents de polders, chefs de communes, représentants de la police locale, etc. Ce système d’intéressement, s’il permet à la FWUC de se maintenir dans le paysage institutionnel local, peut aussi être vu comme un phénomène de « capture » renforçant certaines stratégies politiques. La vitalité de l’organisation des usagers s’accompagne ainsi de pratiques facilitant la collusion dans l’attribution de postes au sein de l’équipe salariée de la FWUC ou dans la sélection de sous-traitants dans le cas de l’externalisation des travaux de maintenance.

Conclusion

En mobilisant les cadres théoriques de la political ecology et des études des sciences et techniques, nous avons cherché à illustrer en quoi et comment une politique publique (de gestion participative de l’irrigation) peut prendre de multiples facettes en fonction des réalités matérielles (les infrastructures et pratiques de l’irrigation) qu’elle rencontre. Nous avons notamment cherché à appréhender les processus par lequel les associations d’usagers de l’eau au Cambodge (les FWUC) émergent et s’inscrivent comme acteurs de l’irrigation et du drainage. Nous soulignons que cette émergence dépend de l’existence ou de l’absence de « points d’ancrage », c’est-à-dire d’éléments d’infrastructures de distribution et de partage de l’eau sur lesquels les FWUC peuvent exercer leur contrôle, ainsi que d’une certaine correspondance entre le matériel et le social. Les quatre cas d’étude permettent de montrer que si certains types d’infrastructures sont « a priori » favorables à l’émergence d’une action collective sous la forme de FWUC, d’autres le sont moins. Il faut cependant se prévenir de tout déterminisme. Le croisement entre political ecology et études des sciences et techniques permet d’identifier au moins trois facteurs qui influencent les dynamiques d’inscription des FWUC dans leur environnement sociotechnique :

  • la démarche suivie pour la création et l’accompagnement des FWUC est déterminante pour mettre (ou non) ces derniers en capacité de s’adapter, de s’approprier, et de modifier les infrastructures et leurs scripts de gestion ;

  • le niveau de participation des usagers à la conception des infrastructures hydrauliques, étape pendant laquelle les points d’ancrage sont dessinés, détermine en partie la prise en main de ces derniers par les irrigants et influence les négociations qu’il peut y avoir sur le partage des responsabilités entre administration et organisation d’usagers ;

  • les liens tissés avec les autres centres de pouvoir (villages, communes, administrations, etc.) peuvent permettre ou empêcher la légitimation de ces nouvelles organisations.

Une approche croisée entre political ecology et études des sciences et techniques nous permet d’interroger simultanément l’influence des facteurs sociaux et politiques et des éléments matériels sur la capacité d’action des associations d’usagers. Pour comprendre les dynamiques de l’irrigation, une approche de political ecology hybride qui se saisit des dimensions matérielles (c’est-à-dire les infrastructures) de l’environnement apparaît féconde et permet d’allier à la description des relations sociotechniques locales une interrogation sur les raisons plus structurelles et les processus par lesquels des organisations de gestion de l’irrigation, mais aussi les irrigants, coévoluent et sont amenés à « s’inscrire » dans leur socioenvironnement.

Remerciements

Nous remercions les deux relecteurs anonymes et les membres du comité éditorial pour leurs commentaires qui nous ont permis de mieux articuler notre argument théorique et les données empiriques.

Références


1

Ces travaux se fondent sur le travail de master de Benoit Ivars réalisé en 2015 et sur une étude sur les politiques de l’irrigation au Cambodge menée en 2015 et 2016 (Venot et Fontenelle, 2016), en partie financés par le COSTEA (https://www.comite-costea.fr).

2

Le terme de « script » dénote que toute infrastructure est accompagnée d’un modus operandi spécifique permettant de réaliser ce que l’infrastructure est supposée faire selon son concepteur.

3

Le terme d’« inscription » dénote le fait que tout usager d’infrastructure doit s’approprier l’infrastructure en question, mais ce faisant, est amené à changer le « script » pensé par le concepteur de l’infrastructure (les échanges que nous avons eu avec Dominic Glover nous ont permis de mieux expliciter ce lien entre script et inscription).

4

Le postulat fondamental des STS est que la production et la diffusion des savoirs et des innovations relèvent d’un phénomène social. La théorie de l’acteur-réseau, qui en est la forme la plus médiatique, met en avant que la capacité d’action (agency) des éléments non humains (matériels, conceptuels) est symétrique à celle des humains.

5

Il est ainsi frappant qu’il n’y ait pas, en dehors des premiers écrits qui relevaient plus d’une mise à l’agenda d’un programme de formation et de recherche, de publication synthétique plus récente présentant les apports de la GSE, malgré l’influence que cette approche a pu avoir sur de nombreux chercheurs et praticiens du développement français au cours des deux dernières décennies − mais il s’agit là d’une autre histoire…

6

De telles discussions à portée très théorique vont au-delà du cadre de cet article (pour plus d’information, voir notamment Castree, 2002 ; Forsyth, 2015).

7

MoWRAM (Ministry of Water Resources and Meteorology), 1999. Implementation policy for sustainable irrigation systems, Circular n°1, Royal Government of Cambodia.

8

MoWRAM (Ministry of Water Resources and Meteorology), 2000. Policy for sustainability of operation and maintenance of irrigation systems, steps in the formation of a farmer water users community, Prakas n°306, Royal Government of Cambodia.

9

Cela s’explique en partie par le fait que (1) les coûts qu’un tel système impliquerait pour qu’il soit rentable pour l’entrepreneur étaient jugés trop élevés par les agriculteurs et (2) une incertitude existe quant à la qualité du service pour des agriculteurs habitués à avoir de l’eau « à la demande » dès lors qu’ils possèdent une pompe individuelle.

10

L’enjeu « type » de ces périmètres est celui du tail-end problem en anglais : les agriculteurs situés en bout de canaux font souvent face à des problèmes de disponibilité en eau du fait d’usages incontrôlés par les agriculteurs qui les « précèdent » le long du réseau. Le rôle d’une AUE est alors d’assurer une répartition équitable de la ressource en eau disponible sur la base de critères discutés avec les agriculteurs et de contrôler que les usages correspondent aux allocations et aux règles définies de façon collective.

Citation de l’article : Ivars B., Venot J.-P., 2018. Entre politiques publiques et matérialité : associations d’usagers et infrastructures d’irrigation au Cambodge. Nat. Sci. Soc. 26, 4, 383-394.

Liste des tableaux

Tab 1

Caractéristiques principales des quatre cas d’étude.

Liste des figures

thumbnail Fig. 1 Localisation des cas d’étude.

Source : auteurs.

Dans le texte
thumbnail Fig. 2 Schématisation simplifiée des quatre périmètres irrigués étudiés.

Ces schémas sont des simplifications ; ne sont représentées que les infrastructures principales nécessaires à la compréhension du fonctionnement des systèmes et ayant une influence sur les dynamiques sociotechniques décrites dans cet article (ainsi, le nombre et le positionnement des canaux, drains et divers ouvrages de contrôle ne correspondent pas nécessairement à la réalité).

Source : auteurs.

Dans le texte

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