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Nat. Sci. Soc.
Volume 29, Numéro 1, Janvier/Mars 2021
Dossier « Politiques locales de l’énergie : un renouveau sous contraintes »
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Page(s) | 3 - 12 | |
DOI | https://doi.org/10.1051/nss/2021018 | |
Publié en ligne | 20 mai 2021 |
Dossier « Politiques locales de l’énergie : un renouveau sous contraintes » – Introduction. Politiques locales de l’énergie : un renouveau sous contraintes★
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Science politique, Université de Pau et des Pays de l’Adour, UMR Tree,
Pau, France
2
Science politique, Université de Rennes 1, CNRS, UMR Arènes,
Rennes, France
* Auteur correspondant : s.chailleux@univ-pau.fr
Reçu :
29
Avril
2021
Accepté :
29
Avril
2021
Pour ce dossier, voir dans ce numéro les contributions de P. Wokuri; Y. Miot; X. Arnauld de Sartre et al.; A. Fontaine; A. Tabourdeau.
L’orientation croissante de l’action publique vers la « transition énergétique » semble offrir aux territoires des capacités d’action inédites dans un secteur au caractère pourtant traditionnellement centralisé et technocratique (Hatch, 1991 ; Topçu, 2013). La montée de l’enjeu climatique à partir des années 2000 est l’un des facteurs de cette redistribution des rôles. En associant directement les choix de politique énergétique non plus seulement à la souveraineté nationale ou à la compétitivité industrielle, mais à des objectifs de développement des énergies renouvelables et de maîtrise de la consommation (Bertrand et Richard, 2014), l’enjeu climatique a donné une nouvelle légitimité aux niveaux intermédiaires de l’action publique. Depuis une quinzaine d’années, plusieurs textes ont redessiné le cadre des politiques énergétiques dans un sens plus favorable aux territoires : lois Grenelle 1 et 2 (en 2009 et 2010) portant notamment la création des plans climat-énergie territoriaux (PCET) et des schémas régionaux climat-air-énergie (SRCAE1), loi de « modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles » (MAPTAM) de 2014, loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (TEPCV) de 2015. Les territoires semblent ainsi de plus en plus incités à s’engager dans une gestion locale de l’énergie passant par la valorisation de ressources renouvelables territorialisées (vent, courants, soleil, déchets, géothermie...) et par le développement de stratégies de sobriété adaptées aux contextes territoriaux (constructions économes, rénovation thermique des bâtiments, réorientation des transports collectifs, etc.). Parce qu’elle s’appuie sur des attentes relativement consensuelles en matière d’efficacité de l’action publique, d’adaptation fine aux ressources et aux besoins locaux et de renforcement démocratique par la proximité, cette territorialisation de la « transition » peut faire figure de nouvelle norme pour les politiques énergétiques (Poupeau, 2014). Toutefois, l’évaluation de la portée réelle de cette norme et des modalités de sa traduction concrète dans les politiques locales reste à produire. Ce dossier entend y contribuer en rassemblant plusieurs cas d’études proposant, chacun à leur manière, d’illustrer l’étendue et les limites des capacités des acteurs locaux à mener des politiques sur le sujet, d’analyser les facteurs qui les y poussent et de situer les contraintes, qui, à l’inverse, restreignent les initiatives dans ce domaine. Pour ce faire, ces études de cas explorent, à travers des approches sociologiques et géographiques, comment sont construits ces enjeux à l’échelle des territoires, le rôle qu’y jouent les configurations d’acteurs et le poids qu’exercent les « chemins empruntés » localement, dont font partie les héritages économiques, sociaux et (géo)techniques. Ce dossier entend donc conforter et prolonger le renouvellement des travaux empiriques sur l’énergie engagé dans les sciences sociales françaises depuis une dizaine d’années (Evrard, 2013 ; Zélem et Beslay, 2015 ; Labussière et Nadaï, 2018 ; Baggioni et al., 2019) et tirer parti de la richesse d’un regard pluridisciplinaire sur cette question.
Décentralisation de l’action publique et capacité des acteurs locaux
Selon toutes les apparences, l’incitation à agir des territoires locaux dans le domaine énergétique a atteint aujourd’hui un niveau qui n’avait pas été connu depuis la nationalisation du secteur opérée en 1946 (Poupeau, 2017). Bien entendu, le cadre général d’interaction entre l’État et les territoires a lui-même profondément évolué en quelques décennies : les lois de décentralisation des années 1980 ont diversifié les acteurs des territoires et les ont équipés de nouvelles ressources pour peser sur les choix publics. Les régions ont été dotées d’une nouvelle « capacité politique » (Pasquier, 2012) tandis que les métropoles opéraient leur « retour » (Le Galès, 2003) et que les « vieux » départements se voyaient conférer des compétences élargies. Dans le même temps, à la logique de l’autorité « descendante » s’est substituée celle de la négociation entre territoires dotés de ressources hétérogènes, parfois aussi d’objectifs divergents mais placés en situation d’interdépendance. Il en a résulté une manière nouvelle de concevoir l’action publique, désormais enchevêtrée, hybride, dans laquelle les configurations d’acteurs et leur engagement autour d’une logique de projet (Pinson, 2002), au besoin à travers un contrat (Gaudin, 2007), jouent un rôle déterminant. La « gouvernance multiniveaux » (Le Galès, 1995 ; Bhérer et al., 2005) désigne ce passage d’une relation hiérarchique entre niveaux de territoires à un fonctionnement en réseau.
Peu de secteurs ont résisté à la redistribution des rôles induite par cette nouvelle organisation, mais l’énergie en a longtemps fait partie. En France, encore plus fortement que dans d’autres pays, ce domaine a durablement fait figure de secteur centralisé par excellence, associé à l’influence d’un opérateur national monopolistique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 2000, structuré autour de la production nucléaire et gouverné par un réseau réduit de décideurs technico-politiques hermétique tant à la décentralisation des décisions qu’à la mise en débat des choix politiques (Topçu, 2013). La décentralisation n’a pas changé grand-chose à cet état de fait, pas plus que la libéralisation des marchés de l’énergie (Poupeau, 2013). On note toutefois, à partir des années 2000 et particulièrement après le Grenelle de l’Environnement, un infléchissement très net dans les discours – traduit également dans certaines pratiques – en faveur d’une territorialisation accrue des politiques énergétiques. Cet infléchissement tient beaucoup au nouveau regard sur l’énergie qu’a imposé la mise à l’agenda de la lutte contre le changement climatique. Aux logiques « d’équipement » du pays, de compétitivité et de souveraineté nationale qui ont guidé jusqu’alors les choix publics en matière d’énergie se sont ajoutés d’autres cadrages : la réduction des émissions de gaz à effet de serre, la réduction de la consommation et, plus largement, le caractère transversal des enjeux énergétiques pour de nombreuses questions environnementales et de société. Or, le domaine environnemental est précisément l’un de ceux sur lesquels les régions et les métropoles ont entrepris, depuis les années 1990, de renforcer leur action et leur légitimité.
Les villes ont connu une montée en puissance très notable de leurs politiques environnementales, initiée dès les années 1970, à partir de leurs secteurs d’intervention traditionnels comme l’assainissement, l’approvisionnement en eau, la gestion des déchets, puis confortée ensuite par le rôle que leur a donné la décentralisation en matière d’aménagement et de construction (Béal, 2011). Depuis les années 2000, la question climatique est devenue un nouvel enjeu clé des politiques métropolitaines. Elle a amené les métropoles à se saisir de la question énergétique (Coutard et Rutherford, 2014). L’époque des années 1990 où seuls quelques rares pionniers menaient des politiques énergétiques locales (Bertrand et Rocher, 2013) a ainsi laissé place à une dynamique de généralisation, puisque ce sont désormais les territoires n’affichant pas leur ambition de contribuer à la « transition énergétique » qui se font rares. L’une des raisons de cet engouement tient au fait que la gestion des réseaux et la production d’énergie ne sont pas seulement un enjeu de conservation environnementale et climatique, ils sont aussi un marché, susceptible de générer des richesses, de la croissance, de l’attractivité et de l’emploi. La conversion massive aux énergies renouvelables des grandes entreprises du secteur de l’énergie s’est inscrite dans cette perspective de forte croissance d’un secteur de plus en plus détaché des utopies contre-culturelles qui l’ont porté à l’origine, reposant sur l’autoconsommation locale (Szarka, 2007 ; Evrard, 2013). Si certaines initiatives locales demeurent critiques du modèle de développement actuel de ce secteur et composent à reculons avec son organisation capitalistique (Nadaï et al., 2015 ; Wokuri, 2020), d’autres s’en accommodent et visent principalement à la mettre à profit pour leur territoire, en s’appuyant sur les logiques d’innovation, d’entrepreneuriat et d’attractivité territoriale. À l’évidence, cette dimension éminemment économique du secteur de l’énergie en fait un levier privilégié d’enrôlement des acteurs dans des politiques publiques placées sous le label – en cette circonstance interchangeable – de l’environnement, du développement durable ou de la transition, mais pour lesquelles l’objectif reste la croissance (Rumpala, 2003 ; Béal, 2011). Sous cet angle, la maturité technologique et économique acquise par plusieurs sources de production d’énergie renouvelable (les chaufferies au bois ou géothermiques) ou encore le caractère de « totem territorial » (Le Bart, 2003) que l’on peut attribuer à des bâtiments publics à la pointe de la technologie basse consommation a probablement contribué à rendre ces politiques séduisantes aux yeux d’élus soucieux de distinction symbolique ou de « boosterisme » municipal (Labussière, 2014). Au-delà des villes, le niveau régional a lui aussi développé une action marquée dans le domaine de la « transition énergétique », favorisée dès les années 1990 par le poids qu’ont acquis les élus écologistes dans certains exécutifs régionaux. L’État, par la suite, a lui-même incité les régions, à travers les SRCAE (schémas régionaux climat-air-énergie) et d’autres instruments de diagnostic ou de planification à fixer leurs ambitions dans ce domaine, à se doter d’un regard prospectif et à mobiliser les différents acteurs du territoire autour d’objectifs communs.
La décentralisation de l’action publique et son caractère de plus en plus partenarial ne sont cependant pas synonymes d’une égalisation des capacités des acteurs. Certains travaux ont suggéré que les politiques de décentralisation avaient pour effet de renouveler, plutôt que d’amoindrir, l’autorité de l’État (Brenner, 2004 ; Lascoumes et Le Galès, 2005). Dans le domaine des politiques environnementales, des auteurs ont noté que les politiques de « transition » prennent finalement peu la forme d’un réel projet territorial, défini en fonction d’objectifs, de jeux d’acteurs et de référentiels localisés (Bomberger et Larrue, 2014). Plusieurs analyses tendent à conforter ce constat dans le cas des politiques énergétiques. Le pilotage de la politique de développement de l’éolien offshore, par exemple, est resté très largement entre les mains de l’État qui, en dépit d’un discours de territorialisation et d’éléments négociés avec les territoires, dispose fondamentalement « d’outils de pilotage des projets qui lui permettent de dessiner un/des territoire(s) selon ses intérêts et/ou les représentations qu’il s’en fait » (Evrard et Pasquier, 2018, p. 87). Dans le même sens, le développement des SRCAE après 2009 a donné lieu à la mise en place de multiples garde-fous qui ont permis aux services centraux du ministère de l’Écologie et du Développement durable de garder la main sur le contenu et la portée de ces schémas censés fixer les termes d’une régionalisation des politiques énergétiques et climatiques (Poupeau, 2013). Dans les deux cas, la territorialisation des enjeux énergétiques traduit moins une nouvelle répartition du pouvoir entre l’État et les territoires qu’une nouvelle modalité de gouvernement des territoires. L’État ne s’efface pas, mais s’appuie sur une forte mobilisation des élus locaux et des services déconcentrés. Ce mode de gouvernement valorise « la discussion et la proximité de la prise de décision, la transversalité entre champs sectoriels et l’intéressement des citoyens » (Poupeau, 2013, p. 468), pour assurer une mise en œuvre « sous contrôle » des politiques publiques ministérielles. Reste que de multiples déterminants entrent en ligne de compte pour définir la capacité politique des acteurs locaux à s’approprier les enjeux énergétiques, et donc à contribuer à leur territorialisation. On ne saurait, en effet, expliquer l’existence de différences de rythme, de priorité, de degrés d’engagement dans l’action publique d’un territoire à l’autre sans prêter attention au rôle des contextes historiques, géographiques et sociologiques locaux. Pourtant, les travaux classiques sur l’énergie, s’ils ont largement contribué à forger la notion de « transition » en mettant en lumière des séquences technico-économiques (Perelman et al., 1981 ; Leach, 1992 ; Smil, 2010), n’ont souvent prêté qu’une attention mineure à ces dynamiques territoriales, comme ils ont assez largement ignoré le rôle des jeux d’acteurs. C’est notamment le cas de la Multi-Level Perspective, comme nous le rappelle Antoine Tabourdeau dans ce dossier, dans la mesure où les auteurs qui s’en réclament décrivent les dynamiques de transition de façon principalement descendante et orientée par la technologie (Geels et Schot, 2007). Plus généralement, le caractère « hors-sol » de bien des analyses de la transition énergétique et l’absence d’une prise en compte sérieuse de l’espace, de ses ressources et de ses contraintes ont été critiqués, notamment par des géographes (Bridge et al., 2013 ; Coenen et al., 2012). C’est précisément l’objectif de ce dossier que de rendre compte plus finement des raisons de l’adoption et de l’orientation de politiques énergétiques au niveau local en allant au-delà des explications globalisantes. Qu’est-ce qui rend possible, à l’échelle d’un territoire, le développement d’une politique énergétique locale ? Qu’est-ce qui définit son orientation et ses leviers d’action ? Quels sont les gagnants et les perdants des nouvelles politiques énergétiques ?
Le croisement des problématiques de l’énergie et du territoire ouvre deux interrogations majeures autour de ce qui détermine la « capacité2 » des territoires à mener des politiques énergétiques propres, d’une part, et de l’ampleur des changements techniques, organisationnels et politiques qui en découlent, d’autre part. Bien qu’ancienne, la distinction opérée par Amory Amory Lovins (1977) entre un chemin énergétique « dur » – déterminé par l’offre et centralisé – et un chemin « doux » – plus participatif, orienté vers des projets plus petits et déterminé par la demande – peut servir de point de départ pour cette réflexion. Du côté de la capacité des territoires, c’est la question des ressources et des contraintes qui doit être posée : à quelles conditions une politique de l’énergie territorialisée est-elle possible ? Du côté du changement, c’est la question de la portée de ces politiques et stratégies énergétiques qui doit être abordée : que change, au juste, l’objectif désormais généralisé de « transition », au-delà des effets rhétoriques et des entreprises de légitimation ? En effet, l’injonction à la « transition énergétique » a le mérite d’ouvrir à la discussion les coûts et avantages des différentes filières énergétiques, mais ces débats laissent souvent de côté la perspective de changements sociotechniques et politiques plus profonds, jugés par beaucoup incontournables pour lutter efficacement contre le changement climatique (Laigle, 2013 ; Raineau, 2011 ; Fournis et Fortin, 2014 ; Zaccai, 2015). Cette injonction laisse également de côté la question politique du jeu de balancier dans les rapports de pouvoir et ses implications en termes de légitimation individuelle et territoriale, de souveraineté technocratique ou démocratique, d’arbitrages entre différents modèles et les intérêts qu’ils accommodent (Topçu 2013 ; Mitchell, 2013 ; Comby, 2015 ; Hourcade et Van Neste, 2019). Les articles présentés dans ce dossier déclinent ces axes de recherche à travers trois questionnements transversaux.
Territorialiser la politique énergétique : l’espace comme ressource et comme contrainte
Si le paradigme de la transition se présente désormais aux acteurs comme une norme incontournable (à la fois légalement et discursivement), c’est en fonction de conditions territoriales spécifiques qu’est donné le sens de son appropriation et de sa mise en œuvre (Baggioni, 2015). L’exemple de la mise en place des tarifs de rachat pour l’électricité photovoltaïque montre qu’elle n’a pas suscité la création ex nihilo de projets de territoires, mais qu’elle a plutôt servi d’appui à des coalitions d’acteurs préexistantes (Cointe, 2016). Pour les territoires capables de s’en saisir, l’apparition d’outils d’intervention territoriale sur les questions énergétiques peut représenter une opportunité, à condition de parvenir à les articuler aux attentes et objectifs définis localement. Le caractère élastique de la notion de « transition énergétique », apte à absorber des significations diverses, facilite ces agencements. Pour les analyser, il faut s’intéresser à la fois aux logiques de diffusion de cadres d’action sous l’effet de dispositifs européens et nationaux et de l’action de réseaux de sensibilisation (TEPOS3, ICLEI4, Energy Cities…) (Nadaï et al., 2015), et aux mécanismes sociaux et politiques de production de « valeurs territoriales » ou d’un « intérêt général local » (Lascoumes et Le Bourhis, 1998) susceptibles de présenter la politique énergétique comme une solution pour des problèmes publics locaux (Chabrol et Grasland, 2014). Ces problèmes peuvent s’avérer parfois assez éloignés des enjeux énergétiques et climatiques stricto sensu : dynamiser un tissu socio-économique local déclinant, à l’instar de l’expérience de Le Mené, en Bretagne (Yalçın-Riollet et al., 2014) ; offrir des opportunités nouvelles à un secteur économique, comme l’agriculture (Delhoume et Caroux, 2014) ; créer des emplois et résorber les précarités sociales ou encore projeter la collectivité dans une identité plus dynamique, valorisante et « compétitive », etc. La territorialisation de l’énergie n’échappe pas, en effet, aux tendances de « modernisation écologique » qui font que la critique de fond sur la durabilité des modèles de développement actuels se trouve systématiquement retraduite en termes économiques et technologiques, et finalement rattachée à des logiques concurrentielles et capitalistiques (Gibbs, 2002 ; Rumpala, 2003 ; Keil, 2007 ; Béal, 2009, 2011).
Plusieurs articles de ce dossier abordent de front la production de ces agencements territorialisés entre problèmes et solutions, à partir d’exemples empiriques analysés dans toute la profondeur de leur histoire économique, sociale et technique. Yoan Miot donne ainsi à voir une construction singulière de l’intérêt général local à Vitry-le-François, ville en déclin et « décroissante » sur le plan démographique qui a perçu, dans les programmes de soutien aux politiques locales de transition énergétique, un levier pour adapter des réseaux de chaleur urbains en difficulté, tout en en ouvrant de nouvelles voies de développement économique endogène. Là se trouve l’origine d’un projet territorial de verdissement énergétique, intégrant de multiples politiques publiques. L’accès à des aides financières n’est pas le moindre levier pour de telles trajectoires, particulièrement dans des communes modestes. De leur côté, Xavier Arnauld de Sartre, Vincent Baggioni et Christine Bouisset analysent l’institutionnalisation des enjeux climatiques à travers les plans climat-air-énergie territoriaux (PCAET) des villes moyennes françaises. Leur étude montre que les collectivités territoriales ne sont en mesure de se saisir que d’une partie des leviers disponibles en matière d’atténuation et d’adaptation au changement climatique, celle qui consiste à agir sur les consommations d’énergie (isolation et transports) et à mener des actions incitatives vis-à-vis des autres acteurs. Elles mobilisent en revanche très peu les trois leviers qui sont pourtant théoriquement à leur portée : la production d’énergie, l’action sur les infrastructures et la planification territoriale.
Entre autres enseignements, on peut lire dans ces divers exemples l’importance de conversions « réactives » à la transition énergétique, au sens où certains acteurs procèdent à un recadrage des difficultés et des priorités anciennes (redressement, attractivité, emploi) sous un angle susceptible d’ouvrir davantage d’opportunités d’action et de leviers de financement. La dimension transversale, désectorisée des enjeux énergétiques, qui est véhiculée par le paradigme de la transition, facilite ces traductions : on peut faire l’hypothèse que c’est parce que les enjeux énergétiques fournissent une entrée sur des thèmes aussi variés que le logement social, la réindustrialisation ou l’identité locale qu’un intéressement large des acteurs devient possible. Parallèlement, parce que les préoccupations de marketing territorial, de croissance et d’innovation sont importantes dans l’appropriation territoriale de l’enjeu énergétique, d’autres façons de concevoir la transition peuvent passer au second plan. La maîtrise de la demande d’électricité ou de chaleur, qui peut encore renvoyer à l’idée de restriction et privation (Pautard, 2007) et qui s’avère moins facilement valorisable d’un point de vue de construction identitaire (et de capitalisation électorale), est ainsi souvent rendue secondaire, en particulier dans les petites collectivités (Zélem, 2007).
Un autre enjeu clé de cette réflexion consiste à souligner combien la capacité des territoires à se saisir des opportunités ouvertes par la transition énergétique est inégale. Cette faculté est soumise, en premier lieu, à un certain nombre de contraintes qu’une approche globalisante, trop détachée des contextes historiques, géographiques et sociotechniques, pourrait conduire à négliger. Il existe, par exemple, des héritages locaux associés à des filières énergétiques anciennes, telles que le charbon dans certaines villes (Cacciari et Fournier, 2015 ; Baggioni, 2015 ; Gunzburger, 2017) ou le bois dans les Landes ou les Alpes (Dehez et Banos, 2017 ; Tabourdeau, dans ce dossier), qui contraignent ou déterminent les repositionnements économiques. La nature des sous-sols (pour la géothermie), du vent, de l’ensoleillement, les systèmes urbains (présence ou non de réseaux de chaleur, par exemple), les types d’habitat (plus ou moins dense) ou les profils de population (plus ou moins aisés, par exemple) n’offrent pas non plus les mêmes possibilités. Ces paramètres prennent la forme de systèmes sociotechniques (Akrich, 2006) « déjà là » qui orientent ou contrarient les stratégies de mobilisation de l’énergie dans le cadre d’une différenciation territoriale (Durand et al., 2015). L’empreinte profonde laissée par des architectures techniques et institutionnelles héritées (Huguenin, 2017) constitue donc une dépendance au sentier complexe dont l’influence reste largement à mesurer.
Certains articles de ce dossier y contribuent : Yoan Miot montre à quel point l’engagement d’une ville moyenne dans une stratégie de « verdissement » est dépendant des constructions sociotechniques antérieures, en l’espèce l’existence d’un réseau de chaleur, dont la présence s’explique, entre autres raisons, par le mode de reconstruction d’une ville entièrement détruite pendant la Seconde Guerre mondiale et le poids qu’y représente le logement social, mais aussi par la présence d’une filière bois en déclin. Antoine Tabourdeau souligne de son côté, dans une réflexion qui insiste sur les tensions possibles entre spatialisation et proximité, que les démarches nationales de valorisation énergétique du bois, portées par des appels d’offres spatialisés à l’attention de grands industriels de l’énergie, peuvent entrer en dissonance avec les appréhensions qu’ont les collectifs territoriaux de la disponibilité de cette même ressource, dont la connaissance dérive de leur proximité physique et historique. Cette contribution souligne de surcroît combien le cadre légal national s’impose aux acteurs sans toutefois éliminer toute capacité de négociation ou d’adaptation de leur part. Dans le cas du bois alpin, le cadre des appels d’offres nationaux pour le développement d’unités de cogénération à partir de biomasse perturbe les agencements locaux, mais il les pousse aussi à développer leurs propres systèmes de mesure de la situation territoriale, à des échelles fines adaptées à leurs projets. Dans le cas du photovoltaïque, Antoine Fontaine montre que la régulation à distance par les gouvernements successifs, à travers la modulation des perspectives de rentabilité économique, a pu déposséder largement les collectivités locales d’une maîtrise de cette énergie. Elle n’a cependant pas empêché certains acteurs des territoires de développer leurs propres formes de régulation, en favorisant, par exemple, le développement de projets jugés plus équitables ou plus conformes à leur perception de l’intérêt du territoire.
Jeux d’acteurs et coalitions
Les articles présentés dans ce dossier ont également pour point commun de réserver une grande attention aux jeux d’acteurs. Implicitement, le parti pris théorique qui sous-tend la plupart d’entre eux consiste à penser que c’est sous l’influence de l’engagement d’acteurs particuliers, de la création de coalitions et du dénouement de rapports de force que se produit le changement. La sociologie des politiques environnementales a depuis longtemps attiré l’attention sur l’importance des rapports de force entre coalitions d’acteurs – que viennent souder des valeurs communes, appuyées sur des dynamiques d’apprentissage – dans l’avènement de telle ou telle politique publique (voir notamment le cadre d’analyse de l’advocacy coalition framework de P.A. Sabatier et H.C. Jenkins-Smith [1993]). Cependant, comme on l’a souligné dans les paragraphes qui précèdent, ces politiques ne prennent pas place dans un monde libre de tout déterminisme puisque les systèmes sociotechniques, géographiques et historiques en place, même s’ils ne sont pas figés, pèsent sur la composition de ces coalitions, la nature de leurs propositions et leurs chances de succès. Cette entrée par les acteurs permet, à rebours de récits davantage mécanistes ou technocentrés sur les processus de transition, de mettre l’accent sur le degré de politisation des processus à l’œuvre. Les politiques locales de l’énergie servent des intérêts au détriment d’autres, produisent des gagnants et des perdants, renforcent certaines institutions, territoires ou acteurs dans leur légitimité. Ces projets énergétiques sont donc politiques au sens de Weber (2002) puisqu’ils relèvent d’une intention de l’État d’agir sur la société, mais ils sont surtout politiques au sens de Schmitt (2009) puisqu’ils ouvrent des zones de conflits et permettent le débat et le choix entre des options défendues par diverses catégories d’acteurs, qui traduisent des représentations concurrentes des problèmes à régler et des solutions préférables, en lien avec des visions du monde, des valeurs ou des intérêts à privilégier. L’entrée par les acteurs permet parallèlement de s’intéresser aux processus d’enrôlement d’appuis ou de relais locaux différenciés (Christen et Hamman, 2014), ce qui peut nécessiter une redéfinition du sens des activités, comme, par exemple, dans le cas de l’engagement des agriculteurs dans des projets de production d’énergie (Delhoume et Caroux, 2014 ; Mazaud et Pierre, 2019).
Sans s’inscrire formellement dans une analyse par les coalitions, la plupart des articles présentés dans ce dossier confirment l’importance d’un travail en commun, de la mobilisation d’alliances et de la production progressive de visions partagées comme conditions nécessaires à l’avènement de politiques locales de l’énergie tournées vers la transition. L’article d’Antoine Tabourdeau, qui porte sur le développement de la filière bois-énergie au tournant des années 2010, donne à voir la naissance de coalitions territoriales assez larges, capables de se doter d’une connaissance spécifique de « leur » ressource, qui n’est alors pas détenue par l’État. Xavier Arnauld de Sartre, Vincent Baggioni et Christine Bouisset montrent aussi l’enrôlement nécessaire des services municipaux traditionnels dans les enjeux énergétiques et les recompositions des périmètres de compétences des acteurs engendrées par l’injonction à la transition. De son côté, Antoine Fontaine insiste autant sur les mobilisations réussies que sur leurs échecs en analysant les tensions entre les logiques marchandes et individualistes véhiculées par les instruments nationaux de pilotage des projets photovoltaïques et la démarche territoriale que tente de promouvoir le collectif des « centrales villageoises ». En analysant les recompositions d’alliances, son article illustre les redéfinitions successives des objectifs communs aux membres de la coalition portant le projet de mutualisation de la production d’énergie solaire. Yoan Miot le met en évidence également au sujet de Vitry-le-François, en soulignant la manière dont les politiques locales de l’énergie s’efforcent de concilier une multitude d’intérêts économiques, politiques et territoriaux sur la base d’un désencastrement de la question de l’énergie.
C’est aussi dans l’écheveau des relations multiniveaux, et donc dans des alliances ou des conflits avec des acteurs nationaux, que se trouvent prises les ressources (et les contraintes) des acteurs. Cet aspect est saillant dans le travail de Pierre Wokuri, lorsqu’il montre en quoi l’agrégation de soutiens (de la part des collectivités locales et des acteurs de marché) augmente les chances de succès d’une coopérative citoyenne. Son analyse comparative de deux projets éoliens, français et anglais, met en évidence que les modes de gouvernement mobilisés par les pouvoirs locaux et la teneur des partenariats entre ceux-ci et les collectifs citoyens produisent des effets sur la mise en marché des projets coopératifs. Le « gouvernement par encouragement » du City Council de Nottingham, « partenaire silencieux » du projet de MOZES5, apparaît ainsi comme peu à même d’atténuer les difficultés produites par le régime de politiques publiques britannique tandis que, dans le cas de Bretagne Energies Citoyennes, le « gouvernement par fourniture » et l’engagement sur le long terme de la ville de Lorient semblent pouvoir agir plus fortement sur les difficultés produites par le régime de politiques publiques français. À l’image du travail de Pierre Wokuri, plusieurs des études rassemblées dans ce dossier éclairent à quel point le fait de s’intéresser aux politiques locales de l’énergie suppose de prêter une grande attention aux jeux d’échelle : certes, chaque projet « de territoire » germe dans des conditions territoriales spécifiques, mais c’est finalement l’état du droit européen et national, les politiques publiques nationales et la dynamique internationale des marchés qui créent les conditions de leur succès ou de leur échec.
Changement et continuité
Le troisième axe de réflexion commun aux articles de ce dossier concerne la nature et l’ampleur des conséquences de la territorialisation des politiques de l’énergie. Rejoignant un constat formulé notamment par François-Mathieu Poupeau (2020), l’hypothèse qui le guide est que le recours au paradigme de la « transition » comme justification de ces politiques locales n’est pas nécessairement synonyme d’un changement radical des pratiques, des acteurs ou des objectifs. Ces politiques peuvent même s’accommoder, voire contribuer au maintien, d’un certain nombre de permanences, au niveau des structures du marché de l’énergie, par exemple, mais aussi en termes de positions prééminentes de certains acteurs ou de fermeture de la gouvernance.
Le paradigme de la croissance demeure extrêmement structurant dans les registres de justification des politiques locales développées pour initier ou accompagner une démarche de transition énergétique. Dans les années 1960 et 1970, c’est sous l’angle d’une appropriation citoyenne et locale en profonde rupture avec le marché que le développement des énergies renouvelables a été pensé (Lovins, 1977). Or, force est de constater aujourd’hui que le développement de ce type d’énergies demeure très étroitement piloté par l’État et porté par des dynamiques de marché (Evrard, 2013). De ce point de vue, on peut faire l’hypothèse qu’en réalité les politiques territoriales de l’énergie s’appuient rarement sur la volonté – et mobilisent encore moins souvent la capacité – d’ouvrir un chemin alternatif vis-à-vis d’une approche utilitariste et ancrée dans les mécanismes de marché de l’énergie. Ce cas de figure, reflété dans certaines visions militantes quelque peu romantiques du local comme lieu de régénérescence de la démocratie et de l’intérêt général, constitue sans doute plus l’exception que la règle. Tout en donnant à voir que ces tentatives perdurent, voire, dans certains contextes, se développent, l’article d’Antoine Fontaine recense les difficultés concrètes que rencontre une démarche comme celle des « centrales villageoises », dont le modèle tente de rompre avec le paradigme marchand. C’est aussi la conclusion à laquelle aboutissent les analyses du développement des coopératives citoyennes de production d’énergie, dynamiques dans plusieurs pays, mais dont le développement et le succès sont étroitement dépendants des soubresauts des cadres nationaux qui les régulent (Wokuri 2019).
Cette tension entre un paradigme dominant et l’esquisse de voies alternatives fait du secteur de l’énergie un point d’appui pour prolonger la réflexion sur l’extension des logiques et du langage du marché aux politiques environnementales (Rumpala, 2003). La mise en avant quasi-systématique, dans les cas étudiés, des externalités économiques positives qui doivent accompagner les nouvelles politiques énergétiques (un « réservoir de croissance », un « gisement d’emplois non délocalisables », etc.) témoigne de cette approche productiviste conforme au modèle de la « modernisation écologique » (Hajer, 1997). À l’inverse, les utopies décroissantes ou la prise en compte assumée des limites terrestres demeurent le plus souvent frappées du sceau de l’illégitimité dans les débats territoriaux et les régimes de justification des politiques publiques. La transition énergétique au niveau local pourrait-elle donc se résumer à un slogan pour des objectifs et des pratiques largement inchangés, à l’instar de critiques classiques adressées au mot d’ordre de « développement durable » (Rumpala, 2003) ?
Les textes présentés ici nourrissent abondamment la réflexion à ce sujet. Yoan Miot, par exemple, met en évidence des démarches tendues vers l’espoir de la croissance et du redressement économique où les enjeux de lutte contre le réchauffement climatique, de réduction des émissions de gaz à effet de serre s’effacent devant des bénéfices plus immédiatement palpables (développement d’une ingénierie « verte » à haut contenu technologique en lieu et place d’emplois industriels déclinants, séduction de nouvelles entreprises…). Antoine Fontaine souligne de son côté l’importance de la rentabilité économique des projets photovoltaïques : initialement mobilisés autour d’une démarche territoriale et paysagère, la coalition portant la centrale villageoise se resserre autour d’un objectif avant tout économique qui favorise les toitures les mieux exposées. Mais ces articles suggèrent néanmoins, dans certains contextes, l’existence d’alliances territoriales, de coopérations et de mises en débat qui permettent une « percolation » réussie de visions, voire de projets, issus des mouvements citoyens vers la politique publique. Pierre Wokuri observe une telle situation dans le cas de Bretagne énergies citoyennes et cherche, par la comparaison avec un cas d’échec, à dégager les facteurs favorables à ce succès. De même, l’aboutissement du projet de transition énergétique coopératif des « centrales villageoises » et son extension à d’autres territoires permettent d’envisager une certaine capacité des projets alternatifs à déborder le cadre contraignant posé par les politiques nationales de l’énergie.
Ces différents articles contribuent donc au débat sur les effets de la territorialisation des politiques énergétiques : ne fait-elle qu’accompagner la pérennisation d’un chemin énergétique « dur » qui aurait intégré le mot d’ordre de la « transition » à son modèle d’essence néolibérale tout en dévaluant son caractère alternatif ? Ou ouvre-t-elle certains espaces – très limités mais vivants malgré tout – pour un renouveau du jeu d’acteurs, l’émergence de politiques alternatives et un approfondissent démocratique ? Ce dossier propose une réponse nuancée : certes, la transition élargit les possibles, légitime un retour vers le local, alimente un activisme plus radical (Semal et Szuba, 2010), ouvre la voie à des formes innovantes de projets énergétiques allant des éoliennes collaboratives (Christen et Hamman, 2014 ; Wokuri, 2020) aux projets d’autonomie énergétique (Yalçın-Riollet et al., 2014) et au mouvement de la décroissance (Semal, 2012). Mais si les collectifs citoyens porteurs de projets participatifs sont de plus en plus nombreux, les conditions légales, politiques et économiques favorables à leur succès sont rarement réunies. Et même si le recul n’est pas suffisant pour juger d’un éventuel processus incrémental de changement, le constat selon lequel l’État n’ouvrirait, pour les territoires et pour les initiatives citoyennes, que des possibilités d’action sans grande conséquence – particulièrement à l’échelle du réchauffement climatique global – paraît à ce jour le plus convaincant (Poupeau, 2013, 2020). Le plus déterminant continue de se jouer dans le cadre d’un pouvoir de décision centralisé et d’un marché de l’énergie libéralisé dont les territoires locaux ne possèdent pas les moyens de changer la dynamique, et moins encore les règles.
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Citation de l’article : Chailleux S., Hourcade R. Introduction. Politiques locales de l’énergie : un renouveau sous contraintes. Nat. Sci. Soc. 29, 1, 3-12.
© S. Chailleux et R. Hourcade, Hosted by EDP Sciences, 2021
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