Open Access
Numéro
Nat. Sci. Soc.
Volume 27, Numéro 1, January-March 2019
Dossier « Perspectives franco-brésiliennes autour de l’agroécologie »
Page(s) 3 - 5
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2019014
Publié en ligne 10 juin 2019

La France et le Brésil sont deux pays où l’agroécologie s’est clairement affirmée à la fois dans l’agenda scientifique et comme un cadre pour les politiques publiques, dans un contexte plus large de débats internationaux où elle prend de manière générale une place croissante. Dans les deux cas, l’agroécologie est d’abord apparue dans les discours de la société civile : pour le Brésil, principalement à partir d’organisations dédiées à l’agriculture alternative et au soutien aux paysans pauvres et/ou sans terre, dès les années 1980 ; pour la France, à partir de pionniers comme Pierre Rabhi, soit de manière bien plus isolée, car, contrairement au Brésil, l’agriculture biologique y entamait son processus d’institutionnalisation et de légitimation, captant une bonne partie de la critique du modèle agricole « dominant ».

Au Brésil, une communauté scientifique s’est structurée dès les années 1980 autour de l’agroécologie au travers de divers réseaux, associant souvent d’autres acteurs, issus notamment des mouvements sociaux et du développement agricole. Depuis le début des années 2000, des congrès nationaux d’agroécologie sont organisés tous les deux ans présentant l’originalité de rassembler des acteurs académiques, professionnels et de la société civile. Les politiques publiques, les institutions de recherche en tant que telles et les structures professionnelles ont peu à peu et, pour partie, pris le tournant de l’agroécologie, si bien qu’au Brésil, dès le début des années 2000, celle-ci s’est progressivement affirmée comme clé de voûte des politiques dévolues à l’agriculture familiale, soit la majorité des exploitations, les plus petites et les plus pauvres.

En France, ce n’est que fin 2012 que le gouvernement lance un programme ministériel centré sur l’agroécologie ainsi que divers outils de politique publique associés, visant à englober, notamment par des processus de diffusion à partir des « pionniers », l’ensemble de l’agriculture française. Temporalités différentes donc, mais aussi processus d’institutionnalisation singuliers puisqu’au Brésil ce sont les politiques de développement rural et les politiques alimentaires à l’échelle fédérale qui sont repensées de manière articulée (avec pour l’alimentation, des programmes sociaux et scolaires ambitieux) alors qu’en France ce n’est que récemment que la question alimentaire, portée jusqu’alors par l’État principalement au nom de l’aliment sain1, rejoint l’agenda des politiques agricoles2, avec par exemple le nouvel outil des projets alimentaires territoriaux.

Dans les deux pays, que l’on parle principalement de l’agriculture familiale ou de l’ensemble de l’agriculture, l’agroécologie apparaît désormais comme une nouvelle proposition pour repenser une voie de modernisation « écologique » de l’agriculture, autrement dit sa trajectoire d’écologisation. Mais cette proposition se déploie en visions et en pratiques très diverses et le lancement récent de politiques publiques dédiées génère des processus d’appropriation, de critique, et de « re-différenciation » très forts au sein des mondes agricoles, scientifiques, des politiques publiques et même de la société. De même que le développement de l’agriculture biologique a conduit à une divergence croissante entre ceux qui la considèrent comme une voie « conventionnalisée » ou « industrielle » et d’autres qui la veulent d’inspiration plus paysanne, l’agroécologie se partage elle aussi aujourd’hui entre des visions portées par des réseaux d’acteurs différents. À une vision « techniciste », dans laquelle l’agroécologie apparaît comme un ensemble de modèles techniques transférables, s’oppose en effet une vision plus « sociopolitique », insistant sur ses dimensions sociales, alimentaires et systémiques, dans une recomposition plus large et plus complexe du paysage conceptuel et politique de l’agroécologie.

L’objectif de ce dossier est de discuter de ces processus d’émergence puis d’institutionnalisation, des paradigmes en présence et de leur confrontation, enfin, de cas concrets de « transition agroécologique » dans les deux pays. Il traite de ces dynamiques autour de l’agroécologie sous trois angles complémentaires, au travers de différentes contributions, toutes co-écrites par des chercheurs brésiliens et français.

Le premier angle d’approche traite de la construction des politiques publiques abordées ici comme l’aboutissement de la transformation de l’agroécologie en problème public sous l’effet des interactions entre différents mondes sociaux : les mouvements sociaux, le monde académique, le monde agricole et les politiques publiques. L’article de Claire Lamine, Paulo Niederle et Guillaume Ollivier retrace ce processus de mise en politique dans les deux pays et souligne aussi la remise en question de ces politiques dans le contexte du changement politique récent au Brésil. Lui fait écho l’entretien à plusieurs voix entre deux acteurs brésiliens impliqués dans les politiques publiques reliant agroécologie et alimentation scolaire, interrogés par deux chercheurs français et brésilien (entretien auprès de Márcia Cristina Stolarski et Carlos Alves de Souza conduit par Moacir Roberto Darolt et Claire Lamine).

Le second angle concerne les recompositions des communautés épistémiques et des paradigmes dans les deux pays, ainsi que les dynamiques d’échange entre scientifiques. L’émergence et l’institutionnalisation de programmes de recherche publique en agroécologie sont retracées dans l’article de Guillaume Ollivier, Stéphane Bellon, Tatiana de Abreu et Danièle Magda, les auteurs s’attachant à analyser, à partir des cas de l’Inra et de l’Embrapa notamment, les conséquences sur les objets, les méthodes et les postures de recherche. De nombreuses et intenses relations se sont nouées en effet au fil des décennies entre chercheurs brésiliens et chercheurs français autour des questions rurales et agricoles, traçant la voie aux collaborations plus récentes autour de l’agroécologie. Dans la « Vie de la recherche » de ce dossier, Douglas Padilha, Alfio Brandenburg et Jean-Paul Billaud retracent près de 40 ans d’une coopération permise par les accords Capes-Cofecub3. Dans ces influences croisées entre chercheurs brésiliens et français dans le champ de la sociologie rurale et de l’environnement, dans les objets de recherche qui émergent à la faveur de ces collaborations, dans les cadres théoriques mobilisés, on voit se dessiner une hybridation des expériences qui témoignent d’un échange de plus en plus égal entre partenaires mais aussi d’une sensibilité accrue aux questionnements sociaux et idéologiques parcourant les deux pays.

Le dernier angle d’approche concerne les trajectoires d’écologisation des pratiques des agriculteurs, sujet amplement travaillé de part et d’autre à partir des cas de diverses formes d’agriculture écologisées que l’on englobe souvent aujourd’hui dans l’agroécologie. Un troisième article, celui de Julio Bittencourt Veiga Silva, Alfio Brandenburg et Claire Lamine, vise à explorer les dynamiques d’apprentissage des agriculteurs à partir du moment où ils engagent leurs exploitations dans des processus de transition s’inspirant de l’agroécologie, ce qui n’est pas sans conséquence sur leurs pratiques techniques mais aussi sur leurs situations de travail et de vie. Le quatrième article, proposé par Xavier Coquil, Dimas J. Soares, Jean-Marie Lusson et Marcio Miranda, prolonge cette exploration cantonnée à l’exploitation elle-même pour réinscrire l’agriculteur dans ses réseaux de formation et de développement. Il était intéressant de ce point de vue de rapprocher deux structures dédiées à l’accompagnement d’agriculteurs engagés dans un processus critique et en quête de nouveaux référentiels. Les réseaux de référence pour l’agriculture familiale du Paraná (Rede) et le Réseau agriculture durable (Rad) en France proposent des configurations singulières qui témoignent certes de spécificités locales mais qui illustrent également combien l’agroécologie, en situation de mise en pratiques, introduit un champ d’action particulièrement ouvert et incertain.

Ce dossier est issu d’un projet de recherche bilatéral conduit entre 2011 et 2014 (projet Capes-Cofecub « L’agroécologie en France et au Brésil : entre réseaux scientifiques, mouvements sociaux et politiques publiques »), d’un séminaire franco-brésilien qui a clôturé ce projet début 2015, et plus largement, des collaborations qui se poursuivent entre chercheurs français et brésiliens, ainsi qu’avec d’autres acteurs agricoles, institutionnels et de la société civile, dans les deux pays4. Il vise à la fois à rendre compte de ces travaux communs et à proposer sur quelques entrées ciblées, une approche comparative de situations françaises et brésiliennes. Mais, comment ne pas l’introduire sans évoquer la situation nouvelle du Brésil dont on ne peut ne pas anticiper les inflexions majeures qu’elle va induire sur la situation traitée ici. Suffisamment d’épisodes précédents – et récents – montrent combien ces visées utopiques, au sens d’une transformation radicale, comme peut l’être l’agroécologie, à partir du moment elles sont traduites en politiques publiques, sont fragiles et tributaires des fluctuations des rapports de forces et de pouvoirs qui organisent une société. Il ne fallut que quelques mois en 2016 pour que Michel Temer, évinçant Dilma Roussef de la présidence de la République, efface, en coupant les budgets, les années 1990-2000 qui avaient fait « du Brésil un véritable laboratoire des politiques de développement rural »5. La suppression du ministère du Développement rural (MDA) brésilien, et les orientations du nouveau gouvernement de Jair Bolsonaro en matière agricole et sociale, livrent la grande majorité de la ruralité brésilienne aux appétits féroces de l’industrie agro-alimentaire et des latifundiaires. Certes, en effaçant d’un trait de plume un dispositif d’action publique, on n’atteint pas la profondeur des expériences menées individuellement et dans des collectifs, ici aussi bien sociaux que scientifiques. On veut donc espérer que ce dossier n’est pas le témoignage d’un passé amputé, mais la marque d’une possible résistance pour maintenir un travail critique auquel invite l’expérience agroécologique.


1

Le Programme national nutrition santé (PNNS) date de 2001, mais il est centré sur un enjeu de santé publique et non de production agricole.

2

En France, et progressivement aussi au niveau européen (voir le projet TYFA : Ten Years For Agroecology in Europe) : Poux X., Aubert P.-M., 2018. Une Europe agroécologique en 2050 : une agriculture multifonctionnelle pour une alimentation saine. Enseignements d’une modélisation du système alimentaire européen, Iddri-AScA, Study, 9, https://www.iddri.org/sites/default/files/PDF/Publications/Catalogue%20Iddri/Etude/201809-ST0918-tyfa_1.pdf.

3

Coordination pour le perfectionnement du personnel de l’enseignement supérieur [Brésil] et Comité français d’évaluation de la coopération universitaire et scientifique.

4

Notamment au travers d’un projet ANR (IDAE, Institutionnalisations des agroécologies [http://www.idae.cnrs.fr/]) et du laboratoire international Agriterris (Activité AGRicole, TERRitoires et Systèmes agroalimentaires localisés [http://www.sad.inra.fr/Partenariat-innovation/International/AgriteRRIs]) impliquant la France, le Brésil et l’Argentine.

5

Voir : Sabourin E., 2018. Analyse socio-historique de la politique d’agriculture familiale au Brésil, Brésil(s), http://journals.openedition.org/bresils/2439. Doi: 10.4000/bresils.2439.

Citation de l’article : Lamine C., Brandenburg A., Billaud J.-P., 2019. Introduction – Perspectives franco-brésiliennes autour de l’agroécologie. Nat. Sci. Soc. 27, 1, 3-5.


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