Open Access
Numéro
Nat. Sci. Soc.
Volume 27, Numéro 1, January-March 2019
Dossier « Perspectives franco-brésiliennes autour de l’agroécologie »
Page(s) 6 - 19
DOI https://doi.org/10.1051/nss/2019015
Publié en ligne 10 juin 2019

© NSS-Dialogues, EDP Sciences 2019

Bien que la structuration sociale des agricultures française et brésilienne soit très différente, dans ces deux pays l’agriculture, qui se révèle d’ailleurs plus diverse que dans de nombreux pays des continents européen et américain où elle s’est bien plus « homogénéisée », est au cœur de controverses et de luttes sociales entre des formes « dominantes » et des formes souvent qualifiées d’« alternatives », entre une « grande » et une « petite » agriculture, catégories elles-mêmes fort hétérogènes. En lien avec ces controverses et luttes sociales autour d’enjeux économiques, environnementaux et sociaux, dans les deux pays se sont forgées des politiques publiques s’appuyant sur la notion d’agroécologie. Au Brésil, sous la pression des mouvements sociaux, l’agroécologie s’est imposée progressivement dans les politiques publiques dévolues spécifiquement à l’agriculture familiale à partir de la fin des années 1990, alors qu’en France elle est construite depuis 2012 par le Gouvernement comme un référentiel englobant qui devrait concerner toute l’agriculture.

À partir de ces points communs et différences entre les deux pays, l’objectif est ici de s’interroger sur les processus de mise en politique de l’agroécologie. L’argument que nous développons est qu’au Brésil comme en France les processus de mise en politique de l’agroécologie résultent des interactions entre différents mondes sociaux1 : les mouvements sociaux, le monde académique, le monde agricole et les politiques publiques (le monde des gestionnaires publics) dessinant des conceptions différentes, parfois antagonistes, de l’agroécologie. Dans cet article, nous montrerons que les rapports de force et les alliances entre les mondes sociaux qui participent à la mise en politique de l’agroécologie s’expriment différemment dans les deux pays. Dans ces conceptions et controverses, deux points s’avèrent cruciaux : le type d’agriculture et d’agriculteurs visé et la prise en compte des enjeux de reconnexion entre agriculture et alimentation à l’échelle du système agri-alimentaire, au-delà des seules pratiques techniques.

Après une discussion de travaux récents portant sur cette question de la mise en politique de l’agroécologie dans différents pays et la présentation de notre propre cadre d’analyse, nous décrirons tout d’abord à grands traits les trajectoires de mise en politique dans les deux pays, avec pour le Brésil un zoom sur le cas du Paraná, État brésilien intéressant non seulement parce qu’il a été pionnier dans le développement des agricultures alternatives, mais aussi parce que la construction d’une politique agroécologique régionale y a été amorcée dès 2008, avant que cela ne se généralise à l’échelle du pays entier. Nous discuterons ensuite des enseignements que nous pouvons tirer de la confrontation des situations brésilienne et française2.

Cadre d’analyse

La majeure partie des travaux sur la mise en politique de l’agroécologie concerne, en toute logique, des pays où celle-ci s’est affirmée comme référentiel d’action publique : outre le Brésil et la France dont nous parlerons ici, quelques autres pays d’Amérique latine, à commencer par Cuba, l’Équateur, le Venezuela et, plus récemment, l’Argentine et l’Uruguay. Dans les pays anglo-saxons, en revanche, la mise en politique de l’agroécologie, en tant que telle et de manière explicite3, est limitée et encore peu traitée par les sciences sociales – elle n’est, dans les faits, qu’émergente en Europe [mis à part le cas français] (Levidow, 2015 ; Ajates Gonzalez et al., 2018). L’agroécologie est dès lors principalement traitée en tant que proposition des mouvements sociaux paysans, ce qui a conduit certains auteurs à la qualifier d’« écologie politique populiste » ou de « populisme agrarien » (Navarro, 2008 ; Bernstein, 2014 ; Jansen, 2015).

Selon Altieri et Toledo (2011), les trois processus qui permettent d’expliquer le développement de l’agroécologie au Brésil sont la réorientation des mouvements sociaux défendant l’agriculture familiale et l’agriculture alternative vers l’agroécologie, l’arrivée d’agroécologues à des postes clés des gouvernements fédéraux et des États, et la formation d’une nouvelle génération d’agroécologues qui devinrent professeurs et chercheurs dans les universités et centres de recherche. Tandis que ces auteurs déploient une vision positive des processus d’interactions entre les mouvements sociaux, le monde académique, le monde agricole et les politiques publiques, qui font de « la révolution agroécologique » (ce sont leurs termes) une success story, nous nous intéresserons ici plutôt aux controverses et rapports de force que révèlent ces processus d’interactions. De ce point de vue, nous sommes plus proches de travaux inscrits dans la sociologie des mouvements sociaux qui ont exploré l’influence de ces derniers sur le développement des formes d’agriculture écologique en général et de l’agroécologie en particulier (Brandenburg, 2008 ; Almeida, 2002 ; Petersen et al., 2013) et qui soulignent en particulier l’hétérogénéité de l’« agriculture familiale4 » que vise la politique brésilienne de l’agroécologie, laquelle va de formes d’autosubsistance peu insérées dans le marché et les réseaux à des formes très insérées dans le marché ou encore très organisées en termes collectifs.

En France, où le processus de mise en politique de l’agroécologie est plus récent, commencent à apparaître à ce sujet des travaux relevant de l’analyse cognitive des politiques publiques (Muller, 2000 ; Arrignon et Bosc, 2015 ; Ajates Gonzalez et al., 2018). Cette approche a d’ailleurs influencé des travaux récents au Brésil5, dont certains analysent le rôle du « forum agroécologique » dans le processus de construction des politiques pour l’agriculture familiale et plus récemment pour l’agroécologie (Niederle et Grisa, 2013 ; Flexor et Grisa, 2016 ; Schmitt et al., 2017).

Cependant, là où ces auteurs parlent de « forums » qui visent à modifier les règles du jeu et influencer la construction des politiques publiques, nous parlerons plutôt d’arènes qui sont des lieux au sein de ou entre les mondes sociaux, où les acteurs expriment dans leurs discours, mais aussi dans leurs initiatives et actions, des conceptions et visions générant tant des alliances (au sein de tels forums) que des controverses (Strauss, 1978). Il s’agit de mettre l’accent non pas tant sur les processus de stabilisation d’un référentiel d’action publique (Muller, 2000), c’est-à-dire un cadre cognitif, normatif et instrumental singulier, que sur les débats et controverses qui précèdent puis accompagnent ces processus de construction des politiques publiques (Fouilleux et Jobert, 2017). Le processus de mise en politique de l’agroécologie auquel nous nous intéressons déborde en effet la question de la construction des politiques publiques, même si ces dernières sont le résultat le plus visible de l’état de ces alliances et controverses. Nous analyserons donc les controverses, rapports de force et alliances à l’œuvre dans les deux pays, et montrerons comment se dessinent et s’affrontent des conceptions différentes, parfois antagonistes, de l’agroécologie. Ces conceptions et controverses touchent à une diversité de sujets, et nous nous centrerons sur deux questions clés, celle du type d’agriculture et d’agriculteur concernés par ces politiques et celle de l’enjeu de reconnexion entre agriculture et alimentation à l’échelle du système agri-alimentaire, mise en avant par de nombreux travaux dans la période récente (Maréchal, 2008 ; Chiffoleau, 2012 ; Lamine, 2012 ; Bricas et al., 2013).

Notre propre cadre d’analyse empruntera donc, d’une part, à la sociologie des politiques publiques, le principe de s’intéresser au processus d’élaboration du référentiel de l’agroécologie dans les politiques publiques, et, d’autre part, à la sociologie « pragmatiste » celui d’étudier dans la durée les controverses entre différents acteurs et leurs reconfigurations. Notre grille d’analyse conduira à décrire les grandes étapes de cette mise en politique, en identifiant les acteurs ou groupes d’acteurs participant (ou non) à ce processus, qu’ils proviennent des mouvements sociaux, du monde académique, du monde agricole ou des politiques publiques, et les controverses qui se déploient. Nos analyses s’appuient sur des séries de documents divers (textes de loi, rapports publics, comptes rendus de réunions, commissions, forums, etc.), des séries d’enquêtes par entretiens compréhensifs au Brésil et en France auprès d’acteurs engagés dans cette mise en politique de l’agroécologie entre 2012 et 2016, et de l’observation ethnographique de différents types d’arènes, au Brésil et en France (une dizaine de colloques et rencontres sur l’agroécologie organisés par des acteurs académiques et/ou institutionnels, une dizaine de réunions de commissions traitant d’agroécologie dans les deux pays).

Les trajectoires de mise en politique de l’agroécologie en France

En France, c’est assez récemment que l’agroécologie est arrivée sur le devant de la scène, tandis que l’écologisation de l’agriculture avait pris une diversité d’autres formes au fil des décennies. Dès les années 1950 et en lien avec les premières critiques de la modernisation agricole ont émergé des réseaux d’agriculteurs défendant des modèles d’agriculture extensive (notamment dans l’élevage) appuyés sur la notion d’autonomie (Deléage, 2004), tandis que se structuraient progressivement, à la même époque, les mouvements d’agriculture biologique (César, 2003). En lien avec cette structuration précoce, l’agriculture biologique a connu un processus d’institutionnalisation lui aussi assez précoce (Piriou, 2002), puisque dès 1980 elle est définie dans une loi d’orientation agricole, tandis que le label AB est concrètement mis en place en 1985. Cette relative ancienneté (en tout cas, par rapport au Brésil, où cette institutionnalisation date du tournant des années 2000) peut expliquer l’actuelle diversité qui caractérise l’agriculture biologique française, accentuée par la coexistence de sources théoriques variées (Besson, 2007) et de réseaux divers.

Comme dans de nombreux pays, se sont développées au fil du temps des critiques et des controverses opposant une agriculture biologique qualifiée par certains de « conventionnalisée » (Guthman, 2004), c’est-à-dire ayant suivi les mêmes tendances à la concentration, à l’agrandissement, à la spécialisation et au recours croissant aux intrants extérieurs que l’agriculture conventionnelle, et une agriculture biologique parfois dite « résistante », aujourd’hui souvent qualifiée de « paysanne », concernant majoritairement des petites fermes en général plus diversifiées. Cette opposition est notamment lisible dans les débats qui ont parcouru les milieux bio à l’occasion des traductions et révisions des règlements européens, en 1999 pour l’élaboration du cahier des charges français issu du règlement de 1994, puis entre 2006 et 2008 lors de la révision de ce règlement, qui a conduit au règlement actuellement en vigueur (voir Lamine, 2015a, 2017).

Cependant, jusqu’au début des années 2000, la notion d’agroécologie apparaissait peu dans les débats sur l’agriculture biologique. C’est pourtant dans des mouvements sociaux proches de l’agriculture biologique qu’elle a commencé à se déployer, en particulier dans les écrits et projets de Pierre Rabhi inspirés par l’anthroposophie (Bellon et Ollivier, 2018), qui s’affiche comme agroécologue depuis les années 1980. Pour lui, l’agroécologie est « une technique inspirée des lois de la nature », invitant à « envisager l’ensemble du milieu dans lequel elle s’inscrit avec une véritable écologie »6, ce qui la distingue de l’approche biologique ». Ensuite, selon nos observations de terrain et notre analyse d’archives documentaires, la notion s’est déployée dans divers réseaux associant producteurs, consommateurs et proches de l’agriculture biologique, en lien avec le développement des modes de certification participative conçus pour se substituer aux modes de certification par tierce partie (réseaux Amap [Association pour le maintien d’une agriculture paysanne], réseaux Nature et Progrès, par exemple). Dès la fin des années 1980, Nature & Progrès s’intéresse au développement international de l’agroécologie qui se joue alors, pour un temps, dans le cadre de l’Ifoam (International Federation of Organic Agriculture Movements, Fédération internationale des mouvements de l’agriculture biologique) (Beau, 1991 ; Messe, 1989). Nature et Progrès s’approprie véritablement l’agroécologie au début des années 2000 en modifiant son slogan et en relayant dans sa revue la prise de position d’Altieri et Nicholls (2003) exprimée quelque temps plus tôt au sein de l’Ifoam : à la suite de l’émergence du débat sur la conventionnalisation, l’agroécologie est présentée comme le moyen de « sauver » la bio (Altieri et Nicholls, 2008). En novembre 2008, à Albi, l’association est aussi co-initiatrice du colloque international d’agroécologie, premier du genre en France à fédérer le mouvement agroécologique français.

Enfin, à partir de 2010 environ, des réseaux plus spécifiquement agricoles et défendant davantage une agriculture « paysanne » que l’agriculture biologique (comme la Confédération paysanne et les Civam, centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural) ont eux aussi adopté la notion (Lamine, 2015b)7. Pour ces différents mouvements, l’agroécologie fédère des dimensions que l’agriculture biologique n’inclut pas suffisamment dans sa définition officielle – dimensions éthiques et politiques liées à la défense d’un modèle agricole et de développement alternatif inscrit dans un projet de société plus large – ainsi que la prise en compte, au-delà des pratiques et questions agricoles, de l’échelle du système agri-alimentaire et des questions alimentaires.

Du côté du monde académique, ce n’est qu’à la fin des années 2000 que la notion d’agroécologie s’affirme, les travaux et orientations des instituts de recherche agronomique ne l’évoquant jusqu’alors que de manière sporadique (Wezel et al., 2009 ; Bellon et Ollivier, 2018). C’est surtout dans les sciences s’intéressant à l’agriculture de conservation qu’apparaît initialement la notion d’agroécologie, d’abord en lien avec des travaux menés par des chercheurs du Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement), précisément au Brésil. À l’Inra (Institut national pour la recherche agronomique), certains laboratoires adoptent le vocable à partir de 2006, mais c’est le document d’orientation 2010-2020 qui marque l’entrée de la notion dans les priorités scientifiques de l’Institut. L’agroécologie est alors définie comme une nouvelle science à la convergence de l’agronomie et de l’écologie, même si rapidement se dessinent différentes visions au sein même de l’institution (voir article d’Ollivier et al. dans ce dossier). Jusqu’en 2010 environ, on note peu d’interactions et d’alliances entre les réseaux scientifiques et les mouvements sociaux sur ces questions8.

Dans les politiques publiques, l’agroécologie fait son entrée officielle en 2012. Auparavant, les politiques agricoles françaises s’étaient appuyées sur divers modèles – en dehors de l’agriculture biologique, quant à elle institutionnalisée dès 1980 – visant à répondre aux injonctions croissantes de réduction des impacts environnementaux. L’agri-environnement, avec son instrument d’action publique que sont les mesures agri-environnementales instaurées par la Pac (politique agricole commune) à partir de 1987, fut le plus pérenne. Mais, outre qu’elles furent longtemps restreintes à des territoires à fort enjeu écologique (zones humides, espèces menacées, bassins de captage d’eau plus récemment…), ces mesures n’engageaient que les pratiques agricoles, au détriment des autres maillons du système agri-alimentaire. La multifonctionnalité agricole, et son instrument le contrat territorial d’exploitation (1999-2002) qui proposait justement une vision plus systémique, ne survécut pas au changement de gouvernement de 2002 (Plavinet, 2004). Plus tard, en 2007-2008, le Grenelle de l’environnement, moment inédit de concertation entre divers groupes d’acteurs, proposa comme compromis, entre les intérêts des agriculteurs et les attentes sociétales d’écologisation, le concept d’« agriculture à haute valeur environnementale », traduit en certification des exploitations, mais resté dans l’ombre malgré des velléités récentes d’en faire un instrument de reconnaissance des démarches agroécologiques. Cette tentative suscite en fait des controverses similaires à celles soulevées par l’agriculture raisonnée, modèle proposé dès 1994 par la profession agricole, mais n’imposant pas de changements significatifs au-delà de la seule application des obligations réglementaires déjà existantes (Doussan, 2004). En outre, ces multiples paradigmes – nous n’avons pas parlé ici de l’éco-agriculture, ou encore de l’agriculture écologiquement intensive, et d’autres – ont surtout visé à écologiser les pratiques agricoles, sans traiter de celles des autres acteurs du système agri-alimentaire ni raisonner à cette échelle (Deverre et de Sainte Marie, 2008).

Dans ce contexte, fin 2012, le gouvernement socialiste élu quelques mois plus tôt décide de mettre en place le référentiel de l’agroécologie, au travers d’un programme intitulé « Produire autrement » et d’un projet de loi promouvant la « double performance économique et environnementale » de l’agriculture (Ministère de l’Agriculture, 2013). Cette fois, il ne s’agit plus seulement de construire un compromis entre les intérêts des agriculteurs et les attentes sociétales d’écologisation, et donc de réconcilier l’agriculture et la société, mais aussi de tenter de réconcilier ou en tout cas d’englober les différents courants au sein du monde agricole (Lamine, 2015a ; Arrignon et Bosc, 2015). Notons que cette institutionnalisation de l’agroécologie, notion jusqu’alors peu présente dans le vocabulaire des politiques agricoles françaises, qui apparaît abrupte de prime abord, a été en fait rendue possible par le tournant qui s’est surtout joué dans le monde de la recherche agronomique, mais aussi dans certains cercles agricoles, au cours des années précédentes (Bellon et Ollivier, 2018).

Malgré la stratégie « pacificatrice » des pouvoirs publics, l’agroécologie fit très rapidement l’objet de controverses, mais aussi de processus tant d’appropriation que de redifférenciation. Le lancement du projet gouvernemental suscita en effet une série d’interrogations et de critiques dans le monde agricole « conventionnel », qui se sentit menacé. « Le sujet du moment n’est pas l’agroécologie9 » critiqua Xavier Belin, président de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), quelques mois après l’annonce de ce projet, en mars 2013. Toutefois, ce vocable, défini et diffusé de manière englobante pour enrôler le plus grand nombre, ne suscita pas de contestation significative de la profession. En effet, les instruments de cette politique (le GIEE [groupement d’intérêt économique et environnemental] ou les plans incitatifs de développement faiblement dotés) remettaient moins en question les pratiques dominantes qu’un objectif concret, comme celui, annoncé en 2008, de réduire de 50 % l’usage des pesticides, sur lesquels le Gouvernement, comme sur d’autres sujets, donna d’ailleurs des gages10 à la profession agricole.

Quant aux mouvements paysans, ils se fédèrent dès la fin 2012 en réaction au plan ministériel et aux discussions sur la loi d’avenir, en une alliance nommée « Collectif pour une agroécologie paysanne » (regroupant, entre autres, les organisations présentes au colloque d’Albi en 2008, en plus des mouvements de Pierre Rabhi). Ce collectif exprima, sous forme de lettres ouvertes, d’une caravane ou encore d’une rencontre à l’Assemblée nationale en avril 2014, son opposition à ce qu’il considère être une capture de l’agroécologie historique et une vision « trop pratique agricole11 » prônant la « double performance » (économique et environnementale) aux dépens de dimensions sociopolitiques plus globales que recouvre pour lui l’agroécologie. Il affirme ainsi : « Nous craignons également que le projet de société dont est porteuse l’agroécologie soit en train d’être détourné au profit d’une approche qui se contenterait de prescrire des techniques agronomiques plus écologiques à un modèle inégalitaire toujours fondé sur le profit capitaliste. » (Collectif pour une agroécologie paysanne, 201412). À ce premier temps d’opposition, dénonçant l’usurpation par le Gouvernement de l’agroécologie – que ces acteurs considèrent avoir été forgée justement dans leur propre monde « alternatif » – afin d’appuyer un programme « conventionnel » de « modernisation écologique », présent pour eux dans l’agriculture de conservation ou l’agriculture écologiquement intensive (Musson et Rousselière, 2016), succéda un second temps de « redifférenciation ». Pour ces mouvements sociaux, il s’agit de définir quelle agroécologie ils défendent, et c’est l’agroécologie paysanne qui est mise en avant, « pour la distinguer de la campagne de communication du ministère de l’Agriculture qui brandit le drapeau de l’agroécologie dans le seul but de mieux camoufler la fuite en avant de l’agriculture industrielle vers la marchandisation du vivant et la bioéconomie. […] L’agroécologie paysanne est avant tout un outil de transformation sociale » (Collectif pour une agroécologie paysanne, 2014).

La mise en politique de l’agroécologie au Brésil

Au Brésil, la trajectoire de l’agroécologie est tout à fait différente. Elle apparaît tout d’abord dans les discours des mouvements sociaux dédiés au soutien à la petite agriculture. Ces mouvements ont pour la plupart émergé dans les années 1980, sous la dictature, dans un contexte de forte crise sociale et économique qui a fini par mettre en échec ce régime dictatorial, lequel embrassait pleinement le paradigme de la modernisation agricole (Brandenburg, 2008). Localement, et surtout dans le sud et le sud-est du Brésil, où le processus de modernisation, tout comme les critiques lui étant portées, étaient plus intenses, se développèrent des projets visant à développer des technologies alternatives adaptées à la petite agriculture (von der Weid, 1988). Ces projets étaient engagés et soutenus par des organisations non gouvernementales (ONG) proches des organismes liés aux principales églises (catholique et luthérienne notamment) et de la Fase (Federação de Órgãos para Assistência Social e Educacional – Fédération d’organismes pour l’assistance sociale et l’éducation). Cette dernière fut à l’initiative en 1983 du Projet de technologies alternatives (PTA) qui initia ensuite en 1989 le réseau AS-PTA (Appui et services aux projets de technologies alternatives), rassemblant diverses ONG (Dias, 2004). L’un des principaux espaces d’expression de ces mouvements sociaux fut les EBAA (Encontros Brasileiros de Agricultura Alternativa – Rencontres brésiliennes d’agriculture alternative), qui se tinrent dès 1981 à l’initiative d’abord d’agronomes membres de la FAEAB (Federação das associações de engenheiros agrônomos do Brasil – Fédération des associations des ingénieurs agronomes du Brésil), progressivement rejoints par divers mouvements étudiants et syndicaux.

Au sud du pays, le Paraná fut un État pionnier dans l’émergence de ces mouvements, puisque plusieurs associations y furent créées dans les années 1980 autour de l’agriculture « alternative »13 et que la première rencontre d’agriculture alternative fut justement organisée à Curitiba, sa capitale, en 198114. Au Paraná comme au Brésil en général, ces ONG embauchèrent des jeunes agronomes qui étaient souvent auparavant engagés dans les groupes d’agriculture écologique créés à partir des années 1980 dans les facultés d’agronomie. Un tel groupe fut ainsi créé dès 1981 au sein de l’université fédérale du Paraná, dont certains étudiants mirent dès lors en place des actions avec des producteurs et appuyèrent notamment le lancement, en 1989, à Curitiba, du premier marché de produits bio (feira verde), l’une des premières initiatives au Brésil rendant visibles et accessibles les produits alimentaires écologiques. Ces marchés se multiplièrent et la création de l’Aopa (Associação do produtores orgânicos do Paraná – Association des producteurs organiques du Paraná) en 1995 leur permit d’obtenir une reconnaissance officielle et des appuis financiers, tandis qu’un accord avec le gouvernement de l’État permit de développer des actions sur l’agriculture biologique, dans le cadre du programme Paraná rural (1989-1997)15. Quelques années plus tard, en 2000, des consommateurs, de fait à l’interface entre la société civile et le monde académique ou des politiques publiques, créèrent une association de consommateurs de produits bio, l’Acopa, en forte interaction avec ce mouvement général.

Au fil du temps se forgèrent au niveau national des alliances entre le monde des mouvements sociaux (dédiés au soutien à l’agriculture « alternative » et associant, plus rarement, comme au Paraná, les consommateurs) et le monde académique. D’un côté, les expériences empiriques des organisations d’agriculture « alternative » contribuèrent à alimenter les débats académiques et, de l’autre, des références théoriques furent progressivement mises à l’épreuve dans ces organisations. Peu à peu, l’agroécologie s’imposa comme modèle visé dans les principales organisations liées à l’agriculture familiale et à la réforme agraire du pays. Ainsi, en 2000, durant son 4e congrès, le MST (Mouvement des sans terre) adopta l’agroécologie comme ligne politique. En 2002, la création de l’Ana (Articulação nacional de agroecologia – Articulation nationale d’agroécologie) et l’organisation régulière de Rencontres nationales d’agroécologie en 2002, 2006 et 2014 contribuèrent à cette convergence des mouvements sociaux, puisque ce fut dans ces espaces que les organisations syndicales comme la Contag (Confederação nacional dos trabalhadores na agricultura – Confédération nationale des travailleurs agricoles) et la Fetraf (Federação dos trabalhadores na agricultura familiar – Fédération des travailleurs de l’agriculture familiale) furent amenées à se positionner en faveur de l’agroécologie16, bien que ceci ne se répercutât pas aussi fortement dans leurs « bases » respectives (Picolotto et Brandenburg, 2015). En effet, la question de l’écologisation des modèles productifs demeure moins prioritaire dans les visions et revendications de ces organisations syndicales que celle des inégalités d’accès aux facteurs de production (terre, crédit et intrants).

Ce sont du reste ces revendications qui furent au cœur des luttes sociales ayant conduit à la création en 1996 du Pronaf (Programme de crédit différencié pour l’agriculture familiale), puis en 1999 du MDA (ministère du Développement agraire), dans un contexte de fort exode rural et de forte inflation, où l’agriculture familiale était vue comme devant être soutenue pour sa capacité d’absorption de la main-d’œuvre rurale et d’approvisionnement du marché interne, ce qui conduisit certains auteurs à parler d’une première génération de politiques d’agriculture familiale relevant d’un référentiel proprement agricole (Grisa et Schneider, 2015). Le MDA fut en effet créé pour répondre aux revendications des organisations de l’agriculture familiale, ce qui, à la différence du cas français, institutionnalisa la coexistence de deux « référentiels sectoriels » (Muller, 2000), puisque ce nouveau ministère coexista dès lors avec le ministère de l’Agriculture dont les politiques sont dédiées à la « grande agriculture ».

L’élection de Lula en 2002 conduisit à l’entrée dans les organes de l’État (tant au niveau fédéral que des États) d’acteurs mettant en avant la notion d’agroécologie, de fait situés à l’interface entre le monde académique et les mouvements sociaux (Lamine et Abreu, 2009). Ainsi, au début des années 2000, l’alliance déjà établie entre les mouvements sociaux paysans (et parfois environnementalistes ou de consommateurs) et le monde académique s’est étendue à une alliance avec des gestionnaires publics œuvrant à la construction et à la mise en place des politiques dévolues à l’agriculture familiale, ce qui a conduit à l’incorporation de l’agroécologie dans ces politiques.

Dans cette même période se développèrent dans les universités et centres de recherche, sous l’effet de ces réorientations des politiques publiques en faveur de l’agroécologie, des programmes de formation et de recherche, ainsi que des groupes et réseaux de recherche et développement en agroécologie, associant chercheurs, étudiants, techniciens et agriculteurs (Silva Hur et al., 2015). En parallèle, les organismes publics de conseil et de développement agricole régional (Emater [Empresa de assistência técnica e extensão rural – Institut paranéen d’assistance technique et extension rurale]) créèrent aussi des groupes et programmes autour de l’agroécologie (Gomes, 2005 ; Caporal et Costabeber, 2004). En 2004 fut lancée la Politique nationale d’assistance technique et d’extension rurale, où apparaît pour la première fois le terme d’agroécologie comme devant orienter l’action des techniciens agricoles (Caporal et Petersen, 2011).

Au Paraná, le Iapar (Instituto agronômico do Paraná), institut de recherche agronomique régional, mit en place un programme de recherche en agroécologie en 2004 et divers nucleos (groupes) d’agroécologie furent créés ces mêmes années dans les universités. Des formations sur l’agroécologie furent mises en place dans l’enseignement public dès 2003 : pour les techniciens, à l’école technique de l’université fédérale du Paraná en lien avec les mouvements sociaux, et pour les agriculteurs, avec un cursus spécifique intitulé « fondements de l’agroécologie » mis en place dans les formations agricoles publiques et dans les maisons familiales rurales (réseau inspiré des Maisons familiales rurales françaises, rassemblant une quarantaine de maisons au Paraná).

En matière de développement agricole, l’Emater afficha dès 2005 l’ambition de faire de l’agroécologie la « nouvelle matrice technologique » de l’institution, en lien avec la politique nationale mise en place)17. Mais le Paraná se distingue surtout des autres États par le fait d’avoir depuis 2005 une institution entièrement dédiée à l’agroécologie, le CPRA (Centro paranaense de referência em agroecologia – Centre paranéen de référence en agroécologie) qui rassemble chercheurs et conseillers et/ou techniciens agricoles de plusieurs institutions. Ce centre de formation, de développement agricole et de recherche en agroécologie, unique en son genre au Brésil, développe des formations et actions auprès des producteurs, en particulier sur la mise en marché, la permaculture, les systèmes agropastoraux et les systèmes agroforestiers.

Malgré l’incorporation de l’agroécologie par les politiques d’agriculture familiale, au niveau national, la concentration des ressources dédiées à l’agriculture familiale dans le sud du pays et sur les productions classiques (soja, maïs, café et blé) a renforcé les critiques et les controverses, lesquelles se sont exprimées dans les instances de gouvernance de cette politique d’agriculture familiale (notamment le Condraf18, Conselho nacional de desenvolvimento rural sustentável – Conseil national pour le développement rural durable). La principale critique des réseaux agroécologiques et de certaines organisations paysannes portait sur le fait que le système de crédit pour l’agriculture familiale accentuait la spécialisation productive, la dépendance au système financier et aux entreprises agro-industrielles, la dégradation des écosystèmes et la désarticulation des cultures paysannes et des moyens de subsistance. Face à ces critiques dénonçant la vision productiviste et modernisatrice des politiques publiques d’agriculture familiale, le Gouvernement amorça une adaptation de ces politiques, visant à mieux prendre en compte la diversité de l’agriculture familiale et à inclure les agriculteurs les plus pauvres (Bianchini, 2015). Ceci conduisit à la construction de nouvelles politiques à visées plus sociales, mais aussi plus écologiques, avec des « lignes vertes » d’appels à projets, dont une sur l’agroécologie créée en 2006.

Malgré ces réorientations, plusieurs organisations sociales continuent à remettre en question la capacité des politiques publiques dédiées à l’agriculture familiale à porter un projet réellement novateur de développement rural. Ainsi l’ex-leader étudiant, militant environnementaliste, membre du Condraf et coordinateur de l’AS-PTA (l’un des réseaux historiques de l’agriculture « alternative ») Jean-Marc von der Weid affirme-t-il que « l’expansion du Pronaf a fonctionné comme ressort pour la diffusion d’une logique technique et économique de l’agronégoce19 » (von der Weid, 2010). Autour de ces critiques se sont forgées de nouvelles alliances entre les organisations sociales et le monde académique qui, de manière croissante, a produit des travaux scientifiques étayant ces critiques (Sambuichi et al., 2014 ; Gazolla et Schneider, 2013). Ces travaux font état de la croissante vulnérabilité socio-économique de l’agriculture familiale, qui reste fortement dépendante du crédit et des intrants externes, et de l’exclusion des agriculteurs pauvres. Ils affirment la nécessité de repenser les politiques publiques afin de se détacher définitivement du référentiel hérité de la période de modernisation agricole et d’aborder réellement la nécessité d’une transformation conjointe et articulée des modèles de production et de consommation, c’est-à-dire les enjeux de reconnexion entre agriculture et alimentation.

Ceci a conduit à partir de 2003 environ à une mise en avant des thèmes de la souveraineté et sécurité alimentaire et nutritionnelle qui furent portés par les mouvements sociaux, notamment dans l’instance paritaire dédiée à ces questions, le Consea (Conseil national de sécurité alimentaire et nutritionnelle). Se renforça alors l’articulation discursive entre les revendications portant sur le soutien à l’agriculture familiale, le droit à une alimentation saine et adéquate, et l’agroécologie. Cette convergence des causes s’appuya sur un élargissement du cercle d’acteurs mobilisés, avec l’inclusion notamment, du côté des mouvements sociaux, des communautés traditionnelles20 ; du côté des acteurs académiques, d’autres disciplines que l’agronomie, telles que la santé, la nutrition, l’écologie ou les sciences sociales ; et enfin, du côté des politiques publiques, de services impliqués non seulement dans les questions agricoles, mais aussi de santé, d’éducation et d’environnement. Ces alliances élargies conduisirent au lancement d’une nouvelle génération de politiques publiques pour l’agriculture familiale recentrées sur les enjeux de sécurité alimentaire (Grisa et Schneider, 2015) et de reconnexion entre agriculture et alimentation. Emblématiques de cette génération de politiques publiques est la création, en 2003, du programme d’achat public d’aliments de l’agriculture familiale (le PAA) et la restructuration, en 2009, du Programme national d’alimentation scolaire (PNAE) qui met désormais en avant l’approvisionnement local, la priorité aux producteurs et régions plus vulnérables, mais aussi les modes de consommation traditionnels et l’éducation alimentaire. Ces politiques alimentaires nouvelles ou redéfinies mirent clairement au premier plan l’agroécologie (Schmitt et Grisa, 2013). Le Paraná fut aussi pionnier sur ce point, puisqu’au Brésil c’est l’État qui a le plus rapidement mis en œuvre cette réorientation du PNAE vers l’agriculture familiale et l’agroécologie (voir dans le même numéro l’entretien réalisé sur ce sujet).

Dans cette trajectoire brésilienne de l’agroécologie, l’étape la plus récente consiste en la formulation d’une politique nationale globale dévolue à l’agroécologie et à l’agriculture biologique. Auparavant, en effet, l’agroécologie n’était présente que dans les politiques d’agriculture familiale (portées par le MDA) et l’agriculture biologique n’était traitée qu’au travers des questions de certification, portées par le ministère de l’Agriculture « classique » (Niederle et Almeida, 2013). C’est en 2012 – la même année qu’en France –  que fut lancée la Politique nationale d’agroécologie et de production organique (Pnapo), qui devait être déclinée en politiques régionales, à l’échelle des États.

Le Paraná avait pris les devants sur ce point. Fort des diverses initiatives qui s’étaient développées au fil des années, dès 2007, l’idée avait émergé au sein du Cedraf (Conselho estadual de desenvolvimento rural e agricultura familiar – Conseil de développement rural et d’agriculture familiale, instance paritaire entre administrations et société civile qui est la déclinaison régionale du Condraf national) de construire un programme d’agriculture bio et agroécologique. Cela aboutit à la création d’une commission dédiée, elle aussi paritaire, qui fut en charge d’élaborer ce programme. L’équipe technique comme les contributeurs à ce travail sont assez divers : dans l’équipe technique, universités, instituts de recherche, administrations liées à l’agriculture et extension rurale ; dans les contributeurs, outre d’autres experts, les administrations liées à l’environnement et à la santé, et quelques organisations de la société civile (Rede Ecovida21, Aopa – devenue entre-temps Association pour le développement de l’agroécologie –, Mouvement des sans-terre).

Entre 2008 et 2011, une série de réunions aboutit à la rédaction d’un document « Programa Paraná Agroecologico », publié en 2011, qui développe cinq lignes d’action principales : extension rurale, recherche, production, commercialisation, législation22. Ce texte est à la fois marqué par le souci de justification scientifique et par l’affichage d’une démarche de consultation et participative, ce qui apparaît clairement comme l’effet de son processus d’élaboration au croisement des mouvements sociaux, du monde académique et des gestionnaires publics. Dans ce plan est aussi prévue la réalisation régulière de congrès, qui rassemblent de manière large l’ensemble des acteurs concernés par l’agroécologie à l’échelle du Paraná – chercheurs, agriculteurs, conseillers, gestionnaires publics (deux se sont tenus depuis, l’un en 2014, l’autre fin 2016).

Quant au plan construit au niveau national (Planapo), destiné à décliner en actions la politique nationale d’agroécologie et de production organique, dans sa première phase (2013-2015), ses lignes d’action sont sensiblement les mêmes (production, usage et conservation des ressources naturelles, connaissances, et commercialisation-consommation). Censé coordonner des politiques et programmes antérieurement conduits par différents ministères, il prévoyait 125 actions, avec un budget de 8,8 milliards de réals (soit 2,4milliards d’euros) – la majeure partie dédiée au crédit. Malgré la part limitée dévolue aux actions de développement et d’accompagnement, certaines de ces actions ont permis de réelles avancées, notamment en matière d’accès aux semences de variétés traditionnelles pour l’agriculture familiale, d’animation des réseaux d’agroécologie (nucleos), d’accès des femmes à la formation, d’accès des agriculteurs aux programmes alimentaires que sont le PAA et le PNAE, et enfin au travers du programme Ecoforte, visant à soutenir des initiatives collectives régionales (Schmitt et al., 2017). Le second plan (2016-2019)23 prévoit quant à lui 194 actions et innove avec l’inclusion de deux nouveaux axes, l’un qui vise à garantir l’accès à la terre et la promotion de l’« ethnodéveloppement » et de la sociobiodiversité, l’autre qui met en avant la reconnaissance de l’identité socioculturelle, le renforcement de l’organisation sociale et la garantie des droits des peuples indigènes et communautés traditionnelles.

Que nous enseigne la confrontation des cas français et brésilien ?

Si elles ont en commun de mobiliser à la fois les mouvements sociaux, le monde académique, le monde agricole et les politiques publiques, les trajectoires brésiliennes et françaises de mise en politique de l’agroécologie s’avèrent tout à fait différentes, eu égard d’abord à leur contexte sociohistorique, ensuite aux alliances qui se forgent, aux modes de gouvernance mis en place, aux types d’agriculteurs inclus dans les dispositifs publics, enfin à la façon d’articuler agriculture et alimentation. Tels sont les points que nous allons passer en revue à la lumière de ces trajectoires, pour conclure enfin sur la fragilité commune des processus d’institutionnalisation à l’œuvre.

Au Brésil, cette trajectoire se caractérise par une continuité historique avec les agricultures « alternatives » à la modernisation agricole (qui privilégiait la grande propriété) et fut impulsée par les mouvements sociaux et paysans, avant que les politiques publiques ne se saisissent de l’agroécologie comme modèle pour l’agriculture familiale, qui représente encore la grande majorité des exploitations. Toutefois, l’hétérogénéité interne à cette catégorie reste encore largement sous-estimée – elle englobe ainsi à la fois de l’agriculture vivrière et de l’agriculture tournée vers le marché, dans des proportions divergeant fortement selon les États et régions. En France, l’exploitation dite familiale a été la cible principale des politiques de modernisation agricole tant nationales qu’européennes et n’est aucunement l’exclusive des agricultures « alternatives ». Les mouvements de résistance à la modernisation agricole se sont en partie institutionnalisés dans l’agriculture biologique et dans des réseaux agricoles défendant des modèles agricoles qualifiés notamment de durables ou de paysans, et c’est tardivement, et surtout en réaction à l’appropriation par le Gouvernement de la notion d’agroécologie à partir de 2012, qu’ils se sont positionnés sur cette notion en mettant en avant l’agroécologie paysanne.

Dans les deux pays, ces trajectoires de mise en politique de l’agroécologie se caractérisent par des interactions et des alliances différentes entre les différents mondes sociaux que sont le monde académique, les mouvements sociaux, le monde agricole et les politiques publiques. La société civile joue un rôle assez différent dans les deux pays. En France, elle apparaît plus active qu’au Brésil sur les questions environnementales et alimentaires, autour d’alliances entre monde « paysan » et consommateurs (avec le cas souvent cité des Amap, par exemple). Au Brésil, ce sont surtout les mouvements paysans qui sont actifs autour de la défense de la petite agriculture familiale et des communautés traditionnelles, les mouvements citoyens « non agricoles » apparaissant pour l’heure moins actifs et les alliances entre monde paysan et consommateurs plus rares, même si elles commencent à émerger en particulier dans certains États comme le Paraná, avec la croissance des circuits courts. Le monde académique joue aussi un rôle plus important et, au Paraná comme au Brésil plus largement, on constate le rôle majeur d’agronomes formés dans les années 1970-1980, qui se sont en quelque sorte « révoltés » contre la « révolution verte » dès leurs études et s’impliquent aujourd’hui dans l’agroécologie.

Dans ce contexte, en France, c’est surtout entre des mouvements sociaux liés au monde paysan et des citoyens consommateurs que se déploient des alliances (qui se renforcent depuis le lancement du programme gouvernemental sur l’agroécologie en 2012), tandis qu’au Brésil on voit surtout des alliances entre les mouvements paysans, certains gestionnaires publics et une partie du monde académique. Ces alliances sont permises par des mobilités et interactions sociales fortes entre ces différents mondes sociaux, que l’on observe tant dans les diverses structures de gouvernance mises en place que dans les carrières professionnelles et militantes des acteurs. Ces alliances s’accompagnent de controverses au fil desquelles se forgent et se confrontent progressivement différentes visions de l’agroécologie. En France, c’est l’apparition (tardive par rapport au Brésil) d’une politique publique dédiée qui provoque des processus d’appropriation et de « re-différenciation » autour de cette notion (Lamine, 2015a), puisque contre l’agroécologie gouvernementale et celle que se sont appropriée les grosses coopératives ou le syndicat agricole majoritaire, les mouvements sociaux défendent désormais une agroécologie « paysanne ». Au Brésil, on repère différentes visions de l’agroécologie (plus techniciste vs plus systémique et plus sociale), mais, plus encore que dans le cas français, les mouvements sociaux se préoccupent surtout de réaffirmer sans cesse les enjeux sociaux que doit incarner l’agroécologie, liés à l’accès à la terre, aux savoirs traditionnels et à la sociobiodiversité.

Dans les deux pays, les formes de gouvernance mises en place sont assez différentes. Au Brésil, les différentes instances paritaires de gouvernance créées autour des politiques d’agriculture familiale (Condraf) puis de sécurité alimentaire (Consea) et, enfin, avec la politique agroécologique lancée en 2012 et coordonnée par la Commission nationale d’agroécologie et de production organique (Cnapo), permettent – ou du moins, permettaient jusqu’aux changements politiques récents24 – aux mouvements agroécologiques et aux organisations paysannes de participer à la mise en œuvre des politiques publiques et, bien sûr, d’exprimer leurs critiques (notamment quant aux visions considérées comme productiviste et modernisatrice des politiques publiques). Toutefois, les associations invitées dans ces instances ne sont qu’une partie de la grande diversité des mouvements sociaux concernés. Au Paraná, par exemple, celles qui furent conviées à la démarche de construction du programme agroécologique, comme celles qui participent aux instances paritaires, sont les organisations liées à l’accès à la terre et à la réforme agraire (le MST) et les associations de producteurs organisées principalement pour la mise en marché (Rede Ecovida et Aopa), tandis que sont de fait exclues tout un ensemble de communautés rurales ou de figures d’agriculteurs plus isolées, très nombreuses au Paraná comme ailleurs. En France, les modes de gouvernance instaurés avec le programme agroécologique mis en place en 2012 se révèlent être dans une relative continuité du principe classique de la cogestion à la française (entre l’État et le monde agricole représenté par le principal syndicat agricole), bien que ce principe soit quelque peu assoupli avec une présence d’acteurs agricoles « alternatifs » qui, auparavant, n’avaient guère voix au chapitre. En outre, si au Brésil la politique agroécologique s’est aussi accompagnée de la création d’une commission interministérielle (Ciapo) envisageant la coordination intersectorielle (agriculture, environnement, santé, social, éducation, technologie, questions indiennes, questions foncières, etc.) du Plan national d’agroécologie et production organique (Planapo I et II), en France une telle optique intersectorielle fait encore défaut et le regard agricole sectoriel prévaut toujours.

Quels types d’agriculture et d’agriculteurs sont concernés par ces politiques ? En France, il s’agit avec le programme agroécologique mis en place en 2012 d’englober et de rallier l’ensemble du monde agricole dans sa diversité et non, comme dans le cas brésilien, la seule agriculture familiale et paysanne, qui fut d’ailleurs la voie d’entrée de l’agroécologie dans les politiques publiques brésiliennes. Ainsi, si au Brésil le type de fermes relevant des programmes publics portant sur l’agroécologie est défini par des critères très précis et de nature sociale (main-d’œuvre familiale, surface, rendement), en France l’agroécologie est définie dans les politiques publiques de manière englobante par le type de pratiques agricoles censées s’inscrire dans une vision « systémique » autour des principes d’autonomie et de compétitivité (cités dans la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt25). Ceci permet à une multitude de formes d’agriculture différentes et de réseaux professionnels de se revendiquer de ce nouveau paradigme, de l’agriculture de conservation à l’agriculture biologique en passant par la protection intégrée ou d’autres modèles. Par contraste, au Brésil, étant donné les enjeux de lutte sociale que l’agroécologie a incarnés au long de sa trajectoire, jusqu’à présent les porte-parole de la « grande agriculture », qu’ils proviennent du monde agricole, du monde académique ou des organismes publics, ont préféré à l’agroécologie des modèles plus compatibles avec la priorité donnée à la productivité, tels que l’agriculture intégrée ou, plus récemment, l’agriculture à bas niveau de carbone. Toutefois, dans la période récente s’affirment des acteurs provenant de mondes sociaux et d’espaces politiques différents que ceux que nous avons pu observer dans ce processus de mise en politique de l’agroécologie. Ainsi, les organisations de la grande agriculture « de firme » cherchent de plus en plus à influer sur la construction des normes et politiques concernant l’agriculture biologique, dont le marché est en forte croissance, dans un contexte politique où, avec les changements survenus en 2016 puis 2018 et la suppression du ministère du Développement agraire (dévolu à l’agriculture familiale et porteur des politiques d’agroécologie), le ministère de l’Agriculture en charge de ces questions gagne du pouvoir. Ceci pourrait conduire dans l’avenir à un affaiblissement de la place donnée aux modes de certification participative défendus et mis en œuvre par les mouvements sociaux associés à l’agroécologie face aux modes de certification par tierce partie, sous l’effet de la puissance croissante de gros opérateurs des marchés bio.

Enfin, dans quelle mesure l’enjeu de reconnexion entre agriculture et alimentation, qui est aujourd’hui au cœur de l’ambition de nombreux agroécologues (Francis et al., 2003) est-il pris en compte ? Au Brésil, on peut dire qu’il est (était) fortement inscrit dans la politique publique, avec le tournant observé dans les politiques d’agriculture familiale vers la question de la sécurité alimentaire (en particulier au travers des politiques d’achat public et d’alimentation scolaire). L’enjeu d’une vision systémique s’appliquant non seulement aux systèmes agricoles (comme dans l’agroécologie à la française), mais aussi aux questions alimentaires et d’accès à l’alimentation est très présent dans les textes officiels brésiliens. Au Paraná, par exemple, le Programme régional de sécurité alimentaire (Pesan, 2012-2015) affirme la nécessité de considérer dans une vision systémique les relations entre pauvreté, production d’aliments et sécurité alimentaire, tandis que de façon symétrique le programme agroécologique régional articule lui aussi la question agricole avec les enjeux de santé et de sécurité alimentaire. Au niveau national, la première orientation de la Politique nationale d’agroécologie et production biologique (Pnapo) est « la promotion de la souveraineté et de la sécurité alimentaires et nutritionnelles et du droit à une alimentation adéquate et saine26 ». En France, si les textes et les discours politiques sur l’agroécologie mettent en avant la question de la consommation et/ou des filières, il est rare qu’ils évoquent explicitement le système agri-alimentaire dans son ensemble, même si l’introduction de l’instrument « Projet Alimentaire Territorial » dans la loi d’avenir de 2014 ouvre de nouvelles perspectives. Aussi, la question alimentaire, qui est au cœur des attentes citoyennes et des débats publics au travers par exemple des cantines scolaires et du renouveau des circuits courts, reste paradoxalement la pièce manquante ou du moins mal articulée des politiques publiques agricoles françaises depuis des décennies (comme la question du modèle agricole l’est symétriquement pour les politiques alimentaires).

Conclusion

Concluons sur ce qui constitue un point commun aux situations française et brésilienne, à savoir la fragilité de ces politiques publiques, très inféodées aux contingences électorales nationales. Au Brésil, la crise politique qui a conduit à la destitution de la présidente Dilma Roussef en 2016 a aussi entraîné la suppression du MDA, dont certains programmes ont été rattachés au MDS (ministère du Développement social) et, ensuite, à un secrétariat directement rattaché à la présidence de la République qui n’a plus le même pouvoir ni les mêmes moyens pour mettre en œuvre les politiques pour l’agriculture familiale et, en conséquence, pour l’agroécologie. L’élection récente de Jair Bolsonaro va sans nul doute conduire à une remise en question encore plus importante de ces politiques. En France, également, de nombreux acteurs annonçaient la fin de l’agroécologie comme référentiel d’action publique après les élections nationales de 2017, même si le ministère de l’Agriculture affiche plutôt pour l’heure une volonté de continuité discursive. Dans les deux pays, si les politiques agroécologiques s’avèrent assez, voire très fragiles, c’est non seulement du fait de ces instabilités politiques, mais aussi de l’opposition d’une grande partie du monde agricole, celle relevant de la « grande agriculture ». Toutefois, en France, cette dernière a été associée au processus de mise en politique de l’agroécologie et semble s’en être relativement accommodée, au prix d’une définition englobante et assouplie, contrairement au Brésil où, historiquement, c’est le monde « paysan » de l’agriculture familiale qui s’est mobilisé et a été engagé dans ce processus, ce qui conduit le monde de la « grande agriculture » à défendre d’autres modèles ou à tenter, dans la période récente, d’influencer sur les politiques publiques portant sur l’agriculture biologique.

Un autre point commun aux deux situations, qui restent à investiguer dans l’avenir, est la montée en puissance de l’échelle territoriale : en France, elle se traduit par exemple par la politique récemment mise en œuvre autour des « projets alimentaires territoriaux », qui vise à articuler agriculture et alimentation à l’échelle locale, tandis que le développement territorial reste aussi une revendication forte des mouvements sociaux brésiliens. Par contraste, la question des femmes et de leur place dans l’agriculture familiale et dans le monde rural est bien davantage mise en débat au Brésil qu’en France27.

Références


1

Nous empruntons ici la définition d’Anselm Strauss (1978) : les mondes sociaux se forment sur la base d’une activité commune qui génère une perspective et un engagement commun au sein d’une communauté dynamique organisée autour de lieux, d’organisations, de technologie et d’un travail de construction du sens dans une diversité d’arènes.

2

Ce travail s’est construit dans le cadre d’un projet bilatéral (projet Capes Cofecub 2011-2014), mais s’inscrit aussi dans un travail au long cours pour chacun d’entre nous et en partie en interaction. Il se poursuit depuis 2016 dans le cadre du projet ANR IDAE.

3

Sachant que les limites du champ couvert par l’agroécologie varient fortement d’un acteur et d’un auteur à l’autre. Voir par exemple la base de données établie par la FAO sur les cadres légaux et de politiques publiques concernant l’agroécologie. http://www.fao.org/agroecology/policies-legislations/fr/, accédé le 8/3/2019.

4

La notion d’agriculture familiale est bien entendu une construction sociale et commença à être utilisée, à partir des années 1990, sous l’effet d’un processus de lutte sociale pour la reconnaissance de l’importance de ce segment en termes productifs et sociaux. À partir du moment où elle fut institutionnalisée dans des politiques publiques dédiées (milieu des années 1990), les mouvements sociaux se consacrèrent à la reconnaissance de sa diversité interne, afin d’inclure les différents groupes sociaux la composant (Grisa et Schneider, 2015).

5

Ceci confirme la vivacité des échanges et l’importance des influences croisées entre sociologies brésilienne et française, voir l’article de Padilha et al. dans ce numéro.

6

P. Rabhi, 2008. Manisfeste pour la Terre et l’Humanisme, Arles, Acte Sud.

7

L’adhésion tardive et peu assurée, comme nous avons pu l’observer, de la Confédération paysanne fait suite au positionnement de la Via Campesina sous l’influence de ses membres sud-américains (Thivet, 2014).

8

Au colloque d’agroécologie organisé à Albi en 2008 (cf. supra) n’avaient ainsi participé que trois ou quatre chercheurs aux côtés d’associations et de producteurs largement majoritaires (Bellon et Ollivier, 2018).

10

Cf. réajustement à la baisse des objectifs de réduction, suppression d’amendements sur les néonicotinoïdes, etc.

11

Transcription par l’auteur du débat au Palais Bourbon (3/4/2014).

12

Collectif pour une agroécologie paysanne, 2014. Pour une Agroécologie Paysanne. Communiqué de presse, 27/1/2014, https://www.legrandsoir.info/communique-pour-une-agroecologie-paysanne.html.

13

L’Assesoar (Associação de estudos, orientação e assistência rural – Association d’études, d’orientation et d’assistance rurale), l’AS-PTA de União da Vitoria qui s’inscrit dans le réseau national AS-PTA ou encore la Rureco (Fundação para o desenvolvimento econômico rural da região centro-oeste do Paraná – Fondation pour le développement économique rural de la Région centre-ouest du Paraná).

14

À Curitiba fut aussi organisé, en 1985, le premier congrès brésilien d’agriculture biodynamique.

15

Programme financé grâce à un emprunt de l’État du Paraná à la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (Bird).

16

La « Marcha das Margaridas », organisée annuellement par la Contag et son secrétariat aux femmes, a joué un rôle majeur dans les « pressions » qui ont conduit en 2012 au lancement d’une politique nationale d’agroécologie (voir infra) (Guétat et Prévost, 2016).

17

En 2007, l’Emater créa un groupe d’étude et de travail en agroécologie interne, composé de 17 techniciens, puis un champ thématique dédié, rassemblant 50 techniciens, appuyant au total environ 3 000 agriculteurs et 70 groupements.

18

Organisme paritaire rassemblant acteurs gouvernementaux et mouvements sociaux créé en 2003.

19

Terme fréquemment employé au Brésil pour qualifier la grande agriculture insérée dans les marchés mondiaux des commodities.

20

Communautés indigènes, quilombolas, de pêcheurs, etc., qui avaient des difficultés à accéder aux dispositifs de soutien à l’agriculture familiale.

21

Réseau initié en 1998 qui organise la valorisation des produits (certification et réseaux de commercialisation) dans les trois États du sud du Brésil.

24

Cette gouvernance a été affaiblie – notamment dans les moyens dévolus à la participation des mouvements sociaux – à partir de 2016 et est plus menacée encore en raison de l’élection récente de Jair Bolsonaro, avec, par exemple, en janvier 2019, la suppression du Consea, organe clé dans l’articulation des politiques alimentaires, sociales et pour l’agriculture familiale.

25

Loi no 2014-1170 du 13 octobre 2014.

26

Art. 3 du décret no 7.794/2012 du 20 août 2012.

27

Deux thématiques qui furent par exemple fortement débattues lors du récent congrès brésilien d’agroécologie, à Brasilia, en septembre 2017.

Citation de l’article : Lamine C., Niederle P., Ollivier G., 2019. Alliances et controverses dans la mise en politique de l’agroécologie au Brésil et en France. Nat. Sci. Soc. 27, 1, 6-19.

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